CHAPITRE 38
J’avais autant de raisons que les autres d’être saturé d’adrénaline, mais la lente dégradation infligée par les radiations avait fini par empêcher mon enveloppe de m’abreuver de substances de combat. Les inhibiteurs ont réagi en fonction. J’ai senti le choc nerveux me traverser, mais c’était léger, un frisson qui m’a juste fait poser un genou à terre.
Les enveloppes maories étaient plus aptes au combat, et ont donc mangé plus que moi. Deprez et Sutjiadi se sont écrasés sur le sable comme si on leur avait tiré dessus au sonneur. Vongsavath est parvenue à contrôler sa chute, et a roulé pour tomber sur le côté, les yeux grands ouverts.
Tanya Wardani est restée debout, les yeux vitreux.
— Merci messieurs. (Carrera, aux sous-offs responsables du mortier.) Remarquable tir groupé.
Des télécommandes à inhib neurale. Le fin du fin en contrôle des foules. En ma capacité de conseiller militaire local, j’avais pu constater l’efficacité de ce système flambant neuf sur les foules d’Indigo City. Je ne m’étais encore jamais retrouvé du mauvais côté.
Du calme, m’avait expliqué un jeune caporal de l’ordre public enthousiaste, avec un grand sourire. C’est tout ce qu’il faut faire, rester calme. Bien sûr, c’est superdrôle dans une situation d’émeute. Ce truc vous tombe dessus, vous avez un coup d’adrénaline. Donc, il continue à vous mordre. À la fin, il peut même vous arrêter le cœur. Il faut être superzen pour interrompre la spirale. Et vous savez quoi ? Cette année, on attend très peu d’activistes zen.
J’ai tenu le calme diplo comme un cristal, effacé de mon esprit toute conséquence, et je me suis levé. Les araignées sont restées sur moi, pliant avec mes mouvements, mais ne m’ont plus mordu.
— Merde, mon lieutenant, vous en êtes couvert. Elles doivent bien vous aimer.
Loemanako se tenait là, à me sourire dans un petit cercle de sable vide. Pendant ce temps, de petits inhibiteurs rampaient au bord du champ que sa puce devait émettre. Un peu à sa droite, Carrera bénéficiait d’une immunité semblable. J’ai regardé autour de moi. Les autres officiers Impacteurs étaient protégés de la même façon et me regardaient.
Propre. Très propre.
Derrière eux, le commissaire politique Lamont ricanait et baragouinait.
Après tout. Comment lui en vouloir ?
— Oui, je pense que nous devrions vous débarrasser, a dit Carrera. Je suis désolé pour le choc, lieutenant Kovacs, mais c’était la seule façon confortable de capturer ce criminel.
Il désignait Sutjiadi.
En fait, Carrera, vous auriez pu droguer tout le monde dans le préfa-hôpital. Mais ça aurait manqué de panache, et en ce qui concerne les transgressions contre les Impacteurs, les hommes apprécient bien leur petit spectacle, pas vrai ?
J’ai senti un frisson me parcourir la colonne, suivant ma pensée.
Et je l’ai étouffé très vite, avant qu’il engendre la rage ou la peur qui réveillerait mon manteau d’araignées.
J’ai préféré donner dans le laconique fatigué.
— De quoi parlez-vous, Isaac ?
— Cet homme, a dit Carrera d’une voix dont il voulait qu’elle porte, s’est peut-être présenté à vous sous le nom de Jiang Jianping, mais il vous a menti. Son vrai nom est Markus Sutjiadi, il est recherché pour crimes contre le personnel des Impacteurs.
— Ouais, a surenchéri Loemanako en perdant son sourire. Cet enculé a flingué le lieutenant Veutin et son sergent.
— Veutin ? (J’ai regardé Carrera.) Je croyais qu’il était du côté de Bootkinaree ?
— Oui, il y était. (Le commandant des Impacteurs regardait Sutjiadi. J’ai cru un moment qu’il allait l’abattre séance tenante avec son blaster.) Jusqu’à ce que cette saleté se mutine et fasse manger à Veutin son propre Sunjet. Il a vraiment tué Veutin. Plus de pile. Le sergent Bradwell a suivi le même chemin quand elle a essayé de l’arrêter. Et deux autres de mes hommes se sont fait tailler en morceaux avant que quelqu’un finisse par arrêter cet enfoiré de mes deux.
— Personne ne peut se permettre ce genre de choses, a dit Loemanako d’un ton sombre. N’est-ce pas, mon lieutenant ? Pas de raison qu’un guignol local descende des Impacteurs et se balade tranquillement dans la nature. Ce connard est bon pour l’anatomiseur.
— C’est vrai ? ai-je demandé à Carrera pour les apparences.
Il a croisé mon regard et hoché la tête.
— Il y a un témoin oculaire. Aucun doute.
Sutjiadi a bougé à ses pieds comme si on lui avait marché dessus.
Ils m’ont retiré les araignées avec un balai désactivateur, puis les ont fichues dans un conteneur de rangement. Carrera m’a tendu un badge, et la marée des inhibiteurs a reculé quand je l’ai accroché.
— Passons à ce débriefing, a-t-il dit avant de me faire signe de monter à bord de la Chandra.
Derrière moi, mes collègues ont été ramenés au préfa, trébuchant, tandis que de faibles sursauts d’adrénaline déclenchaient de nouvelles morsures de la part de leurs geôliers neuraux. Dans l’espace où venait de se dérouler le spectacle, les sous-offs qui avaient tiré au mortier sont descendus avec des conteneurs vides, rassemblant les unités qui n’avaient pas encore trouvé une place.
Sutjiadi a accroché mon regard quand il est parti. Il a secoué la tête, imperceptible.
Il n’aurait pas dû s’inquiéter. J’étais à peine en état de grimper la rampe d’accès dans le ventre de la barge, et encore moins d’affronter Carrera en combat à mains nues. Cramponné aux derniers fragments de tétrameth, j’ai suivi le commandant des Impacteurs le long de couloirs étroits servant aussi de rangements. Nous avons monté une colonne grav bordée de prises pour les mains, et sommes entrés dans ce qui paraissait être ses quartiers personnels.
— Asseyez-vous, lieutenant. Si vous trouvez une place.
La cabine était très encombrée, mais méticuleusement ordonnée. Un lit grav désactivé reposait par terre dans un coin, sous un bureau qui se dépliait de la cloison. La surface de travail abritait une spirale de données compacte, une pile régulière de livres en puces et une statue ventrue qui ressemblait à l’art de Hun. Une deuxième table occupait l’autre bout de l’espace étroit, couverte d’un matériel de projection. Deux holos flottaient près du plafond, à un angle qui permettait de les voir depuis le lit. L’un était une vue superbe d’Adoracion prise en orbite haute, le soleil contournant tout juste la bordure verte et orange. L’autre était un sujet familial. Carrera et une belle femme à la peau olivâtre, les bras passés en propriétaires sur les épaules de trois enfants d’âges variés. Le commandant des Impacteurs paraissait heureux, mais l’enveloppe dans l’holo était plus âgée que celle qu’il portait à présent.
J’ai trouvé une chaise de métal spartiate à côté de la table au projecteur. Carrera m’a regardé m’asseoir puis s’est appuyé bras croisés contre le bureau.
— Vous êtes rentré chez vous, récemment ? ai-je demandé en indiquant l’holo orbital.
Son regard n’a pas quitté mon visage.
— Ça fait un moment. Kovacs, vous saviez pertinemment que Sutjiadi était recherché par les Impacteurs, non ?
— Je ne sais toujours pas s’il s’agit bien de lui. Hand me l’a vendu comme Jiang. Pourquoi en êtes-vous si sûr ?
— Bien essayé. Mes amis dans la tour m’ont donné les codes génétiques des enveloppes de combat. Cela, plus les données d’enveloppement des archives Mandrake. Ils tenaient vraiment à me faire savoir que Hand avait un criminel de guerre avec lui. Motivation supplémentaire, sans doute. Ça rendait l’affaire plus attrayante.
— Criminel de guerre. (J’ai pris mon temps pour parcourir la cabine des yeux.) C’est une expression intéressante. Pour quelqu’un qui a supervisé la pacification de Decatur, je veux dire.
— Sutjiadi a assassiné un de mes officiers. Un officier dont il devait suivre les ordres. Sous toutes les conventions de combat que je connais, c’est un crime.
— Un officier ? Veutin ? (Je ne comprenais toujours pas vraiment pourquoi je le défendais, si ce n’est par inertie.) Et vous, vous les auriez suivis, les ordres de Veutin le Chien ?
— Heureusement, ce n’était pas à moi de le faire. Mais son peloton le faisait, et ces hommes-là lui étaient loyaux jusqu’au fanatisme. Veutin était un bon soldat.
— Il y avait une raison pour qu’on l’appelle le Chien, Isaac.
— Nous ne sommes pas dans un con…
— … cours de popularité. (J’ai souri à mon tour.) Il va falloir changer de disque. Veutin était un enculé de première, et vous le savez. Si ce Sutjiadi l’a descendu, il avait sans doute une bonne raison.
— Les raisons ne donnent pas raison, lieutenant Kovacs. (Le ton soudain doux de Carrera me disait que j’étais allé trop loin.) Chaque mac couturé de la Plaza de los Caidos a de bonnes raisons pour taillader le visage de ses putes, mais ça ne lui donne pas raison de le faire. Joshua Kemp a des raisons pour ce qu’il fait, et selon lui elles sont même bonnes. Mais ça ne lui donne pas raison pour autant.
— Attention à ce que vous dites, Isaac. Ce genre de relativisme pourrait vous faire arrêter.
— J’en doute. Vous avez vu Lamont.
— Ouais.
Le silence a clapoté autour de nous.
— Donc, ai-je fini par dire. Vous allez passer Sutjiadi dans l’anatomiseur.
— J’ai le choix ? (Je l’ai regardé sans répondre.) Nous sommes les Impacteurs, lieutenant. Vous n’ignorez pas ce que cela veut dire. (Il y avait une légère tension dans sa voix. Je ne sais pas qui il essayait de convaincre.) Vous avez prêté serment, comme nous tous. Vous connaissez les codes. Nous sommes l’unité indivisible à la face du chaos, et tout le monde doit le savoir. Ceux avec qui nous traitons doivent comprendre qu’il ne faut pas essayer de nous baiser. Nous avons besoin de la peur, si nous voulons opérer efficacement. Et mes soldats doivent être certains que cette peur est un absolu. Qu’elle sera suivie d’effets. Sans cela, nous tombons en morceaux.
J’ai fermé les yeux.
— C’est ça.
— Je ne vous demande pas de regarder.
— Il n’y aura sans doute pas assez de places pour ça.
Derrière mes paupières fermées, je l’ai entendu bouger. Quand j’ai regardé, il était penché sur moi, les mains serrées sur le bord de la table du projecteur, le visage enragé.
— Fermez-la, Kovacs. Arrêtez votre cirque. (S’il cherchait de la résistance, il n’en voyait aucune sur mon visage. Il a reculé d’un demi-mètre puis s’est redressé.) Je ne vais pas vous laisser gâcher votre commandement comme ça. Vous êtes un officier capable, lieutenant. Vous inspirez la loyauté aux hommes que vous menez, et vous comprenez le combat.
— Merci.
— Riez si vous voulez, mais je vous connais. C’est vrai.
— C’est du biotech, Isaac. Dynamique de meute de loups via les gènes, coupure de sérotonine et psychose de Diplo pour piloter tout le toutim. Un chien pourrait faire ce que j’ai fait pour les Impacteurs. Veutin le Chien, par exemple.
— Oui. (Un haussement d’épaules tandis qu’il s’installait de nouveau au bord de son bureau.) Veutin et vous êtes, étiez, très similaires dans votre profil. Si vous ne croyez pas, j’ai les dossiers du psychochirurgien. Même degré de Lemmerich, même QI, même absence d’empathie généralisable. Pour un œil profane, vous pourriez être le même homme.
— Si ce n’est qu’il est mort. Même un profane le remarquera.
— Alors, peut-être pas la même absence d’empathie. Les Diplos vous ont donné une formation sociale suffisante pour ne pas sous-estimer des hommes comme Sutjiadi. Vous l’auriez mieux géré.
— Donc, le crime de Sutjiadi est d’avoir été sous-estimé. Ça mérite bien de se faire torturer à mort, j’imagine.
Il s’est arrêté et m’a regardé.
— Lieutenant Kovacs, je pense que vous m’avez mal compris. Nous ne sommes pas en train de discuter de l’exécution de Sutjiadi. Il a tué mes soldats, et demain à l’aube, j’appliquerai la peine prévue pour ce crime. Ça ne me plaît pas…
— Comme c’est noble et humain de votre part.
— … mais il faut le faire, a-t-il terminé en m’ignorant. Et je vais le faire. Et si vous savez ce qui est bon pour vous, vous allez ratifier ma décision.
— Ou bien ?
Je n’étais pas aussi arrogant que j’aurais aimé, et j’ai gâché mon effet à la fin avec une quinte de toux qui m’a secoué dans ma chaise et m’a fait cracher du sang. Carrera m’a tendu un mouchoir.
— Vous disiez ?
— Je disais, si je ne ratifie pas le massacre, qu’est-ce qui m’arrive ?
— Alors j’informerai les hommes que vous avez tenté en connaissance de cause de soustraire Sutjiadi à la justice des Impacteurs.
J’ai cherché du regard de quoi me débarrasser du mouchoir.
— C’est une accusation ?
— Sous la table. Non, là. À côté de votre jambe. Peu importe que ce soit le cas ou non ; Kovacs. Je pense que vous l’avez sans doute fait, mais je m’en fiche un peu. Je dois faire respecter l’ordre, et la justice doit être rendue. Si vous obéissez, vous pouvez reprendre votre grade, et un nouveau commandement. Si vous vous écartez, vous serez le prochain sur le billot.
— Loemanako et Kwok ne seront pas heureux.
— En effet. Mais ce sont des Impacteurs, et ils feront ce qu’on leur dit, pour le bien des Impacteurs.
— Au temps pour la loyauté que j’inspire.
— La loyauté est une monnaie comme une autre. Ce que vous avez gagné, vous pouvez le dépenser. Et protéger l’assassin d’un officier des Impacteurs est au-dessus de vos moyens. Au-dessus des moyens de n’importe qui.
Il s’est penché en arrière. Mes sens de Diplo ont lu dans son attitude la fin de la conversation. Il se tenait toujours comme ça au dernier round quand il était tendu. La même posture qu’il avait quand les troupes régulières s’étaient brisées autour de nous à Shalai Gap, et que l’infanterie aéroportée de Kemp avait giclé des nuages comme une grêle humaine. Plus moyen de faire machine arrière.
— Je ne veux pas vous perdre, Kovacs, et je ne veux pas attrister les soldats qui vous ont suivi. Mais au final, les Impacteurs sont plus importants que n’importe lequel de leurs membres. Nous ne pouvons pas nous permettre de dissidence.
En infériorité numérique, avec une puissance de feu moindre et laissé pour mort à Shalai, Carrera avait tenu sa position dans les rues et les maisons bombardées pendant deux heures, jusqu’à ce que la tempête recouvre tout. Puis il avait mené une contre-offensive d’élimination dans le vent rugissant et les nuages qui noyaient les rues, jusqu’à ce que les ondes radio soient saturées des messages paniqués des commandants aériens ordonnant le retrait. Quand la tempête fut passée, Shalai Gap était jonchée de cadavres kempistes. Les Impacteurs avaient subi une vingtaine de pertes au total.
Il s’est de nouveau penché vers moi, sans colère. Ses yeux ont examiné mon visage.
— Me suis-je – enfin – bien fait comprendre, lieutenant ? Ce sacrifice est nécessaire. Cela ne nous plaît sans doute pas, à vous comme à moi, mais tel est le prix de l’appartenance aux Impacteurs.
J’ai hoché la tête.
— Donc, vous êtes prêt à oublier tout ceci ?
— Je suis en train de mourir, Isaac. Je suis prêt à dormir, et c’est à peu près tout.
— Je comprends. Je ne vais plus vous retenir très longtemps. Bien. (Il a fait un geste dans la spirale de données et l’a réveillée. J’ai soupiré et tenté de m’éclaircir les idées.) Le groupe de pénétration a emprunté une ligne extrapolée de l’angle d’entrée de la Nagini et s’est retrouvé très près du dock que vous avez utilisé. Loemanako a dit qu’il n’y avait aucun contrôle de fermeture apparent. Comment êtes-vous entrés ?
— Déjà ouvert. (Je n’avais pas la force de fabriquer des mensonges, et me suis dit qu’il interrogerait bientôt les autres.) Si ça se trouve, il n’y a pas de contrôle de fermeture.
— Sur un navire de guerre ? (Ses yeux se sont plissés.) J’ai du mal à y croire.
— Isaac, le vaisseau a un bouclier spatial qui se trouve au moins à deux kilomètres de la coque. Pourquoi aurait-il besoin d’un contrôle de fermeture particulier sur tel ou tel hangar ?
— Vous l’avez vu ?
— Oui. En action, et plutôt de près.
— Hmmm… (Il a ajusté quelques détails dans la spirale de données.) Les unités renifleuses ont détecté des traces humaines à au moins trois ou quatre kilomètres à l’intérieur. Mais elles vous ont trouvés dans une bulle d’observation à moins d’un kilomètre et demi de votre point d’entrée.
— Ça n’a pas dû être trop dur. Nous avions balisé le chemin à la peinture à l’illuminum.
— Vous vous êtes promenés à l’intérieur ? a-t-il demandé avec un regard sévère.
— Pas moi, non. (J’ai secoué la tête, et l’ai aussitôt regretté quand la petite cabine s’est mise à flotter sous mes yeux. J’ai attendu que ça passe.) Certains y sont allés. Je ne sais pas jusqu’où.
— Ça n’a pas l’air très organisé.
— Ça ne l’était pas, ai-je répondu avec humeur. Je ne sais pas, Isaac. Essayez d’imaginer un sentiment d’émerveillement, OK ? Ça pourrait vous aider quand vous serez sur place.
— On dirait, oui. (Il a hésité, et il m’a fallu un moment pour comprendre qu’il était gêné.) Vous avez vu des, euh, fantômes. Sur place ?
J’ai haussé les épaules, réprimant une envie de me mettre à déblatérer.
— Nous avons vu quelque chose. Je ne sais toujours pas quoi. Vous avez écouté vos invités de très près, on dirait, Isaac…
Il a souri et fait un geste d’excuse.
— Les habitudes de Lamont ont fini par déteindre sur moi. Et puisqu’il a perdu le goût de l’indiscrétion, je rechigne à gâcher ce bel équipement. (Il a eu un nouveau geste vers la spirale de données.) Le rapport médical disait que vous montriez tous des signes de décharge massive de sonneur, sauf vous, et bien sûr Sun…
— Ouais, Sun s’est tiré une décharge dans la tête. Nous…
Tout d’un coup, cela me paraissait impossible à expliquer. Comme de soulever seul un poids écrasant. Les derniers moments à bord du vaisseau martien, enveloppés dans la douleur étincelante et la radiance de ce que l’équipage avait laissé derrière lui. La certitude que ce deuil extraterrestre allait nous briser en deux. Comment raconter cela à un homme qui vous avait mené à la victoire derrière des fusillades enragées à Shalai Gap et une dizaine d’autres accrochages ? Comment lui faire comprendre la réalité cristalline et douloureuse de ces moments ?
Réalité ? Le doute était si brusque qu’il m’a fait mal.
Vraiment ? Si on allait par là, si on allait vers la réalité canon-et-boue dans laquelle Carrera vivait, était-ce encore la réalité ? Est-ce que ça l’avait jamais été ? Qu’est-ce qui était avéré dans mes souvenirs ?
Non. Écoute. J’ai la mémoire totale des Diplos…
Mais est-ce qu’on était vraiment en danger ? J’ai regardé dans la spirale de données, en essayant tant bien que mal de revenir à une pensée rationnelle. C’était Hand qui avait commencé, et moi, au bord de la panique, j’avais tout accepté. Hand, le hougan. Hand, le fanatique religieux. À quel autre moment lui avais-je un tant soit peu fait confiance ?
Pourquoi lui avais-je fait confiance à ce moment-là ?
Sun. Je me suis raccroché aux faits. Sun le savait. Elle l’a vu venir, et elle s’est fait sauter la tête plutôt que d’affronter cela.
Carrera me regardait bizarrement.
— Oui ?
Vous et Sun…
— Attendez un peu. (Je venais de réaliser.) Vous avez dit à part moi et Sun ?
— Oui. Tous les autres portent le même trauma électroneural standard. Une grosse décharge, comme je vous l’ai dit.
— Mais pas moi.
— Eh bien, non. (Il paraissait troublé.) On ne vous a pas touché. Pourquoi, vous rappelez-vous que quelqu’un vous a tiré dessus ?
Quand ç’a été fini, il a replié l’affichage de la spirale de données d’une main calleuse avant de me raccompagner par les couloirs vides de la barge puis dans le murmure nocturne du camp. Nous n’avons pas beaucoup parlé. Il avait fait marche arrière devant ma confusion, et abandonné le débriefing. Il était sans doute étonné qu’un de ses Diplos apprivoisés se retrouve dans un tel état. Moi-même, j’avais du mal à y croire.
Elle t’a tiré dessus. Tu as lâché le sonneur, et elle t’a tiré dessus. Puis sur elle-même. Elle a bien dû…
Autrement…
J’ai frissonné.
Sur un espace de sable dégagé derrière la Vertu d’Angin Chandra, on érigeait l’échafaud pour l’exécution de Sutjiadi. Les supports principaux étaient déjà en place, enfoncés profondément dans le sol et prêts à recevoir le billot incliné et strié de rigoles. Sous l’éclairage de trois lampes Angier, et les projecteurs du hayon arrière de la barge, la structure évoquait une griffe d’os blanchis dressée dans le sable. Les segments encore épars de l’anatomiseur étaient disposés à proximité, comme une guêpe que quelqu’un aurait découpée en morceaux.
— La guerre est en train de basculer, a dit Carrera sur le ton de la conversation. Kemp est à bout de forces sur ce continent. Il n’y a pas eu de frappe aérienne depuis des semaines. Il utilise sa flotte d’icebergs pour évacuer ses forces dans les détroits de Wacharin.
— Il ne pourrait pas tenir la côte là-bas ?
J’avais posé la question en pilotage automatique, spectre de l’attention prêtée à des centaines de briefings de déploiement avant cela. Carrera a secoué la tête.
— Aucune chance. C’est une plaine inondable sur une centaine de kilomètres au sud et à l’est. Pas moyen de s’enterrer, et il n’a pas de quoi construire des bunkers dans l’eau. Donc, pas de brouillage longue durée, pas de système d’armement à support réseau. Avec six mois de plus, je pourrai envoyer des blindés amphibies le dégoûter de la côte. Une année de plus, et on gare la Chandra dans Indigo City.
— Et après ?
— Pardon ?
— Et après ? Quand vous aurez pris Indigo City, quand Kemp aura bombardé, miné ou rasé toutes les ressources de valeur et qu’il aura fui dans les montagnes avec les vrais acharnés ? Qu’est-ce que vous ferez ?
— Eh bien… (Carrera a gonflé les joues. Il paraissait vraiment surpris par la question.) Comme d’habitude. Stratégie de maintien des positions sur les deux continents, actions de police limitées et chasse aux sorcières jusqu’à ce que tout redevienne calme. Mais à ce moment-là…
— À ce moment-là, nous serons loin, non ? (J’ai enfoncé les mains dans mes poches.) Loin de cette planète de merde et sur une autre, où ils ne sauront pas reconnaître une partie perdue d’avance. Au moins, donnez-moi ça, comme bonne nouvelle.
Il m’a regardé avec un clin d’œil.
— Hun me paraît bien partie. Luttes de pouvoir intestines, beaucoup d’intrigues de palais. C’est pile dans vos cordes.
— Merci.
À l’entrée du préfa, j’entendais quelques discussions à voix basse. Carrera a penché la tête pour écouter.
— Venez vous joindre à la fête, ai-je dit d’un ton morose. Ça vous évitera de retourner aux jouets de Lamont.
Les trois derniers membres de l’expédition Mandrake étaient assis autour d’une table basse au bout de la salle. La sécurité de Carrera avait laissé à chaque prisonnier un seul inhibiteur, comme une tumeur à la base de la nuque. Tout le monde paraissait bossu, ou voûté, comme surpris en pleine conspiration.
Ils ont tourné la tête à notre entrée dans la salle, avec des réactions variées. Deprez était le moins expressif. Presque aucun mouvement sur son visage. Vongsavath a croisé mon regard et haussé les sourcils. Wardani a regardé Carrera par-dessus mon épaule et a craché par terre.
— C’est pour moi, j’imagine, a dit le commandant Impacteur avec bonhomie.
— Partagez. Vous me paraissez assez proches pour ça, a répondu l’architecte.
Carrera a souri.
— Je vous déconseille de trop vous laisser aller à la haine, maîtresse Wardani. Le petit camarade que vous avez sur le dos pourrait vous mordre.
Elle a secoué la tête sans rien dire. Une main s’est levée en réflexe, à mi-chemin de l’inhib, puis s’est écartée. Elle avait déjà dû essayer de le retirer. Ce n’est pas une erreur qu’on commet deux fois.
Carrera s’est avancé jusqu’au crachat, s’est penché et l’a essuyé d’un doigt. Il l’a examiné attentivement puis l’a senti avec une grimace.
— Il ne vous reste pas beaucoup de temps, maîtresse Wardani. À votre place, je pense que je serais un peu plus civile envers la personne qui conseillera que vous soyez réenveloppée ou non.
— Je doute que ce soit à vous de prendre la décision.
— Eh bien, a répondu le commandant Impacteur en s’essuyant le doigt sur le drap le plus proche, j’ai bien dit « conseillera ». Mais cela suppose que vous retourniez à Landfall dans un état permettant qu’on vous réenveloppe. Cela pourrait bien ne pas être le cas.
Wardani s’est tournée vers moi, éjectant Carrera de la discussion. Une rebuffade subtile que mon conditionnement diplomatique a eu envie d’applaudir.
— Votre giton est en train de me menacer ?
J’ai secoué la tête.
— Je pense qu’il essaie de vous dire quelque chose.
— Alors c’est trop subtil pour moi. (Elle a lancé un regard de dédain au commandant Impacteur.) Vous devriez peut-être me tirer dans le ventre. Apparemment, ça marche bien. Votre méthode préférée pour pacifier les civils, j’imagine ?
— Ah oui, Hand. (Carrera a pris une chaise dans le cercle autour de la table. Il l’a retournée et s’est assis dessus à califourchon.) Un ami à vous ?
Wardani l’a regardé sans répondre.
— C’est bien ce que je pensais. Vous n’êtes pas du tout du même monde.
— Cela n’a rien à…
— Vous saviez qu’il est responsable du bombardement de Sauberville ?
Une autre pause muette. Cette fois, le visage de l’archéologue s’est affaissé sous le choc, et soudain j’ai vu à quel point les radiations l’avaient attaquée.
Carrera l’a vu également.
— Oui, maîtresse Wardani. Il fallait que quelqu’un dégage le passage pour votre petite quête, et Matthias Hand s’est arrangé pour que ce soit notre ami commun, Joshua Kemp. Oh, rien de direct, bien sûr. Désinformation militaire, conçue et filtrée avec soin sur les bons canaux de données. Mais assez pour convaincre notre héros révolutionnaire préféré à Indigo City que Sauberville lui serait plus utile si elle n’existait pas. Et que trente-sept de mes hommes n’auraient plus besoin de leurs yeux. (Il m’a lancé un coup d’œil.) Vous aviez dû deviner, n’est-ce pas ?
— Ça me paraissait probable, ai-je admis en haussant les épaules. Sans cela, ça tombait un peu trop bien.
Les yeux de Wardani se sont rivés aux miens, incrédules.
— Vous voyez, maîtresse Wardani. (Carrera s’est levé comme si tout son corps lui faisait mal.) Je suis sûr que vous aimeriez me voir comme un monstre. Ce n’est pas le cas. Je ne suis qu’un homme qui fait son travail. Ce sont des hommes comme Matthias Hand qui créent les guerres où je gagne ma vie. Pensez-y, la prochaine fois que vous aurez envie de m’insulter.
L’archéologue n’a rien répondu, mais je sentais son regard me brûler le visage. Carrera s’est tourné pour partir, puis s’est arrêté.
— Oh, et maîtresse Wardani, une dernière chose. Giton. (Il a regardé le sol, comme s’il réfléchissait sur ce mot.) J’ai ce que beaucoup pourraient considérer comme une étendue limitée de préférences sexuelles, et la pénétration anale n’en fait pas partie. D’après les archives du camp, on ne peut pas en dire autant de vous.
Elle a fait un bruit. Derrière, j’ai presque entendu craquer l’échafaudage d’étaiement que mon conditionnement diplo avait édifié en elle. Le bruit des dégâts. Inexplicablement, je me suis retrouvé debout.
— Isaac, espèce…
— Espèce ? (Il souriait comme un crâne en se tournant vers moi.) Vous, espèce de louveteau, feriez mieux de vous asseoir.
C’était presque un ordre, et je me suis presque arrêté. L’amertume des Diplos s’est soulevée en grondant et l’a écarté.
— Kovacs…
La voix de Wardani, comme un câble qui lâche.
J’ai percuté Carrera à mi-chemin, une main entrouverte se dressant vers sa gorge, un coup de pied bâtard émergeant du reste de ma posture entravée par la maladie. Le grand corps de l’Impacteur s’est avancé pour me rencontrer et il a bloqué les deux attaques avec une aisance brutale. Le coup de pied a glissé vers la gauche, trop loin, me déséquilibrant. Il a accompagné cela d’une clé au coude qui voulait le frapper, avant de le briser.
Il y a eu un craquement à l’arrière de mon crâne, un verre à whisky vide qui éclate sous un pied dans un bar mal éclairé. La douleur m’a embrasé le cerveau, arrachant un cri bref avant de disparaître sous la réaction du neurachem. Spécial Impacteur – apparemment, l’enveloppe savait encore faire. Carrera n’avait pas lâché, et je restais suspendu à sa prise sur mon avant-bras comme une poupée d’enfant désactivée. J’ai plié mon bras intact pour voir, et il a ri. Puis il a tordu d’un geste rapide mon coude en miettes, et la douleur a ressurgi comme un nuage noir derrière mes yeux. Il m’a lâché. Un coup de pied décontracté dans l’estomac m’a plié en position fœtale, et rendu totalement oublieux de tout ce qui se passait au-dessus du sol.
— Je vous envoie les médecins, l’ai-je entendu dire quelque part au-dessus de moi. Et maîtresse Wardani, je vous suggère de fermer votre grande bouche. Ou j’envoie quelques-uns de mes hommes les moins sensibles vous la remplir. Et peut-être vous rappeler de force ce que le mot « giton » signifie vraiment. Ne me défiez pas, femme.
Avec un froissement de vêtements, il s’est accroupi à côté de moi. Une main m’a saisi la mâchoire et a tourné mon visage vers le haut.
— Il va falloir vous sortir tout ce sentimentalisme de la tête, si vous voulez travailler pour moi, Kovacs. Oh, et au cas où vous ne pourriez pas… (Il a tenu devant moi un petit inhibiteur recroquevillé.) Mesure temporaire, tout simplement. Jusqu’à ce que nous en ayons fini avec Sutjiadi. Comme ça, tout le monde sera plus en sécurité.
Il a incliné la paume, et l’inhib a roulé dans l’espace. Pour mes sens engourdis par les endorphines, il a paru mettre une éternité à tomber au sol. Je l’ai regardé avec fascination déplier ses pattes en plein air et tomber à moins d’un mètre de ma tête. Là, il s’est ramassé, a tourné sur lui-même une fois ou deux et s’est dirigé vers moi. Il a escaladé mon visage, et s’est logé sur ma colonne vertébrale. Une petite pointe de glace s’est enfoncée dans l’os. J’ai senti les membres minuscules se resserrer à la base de ma nuque.
Bon.
— À bientôt, Kovacs. Pensez-y.
Carrera s’est levé et a paru sortir. Je suis resté un moment à vérifier que ma couverture d’insensibilité, dont mon enveloppe m’avait gentiment recouvert, était étanche. Puis j’ai senti des mains qui m’aidaient à atteindre une position assise qui ne me tentait pas vraiment.
— Kovacs. (C’était Deprez, qui me regardait sous le nez.) Ça va, mec ?
J’ai toussé, faiblement.
— Super.
Il m’a appuyé contre le bord de la table. Wardani est entrée dans mon champ de vision derrière lui.
— Kovacs ?
— Oooohhh, désolé, Tanya. (Je me suis risqué à la regarder dans les yeux pour évaluer sa réaction.) J’aurais dû te dire de ne pas le chercher. Il n’est pas comme Hand. Il ne laisse pas glisser.
— Kovacs. (Il y avait sur son visage des spasmes musculaires qui annonçaient peut-être le premier effondrement de ma reconstruction de fortune.) Que vont-ils faire à Sutjiadi ?
La question a fait naître une petite mare de calme.
— Exécution rituelle, a proposé Vongsavath. N’est-ce pas ?
J’ai opiné.
— C’est-à-dire ? (Il y avait dans la voix de Wardani un calme déstabilisant. J’ai cru devoir réviser mon évaluation de sa remise en état.) Exécution rituelle ? Que vont-ils lui faire ?
J’ai fermé les yeux, et rappelé des images de ces deux dernières années. Le souvenir a semblé réveiller la douleur latente de mon coude brisé. Quand j’en ai eu assez, je l’ai regardée de nouveau.
— C’est comme un autochirurgien, ai-je dit lentement. Reprogrammé. Il scanne le corps, cartographie le système nerveux. Mesure la résistance. Puis on fait tourner un programme de décorticage.
— De décorticage ?
Les yeux de Wardani se sont écarquillés.
— Ça le taille en morceaux. Dépèce la peau, ouvre la chair, brise les os. (J’ai puisé dans mes souvenirs.) Ça l’étripe, ça lui cuit les yeux dans les orbites, brise les dents et sonde les nerfs.
Elle a esquissé un geste pour se protéger de ce qu’elle entendait.
— Bien sûr, cela le maintient en vie pendant toute la durée de l’opération. S’il plonge en état de choc, tout s’arrête. On lui donne des stimulants. Tout ce qui est nécessaire, sauf bien sûr de quoi lutter contre la douleur.
On aurait dit maintenant qu’il y avait une cinquième présence avec nous, accroupie à mon côté, souriant et serrant les éclats d’os brisés dans mon bras. J’étais là, baignant dans ma douleur amortie par le biotech, à me souvenir de ce qu’avaient enduré les prédécesseurs de Sutjiadi pendant que les Impacteurs se rassemblaient comme autant de fidèles devant un autel profane dressé à la guerre.
— Combien de temps cela met-il ? a demandé Deprez.
— Ça dépend. Presque toute la journée. (Les mots sortaient tous seuls.) Il faut que ce soit fini avant la nuit. Ça fait partie du rituel. Si personne ne l’arrête avant, la machine sectionne et prélève le crâne aux dernières lueurs. Généralement, ça s’arrête là. (Je voulais m’arrêter de parler, mais personne d’autre ne paraissait disposé à m’interrompre.) Les officiers et sous-offs peuvent demander un vote de coup de grâce dans les rangs, mais ça n’arrive qu’en fin d’après-midi, même pour ceux qui veulent que ça s’arrête. Ils ne peuvent pas se permettre de paraître plus sensibles que les hommes du rang. Et même tard, parfois, j’ai vu des votes demander que ça continue.
— Sutjiadi a tué un officier de peloton des Impacteurs, a dit Vongsavath. Je ne pense pas qu’il y aura la moindre grâce.
— Il est faible, a dit Wardani avec espoir. L’irradiation…
— Non. (J’ai plié le bras droit, et la douleur est remontée jusque dans mon épaule, malgré le neurachem.) Les enveloppes maories sont conçues pour le combat en terrain contaminé. Endurance très élevée.
— Mais le neurachem…
J’ai secoué la tête.
— Oublie. La machine va s’ajuster, tuer d’abord les systèmes de résistance à la douleur, les arracher.
— Alors il va mourir.
— Non !, ai-je crié. Ça ne marche pas comme ça.
Personne n’a parlé après cela.
Deux médecins sont arrivés, l’homme qui m’avait soigné un peu plus tôt accompagné d’une femme sévère que je ne connaissais pas. On a passé sous silence la présence de l’inhib sur ma nuque et ce que cela disait sur mon état. Ils ont utilisé un micro-ultravib pour réduire les fragments d’os à la jointure du coude, puis ont enfoncé des bios de croissance en longues files, signalés sur la peau par des traits verts et la puce qui disait à mon os ce qu’il devait faire. Et surtout, de le faire rapidement. Et plus vite que ça. Quoi que vous ayez fait dans le monde naturel, vous faites maintenant partie d’une opération militaire, soldat.
— Deux ou trois jours, a dit celui que je connaissais en enlevant un patch d’endorphine à diffusion rapide du creux de mon bras. Nous avons enlevé toutes les surfaces pointues, vous pourrez donc plier le bras sans occasionner de dégâts graves aux tissus avoisinants. Mais ça fera un mal de chien, et ça ralentit le processus de guérison, alors évitez. Je vais vous mettre un strap pour que vous y pensiez.
Deux ou trois jours. Dans deux ou trois jours, j’aurais de la chance si cette enveloppe pouvait encore respirer. Souvenir du docteur sur l’hôpital orbital. Oh, et puis merde. L’absurdité de tout cela me submergea et jaillit avec un sourire inattendu.
— Eh, merci. On ne voudrait pas ralentir le processus de guérison, hein ?
Il m’a rendu mon sourire, puis a rapidement reporté son attention sur ce qu’il faisait. Le strap allait du biceps à l’avant-bras, chaud, réconfortant et un peu serré.
— Vous faites partie de l’équipe de l’anatomiseur ?
Il m’a regardé d’un air hagard.
— Non. Ça, c’est les gens du scan. Je ne m’en occupe pas.
— On a fini, Martin, a dit la femme d’un ton sec. Il faut partir.
— Ouais.
Mais il se déplaçait lentement, à regret, en repliant sa trousse. J’ai regardé disparaître le contenu, les outils chirurgicaux maintenus à la bande adhésive et les accordéons de patchs aux couleurs vives dans leurs étuis.
— Eh, Martin. (J’ai un mouvement du menton vers la trousse.) Tu pourrais me laisser quelques roses ? Je comptais faire la grasse mat’, tu sais.
— Euh…
La femme s’est raclé la gorge.
— Martin, nous…
— Oh, ta gueule, tu veux ? (Il s’est tourné vers elle avec une colère inattendue. L’instinct diplo m’a flanqué une claque. Derrière son dos, j’ai tendu la main vers la trousse.) Tu n’as aucune autorité sur moi, Zeyneb. Je prescris ce que je veux, et tu…
— C’est rien, ai-je soufflé. Je les ai, de toute façon.
Les deux médecins m’ont regardé. J’ai montré la bande rose de patchs d’endorphine que j’avais saisis de la main gauche. Avec un petit sourire.
— Ne vous inquiétez pas, je ne les prendrai pas tous d’un coup.
— Vous devriez peut-être, mon lieutenant, a dit la femme.
— Zeyneb, je t’ai dit de la fermer. (Martin a ramassé sa trousse en vitesse, la serrant entre ses bras comme un enfant.) Vous, euh, c’est de l’action rapide. Pas plus de trois à la fois. Ça va vous assommer, quoi que vous ent… (Il a dégluti.) Quoi qu’il se passe autour de vous.
— Merci.
Ils ont ramassé le reste de leur équipement et sont sortis. Zeyneb m’a regardé à la porte, et sa bouche s’est tordue. Sa voix était trop faible pour que je l’entende. Martin a fait un geste pour l’entraîner, et ils sont sortis. Je les ai suivis du regard, puis j’ai reporté mon attention sur les patchs dans ma main.
— Alors c’est ça ta solution ? a demandé Wardani d’une voix glaciale. Te droguer pour tout laisser t’échapper ?
— Tu as une meilleure idée ?
Elle s’est détournée.
— Alors descends de ton piédestal pour archéologue béatifiée et ne ramène pas ta fraise.
— On pourrait…
— On pourrait quoi ? Nous sommes inhibés, nous sommes à quelques jours de mourir d’une rupture catastrophique des cellules, et je ne sais pas toi, mais mon bras me fait mal à crever. Ah oui, et tout le préfa est sous surveillance électronique jusque chez le commissaire politique. Et Carrera doit y avoir accès quand il veut. (J’ai senti bouger le truc sur ma nuque, et pris conscience que je me laissais emporter par ma colère. Je l’ai étouffée.) Je me suis battu pour la dernière fois, Tanya. Demain, on va passer la journée à écouter Sutjiadi mourir. Tenez le coup comme vous pourrez. Moi, je vais dormir.
Le fait de lui jeter tout cela au visage m’a apporté une douleur satisfaisante. Comme sortir un shrapnel de sa propre chair. Mais derrière tout cela, je revoyais encore le commandant du camp, éteint dans sa chaise, le courant allumé, la pupille de son seul œil humain rebondissant doucement contre sa paupière supérieure.
Si je m’allongeais, je ne me relèverais sans doute jamais. J’ai entendu sa voix, comme un dernier souffle. Alors je reste dans ce fauteuil. L’inconfort me réveille. Régulièrement.
Je me suis demandé quel genre d’inconfort il me faudrait, en ce moment. Le genre de chaise dans laquelle il faudrait m’attacher.
Il doit bien y avoir un moyen de quitter cette putain de plage.
Et je me suis demandé pourquoi la main au bout de mon bras blessé n’était pas vide.