PRÉFACE

LE TEMPS DES COMYN

Lorsque Marion Zimmer Bradley, pendant ses études universitaires, conçut pour la première fois l’histoire de Ténébreuse, elle n’y voyait pas une planète étrangère mais une vallée reculée, entre des montagnes abruptes, où le pouvoir politique était partagé entre sept familles. Le scénario, pour ce qu’on en sait, ressemblait à celui de bien des mondes perdus : des explorateurs venus d’Occident admiraient la richesse de cette civilisation à la fois féodale et magique mais causaient sa perte en y introduisant les « idées nouvelles ». En sorte qu’il y avait deux phases bien distinctes : le contact entre deux cultures, avec leurs possibilités de fécondation mutuelle ; la dégénérescence et la mort de la culture traditionnelle, intervenant du fait que le contact, se prolongeant, laissait paraître ses effets pervers.

Quand Ténébreuse trouva sa qualité de planète et son nom définitif, la dualité subsista : des deux premiers romans situés dans cet univers, l’un – Projet Jason 1 –racontait l’expédition d’un Terrien venu y soigner une épidémie, l’autre – The Sword of Aldones 2 décrivait non l’impulsion finale, mais les remous qui la précédaient. Fuis l’auteur ordonna l’histoire de sa planète, concentrant d’abord son intérêt sur le contact (L’Etoile du danger, 1965 ; La Captive aux cheveux de feu, 1970 ; l’Epée enchantée, 1974 ; La Chaîne brisée, 1976 ; La Tour interdite, 1977) 3 avant de revenir sur les temps crépusculaires (L’Héritage d’Hastur, 1975 ; L’Exil de Sharra, 1981) 4.

Parallèlement, Marion Zimmer Bradley dotait Ténébreuse d’un lointain passé. Les habitants sont issus de l’équipage d’un astronef terrien naufragé au XXIe siècle ; ils ont oublié cet événement fondateur, qu’ils ont remplacé par des légendes (Les premiers temps) 5. C’est sans doute en partie au croisement de ces premiers colons avec une race aborigène que les Ténébrans doivent leurs pouvoirs psi, qu’ils améliorent grâce à la sélection génétique et à l’éducation (Les Ages du chaos) 6. Mais une poussière de micro-États utilise les pouvoirs pour se taire mutuellement la guerre ; peu s’en faut que la planète ne succombe aux explosions nucléaires provoquées par télékinésie (Les cent royaumes) 7.

A ce stade, le salut des Ténébrans survivants dépendait d’un compromis. Varzil le Bon, ancien Gardien de la Tour de Neskaya, sut trouver la bonne formule, c’est-à-dire la formule minimale, acceptée par six des sept familles encore régnantes. Les armes qui tuent à distance étaient interdites ; seules étaient autorisées les armes de poing ; la guerre se réduisit aux duels. Les six familles signataires du Pacte déléguaient chacune un représentant au Conseil Comyn (Conseil des Pairs) qui se réunissait une fois l’an au Château Comyn, dans la ville de Thendara. La guerre disparut, au moins entre les signataires ; même les Aldaran, qui n’avaient rien signé, restaient isolés dans leur montagneux domaine des Heller. Mais la vendetta continuait à fleurir : toute personne lésée par la mort d’un proche pouvait faire devant un représentant des Comyn une « Déclaration d’intention de tuer en combat loyal » qui valait absolution… jusqu’au meurtre, après lequel toute personne lésée pouvait faire – non sans raison – sa propre « déclaration d’intention de tuer ». Et ainsi de suite à perpétuité.

Ce gouvernement confédéral aux moyens très limités dura probablement des centaines d’années malgré les vendettas, les Aldaran jaloux de leur indépendance et les Amazones Libres toujours soucieuses d’exercer leur contre-pouvoir. La situation se bloqua : les Sept Domaines n’avaient plus de raison de s’entre-détruire, mais ils avaient perdu également leurs meilleurs motifs de développer les superpouvoirs de certains de leurs membres. Plus d’effets pervers du progrès, mais plus de progrès non plus. La culture ténébrane s’immobilisa et les Tours, qui étaient le moteur de son évolution, perdirent une Donne partie de leur justification. Dans le présent recueil ne figure qu’une seule histoire de Tour : « L’Epreuve ». La vie de contrainte promise aux adolescents doués de laran les encombrait de plus en plus : on vit renaître les mariages d’amour et les liaisons hors mariage, hétéro ou homosexuelles. La sélection génétique s’oublia.

La tradition craqua encore un peu plus avec le retour des Terriens. Leur Empire (en fait, une confédération) couvrait cette fois plus de mille systèmes planétaires habités ; c’est un vaisseau d’exploration qui se posa sur Ténébreuse au temps où Leonie Hastur était encore une très jeune fille. Ils obtinrent d’abord une concession à Caer Donn, capitale des Aldaran, puis une seconde à Thendara, en face du Château Comyn (Redécouverte 8). La branche des Hastur d’Elhalyn occupait le trône, mais diverses incapacités empêchaient ses membres de remplir plus que des fonctions honorifiques ; c’est Stefan Hastur qui, en qualité de régent d’Hastur, signa le traité de commerce ou les Terriens s’engageaient à respecter les coutumes de la planète. En échange, les frontières s’ouvraient à leurs produits.

Cent cinquante ans passèrent : les plus riches, les plus chargés d’événements de toute l’histoire de Ténébreuse. Quatre régents se succédèrent : Stefan Hastur, déjà nommé ; Lorill, son fils ; Danvan, son fils, qui battit tous les records de durée (quatre-vingt-dix ans de régence) ; et Regis, petits-fils du précédent, qui avait quinze ans lors de la rébellion de Sharra et allait présider aux destinées de la planète pendant la difficile période qui s’ensuivit.

Les Terriens furent d’abord peu visibles : on en voit quelques-uns au détour de ces histoires ; et quand on ne les voit pas, on entend parler de leurs hélicoptères survolant la forêt. Mais ils contrôlaient l’espace ; ils étaient en relation avec les Aldaran et les espèces indigènes qui allaient tour à tour envahir les Domaines : les Hommes-Chats, soixante-dix ans avant la rébellion de Sharra ; les Séchéens à Carthon peu après ; les Hommes des Arbres, deux ans après l’exil de Sharra. Trois invasions, trois romans : L’Epée enchantée, La Captive aux cheveux de feu, Projet Jason. L’Empire Terrien adopte alors une politique ambiguë, ce qui n’empêche pas certains Terriens d’aider des Ténébrans à titre personnel. Des histoires d’amour viennent compliquer la situation, et les Terriens, partisans de l’amour libre et de la modernité, ne voient pas venir la crise : les jeux érotiques des télépathes se passent dans le surmonde, et les traditions ténébranes, patiemment codifiées pour parer au danger, se trouvent jetées à bas (La Tour interdite) 9. Le traité est violé, la vengeance des Comyn s’abat sur les coupables.

Ces événements tragiques ne sont qu’un commencement ; dans le dernier volume des Chroniques de Ténébreuse, nous verrons les modernistes s’installer au pouvoir sur la planète et s’efforcer tardivement de trouver, entre l’apocalypse et la réaction, la voie du salut. Dans l’anthologie qu’on va lire, on n’en est pas encore là : même le cycle d’Hilary Castamir, avec ses accents de révolte, reste au bord de la crise.

J. G.

L'Empire Débarque
titlepage.xhtml
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_000.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_001.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_002.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_003.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_004.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_005.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_006.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_007.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_008.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_009.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_010.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_011.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_012.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_013.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_014.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_015.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_016.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_017.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_018.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_019.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_020.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_021.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_022.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_023.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_024.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_025.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_026.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_027.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_028.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_029.htm
BRADLEY (Marion Zimmer) - L'empire debarque_split_030.htm