ÉPILOGUE

 

La Vertu d’Angin Chandra s’arrache du plan de l’écliptique et jaillit dans l’espace. Elle se déplace déjà plus vite que ce que la plupart des humains peuvent visualiser, mais cela reste assez lent en termes interstellaires. À pleine accélération, elle n’ira qu’à une fraction de la vitesse quasi luminique des barges de colonisation un siècle plus tôt. Ce n’est pas un vaisseau fait pour les profondeurs de l’espace. Mais ses systèmes de guidage sont de Nuhanovic, et elle finira par arriver à destination. Ici, dans le virtuel, on a tendance à oublier le contexte extérieur. Les petits engagés par Roespinoedji peuvent être contents d’eux-mêmes. Il y a une côte de calcaire rongée par le vent et la mer, qui rejoint les vagues comme les couches de cire fondue à la base d’une bougie. Les terrasses sont d’un blanc si intense qu’on a du mal de les regarder sans lentilles, et la mer est étincelante. On peut descendre du calcaire et se retrouver d’un coup dans cinq mètres d’eau cristalline, d’une fraîcheur qui vous lave de votre sueur comme d’un vieux vêtement. Il y a des poissons de toutes les couleurs, parmi les formations de corail qui poussent sur le sable pâle comme des fortifications baroques.

La maison est spacieuse et ancienne, sise dans les collines et construite comme un château dont on aurait coupé le sommet. Le toit plat est fermé de trois côtés, et fait un patio couvert de mosaïque. À l’arrière, on peut en descendre et aller se promener dans les collines. À l’intérieur, assez d’espace pour que nous puissions tous nous isoler si nous le voulons. Et des meubles qui encouragent les regroupements dans la cuisine ou la salle à manger. Le système de la maison joue souvent de la musique, de la guitare espagnole légère et agréable tirée de la pop d’Adoracion et de Latimer City. Presque tous les murs sont couverts de livres.

Pendant la journée, les températures montent très haut, et on a envie de se plonger dans l’eau quelques heures après le petit déjeuner. Le soir, il fait assez frais pour qu’il faille enfiler un pull ou une veste si l’on veut discuter dehors, ou s’asseoir sur le toit pour regarder les étoiles comme nous le faisons tous. Ce n’est pas le ciel qu’on aperçoit depuis le siège de pilote de la Vertu d’Angin Chandra. L’un des techos m’a dit que c’était dessiné à partir d’un original de la Terre. On s’en fout un peu.

Pour passer le temps qu’on a après la mort, c’est plutôt pas mal. Ce n’est peut-être pas à la hauteur de ce que Hand aurait voulu – ce n’est pas assez sélect, déjà –, mais tout ceci a été conçu par de simples mortels. Et c’est mieux que ce que les morts du Tanya Wardani subissent. Si les ponts et couloirs déserts de la Chandra donnent l’impression d’un vaisseau fantôme, comme Ameli Vongsavath le dit, alors c’est une forme de hantise bien plus confortable que celle laissée par les Martiens de l’autre côté de la porte. Si je suis un fantôme, enregistré et rapide comme l’électron dans les petits circuits des parois de la barge, alors je n’ai aucune doléance.

Mais parfois, quand je regarde autour de la grande table en bois, le soir, derrière les bouteilles et les pipes, j’aimerais que les autres soient là aussi. Cruickshank me manque tout particulièrement. Deprez, Sun et Vongsavath sont de bonne compagnie, mais aucun n’a vraiment la même joie de vivre brutale que la gamine des Limon maniait comme une masse d’armes. Et bien sûr, aucun n’a envie de coucher avec moi comme elle.

Sutjiadi non plus n’est pas là. Sa pile est la seule que je n’ai pas mise en pièces à Dangrek. Nous avons essayé de le charger dans le virtuel avant de quitter Fouilles 27, et il était fou à lier. Nous étions autour de lui, dans une fraîche cour de marbre, et il ne nous a pas reconnus. Il criait, il marmonnait et il bavait, et il s’écartait de ceux qui essayaient de le toucher. Nous avons décidé de le débrancher, puis d’effacer ce format aussi parce que, pour nous tous, la cour était devenue taboue.

Sun a parlé de psychochirurgie. Je me rappelle le sergent de démolition que les Impacteurs avaient réenveloppé une fois de trop, et j’hésite. Mais Sutjiadi aura la meilleure psychochirugie de tout Latimer. C’est moi qui régale.

Sutjiadi.

Cruickshank.

Hansen.

Jiang.

Certains diraient qu’on s’en est bien tirés.

Parfois, quand je suis assis sous le ciel étoilé, à partager une bouteille de whisky avec Luc Deprez, je suis presque d’accord.

 

De temps en temps, Vongsavath disparaît. Un construct à la tenue impeccable, inspiré d’un bureaucrate des années de Colonisation de Hun, vient la chercher dans une antique airjeep à toit en toile. Il se bat avec la ceinture de sécurité d’Ameli, au grand amusement de tous ceux qui regardent, puis ils repartent dans les collines derrière la maison. Elle part rarement plus d’une demi-heure.

Bien sûr, en temps réel, cela fait plusieurs jours. Les indés de Roespinoedji ont ralenti le virtuel embarqué, autant que possible. Ça devait être une première, pour eux – la plupart des clients veulent un temps virtuel qui va dix ou cent fois plus vite que la réalité standard. Mais rares sont ceux qui passent au moins dix ans à rester assis sans rien faire. Nous passons les onze ans de voyage à environ un centième du temps qui s’écoule réellement. Les semaines sur le pont désert de la Chandra durent quelques heures pour nous. Nous serons de retour dans le système de Latimer à la fin du mois.

Certes, il aurait été plus facile de dormir tout du long. Mais Carrera était un bon juge de la nature humaine, comme tous les charognards qui guettaient le corps paralysé de Sanction IV. Comme tous les vaisseaux pouvant échapper à la guerre, la barge n’est équipée que d’une seule cryocap d’urgence, pour le pilote. Elle n’est même pas très bonne. Le plus clair du temps de Vongsavath se passe dans les temps de décongélation et recongélation nécessaires pour le cryosystème trop complexe. Ce bureaucrate de Hun est une bonne blague de la part de Sun Liping, suggérée puis écrite dans le format, quand Vongsavath est revenue un soir en maudissant l’inefficacité du processeur de la cryocapsule.

Bien sûr, Vongsavath exagère, comme on le fait toujours pour les ennuis mineurs, quand la vie est si proche de la perfection dans tous les aspects importants. La plupart du temps, son café n’a même pas le temps de refroidir avant qu’elle revienne. Les tests système qu’elle a effectués jusqu’à maintenant sur le pont et le pilote automatique se sont avérés totalement superflus. Système de guidage Nuhanovic. Comme Sun l’a dit dans la coque du vaisseau martien, on ne fait pas mieux.

Je lui ai rappelé ce commentaire il y a quelques jours, tandis que nous faisions la planche dans les vagues aigues-marines près de la plage, les yeux plissés contre le soleil. Elle se souvenait à peine l’avoir dit. Tout ce qui s’est passé sur Sanction IV nous paraît déjà si loin. Dans l’au-delà, on perd le sens du temps, on dirait. À moins qu’on n’ait plus ni envie ni besoin de le sentir passer. Nous pourrions aisément savoir, avec la borne de données, depuis combien de temps nous sommes partis, et donc quand nous arriverons, mais apparemment, personne ne s’en soucie. Nous préférons rester dans le vague. Sur Sanction IV, nous savons que des années ont déjà passé, mais savoir combien semble – sans doute à juste titre – sans intérêt. La guerre peut être sur le point de s’achever, la paix déjà âprement négociée. Ou pas. Difficile de s’y intéresser plus que cela. Les vivants ne nous touchent pas.

Enfin, généralement.

Mais de temps en temps, je me demande ce que Tanya Wardani fait en ce moment. Je me demande si elle est déjà aux abords du système Sanction quelque part, à fatiguer le visage d’une nouvelle enveloppe en étudiant les glyphes qui verrouillent un cuirassé martien. Je me demande combien d’épaves automatisées tournent encore autour de nous, échangeant à chaque rotation des tirs avec leurs anciens ennemis, puis repartant sans mal dans la nuit, les machines sortant de leur niche pour apaiser, réparer et préparer la prochaine rencontre. Je me demande ce que nous allons trouver d’autre dans ces cieux encombrés, quand nous commencerons à chercher. Et aussi, de temps en temps, je me demande ce que nous faisons ici. Je me demande ce qui a justifié leur combat dans l’espace, autour de cette petite étoile ordinaire. Et je me demande si, au final, ils pensaient que cela en valait la peine.

Encore plus rarement, je pense à ce que j’aurai à faire en arrivant à Latimer. Mais les détails me paraissent irréels. Les quellistes voudront un rapport. Ils voudront savoir pourquoi je n’ai pas réussi à manipuler Kemp pour le rapprocher de leurs objectifs dans le secteur de Latimer. Pourquoi j’ai changé de camp au moment critique, et, pire, pourquoi je suis parti en laissant les choses dans l’état où elles étaient quand ils m’ont injecté. Ce n’est sans doute pas ce qu’ils avaient en tête quand ils m’ont engagé.

J’inventerai quelque chose.

Je n’ai pas d’enveloppe pour l’instant, mais c’est un souci mineur. Je possède la moitié de vingt millions des Nations unies dans une banque à Latimer City, une petite bande de spec ops endurcis comme amis, dont un lié par le sang avec une des plus illustres familles militaires de Latimer. Un psychochirurgien à trouver pour Sutjiadi. Une détermination mauvaise à me rendre sur les Limon Highlands pour apprendre à la famille d’Yvette Cruickshank la nouvelle de sa mort. À part ça, une vague idée, retourner sur les ruines à l’herbe argentée d’Innenin pour chercher un écho quelconque de ce que j’ai trouvé sur le Tanya Wardani.

Voilà ce que j’aurais à faire en ressuscitant. Si ça en dérange certains, qu’ils y viennent.

En fait, j’ai un peu hâte que le mois se termine.

Le paradis, c’est très surfait.

 

 

 

FIN

Anges Déchus
titlepage.xhtml
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_000.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_001.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_002.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_003.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_004.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_005.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_006.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_007.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_008.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_009.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_010.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_011.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_012.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_013.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_014.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_015.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_016.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_017.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_018.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_019.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_020.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_021.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_022.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_023.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_024.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_025.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_026.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_027.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_028.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_029.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_030.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_031.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_032.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_033.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_034.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_035.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_036.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_037.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_038.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_039.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_040.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_041.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_042.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_043.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_044.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_045.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_046.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_047.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_048.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_049.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_050.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_051.html