LE DIT DE L’ÂNE
Que mon poil blanc ne vous fasse pas illusion, dit l’âne. J’étais jadis noir comme jais, avec seulement une étoile claire sur le chanfrein, une étoile, signe évident de ma prédestination. Aujourd’hui, elle est toujours là, mon étoile, mais on ne la voit plus, parce que toute ma robe a blanchi. C’est comme les astres du ciel nocturne qui s’effacent dans la pâleur de l’aube. Ainsi le grand âge m’a donné tout entier la couleur de mon étoile frontale, et là aussi je veux voir un signe, la marque évidente d’une sorte de bénédiction.
Car je suis vieux, très vieux, je dois avoir près de quarante ans, ce qui pour un âne est fantastique. Peut-être même suis-je le doyen des ânes ? Ce serait là un autre signe.
On m’appelle Kadi Chouïa. Et cela mérite explication. Dès mon plus jeune âge, mes maîtres n’ont pas pu demeurer insensibles à l’air de sagesse qui me distinguait des autres ânes. Il y avait dans mon regard quelque chose de grave et de subtil qui impressionnait. De là ce nom de Kadi qu’ils me donnèrent, et chacun sait qu’un kadi est chez nous un juge et un religieux à la fois, c’est-à-dire un homme qui se recommande doublement par sa sagesse. Mais bien sûr je n’étais cependant qu’un âne, le plus humble et le plus maltraité des animaux, et l’on ne pouvait me donner ce nom vénérable de Kadi sans le diminuer par un autre nom, ridicule celui-là. Ce fut Chouïa, ce qui veut dire petit, mesquin, méprisable. Kadichouïa, le sage-de-rien-du-tout, appelé par ses maîtres tantôt Kadi, plus fréquemment Chouïa, selon l’humeur du moment [8]...
Je suis un âne de pauvres. J’ai longtemps affecté de m’en féliciter. C’est que j’avais pour voisin et confident un âne de riches. Mon maître était un modeste cultivateur. Une belle propriété jouxte son champ. Un commerçant de Jérusalem y venait avec les siens passer au frais les semaines les plus chaudes de l’été. Yaoul, s’appelait son âne, une bête superbe, presque deux fois grosse comme moi, la robe d’un gris parfaitement uni, très clair, fin comme de la soie. Il fallait le voir sortir, harnaché de cuir rouge et de velours vert avec sa selle de tapisserie, ses larges étriers de cuivre, tout remuant de pompons, tout tintinnabulant de grelots. Je faisais mine de juger ridicule cet arroi de carnaval. Surtout je me souvenais des souffrances qu’on lui avait infligées dans son enfance pour faire de lui une monture de luxe. Je l’avais vu ruisselant de sang, parce qu’on venait de lui sculpter au rasoir en pleine chair les initiales et la devise de son maître. J’ai vu ses oreilles cruellement cousues ensemble par leur extrémité, pour qu’elles se tinssent ensuite bien droites, comme des cornes, alors que les miennes tombent lamentablement à droite et à gauche de ma tête, et ses jambes durement serrées dans des bandelettes afin qu’elles fussent plus fines et plus droites que celles des ânes ordinaires. Les hommes sont ainsi faits qu’ils trouvent moyen de faire souffrir plus encore ceux qu’ils aiment et dont ils sont fiers que ceux qu’ils détestent ou méprisent.
Mais Yaoul jouissait de sérieuses compensations, et il y avait une secrète envie dans la commisération que je croyais pouvoir manifester à son endroit. D’abord il mangeait chaque jour de l’orge et de l’avoine dans une crèche bien propre. Et surtout il y avait les juments. Pour bien comprendre, il faut d’abord mesurer la morgue insupportable des chevaux à l’égard des ânes. C’est trop peu dire qu’ils nous regardent de haut. En vérité, ils ne nous regardent pas, nous n’existons à leurs yeux pas plus que des souris ou des cloportes. Quant à la jument, eh bien pour l’âne, c’est le fin du fin, c’est la grande dame, hautaine et inaccessible. Oui, la jument, c’est la grande et sublime revanche de l’âne sur ce grand dadais de cheval. Mais comment un âne pourrait-il rivaliser avec le cheval sur son propre terrain, au point de lui souffler sa femelle ? C’est que le destin a plus d’un tour dans son sac, et il a inventé le privilège le plus surprenant et le plus drolatique du peuple des ânes, et la clef de ce privilège s’appelle : le mulet. Qu’est-ce qu’un mulet ? C’est une monture sobre, sûre et solide (emporté par les qualificatifs en s, je pourrais ajouter silencieux, scrupuleux, studieux, mais je sais que je dois surveiller mon goût excessif pour les mots). Le mulet, c’est le roi des sentiers sablonneux, des pentes scabreuses, des passages à gué. Calme, imperturbable, infatigable, il va...
Or quel est le secret de tant de vertus ? C’est qu’il ignore les désordres de l’amour et les troubles de la procréation. Le mulet n’a jamais de muleton. Pour faire un petit mulet, il faut un papa âne et une maman jument. Voici pourquoi certains ânes – et Yaoul était de ceux-là – choisis comme pères-de-mulet (c’est le titre le plus prestigieux de notre communauté) se voient offrir des juments pour épouses.
Je ne suis pas excessivement porté sur le sexe, et si j’ai des ambitions, elles se situent ailleurs. Mais je dois avouer que certains matins, le spectacle de Yaoul revenant de ses prouesses équestres, épuisé et saoulé de plaisir, me faisait douter de la justice de la vie. Il est vrai qu’elle ne me gâtait pas, la vie. Toujours battu, insulté, écrasé de fardeaux plus lourds que moi, nourri de chardons – ah cette idée d’hommes que les ânes aiment les chardons ! Mais qu’on nous donne donc une fois, une seule fois du trèfle et des céréales pour que nous puissions faire la différence ! – et quand vient la fin, la hantise des corbeaux, lorsque, tombés d’épuisement, nous attendrons au revers d’un fossé que la mort miséricordieuse vienne mettre un terme à nos souffrances ! La hantise des corbeaux, oui, parce que nous voyons une grande différence entre les vautours et les corbeaux, quand nous sommes à l’heure ultime. C’est que les vautours, voyez-vous, ne s’attaquent qu’aux cadavres. Rien à craindre d’eux aussi longtemps qu’il vous reste un souffle de vie : mystérieusement avertis, ils attendent à distance respectueuse. Tandis que les corbeaux, ces démons, se précipitent sur un mourant, et le lacèrent tout vif, en commençant par les yeux...
Ce sont des choses qu’il faut savoir pour comprendre dans quel esprit, en ce début d’hiver, je me trouvai avec mon maître à Bethléem, un gros village de Judée. Toute la province était en grand branle-bas parce qu’un recensement de la population avait été ordonné par l’Empereur, et chacun devait se faire inscrire avec les siens aux lieux de ses origines. Bethléem n’est qu’une bourgade posée sur le dos d’une colline dont les flancs sont agrémentés de terrasses et de petits jardins soutenus par des murettes de pierres sèches. Au printemps et en période ordinaire, il doit faire bon y vivre, mais au début de l’hiver et dans la cohue du recensement, je regrettais amèrement mon étable de Djéla, le village d’où nous venons. Mon maître avait été assez heureux pour trouver une place avec ma maîtresse et les deux enfants dans une grosse auberge qui bourdonnait comme une ruche. À côté du bâtiment principal, il y avait une sorte de grange où l’on devait serrer les provisions. Entre les deux maisons, un étroit passage, qui ne menait nulle part, avait été couvert par des poutres sur lesquelles on avait jeté des brassées de joncs, formant une sorte de toit de chaume. Sous cet abri précaire, on avait dressé une mangeoire et étalé une litière pour les bêtes des clients de l’auberge. C’est là qu’on m’attacha à côté d’un bœuf qu’on venait de dételer d’une charrette. Il faut vous dire que j’ai toujours eu les bœufs en horreur. Certes ces bêtes sont sans malice, mais le malheur veut que le beau-frère de mon maître en possède un, et quand vient le temps des labours, les deux hommes s’entraident et nous attellent ensemble à la charrue, malgré l’interdiction formelle de la loi [9]. Or la loi décide fort judicieusement, car, croyez-moi, rien n’est plus affreux que de travailler en pareil équipage. Le bœuf a son allure – qui est lente – son rythme qui est continu. Il tire avec son encolure. L’âne – comme le cheval – tire avec sa croupe. Il précipite son effort, et travaille par à-coups vigoureux. L’astreindre à s’associer à un bœuf, c’est lui attacher un boulet au pied, et briser toute son énergie, lui qui n’en est déjà pas si riche !
Mais il ne s’agissait pas ce soir-là de labourer. Les voyageurs refoulés par l’aubergiste avaient envahi la grange. Je me doutais bien qu’on ne nous laisserait pas longtemps en paix. Bientôt en effet un homme et une femme se glissèrent dans notre étable improvisée. L’homme, une sorte d’artisan, était assez âgé. Il avait mené grand bruit, racontant à tout venant que, s’il devait se faire recenser à Bethléem, c’est qu’il appartenait à la descendance du roi bethléemitain David par une chaîne de vingt-sept générations. On lui riait au nez. Il aurait mieux fait, pour trouver un gîte, d’invoquer l’état de sa très jeune femme qui paraissait épuisée et de surcroît enceinte. Il rassembla la paille des litières et le foin des râteliers pour confectionner entre le bœuf et moi une couche de fortune où il fit étendre la jeune femme.
Peu à peu chacun avait trouvé sa place et les bruits s’éteignaient. Parfois la jeune femme gémissait doucement, et nous sûmes ainsi que son mari s’appelait Joseph. Il la consolait de son mieux, et nous sûmes ainsi qu’elle s’appelait Marie. Je ne sais combien d’heures se sont écoulées, car j’ai dû dormir. Quand je me suis réveillé, j’ai senti qu’un grand changement avait eu lieu, non seulement dans notre réduit, mais partout, et même aurait-on dit, dans le ciel, dont notre misérable toiture laissait paraître de scintillants lambeaux. Le grand silence de la nuit la plus longue de l’année était tombé sur la terre, et on aurait dit qu’elle retenait ses sources et le ciel ses souffles pour ne pas le troubler. Dans les arbres, pas un oiseau. Pas un renard aux champs. Dans l’herbe, pas un mulot. Les aigles et les loups, tout ce qui a bec et croc, faisait trêve et veillait, la faim au ventre et l’œil fixe dans l’obscurité. Les lucioles et les vers luisants eux-mêmes masquaient leur lumignon. Le temps s’était effacé dans une éternité sacrée.
Et brusquement, en un instant, un événement formidable s’est produit. Un tressaillement de joie irrépressible a parcouru le ciel et la terre. Un froissement d’ailes innombrables a attesté que des nuées d’anges messagers s’élançaient dans toutes les directions. Le chaume qui nous couvrait a été illuminé par l’éblouissante coulée d’une comète. On a entendu le rire cristallin des ruisseaux et celui majestueux des fleuves. Dans le désert de Juda, un friselis de sable a chatouillé les flancs des dunes. Une ovation montant des forêts de térébinthes s’est mêlée aux applaudissements ouatés des hiboux. La nature tout entière a exulté.
Que s’était-il passé ? Presque rien. On avait entendu, sortant de l’ombre chaude de la paille, un cri léger, et ce cri ne venait à coup sûr ni de l’homme, ni de la femme. C’était le doux vagissement d’un tout petit enfant. En même temps une colonne de lumière s’est posée au milieu de l’étable : l’archange Gabriel, l’ange gardien de Jésus, était là désormais, et prenait en quelque sorte la direction des opérations. D’ailleurs la porte s’est ouverte aussitôt, et on a vu entrer l’une des servantes de l’auberge voisine, portant appuyé sur sa hanche un bassinet d’eau tiède. Sans hésiter, elle s’est agenouillée et a baigné l’enfant. Puis elle l’a frotté de sel afin d’affermir sa peau, et elle l’a tendu, langé, à Joseph qui l’a posé sur ses genoux, signe de reconnaissance paternelle.
On ne pouvait que saluer l’efficacité de Gabriel. Ah, sauf le respect que l’on doit à un archange, on peut dire que depuis un an il n’est pas resté les deux pieds dans le même sabot, Gabriel ! C’est lui qui a annoncé à Marie qu’elle serait mère du Messie. C’est lui qui a calmé les soupçons du brave Joseph. Plus tard, il va détourner les Rois Mages d’aller faire leur rapport à Hérode, et il organisera la fuite en Égypte de la petite famille. Mais n’anticipons pas. Pour l’heure, il joue les majordomes, les ordonnateurs des pompes joyeuses dans ces lieux sordides qu’il transfigure, comme le soleil transforme la pluie en arc-en-ciel. Il est allé en personne réveiller les bergers de la campagne environnante, auxquels, il faut l’avouer, il a commencé par faire une belle frayeur. Mais en riant pour les rassurer, il leur a annoncé la belle, la grande nouvelle, et il les a convoqués dans l’étable. Dans une étable ? Voilà qui était bien surprenant, mais bien réconfortant aussi pour ces simples !
Quand ils commencèrent à affluer, Gabriel les groupa en demi-cercle, et il les aida à venir l’un après l’autre exprimer leurs compliments et formuler leurs vœux, un genou à terre. Et ce n’était pas rien que ces quelques phrases à prononcer pour ces silencieux qui ne parlent habituellement qu’à leur chien ou à la lune. Ils déposaient devant la crèche des produits de leur travail, lait caillé, petits fromages de chèvre, beurre de brebis, et aussi des olives de Galgala, des baies de sycomores, des dattes de Jéricho, mais ni viande, ni poisson. Ils parlaient de leurs humbles misères, épidémies, vermine, bêtes puantes, et Gabriel les bénissait au nom de l’Enfant, et leur promettait aide et protection.
Ni viande, ni poisson, avons-nous dit. Pourtant l’un des derniers bergers se présenta avec un petit bélier de quatre mois qu’il portait couché en travers de la nuque. Il s’agenouilla, déposa son fardeau dans la paille, puis se releva de toute sa haute taille. Les gens du pays reconnurent Silas le Samaritain, un pâtre certes, mais en même temps une sorte d’anachorète jouissant d’une réputation de sagesse auprès des humbles. Il vivait absolument seul avec ses chiens et ses bêtes dans une caverne de la montagne d’Hébron. On savait qu’il n’était pas descendu en vain de ses hauteurs désolées, et lorsque l’archange lui fit signe de prendre la parole, tout le monde prêta l’oreille.
— Seigneur, commença-t-il, certains disent de moi que je vis retiré dans la montagne par haine des hommes. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas la haine des hommes, c’est l’amour des bêtes qui a fait de moi un solitaire. Mais qui aime ses bêtes doit les tenir à l’abri de la méchanceté et de l’avidité des hommes. Je ne suis pas, il est vrai, un éleveur ordinaire qui vend son bétail au marché. Je ne vends ni ne tue mes bêtes. Elles me donnent leur lait. J’en fais de la crème, du beurre et des fromages. Je ne vends rien. J’use de ces dons à proportion de mes besoins. Je donne le reste – la majeure partie – aux indigents. Si j’ai obéi ce soir à l’ange qui m’a réveillé et m’a montré l’étoile, c’est parce que je souffre en mon cœur d’une grande révolte, non seulement contre les usages de ma société, mais, ce qui est plus grave, contre les rites de ma religion. Hélas, les choses remontent très loin en arrière, presque à l’origine des temps, et il faudrait pour que cela changeât une bien profonde révolution. Est-ce pour cette nuit ? C’est ce que je suis venu te demander.
— C’est pour cette nuit, l’assura Gabriel.
— Remontons donc en premier au sacrifice d’Abraham. Pour l’éprouver, Dieu lui ordonne de sacrifier en holocauste son fils unique Isaac. Abraham obéit. Il monte avec l’enfant sur l’une des montagnes du pays Moria. L’enfant s’étonne : ils emportent le bois du bûcher, le feu et le couteau, mais où est donc l’animal qui sera sacrifié ? Le bois, le feu, le couteau... Voilà bien, Seigneur, les attributs maudits du destin de l’homme !
— Il y en aura d’autres, dit sombrement Gabriel qui songeait aux clous, au marteau, à la couronne d’épines.
— Puis Abraham édifia un bûcher, lia Isaac et le coucha sur une pierre plate qui tenait lieu d’autel. Et il leva son couteau sur la gorge blanche de l’enfant.
— Alors, l’interrompit Gabriel, un ange survint et arrêta son bras. C’était moi !
— Sans doute, bon ange, reprit Silas, mais Isaac ne s’est jamais remis de la frayeur qu’il éprouva en voyant son propre père lever un couteau sur lui. Et l’éclat bleuté de la lame le blessa aux yeux, si bien qu’il eut toute sa vie une mauvaise vue, et même, il devint tout à fait aveugle à la fin, ce qui permit à son fils Jacob de le tromper et de se faire passer pour son frère Ésaü. Mais ce n’est pas ce qui me préoccupe. Pourquoi ne pouviez-vous en rester à cet infanticide évité ? Fallait-il nécessairement que le sang coulât ? Toi, Gabriel, tu procuras à Abraham un jeune bélier qui fut sacrifié et brûlé en holocauste. Dieu ne pouvait-il pas se passer de mort ce matin-là ?
— J’admets que le sacrifice d’Abraham fut une révolution manquée, dit Gabriel. Nous la referons.
— D’ailleurs, reprit Silas, on peut remonter plus loin dans l’Histoire Sainte, et surprendre comme à sa source la secrète passion de Jéhovah. Rappelle-toi Caïn et Abel. Les deux frères faisaient leurs dévotions, et chacun offrait en oblation des produits de ses travaux. Caïn, étant cultivateur, sacrifiait des fruits et des céréales, tandis que le pasteur Abel offrait des agneaux et leur graisse. Or Jéhovah se détournait des offrandes de Caïn et agréait celles d’Abel. Pourquoi ? Pour quelle raison ? Je n’en vois qu’une : c’est parce que Jéhovah déteste les légumes et adore la viande ! Oui, le Dieu que nous adorons est résolument carnivore !
Et c’est bien comme tel que nous l’honorons. Le Temple de Jérusalem dans sa splendeur et sa majesté, ce haut lieu de la Puissance divine rayonnante... sais-tu que certains jours, il ruisselle et fume de sang frais comme un abattoir ? L’autel des sacrifices est un bloc colossal de pierres non polies, relevé aux angles par des sortes de cornes, creusé de rigoles pour évacuer le sang des bêtes. Lors de certaines cérémonies, les prêtres, transformés en équarrisseurs, les massacrent par troupeaux entiers. Bœufs, béliers, boucs, et même des nuées entières de colombes sont secoués en ces lieux par les convulsions de l’agonie. On les dépèce sur des tables de marbre, cependant que les entrailles sont jetées dans un brasier dont les fumées empoisonnent toute la ville. Te dirai-je que certains jours, quand le vent souffle du nord, ces puanteurs parviennent jusque sur ma montagne et sèment la panique dans mon troupeau ?
— Tu as bien fait de venir cette nuit veiller et adorer l’Enfant, Silas le Samaritain, lui dit Gabriel. Les plaintes de ton cœur ami des bêtes seront entendues. Je t’ai dit que le sacrifice d’Abraham avait été une révolution manquée. Le Fils va être bientôt à nouveau offert en holocauste par le Père lui-même. Et je te jure que cette fois sa main ne sera pas arrêtée par un ange. Désormais partout, et jusque sur le moindre îlot de terre émergée, et à chaque heure du jour jusqu’à la fin des temps, le sang du Fils coulera sur les autels pour le salut des hommes. Ce petit enfant que tu vois dormir dans la paille, le bœuf et l’âne peuvent bien le réchauffer de leur souffle, car c’est en vérité un agneau, ce sera désormais l’unique agneau sacrificiel, l’Agneau de Dieu qui sera seul immolé dans les siècles des siècles.
Tu peux aller en paix, Silas, tu peux remporter en symbole de vie le jeune bélier que tu as déposé ici. Plus heureux que celui d’Abraham, il pourra témoigner dans ton troupeau que désormais le sang des bêtes ne sera plus versé sur les autels de Dieu.
Il y eut après ce discours angélique une pause recueillie qui sembla faire le vide devant le terrible et magnifique bouleversement qu’il annonçait. Chacun à sa façon et selon ses forces essayait d’imaginer ce que seraient les temps nouveaux. C’est alors qu’éclata un formidable grincement de chaînes et de poulies rouillées, un rire sanglotant, gauche et grotesque : c’était moi, c’était le hihan tonitruant de l’âne de la crèche. Eh oui que voulez-vous, ma patience était à bout, cela ne pouvait plus durer. Une fois de plus, c’était évident, on nous oubliait, car j’avais bien écouté tout ce qui s’était dit, et je n’avais rien entendu qui concernât les ânes.
Tout le monde rit, Joseph, Marie, Gabriel, les bergers, et le sage Silas, et le bœuf qui n’avait rien compris, jusqu’à l’Enfant qui trépigna gaiement de ses quatre petits membres dans son berceau de paille.
— Bien sûr, dit Gabriel, les ânes ne seront pas oubliés. Certes les sacrifices sacrés ne les concernent pas. De mémoire de prêtre, on n’a jamais vu immoler un âne sur un autel. Ce serait encore trop d’honneur pour vous, humbles bourricots ! Pourtant quel n’est pas votre mérite, écrasés de fardeaux, battus, blessés, affamés ! Ne croyez pas cependant que votre misère échappe à l’œil d’un archange. Par exemple, Kadi Chouïa, je vois distinctement cette petite plaie profonde et purulente ouverte derrière ton oreille gauche, et je souffre avec toi, pauvre martyr, quand ton maître la fouille jour après jour avec son aiguillon pour que la douleur ranime tes forces défaillantes...
L’archange tendit alors un doigt lumineux vers mon oreille gauche, et aussitôt cette petite plaie profonde et purulente qui ne lui avait pas échappé se ferma, et même elle se couvrit d’un cal dur et épais qu’aucun aiguillon ne parviendrait jamais à entamer. Du coup, je secouai ma crinière avec enthousiasme en lançant un hihan victorieux.
— Oui, gentils et modestes compagnons des travaux des hommes, poursuivit Gabriel, vous aurez votre récompense dans la grande histoire qui commence cette nuit, et elle sera triomphale.
Un jour, un dimanche – qu’on appellera Dimanche des Rameaux ou Pâques Fleuries – le Seigneur détachera au village de Béthanie, près du mont des Oliviers, une ânesse accompagnée par son ânon. Les apôtres jetteront un manteau sur le dos de l’ânon – que personne encore n’aura monté – et Jésus se placera sur son dos. Et le Seigneur fera une entrée solennelle dans Jérusalem, par la Porte Dorée, la plus belle porte de la ville. Un peuple en liesse acclamera le prophète de Nazareth aux cris de Hosanna au Fils de David ! le petit âne foulera un tapis de palmes et de fleurs disposé par les gens sur les pavés. La mère trottera derrière le cortège en faisant hihan, hihan, pour dire à tous : « C’est mon petit ! C’est mon petit ! » car jamais une ânesse n’aura connu une pareille fierté.
Ainsi pour la première fois quelqu’un avait pensé à nous, les ânes, quelqu’un s’était préoccupé de nos souffrances d’aujourd’hui et de nos joies de demain. Mais il n’avait pas fallu moins pour en arriver là qu’un archange descendu tout droit du ciel. Je me sentais pour le coup entouré, adopté par la grande famille de Noël. Je n’étais plus le solitaire incompris. Quelle belle nuit nous aurions pu passer ainsi tous ensemble dans la chaleur de notre commune et sainte pauvreté ! Et quel bon petit déjeuner nous aurions pris après une grasse matinée !
Hélas ! Il faut toujours que les riches se mêlent de tout. Les riches sont vraiment insatiables, ils veulent tout posséder, même la pauvreté ! Qui aurait pu imaginer que cette famille misérable, campée entre un bœuf et un âne, attirerait un roi ? Un roi, que dis-je ! Trois rois, d’authentiques souverains venus d’Orient de surcroît, dans un luxe tapageur de serviteurs, de montures et de baldaquins !
Les bergers s’étaient retirés, et le silence se reformait sur cette nuit incomparable. Et soudain un grand tumulte emplit les ruelles du village. Tout un cliquetis de mors, d’étriers, d’armes, la pourpre et l’or brillant dans la lumière des torches, des ordres et des appels dans des langues sauvages, et surtout la silhouette insolite d’animaux venus du bout du monde, faucons du Nil, lévriers de chasse, perroquets verts, chevaux divins, chameaux du grand sud. Et pourquoi pas des éléphants à ce train ?
On s’attroupe d’abord par curiosité. Un pareil déploiement, cela ne s’est jamais vu dans un village de Palestine. On peut dire que les riches ont mis le prix pour nous voler notre Noël ! Et puis à la fin trop, c’est trop. On se retire, on se barricade, ou bien on prend le large à travers champs et collines. C’est que, voyez-vous, les petits que nous sommes n’ont rien de bon à attendre des grands. Il vaut mieux pour eux qu’ils ne s’y frottent pas. Pour une aumône tombée par-ci, par-là, combien de coups de cravache n’attrape pas un manant ou un âne se trouvant sur le passage d’un prince ?
C’est bien ainsi que l’entendait mon maître. Réveillé par le raffut, il a rassemblé ses frusques, et je l’ai vu se frayer un passage dans notre étable improvisée. Mon maître a de la décision, mais peu de mots pour s’expliquer. Sans ouvrir la bouche, il m’a détaché, et nous avons quitté ce village, décidément bien agité, avant l’entrée des rois.