CHAPITRE 30
Le travail de préparation de Kawahara était sans faille. Une limousine automatique aux armes de JacSol s’est présentée au Hendrix à 8 heures. Je suis descendu l’accueillir. Le compartiment arrière était rempli de boîtes d’un créateur de mode chinois.
Je les ai ouvertes dans ma chambre. Elles contenaient une ligne d’accessoires pour cadres supérieurs qui aurait fait baver Serenity Carlyle : deux costumes sable, coupés à la taille de Ryker, une demi-douzaine de chemises faites main arborant le logo de JacSol sur le côté droit du col, des chaussures en vrai cuir, un téléphone cellulaire dédié et un petit disque noir avec une surface d’encodage ADN.
J’ai pris ma douche, je me suis rasé et j’ai lancé le disque. Kawahara est apparue sur l’écran, auréolée de toute la perfection de son construct.
— Bonjour, Takeshi-san, et bienvenue à JacSol Communications. Le codage ADN de ce disque est à présent relié à une ligne de crédit au nom de Martin James Anderson. Comme je l’ai mentionné précédemment, le préfixe corpo de JacSol annulera tout conflit avec les enregistrements génétiques de Ryker ou le compte en banque ouvert à votre intention par Bancroft. Veuillez noter le code ci-dessous.
J’ai lu la suite de chiffres à la volée et je me suis concentré de nouveau sur le visage de Kawahara.
— Le compte JacSol acquittera toutes vos dépenses, dans la mesure du raisonnable. Il est programmé pour expirer à la fin des dix jours de notre accord. Si vous souhaitiez annuler le compte plus tôt, tapez le code deux fois, entrez votre trace génétique et tapez le code de nouveau deux fois. Trepp vous contactera sur le mobile aujourd’hui. Gardez le téléphone sur vous en permanence. Irène Elliott sera injectée à 21 h 45, heure de la Côte ouest. Cela prendra à peu près quarante-cinq minutes. Au moment où vous recevrez ce message, SilSet Holdings sera en possession de votre colis. Après consultation avec mes experts, j’ai fait quelques ajouts à la liste du matériel dont pourrait avoir besoin Elliott, et j’y ai adjoint les noms d’un certain nombre de fournisseurs où ce matériel pourra être acquis en toute discrétion. Payez tout avec le compte JacSol. La liste s’imprimera dans quelques instants. Si vous aviez besoin d’entendre de nouveau certains détails de ce message, ce disque restera jouable pendant les dix-huit prochaines minutes. Il s’effacera passé ce délai. À partir de maintenant, vous êtes seul.
L’image de Kawahara a affiché un sourire spécial « relations publiques » et l’image s’est effacée. L’imprimante a craché la liste. Je l’ai survolée en descendant à la limousine.
Ortega n’était pas revenue.
Chez SilSet Holdings, on m’a traité comme un héritier de la famille Harlan. Des réceptionnistes humains s’empressaient autour de moi tandis qu’un technicien apportait un cylindre métallique de la taille d’une grenade hallucinogène.
Trepp était moins impressionnable. Je l’ai retrouvée dans la soirée, comme prévu, dans un bar d’Oakland. Quand elle a vu le logo JacSol, elle a eu une moue accablée.
— Vous avez l’air d’un putain de programmeur, Kovacs. Où avez-vous récupéré ce costume ?
— Je m’appelle Anderson, lui ai-je rappelé. Et le costume va avec le nom.
Elle a fait une grimace.
— La prochaine fois que vous allez faire des achats, Anderson, demandez-moi de vous accompagner. Je vous ferai économiser un paquet d’argent et vous ne ressemblerez pas à un type qui emmène ses gamins à Honolulu le week-end…
Je me suis penché sur la table.
— Vous savez, Trepp, la dernière fois que vous avez critiqué mon sens de la mode, je vous ai tuée.
Elle a haussé les épaules.
— Ça ne m’étonne pas. Certaines personnes ne supportent pas les bons conseils.
— Vous avez apporté le matériel ?
Trepp a posé la main sur la table. Quand elle l’a retirée, un disque gris dans un petit boîtier était posé dessus.
— Voilà. Exactement ce que vous avez demandé. Maintenant, je sais que vous êtes fou. (Il y avait peut-être une certaine admiration dans sa voix.) Vous savez ce qu’ils font, sur Terre, à ceux qui jouent avec ce truc-là ?
J’ai posé la main sur le disque et je l’ai empoché.
— La même chose qu’ailleurs, je suppose. Crime fédéral. Vous oubliez que je n’ai pas le choix.
Trepp s’est gratté l’oreille.
— Crime fédéral… l’effacement. Je n’ai guère apprécié le fait de devoir le porter sur moi aujourd’hui. Vous avez le reste ?
— Pourquoi ? Vous n’aimez pas être vue en public avec moi ?
Elle a souri.
— Y a de ça. J’espère que vous savez ce que vous faites.
Je l’espérais aussi. Le paquet gros comme une grenade avait pesé toute la journée dans la poche de ma veste.
Je suis retourné au Hendrix vérifier mes messages. Ortega n’avait pas appelé. J’ai tué le temps dans ma chambre en pensant à ce que j’allais raconter à Elliott. À 9 heures, je suis redescendu à la limousine et je suis parti au central de Bay City.
Je me suis assis dans le hall de réception où un jeune médecin remplissait les documents nécessaires. J’ai paraphé là où il me l’indiquait. La scène était étrangement familière. La plupart des clauses de sa liberté conditionnelle étaient stipulées en ma faveur, ce qui me rendait responsable de la conduite d’Irène Elliott. Elle avait encore moins à dire à ce sujet que moi, une semaine plus tôt.
Quand Elliott a enfin passé les portes « ZONE PROTÉGÉE » au fond de la réception, c’était avec le pas de quelqu’un qui se remettait d’une longue maladie. Le choc du miroir était inscrit sur son visage. Regarder l’étranger qui vous contemple dans la glace pour la première fois n’est jamais facile. Le visage que portait Elliott était aussi éloigné de celui de la grande blonde charpentée dansant sur le photocube de son mari que Ryker l’était de mon enveloppe précédente. Kawahara avait décrit la nouvelle enveloppe comme compatible, et c’était une description parfaite. C’était un corps de femme, à peu près du même âge qu’Elliott, mais la ressemblance s’arrêtait là. Irène Elliott était grande et à la peau pâle, alors que la nouvelle enveloppe avait l’éclat d’une veine de cuivre vue à travers une chute d’eau. Des cheveux noirs entouraient un visage aux yeux de braise, aux lèvres couleur prune ; son corps était mince et délicat.
— Irène Elliott ?
Elle s’est appuyée au comptoir de la réception avant de se tourner vers moi.
— Oui. Qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Martin Anderson. Je représente JacSol, division ouest. Nous avons arrangé votre libération conditionnelle.
Ses yeux se sont plissés, et elle m’a étudié de la tête aux pieds.
— Vous n’avez pas l’air d’un programmeur. À l’exception du costume, je veux dire.
— Je suis un consultant en sécurité, attaché à JacSol pour certains projets. Nous aimerions que vous accomplissiez certains travaux pour nous.
— Ouais ? Vous n’avez pas trouvé moins cher ? (Elle a désigné la salle.) Que s’est-il passé ? Je suis devenue célèbre pendant mon séjour au placard ?
— Dans un sens. Mais le mieux serait que nous réglions les formalités et que nous nous en allions. Une limousine nous attend.
— Une limousine ?
L’incrédulité dans sa voix m’a tiré le premier sourire de la journée. Elle a signé la dernière décharge comme dans un rêve.
— Qui êtes-vous vraiment ? a-t-elle demandé une fois la limousine en l’air.
Beaucoup de gens m’avaient posé cette question ces derniers jours. Je commençais à me le demander moi-même.
J’ai regardé par-dessus le bloc de navigation.
— Un ami, ai-je dit tranquillement. C’est tout ce dont vous avez besoin pour le moment.
— Avant que nous commencions quoi que ce soit, je veux…
— Je sais, l’ai-je coupée au moment où la limousine entamait son virage. Nous serons à Ember dans une demi-heure environ.
Je ne m’étais pas retourné, mais je sentais la chaleur de son regard sur ma nuque.
— Vous n’êtes pas corpo, a-t-elle dit d’un ton définitif. Les Corpos ne font pas ce genre de trucs. Pas comme ça.
— Les Corpos font ce qui rapporte. Ne laissez pas vos préjugés vous aveugler. Bien sûr, ils brûleront des villages entiers si c’est dans leur intérêt… Mais s’il faut avoir un visage humain, ils en arracheront un à quelqu’un et l’enfileront.
— Et vous êtes le visage humain ?
— Pas vraiment.
— Que voulez-vous que je fasse ? Quelque chose d’illégal ?
J’ai sorti le chargeur cylindrique du virus de ma poche et je le lui ai tendu. Elle l’a saisi à deux mains et a lu les étiquettes avec attention. Pour ma part, c’était le premier test. J’avais sorti Elliott du placard pour qu’elle me soit dévouée comme jamais quelqu’un fourni par Kawahara ne pourrait l’être. Mais je n’avais rien d’autre que mon instinct et la parole de Victor Elliott pour me persuader qu’elle était douée. Je me sentais mal à l’aise. Kawahara avait raison. Les actions des bons Samaritains pouvaient coûter cher.
— Voyons. Vous avez un virus Simultec de première génération. C’est un objet de collection, pratiquement une relique. Il se trouve dans un boîtier de déploiement rapide haut de gamme avec enveloppe de non-localisation. Vous préparez un coup, non ?
J’ai acquiescé.
— Qui est la cible ?
— Un bordel virtuel. Dirigé par une IA.
Les lèvres d’Elliott se sont séparées dans un sifflement silencieux.
— Une passe d’exfiltration ?
— Non. Nous installons.
— Installer ça ? a-t-elle dit en soulevant le cylindre. Alors, qu’est-ce que c’est ?
— Rawling 4851.
Elliott a cessé de sourire dans l’instant.
— Ce n’est pas drôle.
— Ce n’était pas le but. Il s’agit d’une version dormante du Rawling. À déploiement rapide, comme vous l’avez fort justement remarqué. Les codes d’activation sont dans ma poche. Nous allons implanter le Rawling à l’intérieur de la base de données du bordel d’une IA, puis souder le couvercle. À part quelques systèmes de surveillance à franchir et divers réglages, c’est là tout le boulot.
Elle m’a jeté un regard curieux.
— Êtes-vous un malade mental d’intégriste religieux ?
— Non, ai-je répondu avec un petit sourire. Rien à voir. Vous en êtes capable ?
— Ça dépend de l’IA. Vous avez les caractéristiques ?
— Pas ici.
Elliott m’a repassé le boîtier de déploiement.
— Alors je ne peux rien vous affirmer.
— C’était ce que je voulais entendre, ai-je dit, satisfait. Comment se comporte la nouvelle enveloppe ?
— Ça va. Il y a une raison pour laquelle je ne peux pas avoir mon propre corps ? Je serais beaucoup plus rapide dans…
— Je sais. Malheureusement, je ne peux rien faire. Vous ont-ils précisé combien de temps vous étiez restée au placard ?
— Quelqu’un m’a dit quatre ans.
— Quatre ans et demi, ai-je précisé en jetant un œil sur les décharges. J’ai peur qu’entre-temps quelqu’un ait acheté votre enveloppe.
— Oh.
Elle est restée silencieuse. Le choc de se réveiller pour la première fois dans le corps de quelqu’un d’autre n’est rien comparé à la colère qui vous prend quand vous réalisez que quelqu’un, quelque part, se promène avec votre corps. C’est une infidélité, un viol. Et, comme tous les viols, il n’y a rien à faire. Il faut seulement s’y habituer.
Quand le silence s’est fait trop long, j’ai observé son profil et je me suis éclairci la voix.
— Vous êtes sûre que vous voulez le faire tout de suite ? Retourner chez vous, je veux dire.
Elle ne m’a même pas regardé.
— Oui, j’en suis sûre. J’ai une fille et un mari qui ne m’ont pas vue pendant presque cinq ans. Vous pensez que… (elle s’est désignée de la main) ça va m’arrêter ?
— C’est vous qui voyez.
Les lumières d’Ember sont apparues sur la masse assombrie de la côte, devant nous, et la limousine a commencé sa descente. J’ai regardé Elliott du coin de l’œil et vu la nervosité s’installer. Ses mains frottaient ses genoux, elle mordillait sa lèvre inférieure. Elle a relâché son souffle avec un soupir.
— Ils ne savent pas que j’arrive ? a-t-elle demandé.
— Non. (Je ne voulais pas continuer la conversation.) Le contrat est entre vous et JacSol ouest. Il ne concerne pas votre famille.
— Mais vous vous êtes arrangé pour que je les voie. Pourquoi ?
— J’adore les réunions de famille.
J’ai fixé mon regard sur la proue de l’épave du porte-aéronefs et nous avons effectué notre descente en silence. La limousine a viré pour s’aligner dans la circulation locale et nous nous sommes posés à deux cents mètres du magasin d’Elliott. Nous avons roulé le long de la côte sous les holos d’Anchana Salomão, avant de nous garer devant l’étroite devanture. La porte était fermée, l’écran cassé qui la retenait avait été retiré, mais il y avait de la lumière dans le bureau de l’arrière-boutique.
Nous sommes descendus du véhicule et nous avons traversé la rue. La porte était fermée et verrouillée. Irène Elliott a frappé avec le plat de sa main cuivrée et quelqu’un s’est levé dans le bureau. Après un moment, la silhouette de Victor Elliott s’est dirigée vers nous. Ses cheveux gris étaient emmêlés et son visage gonflé par le sommeil. Il nous a regardés avec un flou dans le regard que j’avais vu chez les rats de données surfant trop longtemps sur les bases.
— Qu’est-ce qui… (Il s’est arrêté quand il m’a reconnu.) Qu’est-ce que tu veux, sauterelle ? Et qui c’est ?
— Vic ? a demandé Irène, la gorge serrée. Vic, c’est moi.
Un instant, les yeux d’Elliott ont fait l’aller et retour entre mon visage et celui de la délicate Asiatique à mes côtés, puis ce qu’elle a dit l’a heurté comme un camion. Il a tressailli sous l’impact.
— Irène ? a-t-il murmuré.
— Oui, c’est moi, a-t-elle murmuré en retour.
Les larmes coulaient sur ses joues. Ils se sont regardés de chaque côté de la vitre un moment avant qu’Elliott essaie maladroitement d’ouvrir la porte, secouant la poignée, avant de l’ouvrir à la volée et de se jeter dans les bras de la femme qui l’attendait. Ils se sont serrés si fort que j’ai eu peur pour les os de la nouvelle enveloppe d’Irène. J’ai regardé les lampadaires de la promenade.
Enfin, Irène Elliott s’est souvenue de moi. Elle a lâché son mari et s’est retournée, effaçant les traces d’humidité de son visage d’un revers de la main et clignant des yeux pleins de larmes.
— Pouvez-vous…
— Oui, ai-je dit d’un ton neutre. J’attendrai dans la limousine. À demain matin.
J’ai aperçu le regard étonné de Victor Elliott quand sa femme l’a poussé à l’intérieur. La porte s’est refermée derrière moi. J’ai palpé mes poches pour en sortir un paquet de cigarettes à moitié écrabouillé. Puis j’ai dépassé la limousine et marché jusqu’à la rambarde métallique en allumant un des cylindres aplatis. Pour une fois, je n’avais pas le sentiment de trahir quelqu’un en sentant la fumée tourbillonner dans mes poumons.
L’écume était haute sur la plage, traçant des lignes fantomatiques sur le sable. Je me suis penché sur la rambarde et j’ai écouté le bruit blanc des vagues en train de se briser. Comment pouvais-je me sentir si bien alors que tant de choses n’étaient pas encore résolues ? Ortega n’était pas revenue. Kadmin était encore en liberté. Sarah était encore détenue en otage. Kawahara me tenait toujours par les couilles, et je ne savais toujours pas pourquoi Bancroft avait été tué.
Et, malgré tout cela, j’étais envahi d’un grand calme.
Prenez ce que l’on vous offre. Parfois, ce doit être suffisant.
Mon regard a glissé au-delà des brisants. L’océan, noir et secret, se fondait dans la nuit, au large. Même la massive épave renversée du Défenseur de la Libre Entreprise était difficile à discerner. J’imaginais Mary Lou Hinchley précipitée dans les flots, puis glissant, brisée, pour être bercée par l’eau sombre en attendant l’arrivée des prédateurs marins. Combien de temps était-elle restée ensevelie avant que les courants offrent ses restes aux siens ? Combien de temps les ténèbres l’avaient-elles gardée ?
Mes pensées glissaient sans but. J’ai vu le télescope antique de Bancroft, pointé vers les cieux, sur les petits points de lumière correspondant aux premiers pas hésitants de la Terre au-delà des limites du système solaire. Des arches fragiles transportant les enregistrements de millions de pionniers, les banques d’embryons congelés dans lesquels ils seront un jour peut-être enveloppés sur un monde lointain, si les cartes d’astrogation martiennes approximativement traduites tenaient leurs promesses. Sinon, ils dériveraient à jamais, car l’univers n’est que nuit et océan obscur.
Mon introspection m’a étonné. Je me suis redressé et j’ai regardé le portrait holographique au-dessus de ma tête. Anchana Salomão était la reine de la nuit. Elle contemplait la promenade à intervalles réguliers, compatissante et non impliquée. En regardant son visage modelé avec soin, il était facile de comprendre pourquoi Elizabeth Elliott avait tant voulu atteindre les sommets. J’ai tourné les yeux vers la fenêtre au-dessus du magasin. Les lumières étaient allumées. La silhouette d’une femme nue est passée devant l’une d’elles.
J’ai soupiré, écrasé mon mégot dans le caniveau et trouvé refuge dans la limousine. Anchana pouvait monter la garde.
Zappant au hasard sur les chaînes de loisirs, j’ai laissé le barrage d’images et de son m’assourdir dans une sorte de demi-sommeil. La nuit s’est écoulée autour du véhicule comme un brouillard, et j’ai eu la sensation que je m’éloignais de chez les Elliott, filant vers la mer, les amarres arrachées, alors que devant moi, à l’horizon, enflait une tempête…
Un frottement sur la vitre m’a réveillé. Je me suis retourné. Trepp attendait à l’extérieur. Elle m’a fait signe de descendre la vitre et s’est penchée avec un méchant sourire.
— Kawahara avait raison. Dormir dans la voiture pour que cette trempeuse puisse se faire baiser. Vous auriez dû être prêtre, Kovacs.
— Fermez-la, Trepp, ai-je dit, furieux. Quelle heure est-il ?
— À peu près 5 heures. (Ses yeux ont regardé en l’air, consultant son afficheur interne.) 5 h 16. Il va bientôt faire jour.
Je me suis un peu redressé et j’ai senti le résidu de tabac sur ma langue.
— Que faites-vous ici ?
— Je vous protège. Nous ne voulons pas que Kadmin vous élimine avant que vous puissiez fourguer la marchandise à Bancroft… Eh, ce sont les Wreckers ?
J’ai suivi son regard vers la console de loisirs branchée sur une retransmission sportive. De minuscules silhouettes couraient sur un terrain quadrillé, accompagnées d’un commentaire inaudible. Une brève collision entre deux joueurs a occasionné un faible rugissement. J’avais dû baisser le volume avant de m’endormir. J’ai éteint la console. Trepp avait raison, la nuit s’effaçait pour laisser place à une douce lueur bleue.
— Pas fan ? a dit Trepp en indiquant l’écran. Moi non plus mais, quand on habite à New York, on ne peut pas faire autrement.
— Trepp, comment allez-vous me protéger si vous restez les yeux rivés sur l’écran ?
Trepp m’a regardé méchamment puis a retiré sa tête. Je suis sorti de la limousine avant de m’étirer dans l’air frais. Au-dessus de moi, Anchana Salomão était toujours resplendissante, mais les lumières étaient éteintes chez les Elliott.
— Ils ont éteint il y a deux heures, a précisé Trepp. Je pensais qu’ils allaient peut-être s’enfuir et j’ai surveillé l’arrière.
J’ai levé les yeux vers les fenêtres sombres.
— Pourquoi voudraient-ils s’enfuir ? Elle n’a pas encore entendu les termes du marché.
— La complicité dans un crime d’effacement a tendance à rendre les gens nerveux.
— Pas cette femme, ai-je dit, en me demandant si je me croyais.
Trepp a haussé les épaules.
— Comme vous voulez. Je continue à penser que vous êtes cinglé. Kawahara a des trempeurs qui pourraient faire ce boulot une main attachée dans le dos.
Mes raisons de refuser l’offre ou le soutien technique de Kawahara étaient instinctives, aussi n’ai-je rien dit. La certitude glacée de mes révélations sur Bancroft, Kawahara et la résolution 653 s’était atténuée avec l’exaltation de la journée précédente et de l’organisation du coup à venir ; mon sentiment de bien-être avait disparu quand Ortega était partie. Tout ce qui me restait était le puits de gravité de la mission, l’aube glaciale et le son des vagues sur la côte. Le goût d’Ortega dans ma bouche, la chaleur de son corps aux longs membres enroulés autour des miens, étaient une bouffée tropicale comparés à ce réveil glacé.
— Il doit bien y avoir un endroit qui sert du café ?
— Dans une ville de cette taille ? a dit Trepp en inspirant les dents serrées. J’en doute. Mais j’ai vu un groupe de distributeurs en arrivant. Il doit y en avoir un qui fait du café.
— De l’instantané ? ai-je demandé en faisant la grimace.
— Eh, vous êtes quoi, un expert ? Votre hôtel n’est qu’un putain de distributeur. Kovacs, c’est l’ère de la machine. On ne vous l’a pas dit ?
— Pas faux. C’est loin ?
— Deux kilomètres. Prenons ma voiture, comme ça, si miss Je-suis-rentrée se réveille, elle ne paniquera pas en regardant par la fenêtre.
— Vendu.
J’ai suivi Trepp de l’autre côté de la rue jusqu’à un véhicule noir qui semblait être invisible aux radars. L’habitacle sentait légèrement l’encens.
— C’est à vous ?
— Non, je la loue. Je l’ai prise quand nous sommes revenus d’Europe. Pourquoi ?
J’ai secoué la tête.
— Aucune importance.
Trepp a démarré et nous avons parcouru la promenade sans un bruit. J’ai regardé par la vitre qui donnait vers la mer et réprimé une frustration diffuse. Ces quelques heures de sommeil dans la limousine m’avaient laissé un peu sur les nerfs. Tout m’énervait, le manque de solution de l’enquête Bancroft comme le fait que je m’étais remis à fumer.
J’avais le sentiment que la journée allait être mauvaise et le soleil ne s’était pas encore levé.
— Vous avez pensé à ce que vous allez faire quand ce sera terminé ?
— Non, ai-je répondu, morose.
Nous avons trouvé les distributeurs sur le front de mer qui descendait doucement sur la côte, à un bout de la ville. Ils avaient été installés pour la clientèle de la plage, mais l’état délabré des abris montrait que les affaires marchaient aussi bien que pour Elliott.
Trepp a garé la voiture en direction de la mer pour aller chercher les cafés. À travers la vitre, je l’ai vue secouer la machine et la bourrer de coups de pied jusqu’à ce qu’elle lui serve deux tasses de plastique. Elle les a portées à la voiture et m’a tendu la mienne.
— Vous voulez la boire ici ?
— Ouais, pourquoi pas ?
Nous avons arraché les couvercles des tasses avant de les écouter chanter. Le mécanisme ne chauffait pas très bien, mais le café avait un goût potable et son effet chimique était indéniable. Je sentais ma fatigue s’effacer. Nous avons regardé la mer à travers le pare-brise, immergés dans un silence presque agréable.
— J’ai essayé de m’engager chez les Diplos un jour, a soudain dit Trepp.
Je l’ai regardée de côté, curieux.
— Ouais ?
— Ouais, il y a longtemps. Ils m’ont rejetée après étude de mon profil. Aucune capacité d’allégeance.
— M’étonne pas, ai-je grogné. Vous n’avez jamais été dans l’armée ?
— Et puis quoi encore ?
Elle me regardait comme si je venais de lui demander si elle avait un passé pédophile. J’ai gloussé.
— C’est ce que je pensais. Ils recherchent des tendances psychotiques marginales. C’est pour cette raison qu’ils recrutent principalement des militaires.
— J’ai des tendances psychotiques marginales.
— Ouais, je n’en doute pas. Mais le nombre de civils alliant ces tendances et un esprit d’équipe est plutôt limité. Ce sont des valeurs opposées. Les chances de les voir naître dans une même personne sont proches de zéro. L’entraînement militaire fout en l’air l’ordre naturel. Il brise les résistances à un comportement psychopathe et en même temps développe une loyauté fanatique vis-à-vis du groupe. C’est compris dans le prix… Les soldats sont un matériau parfait pour les Diplos.
— À vous entendre, j’ai eu de la chance.
Durant quelques secondes, j’ai regardé l’océan et j’ai laissé les souvenirs m’envahir.
— Ouais, ai-je dit en buvant le reste de mon café. Allez, on y retourne.
J’ai roulé le long de la promenade. Quelque chose avait changé dans le calme qui nous séparait. Quelque chose, comme la lumière de l’aube autour de la voiture, à la fois intangible et impossible à ignorer.
Devant le magasin d’Elliott, Irène attendait, appuyée contre la limousine. Elle regardait la mer. Aucun signe de son mari.
— J’y vais seul, ai-je dit à Trepp en descendant. Merci pour le café.
— De rien.
— Je suppose que je vais vous voir pas mal dans mon rétroviseur.
— Je doute que vous me voyiez, Kovacs, a répondu Trepp avec entrain. Je suis meilleure que vous à ce jeu-là.
— Cela reste à voir.
— Ouais, ouais. À la prochaine. (Elle a haussé le ton quand j’ai commencé à m’éloigner.) Et ne ratez pas ce coup. Ce ne serait bon pour personne.
Elle a reculé la voiture d’une dizaine de mètres et s’est envolée en pointant le nez vers le sol, déchirant le silence et passant au-dessus de nos têtes avant de basculer vers l’océan.
— Qui était-ce ?
La voix d’Irène Elliott était rauque comme si elle avait trop pleuré.
— Du renfort, ai-je dit d’un air absent en regardant la voiture passer au-dessus de l’épave du porte-aéronefs. Nous travaillons pour les mêmes personnes. Ne vous inquiétez pas, c’est une amie.
— C’est peut-être votre amie, mais ce n’est pas la mienne, a répondu Elliott amèrement. Aucun de vous ne compte parmi mes amis.
Je l’ai regardée, puis j’ai tourné mes yeux vers la mer.
— D’accord.
Le silence, à part les vagues.
— Vous savez ce qui est arrivé à ma fille, a dit Elliott d’une voix morte. Vous le saviez depuis le début.
J’ai acquiescé.
— Et vous n’en avez rien à foutre, n’est-ce pas ? Vous travaillez pour le type qui s’en est servi comme d’un Kleenex…
— De nombreux hommes s’en sont servi, ai-je répondu brutalement. Elle a accepté d’être utilisée. Je suis sûr que votre mari vous a dit pourquoi elle l’a fait. (J’ai entendu le souffle d’Irène Elliott s’arrêter et je me suis concentré sur l’horizon et sur le minuscule point de la voiture de Trepp disparaissant au loin.) Elle l’a fait pour la même raison qu’elle a essayé de faire chanter l’homme pour qui je travaillais… et qu’elle a tenté d’influencer un homme particulièrement déplaisant appelé Jerry Sedaka qui l’a fait tuer. Elle l’a fait pour vous, Irène.
— Enculé.
Elle a commencé à pleurer, un son désespéré dans le silence. J’ai gardé les yeux fixés sur l’océan.
— Je ne travaille plus pour Bancroft, ai-je dit. Je ne suis plus dans le même camp que ce fils de pute. Je vous donne une chance de le frapper là où cela fait mal, de le frapper avec la culpabilité qu’il n’a jamais ressentie en baisant votre fille. De plus, à présent que vous êtes sortie du placard, vous pourrez peut-être gagner assez d’argent pour faire envelopper Elizabeth. Ou au moins la faire sortir de stockage, lui louer un appartement virtuel. L’important, c’est que vous êtes sortie et que vous pouvez faire quelque chose. Vous pouvez agir. C’est ce que je vous offre. Je vous remets dans le jeu. Ne rejetez pas cette chance.
À côté de moi, je l’ai entendue essayer de réprimer ses larmes. J’ai attendu.
— Vous êtes content de vous, n’est-ce pas ? a-t-elle enfin demandé. Vous pensez que vous me faites une grosse faveur, mais vous n’êtes pas un putain de bon Samaritain. Je veux dire, vous m’avez sortie du placard, mais il y a un prix à payer, c’est ça ?
— Bien sûr, ai-je répondu tranquillement.
— Je fais ce que vous voulez… le truc avec le virus. Je viole la loi ou je retourne au placard. Et si je recule ou si je rate, j’ai plus à perdre que vous. C’est le marché ? Rien n’est gratuit.
J’ai regardé les vagues.
— C’est le marché, ai-je acquiescé.
Encore le silence. Du coin de l’œil, je l’ai vue regarder le corps qu’elle portait comme si elle s’était renversé quelque chose dessus.
— Savez-vous ce que je ressens ?
— Non.
— J’ai couché avec mon mari et j’ai l’impression qu’il m’a été infidèle. (Un ricanement étouffé. Elle s’est essuyé les yeux de rage.) Et j’ai l’impression d’avoir été infidèle. À quelque chose. Vous savez, quand ils m’ont enfermée, j’ai laissé mon corps et ma famille derrière moi. À présent, je n’ai plus rien.
Elle s’est regardée de nouveau. Elle a observé ses mains et les a retournées, les doigts écartés.
— Je ne sais pas ce que je ressens, a-t-elle dit. Je ne sais pas quoi ressentir.
J’aurais pu répondre des tas de choses. Beaucoup avait été dit, écrit, étudié et discuté sur le sujet. Des brèves de magazines sur les problèmes inhérents à l’enveloppement… comment vous faire aimer de nouveau de votre partenaire, dans n’importe quel corps… des articles psychologiques interminables… des observations sur les traumatismes secondaires dans les enveloppements civils… même les manuels de ces putains de Corps diplomatiques en parlaient. Des citations, des opinions informées, les délires d’intégristes religieux et de malades mentaux. J’aurais pu lui dire que ce qu’elle traversait était normal pour un humain non conditionné. J’aurais pu lui dire que cela passerait avec le temps. Qu’il y avait des disciplines psychodynamiques pour traiter les difficultés. Que des millions d’autres personnes y avaient survécu. J’aurais même pu lui dire que le Dieu à qui elle devait le minimum d’allégeance veillait sur elle. J’aurais pu mentir, j’aurais pu raisonner. Tout cela aurait eu le même effet, parce qu’en réalité elle avait mal et, à présent, rien ne pouvait l’aider.
Je n’ai rien dit.
L’aube s’est levée. La lumière du jour a éclairé les devantures. J’ai jeté un œil sur les fenêtres du magasin.
— Victor ?
— Il dort, a-t-elle dit en frottant son bras contre son visage et en reniflant les larmes comme des amphétamines mal coupées. Vous dites que cela fera du mal à Bancroft ?
— Ouais. Subtilement, mais ouais, ça lui fera du mal.
— Passe d’installation sur une IA, a résumé Irène Elliott. Installer un virus d’effacement. Enculer un Math. Vous savez quels sont les risques ? Vous savez ce que vous me demandez ?
Je me suis retourné pour la regarder dans les yeux.
— Oui. Je sais.
Sa bouche s’est serrée.
— Bien. Alors on le fait.