Gaspard, roi de Méroé
Je suis noir, mais je suis roi. Peut-être ferai-je un jour inscrire sur le tympan de mon palais cette paraphrase du chant de la Sulamite Nigra sum, sed formosa. En effet, y a-t-il plus grande beauté pour un homme que la couronne royale ? C’était une certitude si établie pour moi que je n’y pensais même pas. Jusqu’au jour où la blondeur a fait irruption dans ma vie...
Tout a commencé lors de la dernière lune d’hiver par un avertissement assez embrouillé de mon principal astrologue, Barka Maï C’est un homme honnête et scrupuleux dont la science m’inspire confiance dans la mesure où lui-même s’en méfie.
Je rêvais sur la terrasse du palais devant le ciel nocturne tout scintillant d’étoiles où passaient les premiers souffles tièdes de l’année. Après un vent de sable qui avait sévi huit longs jours, c’était la rémission, et je gonflais mes poumons avec le sentiment de respirer le désert.
Un léger bruit m’avertit qu’un homme se trouvait derrière moi. Je l’avais reconnu à la discrétion de son approche : ce ne pouvait être que Barka Maï.
— La paix sur toi, Barka. Que viens-tu m’apprendre ? lui demandai-je.
— Je ne sais presque rien, Seigneur, me répondit-il avec sa prudence habituelle, mais ce rien, je ne dois pas te le cacher. Un voyageur venu des sources du Nil nous annonce une comète.
— Une comète ? Explique-moi, veux-tu, ce qu’est une comète, et ce que l’apparition d’une comète signifie.
— Je répondrai plus facilement à ta première question qu’à la seconde. Le mot nous vient des Grecs : άστήρ χομήτης ce qui veut dire astre chevelu. C’est une étoile errante qui apparaît et disparaît de façon imprévisible dans le ciel, et qui se compose pour l’essentiel d’une tête traînant derrière elle la masse flottante d’une chevelure.
— Une tête coupée volant dans les airs, en somme. Continue.
— Hélas, Seigneur, l’apparition des comètes est rarement de bon augure, encore que les malheurs qu’elle annonce soient presque toujours gros de promesses consolantes. Quand elle précède la mort d’un roi, par exemple, comment savoir si elle ne célèbre pas déjà l’avènement de son jeune successeur ? Et les vaches maigres ne préparent-elles pas régulièrement des années de vaches grasses ?
Je le priai d’aller droit au fait sans plus de détours.
— En somme, cette comète que ton voyageur nous promet, qu’a-t-elle de remarquable ?
— D’abord elle vient du sud et se dirige vers le nord, mais avec des arrêts, des sautes capricieuses, des crochets, de telle sorte qu’il n’est nullement certain qu’elle passe dans notre ciel. Ce serait un grand soulagement pour ton peuple !
— On prête souvent aux astres errants des formes extraordinaires, glaive, couronne, poing serré d’où sourd le sang, que sais-je encore !
— Non, celle-là est très ordinaire : une tête, te dis-je, avec un flot de cheveux. Mais il y a toutefois à propos de ces cheveux une observation bien étrange qui m’a été rapportée.
— Laquelle ?
— Eh bien, à ce qu’on dit, ils seraient d’or. Oui, une comète à cheveux dorés.
— Voilà qui ne me paraît guère menaçant !
— Sans doute, sans doute, mais crois-moi, Seigneur, répéta-t-il à mi-voix, ce serait un grand soulagement pour ton peuple si elle se détournait de Méroé !
J’avais oublié cet entretien, lorsque deux semaines plus tard je parcourais avec ma suite le marché de Baalouk réputé pour la diversité et l’origine lointaine des produits qu’il rassemble. J’ai toujours été curieux des choses étranges et des êtres bizarres que la nature s’est plu à inventer. Sur mes ordres, on a installé dans mes parcs une sorte de réserve zoologique où on nourrit des témoins remarquables de la faune africaine. J’ai là des gorilles, des zèbres, des oryx, des ibis sacrés, des pythons de Séba, des cercopithèques rieurs. J’ai écarté, comme par trop communs et d’un symbolisme vulgaire, les lions et les aigles, mais j’attends une licorne, un phénix et un dragon que des voyageurs de passage m’ont promis, et que je leur ai payés à l’avance pour plus de sûreté.
Ce jour-là Baalouk n’avait rien de bien attrayant à offrir dans le règne animal. Je fis cependant l’emplette d’un lot de chameaux, parce que ne m’étant pas éloigné de Méroé à plus de deux jours de marche depuis des années, j’éprouvais l’obscur besoin d’une expédition lointaine, et j’en pressentais en même temps l’imminence. J’achetai donc des chameaux montagnards du Tibesti – noirs, frisés, infatigables – des porteurs de Batha – énormes, lourds, au poil ras et beige, inutilisables en montagne à cause de leur maladresse, mais insensibles aux moustiques, aux mouches et aux taons – et bien entendu des fins et rapides coursiers couleur de lune, ces méharis légers comme des gazelles, montés sur des selles écarlates par le peuple féroce des Garamantes descendu des hauteurs du Hoggar ou de celles du Tassili.
Mais ce fut le marché des esclaves qui nous retint le plus. J’ai toujours apprécié la diversité des races. Il me semble que le génie humain profite pour s’épanouir de la variété des tailles, des profils et des couleurs, comme la poésie universelle gagne à la pluralité des langues. J’acquis sans discussion une douzaine de minuscules pygmées que je me propose de faire ramer sur la felouque royale avec laquelle je remonte le Nil, entre les huitième et cinquième cataractes, chaque automne pour chasser l’aigrette. J’avais pris le chemin du retour sans prêter attention aux foules silencieuses et moroses qui attendaient dans les chaînes d’éventuels acheteurs. Mais je ne pus pas ne pas voir deux taches dorées qui tranchaient vivement au milieu de toutes ces têtes noires : une jeune femme accompagnée d’un adolescent. La peau claire comme lait, les yeux verts comme l’eau, ils secouaient sur leurs épaules une masse de cheveux du métal le plus fin, le plus ensoleillé.
Je suis fort curieux des bizarreries de la nature, je l’ai dit, mais je n’ai de véritable goût que pour ce qui nous vient du sud. Récemment des caravanes venues du nord m’ont apporté de ces fruits hyperboréens, capables de mûrir sans chaleur ni soleil, qu’on appelle des pommes, des poires, des abricots. Si l’observation de ces monstruosités m’a passionné, j’ai été rebuté en les goûtant par leur fadeur aqueuse et anémique. Leur adaptation à des conditions de climat déplorables est certes méritoire, mais comment rivaliseraient-ils sur une table même avec la datte la plus modeste ?
C’est dans un sentiment analogue que j’ai envoyé mon intendant s’enquérir des origines et du prix de la jeune esclave. Il revint aussitôt. Elle faisait partie avec son frère, me dit-il, du matériel humain d’une galère phénicienne capturée par des pirates massyliens. Quant à son prix, il était aggravé par le fait que le marchand entendait bien ne pas la vendre sans l’adolescent.
Je haussai les épaules, ordonnai qu’on payât pour le couple, et oubliai aussitôt mon acquisition. En vérité mes pygmées m’amusaient bien davantage. En outre, je devais me rendre au grand marché annuel de Naouarik où l’on trouve les épices les plus relevées, les confitures les plus onctueuses, les vins les plus chauds, mais aussi les médicaments les plus efficaces, enfin ce que l’Orient peut offrir de plus capiteux comme parfums, gommes, baumes et muscs. Pour les dix-sept femmes de mon harem, j’y fis acheter plusieurs boisseaux de poudres cosmétiques et pour mon usage personnel un plein coffre de petits bâtons d’encens. Il me paraît convenable en effet, quand je remplis des fonctions officielles de justice, d’administration ou dans les cérémonies religieuses, d’être environné de cassolettes d’où montent des tourbillons de fumée aromatique. Cela donne de la majesté et frappe les esprits. L’encens va avec la couronne, comme le vent avec le soleil.
C’est retour de Naouarik, et saoulé de musiques et de nourritures, que je retrouvai inopinément mes deux Phéniciens, et c’est encore leur blondeur qui me les signala. Nous approchions du puits d’Hassi Kef où nous nous proposions de nuiter. Après une journée torride et de solitude absolue, nous voyions se multiplier les signes trahissant la proximité d’un point d’eau : empreintes d’hommes et de bêtes dans le sable, foyers éteints, souches coupées à la hache, et bientôt dans le ciel des vols de vautours, car il n’y a pas de vie sans cadavres. Dès que nous avons abordé la vaste dépression au fond de laquelle se trouve Hassi Kef, un nuage de poussière nous a signalé l’emplacement du puits. J’aurais pu dépêcher des hommes pour faire le vide devant la caravane royale. On me reproche parfois de renoncer trop souvent à mes prérogatives. Ce n’est pas chez moi le fait d’une humilité qui serait en effet hors de propos. De l’orgueil, j’en ai à revendre, et mes proches en découvrent parfois la démesure dans les interstices d’une affabilité parfaitement jouée. Mais voilà, j’aime les choses, les bêtes et les gens, et je supporte mal l’isolement que m’impose la couronne. En vérité ma curiosité entre constamment en conflit avec la retenue et la distance qu’impose la royauté. Flâner, me mêler à la foule, regarder, cueillir des visages, des gestes, des regards, rêve délicieux, interdit à un souverain.
Au demeurant Hassi Kef enveloppé de gloire rougeoyante et poussiéreuse offrait un spectacle grandiose. Emportées par la pente, des longues files de bêtes prennent le trot et viennent se jeter dans la cohue mugissante qui se presse autour des auges. Chameaux et ânes, bœufs et moutons, chèvres et chiens se bousculent en piétinant une boue faite de purin et de paille hachée. Autour des bêtes s’affairent des bergers éthiopiens fins et secs, comme taillés dans l’ébène, armés de bâtons ou de branches d’épineux. Ils se baissent parfois pour lancer des poignées de terre aux boucs ou aux béliers qui commencent à se battre. L’odeur violente et vivante, exaltée par la chaleur et l’eau, enivre comme un alcool pur.
Mais un dieu domine cette cohue. Debout sur une poutre transversale, au milieu de la gueule du puits, le tireur d’eau accomplit des deux bras un mouvement en ailes de moulin, saisissant la corde au plus bas et l’élevant au-dessus de sa tête, jusqu’à ce que l’outre pleine arrive à sa portée. L’eau claire se déverse en un bref torrent dans les auges où elle devient aussitôt boueuse. L’outre flasque tombe en chute libre dans le puits, la corde se tord comme un serpent furieux entre les mains du tireur, et les grands moulinets des deux bras recommencent.
Ce travail extraordinairement pénible est souvent accompli par un pauvre corps, torturé, geignant, exhalant des han et des ha, cherchant toutes les occasions de ralentir ou d’arrêter son effort, et l’intendant n’est jamais loin, un long fouet à la main pour ranimer une ardeur toujours fléchissante. Or nous avions le spectacle tout inverse, une admirable machine de muscles et de tendons, une statue de cuivre clair, tigrée de taches de boue noire, ruisselante d’eau et de sueur qui fonctionne sans peine, avec une sorte d’élan, de lyrisme même, plus un danseur qu’un travailleur, et lorsqu’il élevait d’un geste vaste la corde au-dessus de sa tête, il renversait son visage vers le ciel, et il secouait sa crinière d’or avec une sorte de bonheur.
— Quel est cet homme ? demandai-je à mon lieutenant.
La réponse me vint un peu plus tard, et elle me rappela le marché de Baalouk et le couple de Phéniciens que j’y avais acheté
— N’avait-il pas une sœur ?
On me précisa que la jeune fille était employée dans des champs de mil. J’ordonnai qu’on les réunît et qu’on les intégrât au personnel du palais de Méroé. J’aviserais plus tard
J’aviserais plus tard... Cette formule toute faite, qui signifie exécution sans délai d’un ordre dont l’aboutissement demeure énigmatique et comme perdu dans la nuit du futur, prenait en l’occurrence une signification plus grave. Elle voulait dire que j’obéissais à une impulsion à laquelle je ne pouvais me dérober, bien qu’elle ne fût pas justifiée par une fin – du moins à ma connaissance, car il se pouvait que les deux étrangers entrassent dans un plan du destin qui m’échappait.
Les jours qui suivirent, je ne cessai de songer à mes esclaves clairs. La nuit qui précéda mon retour au palais, ne trouvant pas le sommeil, je quittai la tente et m’avançai sans escorte assez loin dans la steppe. Marchant d’abord au hasard, en m’efforçant cependant de conserver la même direction, j’aperçus bientôt une lueur lointaine que je pris pour celle d’un feu, et que je choisis sans idée précise comme but de ma noctambulation. C’était comme un jeu entre ce feu et moi, car il ne cessait, au gré des creux et des bosses, des arbustes et des rochers, de disparaître et de reparaître sans se rapprocher, semblait-il, pour autant. Jusqu’au moment où – après une disparition qui paraissait définitive – je me trouvai en présence d’un vieillard, accroupi devant une table basse qu’éclairait une chandelle. Au milieu de cette solitude infinie, il brodait de fils d’or une paire de babouches. Rien ne pouvant apparemment troubler son travail, je m’assis sans façon en face de lui. Tout était blanc dans cette apparition qui flottait au milieu d’un océan de noirceur : le voile de mousseline qui enveloppait la tête du vieillard, son visage livide, sa grande barbe, le manteau qui l’enveloppait, ses longues mains diaphanes, et jusqu’à une fleur de lys mystérieusement dressée sur la table dans un mince verre de cristal. Je m’emplissais les yeux, le cœur, l’âme du spectacle de tant de sérénité, afin de pouvoir y revenir par la pensée et y puiser un réconfort si la passion venait un jour frapper à ma porte.
Longtemps, il ne parut pas s’apercevoir de ma présence. Enfin il posa son ouvrage, croisa ses mains sur son genou, et me regarda au visage.
— Dans deux heures, prononça-t-il, l’horizon du levant va se teinter de rose. Mais le cœur pur n’espère pas la venue du Sauveur avec moins de confiance que le soldat de garde sur les remparts attendant le lever du soleil.
Il se tut à nouveau. C’était l’heure pathétique où toute la terre, encore plongée dans les ténèbres, se recueille en pressentant la première lueur de l’aube.
— Le soleil... murmura le vieillard. Il impose silence au point qu’on ne peut parler de lui qu’au cœur de la nuit. Depuis un demi-siècle que je me soumets à sa grande et terrible loi, sa course d’un horizon à l’autre est le seul mouvement que je tolère. Soleil, dieu jaloux, je ne peux plus adorer que toi, mais tu détestes la pensée ! Tu n’as eu de cesse que tu n’aies alourdi tous les muscles de mon corps, tué tous les élans de mon cœur, ébloui toutes les lueurs de mon esprit. Sous ta domination tyrannique, je me métamorphose de jour en jour en ma propre statue de pierre translucide. Mais j’avoue que cette pétrification est un grand bonheur.
Il fit à nouveau silence. Puis, comme s’il se souvenait soudain de mon existence, il me dit : « Va, maintenant, va-t’en avant qu’Il soit là ! »
J’allais me lever, quand un souffle parfumé passa dans les branches des térébinthes. Puis aussitôt après éclata, à une incroyable proximité, le sanglot solitaire d’une flûte de berger. La musique entrait en moi avec une indicible tristesse.
— Qui est-ce ? demandai-je.
— C’est Satan qui pleure devant la beauté du monde, répondit le vieillard d’une voix attendrie qui contrastait avec la dureté de ses paroles précédentes. Ainsi en va-t-il de toutes les créatures avilies : la pureté des choses fait saigner de regret tout ce qu’il y a de mauvais en elles. Prends garde aux êtres de clarté !
Il se pencha vers moi par-dessus la table pour me donner son lys. Je m’en fus, tenant la fleur comme un cierge, entre le pouce et l’index. Quand j’atteignis le camp, une barre dorée, posée sur l’horizon, embrasait les dunes. La plainte de Satan continuait à retentir en moi. Je ne voulais rien reconnaître encore, mais j’en savais déjà assez pour comprendre que la blondeur était entrée dans ma vie par effraction, et qu’elle menaçait de la dévaster.
***
La forteresse de Méroé – forme grécisée de l’égyptien Baroua – est construite sur les ruines et avec les matériaux d’une ancienne citadelle pharaonique de basalte. C’est ma maison. J’y suis né, je l’habite quand je ne voyage pas, j’y mourrai très probablement, et le sarcophage où reposeront mes restes est prêt. Ce n’est certes pas une demeure riante, c’est une arme de guerre plutôt, doublée d’une nécropole. Mais elle protège de la chaleur et du vent de sable, et puis je me figure qu’elle me ressemble, et je m’aime un peu à travers elle. Son cœur est formé par un puits géant qui date de l’apogée des pharaons. Taillé dans le roc, il plonge jusqu’au niveau du Nil, à une profondeur de deux cent soixante pieds. Il est coupé à mi-hauteur par une plate-forme à laquelle des chameaux peuvent accéder en descendant une rampe en spirale. Ils actionnent une noria qui fait monter l’eau dans une première citerne, laquelle alimente une seconde noria qui pourvoit le grand bassin ouvert du palais. Les visiteurs qui admirent cet ouvrage colossal s’étonnent parfois qu’on ne profite pas de cette eau pure et abondante pour agrémenter le palais de fleurs et de verdure. Le fait est qu’il n’y a guère plus de végétation ici qu’en plein désert. C’est ainsi. Ni moi, ni mes familiers, ni les femmes de mon harem – sans doute parce que nous venons tous des terres arides du sud – nous n’imaginons un Méroé verdoyant. Mais je conçois qu’un étranger se sente accablé par l’austérité farouche de ces lieux.
Ce fut le cas sans doute de Biltine et de Galeka, éperdus de dépaysement, et, de surcroît, rejetés en raison de leur couleur par tous les autres esclaves. Comme j’interrogeai au sujet de Biltine la maîtresse du harem, je vis cette Nigérienne, habituée pourtant à brasser les races et les ethnies, se cabrer dans un haut-le-corps dégoûté. Avec la liberté d’une matrone qui m’a connu enfant et qui a guidé mes premiers exploits amoureux, elle accabla la nouvelle venue de sarcasmes derrière lesquels s’exprimait à peine voilée cette question lourde de reproches : mais pourquoi, pourquoi es-tu allé pêcher cette créature ? Elle détailla sa peau décolorée à travers laquelle transparaissaient çà et là des veinules violettes, son grand nez mince et pointu, ses larges oreilles décollées, les duvets de ses avant-bras et de ses mollets, et autres griefs par lesquels les populations noires prétendent justifier le dégoût que leur inspirent les Blancs.
— Et d’ailleurs, conclut-elle, les Blancs se disent blancs, mais ils mentent. En vérité, ils ne sont pas blancs, ils sont roses, roses comme des cochons ! Et ils puent !
Je comprenais cette litanie par laquelle s’exprime la xénophobie d’un peuple à la peau noire et mate, au nez épaté, aux oreilles minuscules, au corps glabre, et qui ne connaît que deux odeurs humaines – sans mystère et rassurantes – celle des mangeurs de mil et celle des mangeurs de manioc. Je la comprenais, car je la partageais, cette xénophobie, et il est évident qu’une certaine répulsion atavique se mêlait à ma curiosité à l’égard de Biltine.
Je fis asseoir la vieille femme près de moi, et sur un ton familier et confidentiel, propre à la flatter et à l’attendrir en lui rappelant mes jeunes années d’initiation, je lui demandai :
— Dis-moi, ma vieille Kallaha, il y a une question que je me suis toujours posée depuis mon enfance, sans avoir jamais trouvé la réponse. Toi justement, tu dois savoir.
— Demande toujours, mon garçon, dit-elle avec un mélange de bienveillance et de méfiance.
— Eh bien voilà ! Les femmes blondes, vois-tu, je me suis toujours demandé comment étaient les trois toisons de leur corps. Sont-elles blondes aussi, comme leurs cheveux, ou noires comme celles de nos femmes, ou d’une autre couleur encore ? Dis-moi, toi qui as fait mettre nue l’étrangère.
Kallaha se leva brusquement, reprise par sa colère.
— Tu poses trop de questions sur cette créature ! On dirait que tu t’intéresses bien à elle ? Veux-tu que je te l’envoie pour que tu fasses toi-même tes recherches ?
Cette vieillarde allait trop loin. Il était temps que je la rappelle à plus de retenue. Je me levai et d’une voix changée, j’ordonnai :
— C’est ça ! Excellente idée ! Prépare-la, et qu’elle soit ici deux heures après le coucher du soleil.
Kallaha s’inclina et sortit à reculons.
Oui, la blondeur était entrée dans ma vie. C’était comme une maladie que j’avais prise un certain matin de printemps en parcourant le marché aux esclaves de Baalouk. Et quand Biltine se présenta ointe et parfumée dans mes appartements, elle ne faisait qu’incarner ce tour de mon destin. Je fus d’abord sensible à la clarté qui semblait émaner d’elle entre les sombres murs de la chambre. Dans ce palais noir, Biltine brillait comme une statuette d’or au fond d’un coffre d’ébène.
Elle s’accroupit sans façon en face de moi, les mains croisées dans son giron. Je la dévorai des yeux. Je songeai aux méchancetés proférées tout à l’heure par Kallaha. Elle avait fait allusion aux duvets de ses avant-bras, et en effet, sous la lumière tremblante des flambeaux je voyais ses bras nus tout pailletés de reflets de feu. Mais ses oreilles disparaissaient sous ses longs cheveux dénoués, son nez fin donnait un air d’intelligence insolente à son visage. Quant à son odeur, j’arrondissais mes narines dans le but d’en saisir quelque chose, mais c’était plus par appétit que pour vérifier la vieille calomnie rappelée par la matrone au sujet des Blancs. Nous restâmes un long moment ainsi, nous observant l’un l’autre, l’esclave blanche et le maître noir. Je sentais avec une terreur voluptueuse ma curiosité à l’égard de cette race aux caractéristiques étranges se muer en attachement, en passion. La blondeur prenait possession de ma vie...
Enfin, je formulai une question qui aurait été plus pertinente dans sa bouche que dans la mienne, si les esclaves avaient eu le droit de poser des questions :
— Que veux-tu de moi ?
Question insolite, dangereuse, car Biltine pouvait comprendre que je lui demandais son prix, alors qu’elle m’appartenait déjà, et sans doute est-ce ainsi qu’elle l’entendit, car elle répondit aussitôt :
— Mon frère Galeka. Où est-il ? Nous sommes deux enfants hyperboréens, perdus dans le désert d’Afrique. Ne nous sépare pas ! Ma gratitude te comblera.
Dès le lendemain, le frère et la sœur étaient réunis. En revanche, j’avais à faire face à l’hostilité muette de tout le palais de Méroé, et la vieille Kallaha n’était évidemment pas la dernière à condamner l’inexplicable faveur que je manifestai aux deux Blancs. Chaque jour, j’inventai un prétexte pour les avoir à mes côtés. Nous fûmes naviguer à voile sur l’Atbara, visiter la cité des morts de Begeraouiéh, assister à une course de chameaux à Gouz-Redjeb, ou, plus simplement, nous restions sur la haute terrasse du palais, et Biltine chantait des mélodies phéniciennes en s’accompagnant d’une cithare.
Peu à peu la façon dont je regardais le frère et la sœur évoluait. L’éblouissement que me donnait leur commune blondeur cédait à l’habitude. Je les voyais mieux, et je les trouvais de moins en moins ressemblants sous leur même race. Surtout je mesurai de plus en plus la radieuse beauté de Biltine, et je sentais mon cœur s’emplir de ténèbres, comme si sa grâce croissante devait fatalement me frapper de disgrâce. Oui, je devenais de plus en plus triste, irritable, atrabilaire. La vérité, c’est que je ne me voyais plus du même œil : je me jugeais grossier, bestial, incapable d’inspirer l’amitié, l’admiration, sans même oser parler d’amour. Disons-le, je prenais en haine ma négritude. Et c’est alors que me revint la phrase du sage à la fleur de lys : « Cette musique déchirante, c’est Satan qui pleure devant la beauté du monde. » Le pauvre nègre, que j’avais conscience d’être, pleurait devant la beauté d’une Blanche. L’amour avait réussi à me faire trahir mon peuple du fond du cœur.
Je n’avais cependant pas à me plaindre de Biltine. Dès lors que son frère avait part à nos excursions et à nos parties fines, elle se montrait la plus enjouée des compagnes de plaisir. Les douceurs qu’elle me prodiguait me saoulaient de bonheur, et leur souvenir restera exquis en ma mémoire, aussi amers qu’aient pu être les lendemains de cette fête. Bien entendu, je ne doutais pas qu’elle devînt ma maîtresse. Une esclave ne peut se dérober au désir de son maître, surtout s’il est roi. Mais j’en différais le moment, car je n’avais pas fini de la regarder et de voir se modifier mon regard sur elle. À la curiosité excitée par un être physiquement insolite, inquiétant et vaguement répugnant, avait succédé en moi cette soif charnelle profonde, qui ne peut se comparer qu’à la faim plaintive et torturante du drogué en état de manque. Mais la saveur de l’inconnu que je lui trouvais jouait encore beaucoup dans mon amour. Dans ce sombre palais de basalte et d’ébène, les femmes africaines de mon harem se confondaient avec les murs et les meubles
Mieux, leurs corps aux formes dures et parfaites s’apparentaient à la matière de leur environnement. On pouvait les croire taillés dans l’acajou, sculptés dans l’obsidienne. Avec Biltine, il me semblait que je découvrais la chair pour la première fois. Sa blancheur, sa roseur lui donnaient une capacité de nudité incomparable. Indécente : tel était le jugement sans appel tombé des lèvres de Kallaha. J’étais bien de son avis, mais c’était précisément ce qui m’attirait le plus chez mon esclave. Même dépouillé de tout vêtement, le Noir est toujours habillé. Biltine était toujours nue, même couverte jusqu’aux yeux. Cela va si loin, que rien ne sied mieux à un corps africain que des vêtements de couleurs vives, des bijoux d’or massif, des pierres précieuses, tandis que ces mêmes choses, disposées sur le corps de Biltine, paraissaient lourdes et empruntées, et comme contrariant sa vocation à la pure nudité.
Vint la fête de la Fécondation des palmiers-dattiers. La floraison ayant lieu dès la fin de l’hiver – avec quelques jours d’avance des palmiers mâles sur les palmiers femelles – la fécondation s’opère en plein épanouissement printanier. Les dattiers mâles répandent dans les airs leur poussière séminale, mais dans les plantations le nombre des arbres femelles par rapport aux mâles – vingt-cinq femelles pour un mâle, image fidèle de la proportion des femmes d’un harem par rapport au maître – rend nécessaire l’intervention de la main de l’homme. C’est au demeurant aux seuls hommes mariés qu’il incombe de cueillir un rameau mâle, et de le secouer, selon les quatre points cardinaux, au-dessus des fleurs femelles avant de le déposer au cœur même de l’inflorescence. Des chants et des danses rassemblent la jeunesse au pied des arbres où opèrent les inséminateurs. Les réjouissances durent aussi longtemps que la fécondation, et elles sont l’occasion traditionnelle de conclure des fiançailles, de même que les mariages se célèbrent six mois plus tard, lors des fêtes de la récolte. Le plat rituel de la Fécondation est une gigue d’antilope marinée aux truffes, un mets fortement relevé où entrent le piment, la cannelle, le cumin, le girofle, le gingembre, la noix de muscade et des grains d’amome.
Nous n’avions pas manqué de nous mêler à la foule en liesse qui buvait, mangeait et dansait dans la grande palmeraie de Méroé. Biltine a voulu s’incorporer à un groupe de danseuses. Elle imitait de son mieux les balancements parcimonieux de tout le corps, accompagnés d’une parfaite immobilité de la tête et de tout petits pas des pieds, qui donnent leur allure hiératique aux danses féminines de Méroé. Sentait-elle comme moi à quel point elle jurait au milieu de ces jeunes filles aux cheveux durement tressés, aux joues scarifiées, soumises à des interdits alimentaires minutieux ? À sa manière sans doute, car elle souffrait visiblement de s’astreindre à cette danse qui concentre toute l’exubérance africaine dans le minimum de mouvements.
Je fus d’autant plus heureux de la voir faire honneur à la gigue d’antilope du souper après avoir goûté sans retenue aux amuse-gueule qui la précèdent traditionnellement, salade d’estragon en fleurs, brochettes de colibris, cervelles de chiots en courgettes, pluviers rôtis en feuilles de vigne, museaux de béliers sautés, sans oublier les queues de brebis qui sont des sacs de graisse à l’état pur. Cependant le vin de palme et l’alcool de riz coulaient à flots. J’admirais qu’elle sût demeurer élégante, gracieuse, séduisante au milieu de ces victuailles, auxquelles elle faisait si bon accueil. Toute autre femme du palais se serait cru obligée de grignoter du bout des lèvres. Biltine mettait tant de gaieté juvénile dans son bel appétit qu’elle trouvait moyen de le rendre communicatif. Je fus donc un moment aussi gourmand qu’elle, un moment seulement, car, les heures passant, la nuit basculant vers le petit jour, le sanglot de Satan m’emplit une fois de plus le cœur, et un soupçon nouveau m’empoisonna l’esprit : Biltine n’était-elle pas en train de s’étourdir de nourritures et d’alcools parce qu’elle savait qu’elle partagerait mon lit avant le lever du soleil ? Ne fallait-il pas qu’elle fût ivre et abrutie pour endurer l’intimité d’un nègre ?
Des esclaves nubiens emportaient la vaisselle souillée et les reliefs du souper, quand je m’avisai que Galeka avait disparu. Cette marque de discrétion de sa part – mais il n’était pas douteux que Biltine y fût pour beaucoup – me toucha et me rendit mon assurance. Je me retirai à mon tour pour me parfumer et me débarrasser des armes et des bijoux royaux. Lorsque j’approchai à nouveau le désordre de fourrures et de coussins qui encombraient la terrasse du palais, Biltine s’y trouvait étendue, les bras en croix, et elle me regardait en souriant. Je m’étendis près d’elle, je l’enlaçai, et bientôt je connus tous les secrets de la blondeur. Mais pourquoi fallait-il que je ne pusse rien voir de son corps sans découvrir quelque chose du mien ? Ma main sur son épaule, ma tête entre ses seins, mes jambes entre ses jambes, nos flancs serrés, c’était ivoire et bitume ! Dès que mes travaux amoureux se relâchaient, je m’abîmais dans la considération morose de ce contraste.
Et elle ? Que sentait-elle ? Que pensait-elle ? Je n’allais pas tarder à le savoir ! Brusquement, elle s’arracha à mon étreinte, elle courut à la balustrade de la terrasse, et, penchée à mi-corps vers les jardins, je la vis secouée de hauts-le-cœur et de hoquets. Enfin elle revint, très pâle, le visage creusé, les orbites meurtries. Elle s’étendit sur le dos, sagement, dans la pose d’un gisant.
— La gigue n’a pas passé, expliqua-t-elle simplement. La gigue d’antilope ou la queue de brebis.
Je n’étais pas dupe. Je savais que ce n’était ni l’antilope, ni la brebis qui avait fait vomir de dégoût la femme que j’aimais ! Je me levai et gagnai mes appartements, accablé de chagrin.
J’ai fort peu parlé de Galeka jusqu’ici, parce que Biltine occupait toute ma pensée. Mais dans mon désarroi, je me tournai alors vers le jeune homme, comme vers une incarnation d’elle-même qui fût incapable de me faire souffrir, une sorte de confident inoffensif. N’est-ce pas au demeurant la fonction normale des frères, des beaux-frères ? J’aurais été déçu si j’avais sincèrement attendu de lui qu’il me détournât de Biltine. Il m’apparut en vérité qu’il ne vivait qu’à l’ombre de sa sœur, s’en remettant à elle pour tout juger, tout décider. Il me surprit aussi par le peu d’attachement qu’il, manifestait pour sa patrie phénicienne. Selon le récit qu’il me fit, ils se rendaient de Byblos, leur ville natale, en Sicile où ils possèdent des proches, selon une tradition phénicienne qui veut que les jeunes gens s’expatrient et s’enrichissent des hasards du voyage. Pour eux, l’aventure avait commencé dès le huitième jour, quand leur navire était tombé aux mains des pirates. La valeur marchande, que leur donnaient leur jeunesse et leur beauté, leur avait sauvé la vie. On les avait débarqués sur une plage proche d’Alexandrie, et acheminés vers le sud en caravane. Ils n’avaient pas eu trop à souffrir en route, car leurs maîtres les ménageaient pour sauvegarder leur apparence physique. La gentillesse des enfants et des petits animaux compense leur faiblesse et leur sert de protection contre leurs ennemis. La beauté d’une femme ou la fraîcheur d’un adolescent sont des armes non moins efficaces. J’en fais la triste expérience : aucune armée n’aurait pu m’investir et me réduire comme font ces deux esclaves...
Je ne pus retenir une question qui l’a étonné, puis amusé : les habitants de la Phénicie sont-ils tous blonds ? Il a souri. Tant s’en faut, m’a-t-il répondu. Il y en a de bruns, des châtain foncé, des châtain clair. Il y a aussi des roux. Puis il a froncé les sourcils, comme s’il discernait pour la première fois une vérité nouvelle et difficile à cerner. Il lui semblait, à y bien regarder, que les esclaves étaient plus bruns, très bruns, crépus aussi, et que, parmi les hommes libres, la clarté de la peau ainsi que la blondeur et la raideur des cheveux s’accentuaient à mesure que l’on montait dans l’échelle sociale, de telle sorte que la grande bourgeoisie rivalisait de blondeur avec l’aristocratie. Et il rit, comme si ces propos d’esclave blond s’adressant à un roi noir ne méritaient pas le pal ou la croix ! J’admirais malgré moi la légèreté avec laquelle il parlait et semblait prendre tous les événements qui lui advenaient. Parti libre et riche de Byblos pour un séjour chez des parents, le voilà favori d’un roi africain après avoir traversé des déserts à pied, avec au cou la corde de la servitude. Sait-il que je pourrais faire tomber sa tête d’un claquement de doigts ? Le pourrais-je vraiment ? Ne serait-ce pas perdre aussitôt Biltine ? Mais n’est-elle pas déjà perdue pour moi ? O chagrin ! « Je suis esclave, mais je suis blonde ! » pourrait-elle chanter.
Il faut que je me résolve enfin à rapporter une scène que j’ai eue avec elle et qui témoignerait, s’il en était besoin, de l’état de tristesse et d’égarement où je me trouvais.
J’ai dit l’usage habituel que je fais des cassolettes pour rehausser le faste des cérémonies officielles où j’apparais vêtu des attributs les plus vénérables de la royauté. J’ai dit également que, du grand marché de Naouarik, j’ai rapporté un plein coffre de petits bâtons d’encens. Ceux qui se croient des esprits forts et affranchis ont parfois la légèreté de jouer avec des choses dont la portée symbolique les dépasse. Il arrive qu’ils le paient assez cher. J’avais eu l’idée médiocre d’utiliser cet encens pour agrémenter les parties fines qui nous réunissaient certaines nuits, Biltine, son frère et moi. Je jure bien qu’il ne s’agissait au début que de parfumer l’air de mes appartements souvent confiné et chargé des relents d’un banquet. Seulement voilà, l’encens ne se laisse pas aussi facilement désacraliser. Sa brume tamise la lumière et la peuple de silhouettes impalpables. Son odeur porte à la rêverie, à la méditation. Il y a, dans sa combustion sur des braises, du sacrifice, de l’holocauste. Bref, qu’on le veuille ou non, l’encens crée une atmosphère de culte et de religiosité.
Nous y échappâmes d’abord grâce à des facéties assez grossières où l’alcool avait sans doute sa part. Biltine avait imaginé qu’elle et moi, nous pourrions intervertir nos couleurs, et, après s’être couvert le visage de noir de fumée, elle avait barbouillé le mien de kaolin. Nous avons ainsi fait les fous une partie de la nuit. Puis quand était venue cette heure d’angoisse, où le jour écoulé est mort et le jour suivant bien loin encore de naître, notre belle jovialité s’était affaissée. C’est alors que les fumées de l’encens donnèrent à nos bouffonneries un air de danse macabre. Le nègre blanchi et la blonde noircie se faisaient face, tandis que le troisième larron, devenu clergeon d’un culte grotesque, balançait gravement à leurs pieds un encensoir fumant.
J’aimais Biltine, et les amoureux ne se font pas faute d’employer des mots comme idolâtrer, adorer, adoration. Il faut leur pardonner, parce qu’ils ne savent pas. Moi je sais depuis cette nuit-là, mais il aura fallu, pour m’instruire, ces deux figures de carnaval enveloppées de volutes odorantes. Jamais le sanglot de Satan ne m’a déchiré le cœur comme en cette circonstance. C’était un long cri silencieux qui ne voulait pas finir en moi, un appel vers autre chose, un élan vers un autre horizon. Ce qui ne veut pas dire, tant s’en faut, que je méprisais Biltine et que je me détournais d’elle. Au contraire, je me sentais proche d’elle, comme jamais encore, mais c’était par un autre sentiment, une sorte de fraternité dans l’abjection, une pitié brûlante, une ardente compassion qui m’inclinait vers elle et m’invitait à l’entraîner avec moi. Pauvre Biltine, si faible, si fragile, malgré sa puérile duplicité, au milieu de cette cour où tout le monde la haïssait !
De cette haine, j’allais bientôt avoir une terrible preuve, et ce serait bien sûr à Kallaha qu’il incomberait de me l’apporter.
Son ancienneté auprès de moi et sa qualité de matrone du harem lui donnent accès jour et nuit à mes appartements. C’est ainsi que je l’ai vue surgir en pleine insomnie, accompagnée d’un eunuque qui portait un flambeau. Elle paraissait très excitée et comme dominant mal une joie triomphante. Mais le protocole lui interdisait de prendre la parole en premier, et je n’avais aucune hâte à faire éclater la catastrophe que je savais d’ores et déjà inévitable.
Je me levai, revêtis un boubou de nuit, et entrepris de me rincer la bouche, sans accorder un regard à la matrone qui bouillait d’impatience. Enfin j’arrangeai mes coussins, m’étendis à nouveau et lui dis avec nonchalance : « Alors Kallaha, que se passe-t-il au harem ? » Car il est évidemment hors de question que je l’autorise à s’exprimer sur un autre sujet. Elle éclata : « Tes Phéniciens ! » Comme si je n’avais pas compris dès sa survenue que ce serait d’eux qu’il s’agirait !
— Tes Phéniciens ! Ils ne sont pas plus frère et sœur que celui-là et moi !
Et elle toucha l’épaule de l’eunuque.
— Qu’en sais-tu ?
— Si tu ne me crois pas, viens avec moi. Tu verras comme les jeux auxquels ils jouent sont ceux d’un frère et d’une sœur !
Je fus aussitôt debout. C’était donc cela ! La tristesse nauséeuse qui m’enveloppait depuis des semaines s’était muée en une colère meurtrière. Je jetai un manteau sur mes épaules. Kallaha, dépassée par la violence de ma réaction, reculait avec terreur vers la porte.
— Allons marche, vieille bourrique, nous y allons !
La suite eut la rapidité sans poids d’un cauchemar. Les amants surpris dans les bras l’un de l’autre, les soldats appelés, le garçon traîné vers les cachots de l’ergastule, Biltine – plus belle que jamais dans son bonheur soudain foudroyé, plus désirable que jamais dans ses larmes et ses longs cheveux qui étaient son seul vêtement –, Biltine claquemurée dans une cellule de six pieds de côté, Kallaha disparue, car elle savait d’expérience, la rouée, qu’il ne fait pas bon traîner à ma portée en de pareils moments, je me suis retrouvé dans une solitude effrayante, au cœur d’une nuit aussi noire que ma peau et le fond de mon âme. Et j’aurais pleuré sans doute, si je n’avais su combien les larmes conviennent mal à un nègre.
Biltine et Galeka sont-ils frère et sœur ? Tout porte à en douter. J’ai déjà noté que leur ressemblance physique, d’abord évidente, s’était estompée à mes yeux, à mesure que je voyais leurs traits individuels s’affirmer sous leur identité ethnique. Et la manœuvre ne s’explique que trop aisément : en faisant passer son amant – ou son mari – pour son frère, la Phénicienne le mettait à l’abri de ma jalousie, et lui faisait partager les faveurs dont je la comblais. La prudence aurait exigé qu’ils observassent la plus grande retenue l’un à l’égard de l’autre. Qu’ils en aient agi autrement me remplit de fureur – fallait-il qu’ils se soucient peu de me défier, entourés d’espions comme ils l’étaient ! – mais aussi cette légèreté, cette témérité m’étonne, m’attendrit un peu. Et pour en finir avec leur fraternité, il m’importe peu qu’elle soit réelle ou mensongère. Les pharaons de Haute-Égypte – qui ne sont bien loin de moi ni dans le temps, ni dans l’espace – se mariaient entre frères et sœurs pour sauvegarder la pureté de leur descendance. Pour moi, l’union de Biltine et de Galeka reste celle de deux semblables. Le blond et la blonde s’attirent, se frottent... et rejettent le noir dans les ténèbres extérieures. Cela seul compte à mes yeux.
Les jours qui suivirent, j’eus à subir les sollicitations muettes ou déguisées de mon entourage qui me pressait d’en finir avec les coupables. Que pèse la vie de deux esclaves en disgrâce dans la main d’un roi ? Mais j’ai assez de sagesse à mon âge pour savoir que l’important n’est pour moi ni de faire justice, ni même de me venger, mais de guérir la blessure dont je souffre. Agir selon l’égoïsme le plus judicieux. La mort – cruelle ou expéditive – de l’un des deux Phéniciens – et duquel des deux ? – ou des deux à la fois, aurait-elle un effet bénéfique sur mon chagrin ? C’est la seule question, et je dénie à tous ceux qui poussent des cris de haine autour de moi la moindre compétence pour en juger.
Une fois de plus, c’est de mon astrologue Barka Maï que m’est venue l’aide la plus avisée.
J’errais sur ma terrasse, considérant dans une délectation morose que la noirceur de mon âme est vide, alors que celle du ciel nocturne scintille d’étoiles, quand il me rejoignit avec – me dit-il – une nouvelle d’importance.
— C’est pour cette nuit, précisa-t-il mystérieusement.
J’avais oublié notre précédente rencontre. Je ne savais plus ce qu’il voulait dire.
— La comète, me rappela-t-il, l’astre chevelu. À la fin de cette nuit, elle sera visible de cette terrasse.
L’étoile aux cheveux d’or ! Je me souvenais maintenant qu’il m’avait prédit cette apparition, alors que Biltine n’était pas encore entrée dans ma vie. Cher Barka ! Son extralucidité m’émerveillait. Mais surtout, il donnait tout à coup à la misérable imposture dont j’étais victime une dimension céleste. Certes j’étais trahi. Mais mon malheur possédait densité et qualité royales, et il retentissait jusque dans les cieux ! Je m’en trouvai puissamment conforté. La flûte de Satan consentait enfin à se taire.
— Eh bien, lui dis-je, attendons-la ensemble.
Elle s’annonça au-dessus des collines qui bordent l’horizon méridional par des palpitations imperceptibles – comme de très faibles éclairs de chaleur – et ce fut Barka qui la distingua le premier, me montrant du doigt une lueur que j’aurais pu confondre avec celle d’une planète.
— C’est bien cela, dit-il, elle vient des sources du Nil, et se dirige vers le Delta.
— Pourtant, objectai-je, Biltine vient au contraire du nord de la Méditerranée, et elle a traversé le désert pour arriver jusqu’ici.
— Qui te parle de Biltine ? s’étonna Barka avec un sourire rusé.
— Ne m’as-tu pas dit que cette étoile chevelue était blonde ?
— Dorée. J’ai parlé de cheveux d’or.
— Justement, quand Biltine défaisait sa coiffure et la secouait sur ses épaules, ou l’étalait sur son oreiller, moi qui ne connaissais que les têtes noires, rondes et crépues de nos femmes, je touchais ses cheveux, je les faisais passer d’une main dans l’autre, et je m’émerveillais que le goût, la soif du métal jaune pût se transfigurer au point de se confondre avec l’amour d’une femme. C’est comme son odeur. Tu connais le mot selon lequel l’or n’a pas d’odeur. Il signifie que l’on peut tirer profit des sources les plus impures – lupanars ou latrines – sans que le trésor de la Couronne s’en trouve le moins du monde empuanti. C’est bien commode, et c’est grave, parce que les crimes les plus sordides se trouvent ainsi effacés dans le profit qu’on en peut tirer. Plus d’une fois, ayant fait renverser à mes pieds un coffre de pièces d’or, je les ai ramassées à pleines poignées et approchées de mon nez. Rien ! Elles ne sentaient rien. Les mains et les poches où les trafics, les trahisons ou les meurtres les avaient fait passer n’avaient laissé aucune odeur sur elles. Tandis que l’or des cheveux de Biltine ! Tu connais cette petite graminée aromatique qui pousse au creux des rochers...
— En vérité, Seigneur Gaspard, cette femme occupe excessivement ta pensée ! Eh bien, regarde la comète blonde maintenant. Elle approche, elle danse au ciel noir, comme une aimée de lumière. C’est peut-être Biltine. Mais c’est peut-être en même temps quelqu’un d’autre, car il n’y a pas qu’une blondeur sur la terre. Elle vient du sud, et dirige vers le nord sa course capricieuse. Crois-moi : suis-la. Pars ! Le voyage est un remède souverain contre le mal qui te ronge. Un voyage, c’est une suite de disparitions irrémédiables, a dit justement le poète [1]. Va, fais une cure de disparitions, il ne peut en résulter que du bien pour toi.
L’aimée de lumière agitait sa chevelure au-dessus de la palmeraie. Oui, elle me faisait signe de la suivre. Je partirais donc. Je confierais Biltine et son frère à mon premier intendant en l’avertissant qu’à mon retour sa vie répondra de la leur. Je descendrai le cours du Nil vers la mer froide où naviguent des hommes et des femmes aux cheveux d’or. Et Barka Maï m’accompagnera. Pour sa peine et pour sa récompense !
***
Les préparatifs de notre départ agirent sur moi comme une cure de jeunesse et de force. Le poète [2] l’a dit : l’eau qui stagne immobile et sans vie devient saumâtre et boueuse. Au contraire, l’eau vive et chantante reste pure et limpide. Ainsi l’âme de l’homme sédentaire est un vase où fermentent des griefs indéfiniment remâchés. De celle du voyageur jaillissent en flots purs des idées neuves et des actions imprévues.
Par plaisir plus que par nécessité, j’ai veillé moi-même à la formation de notre caravane qui devait être limitée en nombre – pas plus de cinquante chameaux – mais sans faiblesse, ni du côté des hommes, ni du côté des bêtes, car le but de notre expédition était à la fois incertain et lointain. À ce propos, j’ai répugné à faire partir mes compagnons et mes esclaves sans leur donner d’explication. Je leur ai donc parlé d’une visite officielle à un grand roi blanc des rivages orientaux de la mer, et j’ai cité un peu au hasard Hérode, roi des Juifs, dont la capitale est Jérusalem. C’était trop de scrupules. Ils m’ont à peine écouté. Pour ces hommes qui sont tous des nomades sédentarisés – et malheureux de l’être –, partir trouve sa justification en soi-même. Peu importe la destination. Je crois qu’ils n’ont compris qu’une chose : nous irions loin, donc nous partions pour longtemps. Ils n’en demandaient pas davantage pour jubiler. Barka Maï lui-même sembla faire contre mauvaise fortune bon cœur. Après tout, il n’était pas si vieux et sceptique qu’il ne pût escompter des surprises et des enseignements de cette expédition.
Pour quitter Méroé, j’ai dû me résoudre à user du grand palanquin royal de laine rouge brodée d’or et surmonté d’une flèche de bois d’où flottent des étendards verts couronnés d’un panache de plumes d’autruche. Depuis la grande porte du palais jusqu’au dernier palmier – après, c’est le désert –, le peuple de Méroé acclamait et pleurait le départ de son roi, et comme chez nous rien ne se fait sans danse ni musique, c’était un déchaînement de crotales, de sistres, de cymbales, de sambuques et de psaltérions. Ma dignité royale ne me permet pas de sortir de ma capitale à moins de frais. Mais dès la première étape, j’ai fait démonter l’appareil pompeux où j’avais suffoqué tout le jour, et, ayant changé de monture, j’ai pris place sur ma selle de randonnée, faite d’une armature légère, habillée de peau de mouton.
Le soir, je voulus célébrer jusqu’au bout cette première journée d’arrachement, et il fallait pour cela que je fusse seul. Mes familiers se sont résignés depuis longtemps à ces escapades, et nul n’a tenté de me suivre quand je me suis éloigné du bouquet de sycomores et de la guelta où le camp avait été dressé. Je jouissais pleinement, dans la fraîcheur soudaine du jour finissant, de l’amble souple de ma chamelle. Cette allure balancée – les deux membres droits avancent ensemble, tout le corps de l’animal étant rejeté sur la gauche, puis les deux membres gauches avancent à leur tour, cependant que tout le corps se rejette vers la droite – est propre aux chameaux, aux lions, aux éléphants, et favorise la méditation métaphysique, tandis que l’allure diagonale des chevaux et des chiens n’inspire que des pensées indigentes et des calculs bas. O bonheur ! La solitude, odieuse et humiliante dans mon palais, comme elle m’exaltait en plein désert !
Ma monture, à laquelle je laissais la rêne molle, dirigeait son trot dégingandé vers le soleil couchant, suivant en fait des traces nombreuses que je ne remarquai pas immédiatement. Elle s’arrêta soudain devant les levées de terre d’un petit puits, dont émergeait un tronc de palmier creusé d’encoches. Je me penchai et vis mon reflet trembler sur un miroir noir. La tentation était trop forte. Je retirai tous mes vêtements, et, empruntant le tronc de palmier, je descendis jusqu’au fond du puits. L’eau me montait à la ceinture, et je sentais contre mes chevilles les frais remous d’une source invisible. Je m’enfonçai jusqu’à la poitrine, jusqu’au cou, jusqu’aux yeux, dans l’exquise caresse du flot. Au-dessus de ma tête, je voyais le trou rond de l’orifice, un disque de ciel phosphorescent où clignotait une première étoile. Un souffle de vent passa sur le puits, et j’entendis la colonne d’air qui le remplissait ronfler comme dans le tuyau d’une flûte gigantesque, musique douce et profonde que faisaient ensemble la terre et le vent nocturne, et que je venais de surprendre par une inconcevable indiscrétion.
Les jours qui suivirent, les heures de marche succédant aux heures de marche, les terres rouges craquelées aux regs hérissés d’épineux, les étendues de pierrailles parsemées d’herbes jaunes aux sels scintillants des sebkas, il semblait que nous cheminions dans l’éternité, et bien peu parmi nous auraient pu dire depuis combien de temps nous étions partis. C’est cela aussi le voyage, une façon pour le temps de s’écouler à la fois beaucoup plus lentement – selon l’amble nonchalant de nos montures – et beaucoup plus vite qu’à la ville, où la variété des tâches et des visites crée un passé complexe doué de plans successifs, de perspectives et de zones diversement structurées.
Nous vivions principalement sous le signe des animaux, et d’abord naturellement de nos propres chameaux, sans lesquels nous eussions été perdus. Nous fûmes inquiétés par une épidémie de diarrhée qui fut provoquée par une herbe abondante et grasse, et qui faisait ruisseler entre les maigres cuisses de nos bêtes des humeurs vertes et liquides. Un jour nous dûmes les abreuver de force, parce que la seule source existante avant trois journées de marche donnait une eau limpide, mais rendue amère par le natron. Il fallut tuer trois chamelles, qui dépérissaient, avant qu’elles fussent réduites à l’état de squelettes ambulants. Ce fut l’occasion d’une ripaille à laquelle je m’associai, plus par solidarité avec mes compagnons que par goût. Selon la tradition, les os à moelle furent enfermés dans la poche des estomacs ; ceux-ci, enfouis sous un foyer, étaient retrouvés le lendemain remplis d’un brouet sanglant dont les hommes du désert se régalent. Mais l’approvisionnement en lait se trouva considérablement diminué.
Nous nous rapprochions du Nil insensiblement, et c’est avec un coup au cœur que nous l’avons soudain découvert, immense et bleu, bordé de papyrus dont les ombelles se caressaient au vent dans un froissement soyeux. Une anse marécageuse abritait un hippopotame renversé, ses courtes pattes en l’air, largement éventré, toutes tripes dehors. Nous approchons, et nous voyons sortir de cette caverne gluante un petit garçon nu, statue rouge de sang dans laquelle il n’y a de blanc que les yeux et les dents. Il rit aux éclats en nous offrant à bout de bras des viscères et des quartiers de viande.
Thèbes. Nous avons passé le fleuve pour nous mêler à la foule de l’ancienne métropole égyptienne. C’était une erreur. À mesure que nous avançons vers le nord, nous voyons les peaux s’éclaircir. Je cherche à anticiper sur le moment où ce sont les nègres, que nous sommes, qui feront tache dans une population blanche, inversion difficilement imaginable du blanc sur fond noir au noir sur fond blanc.
Nous n’en sommes pas encore là, mais j’ai tout de même tressailli en apercevant des têtes blondes dans la population du port. Des Phéniciens peut-être ? Oui, c’était une erreur, car mes plaies se sont rouvertes au contact des hommes. Mon cœur blessé ne supporte que le désert. C’est avec soulagement que j’ai regagné le silence de la rive gauche, où les deux Colosses de Memnon veillent sur les tombeaux des rois et des reines. J’ai marché longtemps au bord de l’eau en regardant pêcher les faucons sacrés, images du dieu Horus, fils d’Osiris et d’Isis, vainqueur de Seth. Ces splendides oiseaux ont le bec trop court pour capturer des poissons. C’est avec leurs serres qu’ils pèchent, et, lorsqu’ils se laissent tomber sur la surface de l’eau comme des météorites, au dernier moment, un déclic fait sortir leurs pattes griffues, tendues vers leur proie immergée. Ils éraflent le miroir d’eau, et remontent aussitôt à grands battements d’ailes, puis en plein vol ils déchiquètent avec leur bec le poisson tenu dans leurs serres. Les Égyptiens, plus qu’aucun autre peuple, ont été frappés par la divine simplicité du corps de l’animal, et la perfection de son ajustement à l’ordre de la nature. À coup sûr cela justifie un culte. Seigneur Horus, donne-moi la force naïve et la sauvage beauté de ton oiseau emblématique !
Cédant à la séduction des eaux calmes et limpides du fleuve, nous avions dressé notre camp directement sur la berge de la rive gauche. Barka Maï n’avait pas été le dernier à remarquer l’amertume de ma bouche et la tristesse de mes yeux. Il savait que c’en était fait de l’humeur joyeuse où le départ m’avait mis. Nous mangions en silence le ragoût de grosses fèves brunes aux oignons hachés à l’huile et au cumin qui paraît être le mets national de ce pays. N’ayant aucun appétit, j’étais particulièrement sensible à l’insipidité de ce plat, et je notai à cette occasion que la nourriture ne cesse de s’affadir à mesure que l’on remonte vers le nord, une règle qui n’a été démentie que par les sauterelles confites dans le vinaigre qui nous attendaient en Judée. Ensuite je m’abîmai dans la contemplation des tourbillons et des remous qui moiraient le courant paresseux du fleuve.
— Tu es triste comme la mort, me dit Barka. Cesse de regarder ces eaux glauques. Tourne-toi au contraire vers la Montagne des Rois. Va chercher conseil auprès des deux colosses qui veillent sur la nécropole d’Aménophis. Va, ils t’attendent !
Pour se faire obéir, fût-ce d’un roi, il n’est rien de tel que de lui commander l’acte qu’il souhaite du fond du cœur accomplir. J’avais vu de loin les deux géants placés côte à côte, et j’avais aussitôt éprouvé le désir de me mettre sous la formidable protection de ces figures admirables. C’est qu’il émane de ces statues, hautes comme dix hommes, un rayonnement de sérénité dû sans doute en partie à leur posture : sagement assises, les deux mains posées sur leurs genoux serrés. Je fis d’abord le tour des deux statues, puis je m’engageai dans la ville des morts dont elles sont les gardiennes. Du temple funéraire d’Aménophis, il ne reste que des colonnes, des chapiteaux, des escaliers mystérieusement arrêtés en plein vol, des blocs énigmatiques. Mais ce chaos recouvre l’ordre noir des tombes et des stèles. Sous le désordre qui est encore vie et humanité, l’horloge des dieux fait son tic-tac imperturbable. On sait avec certitude que le temps travaille pour elle, et qu’avant peu le désert aura digéré ces ruines. Pourtant les colosses veillent... J’ai voulu faire comme eux. Je me suis accroupi dans mon manteau au pied du colosse du nord. Pendant une partie de la nuit, j’ai doublé de ma petite et fragile veilleuse humaine l’éternelle veillée du géant de pierre. Puis j’ai perdu conscience.
J’ai été tiré de mon sommeil par des vagissements de bébé. Du moins est-ce ce que j’ai d’abord cru. Une voix puérile et plaintive retentissait. D’où venait-elle ? D’en haut, semblait-il, du ciel peut-être, ou plutôt de la petite tête coiffée du némès de Memnon. C’était parfois aussi comme un chant, car il y avait des accents de tendresse, des roulades, un gazouillis d’enfantine volupté. On aurait dit les risettes d’un bébé accueillant les caresses de sa maman.
Je me suis levé. Sous la lumière blafarde de l’aube, le désert et les tombes paraissaient plus désolés encore que le soir. Pourtant à l’est, de l’autre côté du Nil, une échancrure pourpre blessait le ciel, et un reflet orange tombait sur la poitrine de pierre de mon colosse. Je me suis souvenu alors d’une légende qu’on m’avait rapportée, mais que son extravagance m’avait fait rejeter. Memnon était fils d’Aurore et de Tithon, roi d’Égypte, lequel l’avait envoyé au secours de la ville de Troie assiégée. C’est là qu’il fut tué par Achille. Depuis, chaque matin, Aurore couvre de larmes de rosée et de rayons affectueux la statue de son fils, et le colosse prend vie et chante de douceur sous les chaudes caresses de sa mère. C’était à ces tendres retrouvailles que j’assistais, et une étrange exaltation m’envahissait.
Pour la deuxième fois, je découvrais que la grandeur est le seul vrai remède de l’amour malheureux. Le chagrin trouve le comble de sa misère dans les griefs vulgaires, les coups bas, les petitesses accumulées, les aigreurs. C’était d’abord la comète – avatar céleste de Biltine – qui m’avait arraché à la langueur de mes appartements pour me jeter sur les pistes du désert. Et ce matin, je voyais la douleur d’une mère élevée à une hauteur sublime, j’entendais les épanchements filiaux du soleil levant et du colosse de pierre à voix de bébé. Et j’étais roi ! Comment n’aurais-je pas compris cette exaltante leçon ? Je rougis de colère et de honte en songeant à l’abjection où j’étais tombé pour me torturer au sujet des vomissures d’une esclave, me demandant avec désespoir si c’était la gigue d’antilope, la queue de brebis ou ma négritude qui en était responsable !
Mes hommes eurent peine à reconnaître leur souverain accablé de chagrin de la veille, quand je les pressai de reformer la caravane pour poursuivre vers le nord-est, en direction de la mer Rouge.
De Thèbes, il nous fallut deux jours pour gagner Koenopolis où l’on fabrique des jarres, des amphores et des gargoulettes dans une pâte d’argile mêlée de cendre d’alfa. Il en résulte une matière poreuse qui garde l’eau fraîche grâce à une constante évaporation. Ensuite nous nous sommes engagés dans un massif montagneux où nous n’avons plus progressé qu’à petites étapes. Nous dûmes sacrifier deux jeunes chameaux mal aguerris ou trop lourdement chargés qui s’étaient estropiés dans les rochers. Ce fut une fois de plus pour mes hommes l’occasion de se gorger de viande. Il ne nous fallut pas moins de dix jours de progression laborieuse à travers des gorges dominées par des sommets enneigés, paysage totalement nouveau pour nous, avant de déboucher sur la plaine littorale. Notre soulagement fut immense de découvrir enfin l’horizon marin, puis les plages de sable salé sur lesquelles les plus ardents de ma suite s’élancèrent en criant d’enthousiasme comme des enfants. Tant il est vrai que la mer apparaît toujours comme une promesse d’évasion hélas assez souvent trompeuse.
Nous avons fait halte dans le port de Kosseir. Comme la plupart des villes côtières de la mer Rouge, l’essentiel du trafic maritime de Kosseir se fait avec Elath, à l’extrême nord du golfe qui sépare la péninsule du Sinaï et la côte de l’Arabie. C’est l’ancien Ezion Guéber du Roi Salomon qui drainait l’or, le santal, l’ivoire, les singes, les paons et les chevaux des deux continents, l’africain et l’arabique. Neuf jours de palabres furent nécessaires pour affréter les onze barcasses dont nous avions besoin pour transporter hommes, bêtes et provisions. Puis nous eûmes encore à patienter cinq jours, parce que le vent soufflant du nord rendait la navigation impossible. Enfin nous pûmes lever l’ancre, et, après une semaine de navigation le long de falaises de granit abruptes et désertiques, dominées par d’imposants sommets, nous entrâmes dans le dégagement du port d’Elath. Cette paisible traversée fut un repos pour tout le monde, et au premier chef pour les chameaux immobilisés dans l’ombre des cales, et qui se refirent la bosse en mangeant et en buvant à satiété.
D’Elath à Jérusalem, on nous avait annoncé vingt jours de marche, et sans doute eussions-nous franchi cette distance dans ce délai, si nous n’eussions fait à deux jours de Jérusalem une rencontre qui devait à la fois retarder notre marche et lui donner une signification nouvelle.
Barka Maï m’entretenait depuis notre débarquement de la majesté inouïe de l’antique Hébron vers laquelle nous nous dirigions, et qui selon lui aurait valu à elle seule le voyage. Elle s’enorgueillit d’être la ville la plus ancienne du monde. Et comment en serait-il autrement, puisque c’est là que se réfugièrent Adam et Ève après avoir été chassés du Paradis ? Mieux : on y voit le champ dont la glaise servit à Yahvé pour modeler le premier homme !
Porte du désert d’Idumée, Hébron veille sur trois petites collines verdoyantes, plantées d’oliviers, de grenadiers et de figuiers. Ses maisons blanches, entièrement fermées sur l’extérieur, ne laisse percer aucun signe de vie. Pas une fenêtre, pas un linge séchant sur une corde, pas un passant dans ses ruelles en escalier, pas même un chien. C’est du moins le masque rébarbatif qu’oppose à l’étranger la première cité de l’histoire de l’humanité. C’est aussi ce que me rapportèrent les messagers que j’avais envoyés pour annoncer notre arrivée. Pourtant ils n’avaient pas rencontré que le vide à Hébron. Selon leur rapport, une caravane nous y avait précédés de quelques heures à peine, et, devant l’inhospitalité des habitants, ces voyageurs dressaient à l’est de la ville un camp qui promettait d’être magnifique. Je dépêchai aussitôt un envoyé officiel pour nous présenter et s’enquérir des intentions de ces étrangers. Il revint visiblement enchanté du résultat de sa mission. Ces hommes étaient la suite du roi Balthazar IV, souverain de la principauté chaldéenne de Nippur, lequel nous souhaitait la bienvenue et me priait à souper.
La première chose qui me frappa en approchant le camp de Balthazar, ce fut la quantité des chevaux. Nous autres, gens du grand sud, nous ne voyageons qu’avec des chameaux. Le cheval, parce qu’il transpire et urine sans retenue, est inadapté au manque d’eau qui est notre condition habituelle. C’est pourtant d’Égypte que le Roi Salomon faisait venir les chevaux qu’il attelait à ses fameux chars de combat. Par leur tête busquée, leurs membres courts mais puissants, leur croupe ronde comme une grenade, les chevaux du roi Balthazar appartiennent à la célèbre race des monts Taurus que la légende fait descendre de Pégase, le cheval ailé de Persée.
Le roi de Nippur est un vieillard affable qui semble au premier abord ne rien mettre au-dessus du confort et du raffinement de la vie. Il se déplace dans un tel équipage qu’on ne songe pas un instant à lui demander dans quel but il voyage : pour le plaisir, pour la joie, pour le bonheur, répondent les tapisseries, la vaisselle, les fourrures et les parfums dont un personnel nombreux et spécialisé a la charge. À peine arrivés, nous fûmes baignés, coiffés et oints par des jeunes filles expertes dont le type physique ne manqua pas de m’impressionner. On m’a expliqué plus tard qu’elles étaient toutes de la race de la reine Malvina, originaire de la lointaine et mystérieuse Hyrcanie. C’est de là que le roi, par un délicat hommage à sa femme, fait venir les suivantes du palais de Nippur. De peau très blanche, elles ont de lourdes chevelures noires comme jais avec laquelle contrastent de façon ravissante des yeux bleu clair. Rendu attentif à ces détails par ma malheureuse aventure, je les ai vraiment bien regardées, tout durant qu’elles me bichonnaient. La première surprise épuisée, le charme s’est pourtant quelque peu éventé. C’est très joli une peau blanche et des cheveux abondants et noirs, mais j’ai noté la trace d’un duvet sombre sur leur lèvre supérieure et leurs avant-bras, et je ne suis pas sûr qu’un examen plus approfondi de ces filles tourne à leur avantage. Bref, je préfère les blondes et les négresses : du moins leur carnation et leur pilosité sont-elles accordées !
Bien entendu je me suis gardé de poser des questions indiscrètes à Balthazar, tout de même qu’il ne m’a pas interrogé sur les motifs et la destination de mon voyage. Contraints par la courtoisie, nous avons joué au jeu étrange qui consiste à taire l’essentiel, et à ne l’approcher qu’indirectement, par des déductions tirées tant bien que mal des propos insignifiants que nous avons échangés, de telle sorte qu’à la fin de cette première soirée je ne savais à peu près rien sur lui, et que, de son côté, il n’était guère plus avancé à mon endroit. Heureusement nous étions secondés, et nos esclaves et courtisans n’étant pas soumis à la même règle de discrétion, nous en saurions davantage l’un sur l’autre dès demain grâce aux bavardages d’offices, de cuisines et d’écuries qui nous seraient dûment rapportés. Ce qui paraissait certain, c’était que le roi de Nippur est un grand connaisseur d’art, et qu’il collectionne avec passion sculptures, peintures et dessins. Peut-être voyageait-il tout simplement pour voir et acquérir de belles choses ? Cela se serait accordé à son fastueux équipage.
Nous devions nous retrouver le lendemain dans la grotte de Macpela qui abrite les tombes d’Adam, d’Ève, d’Abraham, de Sara, d’Isaac, de Rebecca, de Lia et de Jacob, bref un véritable caveau de famille biblique, auquel il ne manque que les cendres de Yahvé lui-même pour être complet. Si je parle légèrement et de façon irrévérencieuse de ces choses pourtant vénérables, c’est sans doute que je les sens très loin de moi. Les légendes vivent de notre substance. Elles ne tiennent leur vérité que de la complicité de nos cœurs. Dès lors que nous n’y reconnaissons pas notre propre histoire, elles ne sont que bois mort et paille sèche.
Il en allait tout autrement du roi Balthazar qui paraissait fort ému en s’engageant avec moi dans le dédale des souterrains qui descend vers les tombeaux des patriarches. Dans l’obscurité où les torches répandaient fumées et lueurs dansantes, les tombes, à peine visibles, se réduisaient à de vagues tumulus. Mon compagnon se fit désigner celle d’Adam, et se pencha longuement sur elle, comme à la recherche de quelque chose, un secret, un message, un indice au moins, que sais-je ! Au retour son visage trahissait, à travers sa beauté impassible, une évidente déception. Il considéra avec indifférence le superbe térébinthe, dont dix hommes se tenant par la main n’embrassent pas le tronc, et qui remonterait, dit-on, à l’époque du Paradis Terrestre. Il n’eut qu’un regard de mépris pour le terrain vague semé d’épineux où, prétend-on, Caïn aurait assommé son frère Abel. En revanche sa curiosité se ranima devant le champ clos de haies d’aubépine, à la terre fraîchement retournée, dans lequel Yahvé aurait modelé Adam avant de le transporter dans le Paradis Terrestre. Il prit dans sa main, et laissa pensivement fuir entre ses doigts, un peu de cette terre primordiale dont fut sculptée la statue humaine, et dans laquelle Dieu insuffla la vie. Puis il se redressa et prononça à mon intention peut-être, mais plus encore comme se parlant à lui-même, des mots que j’ai retenus malgré leur obscurité
— On ne saurait trop méditer les premières lignes de la Genèse, dit-il. Dieu fit l’homme à son image et à sa ressemblance Pourquoi ces deux mots ? Quelle différence y a-t-il entre l’image et la ressemblance ? C’est sans doute que la ressemblance comprend tout l’être – corps et âme – tandis que l’image n’est qu’un masque superficiel et peut-être trompeur. Aussi longtemps que l’homme demeura tel que Dieu l’avait fait, son âme divine transverbéra son masque de chair, de telle sorte qu’il était pur et simple comme un lingot d’or. Alors l’image et la ressemblance proclamaient ensemble une seule et même attestation d’origine. On aurait pu se dispenser de deux mots distincts. Mais dès que l’homme désobéissant eut péché, dès qu’il chercha par des mensonges à échapper à la sévérité de Dieu, sa ressemblance avec son créateur disparut, et il ne resta que son visage, petite image trompeuse, rappelant, comme malgré elle, une origine lointaine, reniée, bafouée, mais non pas effacée. On conçoit donc la malédiction qui frappe la figuration de l’homme par la peinture ou la sculpture : ces arts se font les complices d’une imposture en célébrant et en répandant une image sans ressemblance. Enflammé d’un zèle fanatique, le clergé persécute les arts figuratifs et saccage les œuvres, même les plus sublimes du génie humain. Quand on l’interroge, il répond qu’il en sera ainsi aussi longtemps que l’image recouvrira une dissemblance profonde et secrète. Peut-être un jour, l’homme déchu sera-t-il racheté et régénéré par un héros ou un sauveur. Alors sa ressemblance restaurée justifiera son image, et les artistes peintres, sculpteurs et dessinateurs pourront exercer leur art qui aura recouvré sa dimension sacrée...
Pendant qu’il suivait le cours de cette méditation, je baissai les yeux vers la terre fraîchement retournée et, les mots d’image et de ressemblance revenant avec insistance à mon oreille, je cherchai dans cette glèbe la trace d’un homme, celle de Balthazar, celle de Biltine, la mienne peut-être. Il se tut et observa un silence recueilli. Alors je ramassai une poignée de terre, et tendant vers le roi ma main ouverte, je lui dis :
— Prononce-toi, si tu y consens, Seigneur Balthazar : cette terre, dont Adam fut modelé, est-elle blanche, selon toi ?
— Blanche ? Certes non ! s’exclama-t-il avec une franchise qui me fit sourire. Je la trouve plutôt noire, si tu veux mon impression. Encore qu’elle possède à y bien regarder une nuance brun-rouge, et cela me rappelle en effet qu Adam cela signifie en hébreu : terre ocre.
Il en avait dit plus qu’il n’en fallait pour me combler J’approchai la poignée de terre de mon propre visage.
— Noire, brune, rouge, ocre, dis-tu. Eh bien regarde et compare ! Est-ce que par hasard le visage d’Adam n’aurait pas été à l’image – sinon à la ressemblance, car seule la couleur est en cause – du visage de ton cousin, le roi de Méroé ?
— Adam nègre ? Pourquoi pas ? Je n’y songeais pas, mais rien n’interdit de le supposer. Seulement attention ! Ève a été formée de la chair d’Adam. Donc à un Adam nègre correspond une Ève noire ! Mais comme c’est curieux ! Notre mythologie avec son imagerie immémoriale résiste aux agressions de notre imagination et de notre raison. Passe pour Adam, mais Ève, non je ne puis la voir que blanche.
Et moi donc ! Non seulement blanche, mais blonde, avec le nez impertinent et la bouche enfantine de Biltine... Et Balthazar, en m’entraînant vers notre grande caravane commune où se mêlaient chevaux et chameaux, formula une question qui n’était pour lui qu’un amusant paradoxe, mais dont la portée devenait pour moi incalculable :
— Qui sait, dit-il, si le sens de notre voyage n’est pas dans une exaltation de la négritude ?