Où l’on fait connaissance avec Danton et Callista, les héros de L’Epée enchantée et de La Tour interdite.

14. LE PRIX DE LA GARDIENNE

de Marion Zimmer Bradley et Elisabeth Waters

 

 

La douleur avait repris.

Hilary la sentait même dans son sommeil, mais sachant que son corps avait besoin de dormir au moins deux heures de plus, elle s’efforça de passer outre. Pourtant, son inconfort lancinant ne se laissa pas ignorer ; au bout d’une heure, elle renonça à sa futile tentative, passa une robe de chambre et descendit silencieusement à l’office pour se faire une infusion de fleurs de kireseth. Elle savait par expérience que la tisane endormirait la douleur. Au moins en partie.

Elle pourrait aussi lui donner sommeil. Du moins, c’est ce que disaient les autres femmes, mais ce n’était jamais le cas pour elle. Ce breuvage ne faisait que lui engourdir les bras, lui brouiller les idées et lui donner l’impression que tout tournait autour d’elle.

Pourtant, l’effet du kireseth se dissipa bientôt, et les crampes violentes – Léonie les appelait des contractions – empirèrent, passant de l’abdomen à l’estomac puis au cœur, lui coupant la respiration.

Elle n’avait qu’à appeler, elle le savait, et quelqu’un viendrait. Mais dans une Tour pleine de télépathes, les secours arriveraient quand elle en aurait absolument besoin. Et elle ne voulait déranger personne à moins que ce ne soit absolument nécessaire.

Après tout, cela se produit tous les quarante jours, se dit-elle avec ironie. Ils doivent y être habitués maintenant Encore Hilary et sa crise, réveillant tout le monde comme d’habitude.

Le cercle avait extrait du minerai la nuit précédente, et tous s’étaient couchés tard, épuisés, surtout Léonie. Léonie d’Arilinn était Gardienne depuis ses jeunes années ; c’était maintenant une vieille femme – Hilary ne savait pas son âge – qui formait Hilary et la nouvelle fillette, Callista Lanart, pour être Gardiennes à sa place. Depuis une demi-année, Hilary travaillait au côté de Léonie, partageant le stress accablant du travail et la soulageant d’une partie de son fardeau. Elle n’allait pas la tirer du lit pour qu’elle lui tienne la main. De toute façon, on ne la laisserait pas mourir. Ce mois-ci, elle n’aurait peut-être que des crampes, des étourdissements ; après tout, il n’y avait pas une seule femme à Arilinn qui n’ait pas des problèmes au début de son cycle menstruel. Ce n’était qu’un risque du métier. Cette fois, les douleurs s’atténueraient peut-être, comme chez les autres femmes, avant qu’elle n’entre en crise, évitant les souffrances abominables du dégagement des canaux…

Pourtant, il ne fallait pas attendre trop longtemps, dans l’espoir qu’ils se dégageraient spontanément. La dernière fois, désirant lui épargner cette terrible épreuve, Léonie avait trop attendu et Hilary était entrée en convulsions. Mais cela ne surviendrait pas avant des heures, peut-être même des jours. Que Léonie dorme aussi longtemps qu’elle pourrait. Elle supporterait ses douleurs jusque-là.

Hilary adorait Léonie, qui avait été pour elle une véritable mère depuis son arrivée à la Tour, cinq ans plus tôt, fillette solitaire et effrayée de onze ans, venant subir les tests du laran, comme toutes les femmes de sang Comyn, et depuis attendant dans l’isolement le début de ses cycles afin de pouvoir commencer sérieusement sa formation de Gardienne. Elle était fière d’avoir été choisie pour cet office. La plupart des jeunes filles étaient sélectionnées comme monitrices, mécaniciennes ou même techniciennes – mais très peu avaient le talent ou le potentiel de Gardienne ou la capacité d’endurer le long et difficile entraînement. Et maintenant, Hilary approchait de ce but. Elle l’aurait déjà atteint, n’étaient ces douleurs à chaque début de cycle, ces crampes qui devenaient rapidement insoutenables, et qui allaient parfois jusqu’aux convulsions.

Elle savait pourquoi, bien sûr. Comme tous les travailleurs des matrices, elle avait commencé par être monitrice, apprenant l’anatomie des canaux nerveux transportant le laran – et aussi, l’énergie sexuelle, malheureusement. Depuis l’instant où elle avait accepté de recevoir la formation de Gardienne, Hilary savait qu’elle devrait payer le prix de la Gardienne ; la sexualité normale n’était pas pour elle, et, à treize ans, elle avait prêté un serment solennel de chasteté perpétuelle. On lui avait appris, par toute sortes de méthodes difficiles et parfois effrayantes, à éviter la moindre excitation sexuelle, pour que les centres nerveux inférieurs qui transportent cette énergie restent purs, parfaitement dégagés et non fonctionnels entre les centres énergétiques.

Sauf qu’au moment de ses règles, les canaux n’étaient pas dégagés, ce qui les plongeait tous dans la perplexité. Hilary, qui vivait sous la surveillance constante de Léonie, et qui respirait rarement sans que Léonie soit au courant, savait que sa chasteté n’était pas en cause. Cela venait donc d’autre chose, peut-être d’une faiblesse insoupçonnée des centres nerveux.

A chaque lunaison, la seule chose qui permettait à Hilary de tenir, c’était son désir de ne pas faillir à Léonie. Elle ne pouvait pas laisser Léonie assumer seule le fardeau de son office, pas alors qu’elle était si près du but. Maintenant, Léonie la laissait parfois porter une partie de ce fardeau en la mettant au centre du cercle, et Hilary savait, sans vanité, qu’elle était forte et compétente, qu’elle pouvait manœuvrer les énergies unies du cercle jusqu’au quatrième niveau sans trop épuiser ses propres forces. Bientôt maintenant, Léonie serait déchargée d’une partie de ce poids.

La jeune Callista semblait pleine de promesses et de talent, mais ce n’était encore qu’une enfant. Sa formation ne commencerait sérieusement que dans un an, même si elle menait déjà la vie étroitement supervisée d’une Gardienne jurée et qu’elle ait été autorisée à prêter des vœux provisoires. Il faudrait attendre des années avant qu’elle soit en âge de prendre part à des travaux sérieux. Il y avait tant à faire, et si peu de télépathes pour le faire ! Et Arilinn n’était pas la seule Tour dans ce cas ; toutes les Tours des Domaines manquaient de personnel.

Les derniers effets de l’infusion s’étaient dissipés. Dehors, le soleil se levait, mais personne ne bougeait. Maintenant, elle était pliée en deux de souffrance ; elle se roula en boule en gémissant doucement.

Ne sois pas stupide, se dit-elle. On dirait un bébé. Quand c’est passé, tu te rappelles à peine la souffrance.

Oui, mais jusqu’à quand vais-je pouvoir tenir ?

Aussi longtemps qu’il le faudra. Tu le sais. A quoi te sert ta formation si tu n’es pas capable de supporter quelques douleurs ?

Une nouvelle vague de souffrance déferla sur elle, interrompant son dialogue intérieur. Hilary se concentra sur sa respiration, s’efforçant de s’immobiliser, de laisser l’air entrer et sortir avec aisance, monitorant ses canaux les uns après les autres, essayant de rétablir la régularité des flux et des courants. Mais les douleurs étaient si violentes qu’elle ne parvint pas à se concentrer.

Cela n’a jamais été aussi terrible ! Jamais !

– Hilary ? murmura une voix.

Callista était penchée sur elle, mince fillette aux longues jambes et aux cheveux roux lâchement noués sur la nuque. Elle était pieds nus mais avait passé une robe de chambre.

– Hilary, qu’est-ce qu’il y a ?

Hilary haletait, oppressée.

– Juste… comme d’habitude.

– Je vais chercher Léonie.

– Pas encore, chuchota Hilary. Je peux tenir encore un peu. Mais reste avec moi. S’il te plaît…

– Bien sûr, dit Callista. Hilary, ta chemise de nuit est trempée de sueur ; enlève-la. Tu te sentiras mieux dans une chemise sèche.

Hilary parvint à se redresser et à s’extraire de la chemise mouillée de transpiration. Callista en prit une propre dans la commode, et la lui passa, veillant à ne pas la toucher, même du bout d’un doigt.

Elle apprend, pensa Hilary, regardant avec un détachement ironique les cicatrices de brûlures de ses mains, vestiges de sa première année de formation. Cette année-là, elle avait été si strictement conditionnée à éviter tous les contacts qu’effleurer une chair vivante provoquait chez elle des ampoules comme si elle avait touché une braise. Les cicatrices de Callista étaient encore rouges et enflées ; encore maintenant, elle se punissait d’une profonde brûlure chaque fois qu’elle touchait quelqu’un, même involontairement. Plus tard, quand le conditionnement serait complet, le commandement serait annulé – il n’était plus interdit à Hilary d’avoir un contact physique avec quelqu’un, l’interdiction n’était plus nécessaire ; elle pouvait toucher ou être touchée, avec beaucoup de précaution, si c’était absolument indispensable – mais personne ne touchait jamais une Gardienne ; même dans la salle des matrices, une Gardienne était revêtue d’une robe cramoisie pour la protéger du moindre contact, même accidentel, pendant qu’elle transportait le flot des énergons. Et entre elles, même quand le conditionnement n’était plus qu’un souvenir, elles n’utilisaient que de légers effleurements du bout des doigts, plus symboliques que réels. Hilary, se renversant sur un oreiller sec – Callista avait aussi changé la taie – aurait voulu tenir une main. Mais ce contact aurait tourmenté Callista et n’aurait sans doute rien valu pour elle non plus.

– C’est vraiment affreux cette fois, Hilary ?

Hilary acquiesça de la tête en pensant : Elle est encore assez jeune pour ressentir de la compassion. Elle na pas encore été déshumanisée

– Tu as de la chance, dit Hilary avec effort. Tu es encore trop jeune pour subir cela. Et ce ne sera peut-être pas aussi douloureux pour toi…

– Je ne sais pas comment tu peux le supporter…

– Moi non plus, murmura Hilary, pliée en deux sous un nouvel assaut de la souffrance.

Et Callista la regarda, impuissante, se demandant comment ses tourments n’avaient pas encore réveillé Léonie.

– Hier soir, je lui ai fait promettre de dormir dans une chambre bien télépathiquement insonorisée, dit Hilary, recevant la question informulée de la fillette.

– Vous avez extrait tout le cuivre ?

– Non ; Romilla a rompu le cercle de bonne heure et Damon a dû porter Léonie dans son lit : elle ne pouvait plus marcher.

– Elle travaille trop dur, dit Callista. Mais le Seigneur Serrais sera mécontent ; il nous a harcelés tout l’été pour avoir ce cuivre.

– Il n’aura pas tout ce qu’il veut même si nous tuons Léonie à la tâche, et moi, je ne suis propre à rien une décade sur quatre.

– C’est peut-être parce que tu te surmènes que tu es si malade, Hilary.

– Je le serais de toute façon, mais le surmenage semble empirer mes douleurs, marmonna Hilary. Je n’ai plus la force de les combattre.

– Je voudrais me dépêcher de grandir pour commencer ma formation et vous aider toutes les deux, dit Callista.

Puis cette perspective l’effraya. Souffrirait-elle comme Hilary, elle aussi ?

– Prends ton temps, Callista, tu n’as que onze ans… Je suis contente que ta formation se passe si bien, murmura Hilary. Léonie dit que tu seras une grande Gardienne, meilleure que moi, bien meilleure… et nous avons tellement besoin de Gardiennes, tellement besoin…

– Chut, Hilary, ne parle pas. Essaie de respirer calmement.

– Je survivrai. Comme toujours. Mais je suis contente que tout se passe bien pour toi. J’ai si peur…

– De ne plus pouvoir travailler comme Gardienne ?

– Oui, mais je le dois, Callista, je le dois…

– Non, dit la fillette, se perchant au pied du lit d’Hilary. Léonie te déliera de ton serment si ta situation devient insupportable. Je l’ai entendue le dire à Damon.

– Bien sûr qu’elle me déliera, murmura Hilary, mais je ne veux pas la laisser seule pour assumer tout le poids du travail. Je l’aime, Callista.

– Bien sûr. Nous l’aimons tous. Moi aussi.

– Elle a travaillé si dur toute sa vie – nous ne pouvons pas lui faillir maintenant ! Nous ne pouvons pas !

Hilary s’assit péniblement, haletante.

– Les autres – il y en a eu six qui ont essayé et échoué, et elle a souvent formé des Gardiennes qui sont parties ensuite pour se marier – et elle n’est plus jeune, Callista, elle n’a plus beaucoup de force ; nous sommes peut-être sa dernière chance ; après nous, elle n’aura peut-être plus l’énergie de former d’autres Gardiennes, alors, nous devons réussir – sinon, ce sera peut-être la fin de la Tour d’Arilinn, Callista…

– Allonge-toi, Hilary. Ne te tourmente pas comme ça. Essaie de te détendre et de contrôler ta respiration.

Hilary se rallongea, et Callista se pencha sur elle. La lumière commençait à filtrer par la fenêtre. Elle ne dit rien à Callista, mais ses pensées étaient aussi tourmentées que son corps. Il fallait qu’il y ait des Gardiennes, sinon les ténèbres et l’ignorance s’abattraient sur les Domaines. Et elle ne pouvait pas échouer, faillir à Léonie.

Callista passa sa petite main au-dessus du corps d’Hilary, sans la toucher, à un pouce de sa chemise. Elle avait le visage concentré, lointain. Au bout d’un moment, elle dit, hésitante :

– Je ne suis pas encore très compétente, mais on dirait que les centres inférieurs sont pris, et aussi le plexus solaire – je vais réveiller Léonie.

– Pas encore, dit Hilary, secouant la tête.

Maintenant, les crampes parcouraient tout son corps, et elle avait du mal à respirer ; Callista la regarda, profondément troublée.

– Pourquoi es-tu si malade, Hilary ? Les autres femmes ne le sont pas – je les ai monitorées pendant leurs règles, et elles…

Elle se tut, détournant les yeux ; il y avait certains sujets dont les Gardiennes détournaient leurs pensées et leurs paroles, comme elles auraient détourné leurs yeux physiques d’une obscénité, mais elles savaient toutes les deux ce que signifiait cette phrase avortée : et elles ne sont même pas vierges…

– Je ne sais pas, Callista. Je te jure que je ne sais pas, dit Hilary, ressentant une fois de plus le dard acéré de la culpabilité. Quel interdit ai-je transgressé sans le savoir pour que mes canaux ne soient pas dégagés ? Comment me suis-je contaminée ? Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Je n’ai touché personne, je n’ai eu aucune pensée interdite et pourtant… et pourtant… une nouvelle vague de douleurs déferla et elle se détourna, se mordant les lèvres jusqu’au sang qui lui coula sur le menton. Elle ne voulait pas que Callista la voie, mais la fillette était en rapport mental avec elle depuis qu’elle l’avait monitorée, et ce déferlement de souffrance lui coupa le souffle.

– J’ai essayé de toutes mes forces, Callista ; je ne sais pas ce que j’ai fait de mal, mais je ne peux pas l’abandonner, je ne peux pas…

Hilary haletait, mais ses paroles étaient si incohérentes que la fillette ne les comprit que mentalement. Hilary avait du mal à respirer.

– Ne t’inquiète pas, Hilary. Essaie juste de rester tranquille et de te reposer.

– Je ne peux pas… je ne peux pas… je veux savoir ce que j’ai fait de mal…

Callista n’avait que onze ans, mais elle était à la Tour depuis un an, un an consacré à une formation, intense et spécialisée ; elle reconnut qu’Hilary glissait dans le délire au début de crise. Elle sortit en courant, et s’élança dans l’étroit escalier menant à la chambre insonorisée où dormait Léonie. Elle martela la porte de ses poings, sachant que cela réveillerait Léonie immédiatement ; personne à Arilinn ne se serait hasardé à déranger Léonie à moins d’une urgence.

Au bout d’un moment, la porte s’ouvrit, et Léonie, très pâle, ses cheveux grisonnants tombant en deux longues tresses sur ses épaules, parut.

– Qui est-ce ? Callista, mon enfant !

Elle reçut le message avant que la fillette n’ait ouvert la bouche.

– Encore Hilary ? Miséricordieuse Avarra, j’espérais que cela lui serait épargné cette fois…

Puis elle abaissa un regard sévère sur la tenue de Callista : la robe de chambre boutonnée de travers, la chemise de nuit passant dessous, les pieds nus…

Une Gardienne ne doit jamais paraître en public dans un tel négligé ! La dure remontrance fut comme une gifle mentale, même si, tout haut, elle se contenta de dire, d’une voix douce :

– Suppose que les autres t’aient vue ainsi, mon enfant ? Une Gardienne doit toujours être l’incarnation parfaite de la bienséance. Va mettre de l’ordre dans ta tenue immédiatement !

– Et Hilary… voulut protester Callista.

Mais elle saisit le regard de Léonie et baissa les yeux.

– Oui, ma mère, dit-elle.

– Tu n’as pas besoin de t’habiller si ta robe de chambre est correctement boutonnée. Quand tu seras présentable, va dire à Damon de venir voir Hilary ; c’est trop grave pour laisser Romilla agir seule. Et je viendrai quand je pourrai.

Callista avait envie de protester – perdre du temps à m’habiller alors qu’Hilary est si malade ? Elle pourrait mourir ! – mais elle savait que cela faisait partie de la discipline qui, après des années, ferait d’elle une machine parfaite et déshumanisée, comme Léonie. Elle brossa rapidement et natta ses cheveux roux, enfila une robe de chambre propre, et des bottillons d’intérieur en velours qui cachaient ses chevilles nues, puis elle alla frapper à la porte du jeune technicien Damon Ridenow et lui transmit le message.

– Viens avec moi, dit Damon, et elle descendit l’escalier avec lui pour retourner dans la chambre d’Hilary.

Une Gardienne ne doit jamais paraître en public dans un tel négligé – même en tenant compte de cette remarque, Callista fut révoltée par les efforts que faisait Hilary pour composer son visage, son attitude, sa voix. Elle se plaça près d’elle, la regardant avec compassion et regrettant de ne pouvoir rien pour elle.

Damon secoua la tête en soupirant devant le corps torturé d’Hilary, ses lèvres ensanglantées. Brun et mince, il avait un visage ascétique plein de sensibilité, soigneusement impassible en présence d’une Gardienne. Pourtant, sous ce masque de calme transparaissait une nuance de compassion.

– Encore, chiya ? J’espérais que les nouveaux remèdes te soulageraient cette fois. Tu saignes beaucoup ?

– Je ne sais pas… dit Hilary, s’efforçant de contrôler sa voix.

Damon fronça les sourcils en branlant du chef et dit à Callista :

– Je suppose… non, tu ne peux encore toucher personne, n’est-ce pas, mon enfant ? Léonie sera bientôt là ; elle saura…

Quand Léonie arriva, elle était aussi calme et composée que pour se présenter devant le Conseil.

– Je suis là, mon enfant, dit-elle, effleurant le poignet d’Hilary, que ce léger contact sembla soulager, car sa respiration se fit plus régulière.

– Je m’excuse, Léonie, murmura Hilary. Je ne voulais pas… je ne peux pas t’abandonner… je ne peux pas…

– Chut, mon enfant. Ne gaspille pas tes forces, ordonna Léonie, sa tendresse transparaissant sous la dureté de ses paroles. Callista, l’as-tu monitorée ?

Callista se mordit les lèvres puis composa son visage pour communiquer ce qu’elle avait découvert. Ses deux aînés écoutèrent attentivement, puis Damon reprit le monitorage, sondant mentalement le corps torture de la jeune fille et indiquant à Callista ce qui lui avait échappé.

– Les nœuds des bras, simple tension, mais douloureux. Les saignements sont abondants, mais pas dangereux. As-tu vérifié les canaux inférieurs ?

Callista secoua la tête.

– Alors, fais-le maintenant, dit Damon. Et vérifie la contamination.

Callista hésita, les mains très éloignées du corps d’Hilary, et Damon dit durement :

– Tu sais comment la tester. Fais-le.

Callista prit une profonde inspiration, astreignant son visage à l’impassibilité totale qu’elle devait observer sous peine d’être punie. Elle n’osa même pas formuler la pensée, Excuse-moi, Hilary, je ne veux pas te faire souffrir – et elle se concentra sur sa matrice, puis sonda mentalement le potentiel électrique des canaux. Hilary hurla. Callista tressaillit puis se ressaisit, mais Léonie avait vu et entra en rapport forcé avec elle, de sorte que Callista s’immobilisa et sentit Tonde de souffrance la traverser. La leçon était claire – tu dois conserver un détachement absolu – et elle força son visage et sa voix à l’indifférence, dissimulant la rancœur qu’elle ressentait.

– Les deux canaux sont contaminés, le gauche plus que le droit ; à droite, seuls les nœuds nerveux sont pris, mais à gauche, tout est engorgé jusqu’au complexe central. Il y a trois centres de résistance à gauche…

Damon soupira.

– Eh bien, Hilary, dit-il avec douceur, tu sais aussi bien que moi ce que nous devons faire. Si nous attendons encore, tu risques d’entrer de nouveau en convulsions.

Hilary défaillit intérieurement, mais rien ne parut sur son visage, et quelque part tout au fond d’elle-même, elle fut fière de sa maîtrise.

– Va chercher du kirian, Callista. Inutile de réveiller quelqu’un pour nous en apporter, dit Léonie.

Callista s’exécuta, puis fit mine de sortir, mais Léonie la retint.

– Cette fois, tu dois rester, dit-elle. Tu seras peut-être appelée à effectuer cette opération sans aide, et il faut que tu connaisses bien le processus.

Callista rencontra le regard d’Hilary, et y vit un éclair de révolte. Elle pensa : je n’aurai jamais le courage de la torturer ainsi… mais malgré sa peur, elle se força au calme.

Est-ce qu’ils vont m’obliger à être en rapport avec elle… ?

Tenant la main d’Hilary, Damon lui donna la drogue qui réduirait un peu la résistance au contact qu’ils devaient établir avec son esprit et son corps pour dégager les canaux. Hilary, incohérente maintenant, glissait rapidement dans le délire, ses pensées si floues que Callista avait du mal à les comprendre.

Une fois de plus, ils vont me découper en morceaux puis me recoudre, c’est l’impression que ça méfaitet ils entraînent la petite Callista à les aider dans leurs torturessans manifester la moindre pitié

– Doucement, doucement, ma chérie, dit Léonie – sa compassion et son appréhension se communiquant à Hilary – puis elle ajouta : Tu te sentiras mieux après.

Elle est à la fois si cruelle et si bonne ; comment savoir quelle est sa vraie nature ? Callista ne savait pas si cette pensée venait d’elle ou d’Hilary. Elle réalisait qu’elle était tendue, paralysée de peur, et elle se força à respirer et à se détendre, craignant que ses propres tensions et craintes ne se communiquent à Hilary et n’empirent son épreuve. Elle vit avec horreur et stupéfaction le visage d’Hilary se détendre et admira sa discipline ; et Callista se contraignit au calme et au détachement pour suivre le long et douloureux processus du dégagement des canaux nerveux.

Quand ils furent certains qu’elle ne mourrait pas – pas cette fois en tout cas – ils la laissèrent dormir. Callista, sentant Hilary sombrer dans un lourd sommeil sous l’influence du sédatif qu’ils lui avaient administré, fut presque étourdie de soulagement ; au moins, elle ne souffrait plus ! Damon alla déjeuner à retardement, et Léonie, dans le couloir devant la porte d’Hilary, dit doucement :

– Je suis désolée de t’avoir fait endurer ça, mon petit, mais il était temps que tu apprennes ce procédé ; et tu devais aussi apprendre le détachement. Viens, elle dormira toute la journée et peut-être la nuit prochaine, et elle ira mieux au réveil. Mais le mois prochain, nous devrons veiller à ce qu’elle ne se surmène pas au moment de son cycle.

Quand elles furent revenues dans l’appartement de Léonie, devant la petite table dressée devant la fenêtre, et que Léonie leur servit une infusion, Callista sentit un sanglot lui serrer la gorge.

– Tu peux pleurer maintenant si tu ne peux pas t’en empêcher, dit Léonie avec douceur. Mais il vaudrait mieux que tu apprennes à maîtriser tes larmes.

Callista baissa la tête, s’efforçant de contrôler son trouble, puis elle dit :

– Léonie, c’était pire cette fois, n’est-ce pas ? Elle souffre de plus en plus, non ?

– J’ai peur que oui ; depuis qu’elle a commencé à travailler avec les énergons. La dernière fois, il avait fallu trois jours avant qu’elle n’entre en crise.

– Elle le sait ?

– Non. Elle ne se rappelle pas grand-chose une fois que les douleurs sont passées.

– Mais Léonie… elle a tellement envie de ne pas te décevoir, et moi aussi, pensa Callista, luttant de nouveau contre ses larmes.

– Je sais, Callista, mais elle mourra si ça continue. Elle est trop fragile pour supporter le stress. Ses canaux ont sans doute une fragilité congénitale – je n’ai que moi à blâmer de n’avoir pas relevé cette faiblesse physique. Mais elle est si douée…

Léonie secoua douloureusement la tête.

– Tu ne me croiras peut-être pas, Callista, mais je prendrais volontiers ses douleurs sur moi si ça pouvait la guérir. Je ne supporte plus de la torturer ainsi !

La véhémence du ton stupéfia Callista.

Elle a toujours des sentiments ? Je croyais qu’elle s’était appris l’indifférence à la souffrance des autres, et qu’elle voulait me renseigner aussi.

– Non, dit Léonie, avec une tristesse lointaine. Je ne suis pas indifférente à la souffrance, Callista.

Mais tu m’as fait si mal, ce matin.

– Et je te ferai encore mal, aussi souvent qu’il le faudra, dit Léonie. Mais crois-moi, mon enfant, j’aimerais mieux…

Elle ne put terminer, mais Callista stupéfaite, réalisa qu’elle pensait ce qu’elle disait ; Léonie souffrirait volontiers pour elle aussi… soudain, Callista réalisa que ce qu’elle avait pris pour de l’indifférence était une douloureuse contrainte.

– Ma mère, balbutia Callista, souffrirai-je ainsi quand je deviendrai femme ?

Pourrai-je le supporter ? D’être ainsi déchirée régulièrement par tant de souffranceset déchirée encore par le dégagement des canaux ?

– Je ne sais pas, ma chérie. J’espère sincèrement que non.

As-tu souffert ainsi ? Mais Callista savait qu’elle n’oserait jamais exprimer tout haut cette question informulée. La discipline de Léonie était si puissante qu’elle avait sans doute banni jusqu’au souvenir de ses souffrances passées.

– Nous ne pouvons rien faire ?

– Pour Hilary ? Sans doute que non. Sauf la soulager quand nous pouvons, et la délier si les souffrances empirent encore.

Il sembla à Callista que Léonie était plus triste que si elle avait pleuré ou sangloté comme une hystérique.

– Mais pour toi, je ne sais pas. Peut-être. Tu ne le voudrais sans doute pas, mais si ce n’était que de moi, toutes les fillettes destinées à la fonction de Gardienne seraient neutralisées avant le début de leurs règles.

Callista tressaillit, comme si la Gardienne avait dit une obscénité ; ce qui était d’ailleurs le cas selon les standards des Comyn. Mais elle dit docilement :

– Si telle est ta volonté, ma mère…

Léonie secoua la tête.

– La loi l’interdit. Je me demande si le Conseil sait à quoi il vous expose avec ses bons sentiments. Mais il y a une autre solution. Tu sais que nous ne pouvons pas commencer ta formation avant que tu n’aies tes règles.

– Les moniteurs m’ont dit que ce ne serait pas avant un an.

– C’est long ; ce qui signifie que nous avons le temps.

Jusque-là, Callista attendait avec impatience l’apparition des premiers saignements signifiant qu’elle était devenue femme et qu’elle pouvait commencer sa formation de Gardienne. Mais maintenant, elle y pensait avec appréhension.

– Si nous commencions à te former maintenant, dit Léonie, cela provoquerait des altérations dans ton corps, et tes cycles ne commenceraient sans doute jamais. C’est pourquoi nous ne devons pas commencer la formation de Gardienne avant l’apparition des cycles, pour ne pas provoquer ces changements dans un corps encore immature. Alors, tu n’aurais pas les problèmes d’Hilary… mais je ne peux pas faire ça sans ton consentement, même pour t’épargner des souffrances.

Pour m’épargner les souffrances d’Hilary ? Callista se demanda pourquoi Léonie hésitait.

– Parce que ce pourrait être important pour toi dans quelques années, ait Léonie. Tu voudras peut-être partir et te marier.

Callista eut un geste de répugnance. On lui avait appris à ne pas penser à ces choses. Dans son innocence, elle ne ressentait que mépris pour les rapports entre les hommes et les femmes. Sûre de sa propre vertu, elle se demanda comment Léonie pouvait croire qu’elle romprait un jour son serment de chasteté perpétuelle.

– Je n’aurai jamais envie de me marier. Cela n’est pas pour moi, dit-elle, et Léonie secoua la tête en soupirant.

– Cela signifierait que tu resterais telle que tu es maintenant, car tes cycles ne commenceraient pas…

– Tu veux dire que je ne grandirais pas ?

Callista n’avait pas envie de rester toujours une enfant.

– Oh si, dit Léonie, tu grandirais, mais sans jamais devenir une femme faite.

– Mais puisque je suis une Gardienne jurée, dit Callista, assez versée en anatomie pour comprendre ce que cela signifiait, je ne vois pas à quoi ça me servirait.

Léonie eut un sourire imperceptible.

– Tu as raison, bien sûr. Je regrette que cela ne m’ait pas été épargné.

Callista la regarda, étonnée et admirative ; Léonie ne lui avait jamais parlé ainsi, ni abaissé tant soit peu la barrière mentale qu’elle avait élevée contre la moindre révélation personnelle.

Ainsi, elle n’est passurhumaine. Ce n’est qu’une femme, comme Hilary, ou Romilla ou… ou moi… elle peut pleurer et souffrirJe croyais que quand j’aurais grandi et bien appris mes leçons, je ne ressentirais plus rien et je ne souffrirais jamais… C’était une pensée terrifiante, une terreur qui s’ajoutait à toutes celles qu’elle éprouvait, que cette impossibilité d’annihiler tout sentiment. Elle croyait jusque-là qu’elle souffrait parce qu’elle n’était qu’une enfant, et qu’elle n’avait pas commencé sa formation. Je croyais que pour être Gardienne, il fallait dépasser les émotions, que la raison pour laquelle je n’étais pas prête, c’est que j’avais encore des sentiments…

Léonie l’observait sans parler, le visage triste et lointain.

C’est encore une enfant ; elle commence seulement à réaliser le prix à payer pour être Gardienne

Mais tout haut, elle dit simplement :

– Tu as raison, bien sûr, ma chérie ; puisque tu as prêté serment d’être Gardienne, tu n’as pas besoin de ça et tu vivrais beaucoup mieux sans. Et ces souffrances te seraient épargnées si nous commencions ta formation maintenant.

De nouveau, elle hésita, et poursuivit par un avertissement :

– Tu sais que cela va à l’encontre de la coutume. On te demandera si je t’ai bien expliqué toutes les conséquences et si tu les as acceptées librement. Parce que, selon la loi faite par ceux qui n’ont jamais mis le pied dans une Tour et qui n’y seraient pas acceptés s’ils s’y présentaient, je ne peux pas agir sans ton libre consentement. Comprends-tu bien cela, Callista ?

Et Callista pensa : Elle parle comme si le prix à payer était si élevé que je puisse le refuser. Comme si cela me privait de quelque chose. Pourtant, ça signifie seulement que je peux être Gardienne sans payer le même prix terrible qu’Hilary.

– Je comprends, Léonie, dit-elle d’une voix égale, et j’accepte. Quand pourrai-je commencer ?

– Dès que tu voudras, Callista.

Mais pourquoi Léonie a-t-elle l’air si triste ? se demanda Callista.

 

(Dans la version publiée de L’Héritage d’Hastur, la scène entre Danvar Hastur et Kennard Alton en page 46 a été abrégée, et la référence au premier mariage de Kennard Alton presque supprimée. Voici la scène telle que je l’avais écrite à l’origine.)

 

Il arpentait la pièce, son pas inégal et son visage désemparé trahissant l’émotion qu’il s’efforçait de supprimer dans sa voix.

– Tu n’es pas télépathe, Hastur. Il t’a été facile de faire ce que ton clan exigeait de toi. Les dieux me sont témoins que j’ai essayé d’aimer Caitrin. Ce n’était pas sa faute

– Ce mariage a-t-il jamais été consommé, Ken ?

– Cette question est une insulte et un viol de ma vie privée ! Crois-tu que je ne désirais pas un fils légitime ? lança-t-il à Hastur. Mais sachant ce que je savais de moi après toutes ces années passées à Arilinn, je savais que si Elaine ne me donnait pas des fils, je mourrais sans enfants. Et parce que j’ai choisi d’être juste envers ces deux femmes au lieu de poursuivre un mariage qui nous condamnait tous les deux à une vie sans amour, ce sont mes fils qui sont condamnés à souffrir ! J’aurais dû garder Caitrin dans ma maison et la forcer à élever mes bâtards ! Elaine a donné deux fils au Domaine Alton, et vous avez choisi de la traiter comme si elle n’avait jamais été ma femme !

 

Il n’y avait pas d’amour dans le premier mariage de Kennard. Quand j’ai écrit les paragraphes qui précèdent, je ne savais pas pourquoi. Cette histoire éclaire peut-être un peu les événements qui firent du jeune homme joyeux de L’Etoile du Danger le cynique amer du Soleil Sanglant et de L’Héritage d’Hastur.

L'Empire Débarque
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