Ils vinrent de nuit...
Ils vinrent dans des voitures noires, armés de fusils, de revolvers, de haches, de pics, de projecteurs. Ils vinrent du fond de la nuit dans un grand bruit de moteurs, et les longs bras blancs de leurs phares éclairèrent Cimarron Street.
Robert Neville était assis près du judas lorsqu’ils arrivèrent, et il vit la lumière blanche frapper le visage exsangue des vampires, il vit l’affolement de ceux-ci, il vit leurs yeux inhumains se tourner vers la lumière aveuglante.
Alors Neville bondit en arrière, le cœur battant, sans savoir quoi faire. Il eut une pensée rapide pour ses pistolets, pour sa mitraillette. Défendre sa maison ?... Puis il serra les poings. Non, depuis des mois, sa décision était prise : il ne combattrait pas.
Il retourna au judas.
La rue était, à présent, le théâtre d’une immonde boucherie éclairée par les phares des autos. Des hommes se ruaient sur d’autres hommes, on entendait des coups de feu. Deux vampires mâles essayaient de fuir. Quatre hommes les rattrapèrent et les jetèrent à terre, tandis que deux autres levaient leurs pics... Des hurlements s’élevèrent dans la nuit. Le visage de Neville se convulsa et il se mit à trembler comme une feuille morte.
Les hommes vêtus de noir savaient exactement ce qu’ils avaient à faire. Il les vit encercler sept vampires – six hommes et une femme – les saisir par les bras et leur enfoncer leurs pics dans la poitrine. Le sang jaillit et les vampires moururent, l’un après l’autre. Neville grelottait. Les mots de Ruth traversèrent son cerveau. Etait-ce donc cela la « nouvelle société » ? Il s’efforçait de croire que ces hommes étaient obligés d’agir ainsi, mais en même temps il se sentait envahi par un doute terrible. Ce qu’ils avaient à faire, fallait-il qu’ils le fissent de cette manière, avec cette sauvagerie de bouchers ? Pourquoi frapper la nuit, alors que, de jour, on pouvait supprimer les vampires sans qu’ils s’en rendissent compte ?
Robert Neville n’aimait pas l’aspect de ces hommes, ni la boucherie méthodique à laquelle ils se livraient. Ils ressemblaient à des gangsters, et leurs visages, cruels, inhumains, avaient une expression de triomphe sadique.
Soudain, Neville tressaillit : où était Ben Cortman ? Il ne le voyait pas, si loin que portât son regard. Et il se rendit compte qu’il faisait des vœux pour que Cortman leur échappât, pour qu’il ne fût pas abattu de cette manière. Avec stupeur, il se rendit compte qu’il se sentait plus proche des vampires que de leurs exécuteurs...
Les sept vampires morts, les projecteurs se mirent à balayer la rue. Neville suivit des yeux le pinceau lumineux. Soudain, il frémit : Ben Cortman s’était réfugié sur un toit, de l’autre côté de la rue... Il rampait sur les tuiles en direction de la cheminée, et Neville comprit tout à coup que c’était dans cette cheminée qu’il avait dû se cacher le plus souvent. Pourquoi lui, Neville, n’y avait-il jamais pensé ? Il eût épargné à Cortman d’être abattu par les étranges tueurs. Le résultat eût été le même, bien sûr, mais il ne pouvait se défendre de penser que ce n’était pas à eux qu’il appartenait de donner à Cortman le dernier repos...
Ses yeux fixaient intensément les mains trop blanches de Cortman qui s’accrochaient aux tuiles. Il eût voulu lui crier d’avancer plus vite...
Les hommes ne crièrent pas. Ils levèrent leurs carabines et tirèrent. Neville eut l’impression que c’était son propre corps que frappaient les balles. Cortman eut un sursaut, mais continua d’avancer. Ils tirèrent à nouveau. Neville sentit ses yeux se remplir de larmes. Enfin, Cortman se dressa sur les genoux et essaya de s’accrocher à la cheminée, tandis que les balles le criblaient. Une mitraillette se mit de la partie. Une seconde, Cortman se tint debout les bras en l’air, avec, sur son visage blême, une expression de défi dément.
— Ben... murmura Neville dans un soupir.
Le corps de Ben Cortman s’inclina en avant, glissa et roula lentement le long du toit, puis tomba dans le vide. Dans le silence soudain qui suivit, Neville l’entendit s’écraser sur le trottoir avec un bruit horrible. Les hommes se ruèrent en avant, leurs pics levés. Neville ferma les yeux...
Il entendit les pas pesants se rapprocher et fit un bond en arrière.
Il se tenait au milieu de la pièce, attendant qu’ils l’appellent. « Je ne leur résisterai pas » se dit-il, bien qu’il en eût envie, bien que, déjà, il haït les hommes noirs, avec leurs pics sanglants. Mais sa décision était prise depuis longtemps. Ce qu’ils faisaient, ils ne pouvaient pas ne pas le faire, même s’ils eussent pu y mettre moins de brutalité inutile et de visible plaisir. Lui, Neville, avait tué les leurs. Il fallait qu’ils s’emparent de lui pour se défendre. Il ne leur résisterait pas. Il s’en remettrait à la justice de leur nouvelle société. Lorsqu’ils l’appelleraient, il sortirait et se livrerait à eux.
Mais ils ne l’appelèrent pas...
Haletant, Neville vit le fer d’une hache s’enfoncer dans la porte d’entrée. Que faisaient-ils ? Pourquoi ne l’invitaient-ils pas à se rendre ? Il n’était pas un vampire, lui, il était un homme pareil à eux !... Il les entendit s’attaquer également à la porte de derrière. Ses yeux affolés allaient de l’une à l’autre. Il sentit son cœur s’emballer. Il ne comprenait pas...
Le fracas d’une détonation le fit sursauter. L’un d’eux avait tiré dans la serrure de la porte d’entrée, pour la faire sauter. Et soudain, il comprit : ils n’avaient pas l’intention de l’arrêter, de le juger, mais de l’abattre, comme un chien…
Avec un grognement où se mêlaient la peur et la colère, il courut dans la chambre à coucher et, les jambes tremblantes, prit son revolver dans le tiroir du bureau. La porte d’entrée s’abattit avec fracas.
Des pas lourds résonnèrent dans le living-room. Neville recula dans l’obscurité jusqu’à ce qu’il se trouvât le dos au mur. Sa main serrait le revolver braqué vers la porte. Ils n’auraient pas sa peau sans y mettre le prix ! Il entendit un homme parler, sans comprendre ce qu’il disait. Puis il y eut de la lumière dans le hall. Neville retenait sa respiration. « Ça devait donc finir ainsi... » se dit-il.
La porte s’ouvrit et les deux hommes entrèrent, une torche électrique à la main. Lorsqu’ils le virent, l’un d’eux cria :
— Attention, il est armé !
Un coup de feu claqua. La balle frappa le mur au-dessus de la tête de Neville. Alors son doigt se crispa sur la détente, sans même qu’il s’en rendît compte. L’un des hommes tomba avec un gémissement.
Neville sentit comme un violent coup de poing dans la poitrine et il tomba à genoux, pressant une fois encore la détente, le revolver lui échappa.
— Tu l’as eu ! cria quelqu’un.
Il essaya de reprendre son arme, mais une botte écrasa sa main. Il sentit les os craquer.
Des mains brutales l’empoignèrent sous les bras et le forcèrent à se lever. Il se demanda s’ils allaient l’abattre sur place. « Virginia..., pensa-t-il. Je viens... » Il souhaitait mourir là, tout de suite, dans sa maison. Mais les mains se mirent à le traîner vers la porte.
— Non... gémit-il. Non... Virginia...
Les hommes noirs emportèrent son corps pantelant hors de la maison, dans la nuit, dans ce monde qui, désormais, n’était plus le sien, mais le leur ...