XI
Les coulisses de la PP
Une grande manifestation en faveur de l’école publique se préparait au printemps 1994. En amont de cet événement majeur, je reçus toutes les organisations d’enseignants, auxquelles je conseillai de ne pas défiler dans les rues de Paris et de préférer un grand rassemblement au Champ-de-Mars. Après suspension de séance et concertations, mes interlocuteurs refusèrent catégoriquement. Je me suis perdu en conjecture pour deviner les raisons qui les avaient incités à ne pas retenir ma proposition et renoncer à un cadre aussi prestigieux. Il semblerait qu’ils aient redouté un espace aussi ouvert et découvert : les effets photographiques pourraient alors jouer en leur défaveur en faisant apparaître des troupes un peu trop clairsemées.
Le 31 mars 1994, jour du défilé, plusieurs centaines de casseurs se sont glissés dans les rangs des manifestants. Ces groupes violents s’inséraient dans la foule, lançaient des incursions très rapides dans les rues avoisinantes pour y commettre leurs méfaits puis retournaient rapidement à l’abri du cortège.
En raison du jeune âge des délinquants, de leur absence totale de contrôle face aux forces de l’ordre et de l’inexistence du service d’ordre des syndicats qui avaient appelé à la manifestation, j’ai choisi de ne pas faire intervenir les forces de police au sein du cortège, pour ne pas risquer d’incidents graves de nature à compromettre la sécurité des manifestants pacifiques. Mais, du coup, je dus subir de vives pressions venant de commerçants et d’élus des arrondissements traversés par les cortèges, et de collaborateurs des ministres :
— Quand allez-vous faire intervenir les forces de police et arrêter ce saccage ?
— Au moment où je le jugerai opportun, répondis-je.
Je prenais la responsabilité d’attendre ce moment et de laisser tomber les vitrines pour éviter des blessés graves, voire des morts. Il m’était indifférent que l’on comprenne ou non mon mode de raisonnement. En fait, j’avais à l’esprit d’une manière aiguë les événements du métro Charonne survenus le 8 février 1962. J’avais étudié le déroulé du drame et l’avais compris, me semble-t-il. La police avait chargé les manifestants qui, eux, pensaient avoir pour seule possibilité de s’échapper une entrée de métro, laquelle était fermée par des grilles cadenassées. Il se produisit la tragédie que l’on connaît, neuf morts par entassement, étouffement, piétinement… Je craignais que la place Denfert-Rochereau, avec une seule bouche de métro ouverte, ne devienne un nouveau Charonne, je laissai donc volontairement agir les casseurs plutôt que de leur donner immédiatement la chasse, ce qui aurait provoqué un mouvement de panique chez les manifestants.
Alors que j’étais aux commandes, disposant de l’ensemble des caméras couvrant la voie publique en liaison directe avec les directeurs de service, écoutant avec les membres du cabinet le trafic radio des forces de l’ordre, on me fit savoir que le bruit courait à l’Agence France Presse que je venais de remettre ma démission à la demande de Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur. Je fis aussitôt entrer dans mon bureau le correspondant de l’AFP, homme expérimenté et connaissant parfaitement les rouages de la préfecture de police, et lui demandai s’il confirmait la réalité de la « circulation » de cet écho. Il me le confirma. En sa présence, j’appelai sur l’interministériel le ministre pour lui demander si cette « information » était ou non vérifiée : si effectivement il s’apprêtait lui-même à prononcer ma mise à pied, je lui offrais la possibilité de recevoir ma démission immédiatement. Pasqua entra dans une violente colère… contre ceux qui répandaient « de telles imbécillités ». Je lui suggérai de faire un tour auprès des services pour mettre fin à ces rumeurs.
— Philippe, vous avez toute ma confiance, conclut le ministre. Allez jusqu’au bout de ce que vous avez commencé à faire, je vous regarde, vous me rendez compte et c’est moi qui assume s’il se passe quelque chose.
Pour l’heure, il s’agissait peu de savoir qui allait assumer, il fallait agir. Nous avons placé auprès du responsable de la manifestation, et avec son plein accord, un commissaire divisionnaire dont les oreilles étaient équipées d’une sorte de tire-bouchon qui lui permettait de capter les radios de la direction du maintien de l’ordre. Comme il se tenait très près du responsable, ce commissaire était en mesure de lui communiquer les agissements des casseurs qui allaient très rapidement, si l’on n’y mettait pas un terme, faire porter un jugement extrêmement négatif sur les organisateurs et sur le thème qu’ils voulaient défendre. Il fallait rapidement dissoudre la manifestation, qui arrivait d’ailleurs à son point d’arrivée.
— Je n’ai pas de mégaphone, nous répondit le responsable, d’un air navré. Aucun moyen de diffusion pour donner l’ordre de dispersion.
Qu’à cela ne tienne ! Les véhicules de la PP avancèrent avec leurs sonos. Ils diffusèrent, d’une manière systématique, forte et parfaitement bien comprise, l’ordre de dispersion aux manifestants pacifiques : « Dispersion immédiate à l’arrivée place Denfert-Rochereau ! Dispersion immédiate à l’arrivée place Denfert-Rochereau ! » Le message fut entendu, le spectre de Charonne s’éloigna. Nous avions évité le pire.
Par la suite, la préfecture de police s’adapta aux nouvelles méthodes employées par les casseurs qui ternissaient les causes défendues par les manifestants. Après consultation de mes équipes et des représentants du personnel, je pris plusieurs décisions :
— La préfecture créait, au sein des compagnies de district, des « unités légères d’intervention » sur le modèle de celles qui existaient au sein des CRS et des escadrons de gendarmerie mobile. Ces unités, dont les effectifs disposaient d’équipements de protection légers et de véhicules maniables, pouvaient être regroupées pour former plusieurs unités légères d’intervention, voire une compagnie d’intervention.
— Une nouvelle doctrine d’emploi des fonctionnaires en civil était mise en pratique dès 1994. Les policiers en civil, chargés de procéder aux interpellations, reçurent pour consigne de ne pas intervenir au cœur des cortèges où venaient se dissimuler les voyous. Ils trouvèrent tous les moyens d’agir dans un « second cercle » autour du cortège excluant tout contact initial avec le corps même de la manifestation.
Cette manifestation pour l’école publique, malgré la pluie dense qui tombait sur Paris, parvint à réunir 260 000 personnes. Dans mon bureau, à la préfecture, un meuble Empire faisait scintiller ses neuf écrans de télévision que l’on avait placés à l’intérieur. Je pouvais consulter et contrôler trois cents caméras de la ville. Les membres du cabinet étaient autour de moi, nous recevions des renseignements des RG et de la sécurité publique, afin d’établir le compte des manifestants. Vers 17 heures, un ancien ministre me téléphona pour me demander le chiffre.
— Un peu moins de 300 000, lui-dis-je.
— C’est une plaisanterie ! me répondit-il. Nous approchons du million !
— Oh, cela me semble un peu excessif…
— Vous avez vu le nombre de parapluies ? C’est fou ! Comptez les parapluies !
— D’accord, dis-je. Je vous accorde deux personnes par parapluie en fonction de l’image classique « deux cœurs sous un parapluie » ! Je vais faire survoler le cortège par l’hélicoptère de la préfecture pour qu’il prenne une vidéo en continu.
Avec ce surprenant décompte, mon interlocuteur fut très rapidement convaincu de la validité de nos chiffres.
À chaque manifestation, des dissensions semblables, dignes d’une comédie de boulevard, apparaissaient entre les chiffres annoncés par la police et ceux brandis par les manifestants. Mais comment procède-t-on pour effectuer des comptages quand on ne peut pas dénombrer les parapluies ? Au-delà des moyens aériens, on peut également mesurer à un instant T quelle est la surface de la voirie occupée par les manifestants, du début à la fin du cortège. On traduit cette surface en mètres carrés, puis on fait la moyenne de manifestants au mètre carré. On multiplie et on obtient un nombre, approximatif bien sûr. Mais il ne faut pas se laisser piéger par ce procédé : les organisateurs repèrent facilement les points de comptage et concentrent, serrent la population à ses abords pour gonfler artificiellement le chiffre.
Mes prédécesseurs avaient tout tenté pour établir des critères afin de pouvoir annoncer des chiffres non contestés. De nombreuses réunions eurent lieu avec les responsables des partis politiques et des syndicats ainsi qu’avec les directeurs de la PP pour tenter de définir la manière d’approcher la réalité. Le moyen le plus commode était la prise de vue aérienne et l’analyse des vidéos d’une part, la surface couverte sur la voirie de l’autre.
Les uns et les autres se fatiguèrent vite de discussions qui ne menaient à rien et, au bout de quelques jours, il fut proclamé hautement qu’un progrès significatif avait été réalisé par une entente entre les manifestants et les forces de l’ordre. Pourtant, lors du défilé suivant, les choses se déroulèrent exactement comme auparavant. Les journalistes s’en amusèrent beaucoup.
Sans nous décourager, nous avons essayé de nous fixer sur des critères consensuels entre manifestants et policiers afin d’éviter de nous ridiculiser mutuellement. Une chose est certaine : les chiffres donnés par la préfecture n’ont jamais été dilatés ou contractés pour créer un effet politique. Le comptage a toujours été effectué par ce que j’appellerais des « ouvriers syndiqués », comme on disait autrefois dans l’imprimerie. Pour ma part, je n’ai pas conservé le souvenir d’une quelconque pression exercée sur nous, les responsables de la police de terrain, pour modifier un chiffre que nos collaborateurs avaient librement établi. Ce calcul était réalisé par des policiers de toutes tendances politiques et syndicales avec un procédé mécanique très modeste que nous avions mis au point. Il s’agissait d’un petit boîtier muni d’un poussoir : on comptait les rangs, on y ajoutait les petites mouches qui tournaient autour, et on pratiquait une sorte d’arbitrage.
Je me suis rendu bien souvent sur le terrain pour voir comment les choses se déroulaient. Rien ne vaut le coup d’œil direct et l’écoute des slogans scandés par les manifestants, on comprend mieux ainsi les réalités. Mais attention à ne pas se laisser « faire aux pattes », comme nous disons, c’est-à-dire se faire repérer par les manifestants dans les cortèges. Le plus souvent, je suivais les manifestations de mes bureaux par les images transmises et le trafic radio de nos équipages des RG et de la Sûreté publique. En effet, le propre d’un patron n’est pas d’accompagner les troupes sur place, où l’on n’a pas une vue globale, ni formuler une décision stratégique, ni disposer de moyens de transmission assez puissants pour transmettre des ordres à l’ensemble des unités.
Il faut souligner que, depuis 1993, le poids du maintien de l’ordre dans la capitale ne s’est pas allégé, tout au contraire. Les manifestations sur la voie publique et autres événements ont augmenté de façon considérable. Tous les records ont été battus avec des rassemblements ayant dépassé parfois le million de participants.
Les Journées mondiales de la jeunesse, en août 1997, donnèrent lieu à de très grands rassemblements. La première messe célébrée à Paris dans ce cadre fut présidée par Mgr Lustiger et réunissait 350 000 personnes. L’ensemble du dispositif était piloté à partir du poste central mobile dans lequel j’avais pris mes quartiers. À intervalles répétés, je voyais venir à moi un jeune prêtre qui me demandait :
— Quel est le dernier chiffre, monsieur le préfet ?
Et le nombre de participants augmentait de minute en minute : 250 000, 200 000, 300 000… Plus je lui annonçais un chiffre important et plus le jeune prêtre paraissait inquiet. Je finis par lui poser franchement la question :
— Mais pourquoi vous inquiétez-vous ? C’est un succès considérable !
— Monseigneur Lustiger craint que le pape ne fasse moins, me rétorqua le prêtre à voix basse.
Vaine inquiétude ! Quelques jours plus tard, Jean-Paul II fit bien davantage à l’hippodrome de Longchamp, parvenant à réunir 500 000 personnes… et l’archevêque de Paris fut tout à fait rassuré.
La difficulté d’assurer la sécurité de ces foules immenses était doublée par des contraintes étroitement liées à la protection nécessaire et rapprochée du pape. Je crois qu’il faut rendre un hommage aux forces de police, de gendarmerie, de secours, de sécurité qui ont permis à cette manifestation de se dérouler dans de bonnes conditions.
Depuis quelques années, l’habitude a été prise de considérer les rues et les places de Paris comme des lieux ouverts à la célébration des grands événements.
Le Champ-de-Mars, avec en fond de tableau la tour Eiffel, ou la place du Trocadéro sont extrêmement recherchés, mais les Champs-Élysées demeurent le must absolu : la proximité avec le palais de l’Élysée et la réputation de l’avenue incitent certains organisateurs à vouloir occuper ce long espace entre l’Étoile et la Concorde, qui jouent à l’occasion d’influences diverses pour obtenir satisfaction. Le préfet de police doit alors rester ferme pour éviter qu’on ne lui impose l’inacceptable : une mise en danger des personnes et des biens, des risques dont il porterait seul la responsabilité, ne serait-ce que pour ne pas avoir signalé ces périls au gouvernement.
À l’occasion des festivités du passage au troisième millénaire, le producteur de Johnny Hallyday, Jean-Claude Camus, pensa utiliser les Champs-Élysées comme grande salle ouverte pour un concert gratuit. Une plate-forme mobile devait permettre à Johnny de remonter l’avenue, alors que le public serait massé depuis l’angle de l’avenue de Marigny jusqu’à l’Arc de Triomphe. Une folie !
Il apparut évident que je ne pouvais accepter un tel projet. Ma responsabilité était engagée, mon devoir commandait d’empêcher une pareille aberration. Un contact avait été pris par mon cabinet avec le producteur, il fit remonter notre position jusqu’à Johnny, qui continuait de rêver… et rien ne se débloquait. J’avais informé de la situation le ministre de l’Intérieur, qui me demanda de ne pas céder. Tant mieux. Il pouvait compter sur ma détermination et mon caractère obtus en ce qui concerne la sécurité.
En désespoir de cause, et pour faire bouger les lignes, j’ai demandé à Johnny Hallyday de venir me voir. Il a aussitôt accepté de se déplacer jusqu’à la préfecture. Et Johnny est entré dans mon bureau, grand, vêtu d’un long manteau bleu marine qui accompagnait souplement les mouvements de sa démarche assurée. Je le fis asseoir à ma droite. Tous mes directeurs concernés étaient rassemblés et nous sommes entrés dans le vif du sujet. Deux questions fondamentales se posaient : la date du concert et le lieu où il se déroulerait.
Johnny demandait donc les Champs-Élysées pour le lieu et le 18 ou le 21 juin ou encore le 14 juillet 2000 pour la date… Nous dûmes tout refuser. Un tel concert ne pouvait se tenir à des moments où d’autres événements – célébration de l’appel du général de Gaulle, fête de la musique, fête nationale – venaient déjà occuper pleinement la police parisienne. Un concert gratuit de la plus grande vedette française, quel que soit le lieu, signifiait un risque d’écrasement, d’entassement, qui aurait exigé l’intervention immédiate des secours au cœur même de la foule. Il fallait que les secours puissent se tenir prêts, sans être retenus ailleurs par une autre manifestation importante dans la capitale.
Dans un effort de compréhension, les organisateurs ont suggéré une autre date, tout en soulignant que le spectacle se déroulerait de 21 h 30 à minuit, afin de permettre au public de repartir par le métro. Restait le lieu. La scène mobile que voulait utiliser Johnny constituait en elle-même un point très délicat : faire remonter les Champs à un tel dispositif nous conduisait à penser qu’une véritable parade allait se dérouler autour de ce plateau en mouvement, ce qui créerait immanquablement d’importants déplacements de foule… et l’on risquait des accidents tragiques. De plus, les secours seraient rendus difficiles par la densité même de cette foule : les producteurs n’espéraient-ils pas réunir un million de fans ? Le chanteur et son public ne pouvaient être exposés à de tels dangers.
On me dit que la parade serait marquée par des arrêts prolongés et qu’il n’était pas prévu que le public suive la scène : elle seule, avec le chanteur et son orchestre, se déplacerait d’un point à un autre de l’avenue devant les spectateurs immobiles. Même si l’hypothèse avait été retenue et même si la foule avait obéi – ce qui est douteux –, j’aurais dû demander trente-cinq compagnies ou escadrons en supplément de ceux dont je disposais habituellement ! Cela dit, refuser froidement la proposition n’était pas chose aisée : le projet était nouveau et intéressant. Monter vers l’Étoile en chantant représentait un symbole fort et enthousiasmant. Mais, non, les risques de sécurité étaient vraiment trop importants.
Nous avons minutieusement donné ces éléments d’informations à l’idole et décrit les dangers d’une telle opération. Johnny écoutait et ne disait rien. Puis nous sommes allés avec lui à la salle de commandement, alors que la rumeur de sa présence courait à travers la maison : « Il vient d’arriver… Il a pris l’ascenseur… Il est dans le bureau du préfet… Il sort du bureau… » Nous descendions par les escaliers jusqu’au sous-sol lorsque nous sommes passés devant le réfectoire des femmes de ménage. Dès que le visiteur apparut au fond du couloir, ces dames se précipitèrent. Erreur ! Il fallut improviser une haie de sécurité pour éviter que notre chanteur national ne soit écharpé par une petite foule trop passionnée.
Enfin, nous sommes ainsi arrivés sans trop d’encombres dans la salle de commandement. Je l’avais prévenu :
— Il y a une règle, ici, il faut dire bonjour à tout le monde.
Johnny serra les mains de tous. Ces politesses terminées, le chef de salle lui expliqua comment on pilotait une manifestation, comment on contrôlait le déroulement d’un défilé et quelles dispositions devaient être prises. Bref, nous lui avons montré comment travaillait le préfecture de police à l’occasion des grands événements.
— Ce n’est pas sur les Champs que vous devez aller, lui dis-je. Regardez la tour Eiffel…
Je fis passer sur un écran de contrôle des images de la vieille dame de fer sous différents angles. Johnny avait l’air fasciné.
— Nous allons en parler en remontant, annonçai-je en forme de conclusion provisoire.
Au lieu de passer par les couloirs, nous avons cette fois emprunté la grande cour d’honneur. Les secrétaires étaient aux fenêtres.
— Johnny ! Regarde-moi ! Par ici !
Grand événement à la PP ! Johnny esquissait quelques gestes furtifs pour répondre à ces saluts, quand je décidai de sortir un peu la star de son mutisme.
— Dites-moi, vous avez pensé à inviter mon vieux copain Michel Mallory pour votre show ?
Johnny me regarda d’un air surpris :
— Vous connaissez Mallory, vous ?
Il n’en revenait pas que je sois lié à son parolier, l’auteur de plusieurs tubes comme « J’ai un problème » ou « Le bon temps du rock’n’roll ». J’ai expliqué alors :
— J’ai été préfet de l’Oise, je suis allé dîner chez lui… On l’appelle ?
— C’est pas une mauvaise idée.
Johnny pianota sur son portable.
— Salut Michel, tu sais avec qui je suis ? Je suis avec Massoni, il dit qu’il est ton pote !
— Mais oui, c’est mon pote ! répondit Mallory. Qu’est-ce tu fais avec lui ?
— On est en train de parler du concert des Champs-Élysées.
Je pris le combiné et expliquai la situation à Michel en parlant corse. Je ne lui cachai rien, les Champs, les risques, la tour Eiffel… Enfin, je repassai le portable à Johnny et Mallory prit mon parti.
— Écoute, je vais te dire un truc : il faut vraiment que tu fasses ce que Massoni te dit. T’embarque pas sur un truc à la c…, laisse-le faire avec Camus. Prenez la tour Eiffel, le Champs-de-Mars, ce sera formidable !
Johnny me lança son regard clair :
— C’est bien un de vos copains, Michel ! Il vous défend !
— Mais non, il a du bon sens, c’est tout. Il veut que le concert soit une réussite.
— Eh ben, on fait comme ça ! conclut Johnny.
Dans l’intérêt de la sécurité du public, dans l’intérêt de la prestation des artistes, certaines ficelles et certains moyens de conviction sont toujours bons à utiliser. Nous avons vraiment tout organisé pour que, le 10 juin, le concert du Champ-de-Mars soit une parfaite réussite, sur le plan des accès du public, sur le plan de l’arrivée des cars qui venaient souvent de loin et enfin sur le plan de l’évacuation du public après le spectacle.
Ce soir-là, Johnny se trouvait dans une loge aménagée, en train de se préparer pour entrer en scène. Il demanda soudain :
— Où est le préfet ? Dites-lui de venir, qu’il vienne avec Daniel Angéli.
Daniel Angéli était son photographe préféré, je le connaissais depuis longtemps, je l’avais rencontré sur tous les grands événements à Paris depuis de longues années. Nous sommes entrés dans sa loge et je posai avec Johnny, le temps de quelques clichés. Puis le spectacle commença. Roulement de caisses, Johnny bondit sur scène sous les hurlements de la foule.
— Bonsoir à tous et merci d’être là. Merci au préfet de police qui a fait que cette réunion puisse avoir lieu !
La foule acclama les propos du chanteur, j’avais l’impression qu’elle me saluait aussi un peu. Le métier de préfet réserve vraiment des moments extraordinaires !
Je suis resté préfet de police pendant huit ans. Durant ce temps, j’ai vu tant de choses… L’ordre public, bien sûr, mais aussi l’Histoire, et je m’intéressai aux archives dès mon arrivée.
Serge Klarsfeld découvrit dans les archives du ministère des Anciens combattants des fragments de fichiers de juifs constitués sous l’Occupation. Il crut même avoir retrouvé le fichier des juifs de la région parisienne, constitué en 1940, qui avait servi pour les rafles, notamment celle du Vel d’Hiv.
Une commission présidée par René Rémond travailla sur le sujet et démontra deux points. D’abord, les fragments de fichiers découverts au ministère des Anciens combattants étaient les seuls vestiges du fichier juif constitué en 1940 ; ces fiches avaient été extraites du fichier général en vue de leur utilisation pour les rafles. Ensuite, le fichier général, conservé à la préfecture de police, avait été pilonné après la guerre sur ordre du ministre de l’Intérieur.
Le chef du service des archives, Claude Charlot, fut alerté par Annette Wieviorka, historienne bien connue : il était dit dans un des documents de 1947 conservés à la préfecture que la comptabilité du camp de Drancy serait conservée. Où se trouvaient ces documents ? Après trois mois de recherches, cette comptabilité fut retrouvée : elle dormait dans la section des archives consacrée au camp de Drancy lorsqu’il fut utilisé, lors de l’épuration, comme maison d’arrêt pour les personnes inculpées de collaboration.
Pour le préfet de police que j’étais, je pensai qu’il était nécessaire d’ouvrir aux historiens les archives issues de la Seconde Guerre mondiale, ne serait-ce que pour ouvrir les yeux à certains de mes collaborateurs qui désiraient jeter un voile sur ce passé. Par ailleurs, j’estimai que la préfecture de police devait, à sa mesure, participer au devoir de mémoire initié par le président de la République.
Le chef du service des archives m’avertit alors que de nombreuses familles d’origine juive se présentaient pour prendre connaissance des documents concernant l’internement d’un membre de leurs familles. Le service travaillait en coopération avec la commission Drai sur la réparation des spoliations des juifs de France et aussi avec le mémorial de la Shoah. Ce petit service était souvent débordé par cette tâche…
Je fus amené ainsi à m’intéresser de plus près à un dossier concernant un de nos illustres compatriotes, le cardinal Lustiger. Un des archivistes chargé de classer les dossiers de révision de la naturalisation, de 1942 à 1944, tomba sur celui des époux Lustiger, parents du cardinal. Une recherche montra qu’il existait un autre dossier dans la « comptabilité de Drancy », celui qui concernait l’arrestation, l’internement et la déportation de la mère du cardinal. Ces deux dossiers décrivaient les activités d’un marchand forain en bonneterie qui avait ouvert boutique à Paris, « Au pilote des Affaires », 50, boulevard de Strasbourg, dans le Xe arrondissement de Paris. D’origine polonaise, la famille avait été naturalisée et le père avait demandé à être exonéré des droits de sceau, qu’il fallait payer à la chancellerie. Quant au dossier de Drancy, c’était, au travers des pièces administratives, l’histoire du parcours allant de l’arrestation de la mère à son internement et enfin à sa déportation. Les détails et les documents faisaient tout l’intérêt de ces dossiers.
J’en avertis le cardinal et, à sa demande, fis réaliser des photographies des documents. Il me sembla utile que Claude Charlot fasse une présentation de ces documents au cardinal. Il fut reçu par le cardinal et sa sœur, celle-ci était tendue, attentive et profondément émue. L’atmosphère dans la pièce était solennelle, seul le cardinal semblait se maîtriser, demeurant sur la réserve et ne manifestant pas ses sentiments.
Beaucoup de Parisiens, de provinciaux ou de compatriotes corses prétendent avoir des relations privilégiées avec le préfet de police. Ils sont parents, alliés, amis, ils l’ont rencontré l’avant-veille, l’un de leur cousin l’a vu récemment… Chacun essaye de montrer qu’il est placé et bien placé ! J’ai connu cela d’une manière fréquente dans tous les postes que j’ai occupés.
L’un des moments où j’ai le plus souri de cette situation a pour cadre un cocktail, une fin d’après-midi à Ajaccio. J’étais alors directeur central des RG, un homme s’approcha de moi.
— Vous êtes de Paris ?
— Tout à fait…
— Je connais très bien quelqu’un à Paris.
— Ah oui ? Et qui est-ce ?
— Le directeur des RG, Philippe Massoni.
— Vous le connaissez vraiment ?
— Très bien.
— Écoutez, je ne vous laisse pas vous embarquer davantage : Philippe Massoni, c’est moi. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mais maintenant que vous vous êtes annoncé, allons plus loin…
Devenu préfet de police, je donnai pour instruction à mes collaborateurs d’éplucher singulièrement tous ceux qui prétendaient être mes amis ou mes cousins et qui avaient été interpellés la nuit pour une affaire fâcheuse de coups et blessures, d’abus de boissons alcoolisées ou d’autres choses. Ceux-là étaient « mieux traités », si j’ose dire, que ceux qui ne disaient rien. Je ne voulais pas donner l’impression aux Parisiens qu’il suffisait de prétendre être de mes proches pour s’exonérer de toute responsabilité !
Comment travaille-t-on quand on est chargé de l’ordre et de la sécurité dans une ville comme Paris ? Le préfet lui-même, les préfets qui le secondent, les principaux membres du cabinet et les directeurs des services actifs sont logés sur l’île de la Cité, au cœur même de la préfecture de police. L’appartement du préfet est situé à l’étage, immédiatement au-dessous de son bureau. Les deux espaces sont reliés par un escalier intérieur, ce qui permet d’avoir aisément accès à son cabinet de travail à toute heure du jour et de la nuit, si les circonstances l’exigent. Deux chauffeurs, logés sur place, alternent par vacation de vingt-quatre heures. Un aide de camp et deux officiers de sécurité dorment sur place en cas de besoin ou rejoignent les lieux sans délai si des événements surviennent. Ils sont chargés de définir les itinéraires, de tenir la radio personnelle du préfet et de prendre les contacts nécessaires avec les états-majors pour assurer sa sécurité rapprochée dans ses déplacements.
Lorsque je me « déplaçais », selon le vocabulaire maison, c’est-à-dire quand je me rendais sur les lieux d’un attentat, d’un incendie ou d’un accident, la règle voulait que je sois rejoint au plus vite par les directeurs des services actifs de la police : police judiciaire, police de proximité, ordre public, Renseignements généraux, logistique. Le général commandant la brigade des sapeurs-pompiers, unité militaire placée sous l’autorité du préfet, devait également être présent.
Telles que je les ai vécues, mes journées se déroulaient de manière immuable. D’abord, lever vers 6 h 30, petit déjeuner à l’appartement, lecture de la « chemise de nuit », un dossier rouge qui faisait le point sur les heures passées. Quand Paris dort, la police veille. Les événements les plus dramatiques ou les plus saugrenus surgissent bien souvent dans les heures obscures. Des comptes rendus en sont immédiatement faits par télégramme ou verbalement ou encore par envois télécopiés.
La lecture de la presse du matin était également, pour moi, un impératif et un plaisir : tous les journaux nationaux m’étaient fournis, avant que ne soient présentés, plus tard dans la matinée, les articles sélectionnés et cochés susceptibles de concerner la sécurité en général et la préfecture de police en particulier.
À la lecture de la chemise des « affaires urgentes » et à celle de la presse s’ajoutait l’écoute des radios complétée par quelques aperçus des émissions de télévision. Les informations mais aussi les chroniques politiques devaient m’être connues le plus rapidement possible, au moins sommairement, de manière à ce que je puisse avoir une vision globale des événements avant de rejoindre mon bureau vers 8 h 30.
Puis venaient les réunions… Rien ne saurait être plus désagréable, moins gratifiant, moins adapté aux objectifs recherchés que des réunions sans fin, à l’ordre du jour filandreux. Pour être efficace, il fallait préparer, resserrer ces réunions. Je me joignais souvent à celle de 9 heures, qui rassemblait les membres du cabinet. D’une durée de dix à quinze minutes, elle permettait à chacun des conseillers de rendre compte de son activité de la veille et d’indiquer son programme de la journée. Personnellement, je n’intervenais que très peu, mais cette rencontre me permettait de saluer chacun et de livrer ici ou là quelques orientations ou de tenter des inflexions.
Tous les lundis, mercredis et vendredis se tenait à 11 h 30, de manière immuable, une importante réunion consacrée à l’ordre public dans la capitale, en présence des directeurs des services actifs de police et des membres du cabinet chargés de ces questions. La place de chacun et l’ordre des interventions étaient fixés de toute éternité. Il s’agissait alors, quelle que soit la dimension de l’événement d’ordre public à évoquer, de jauger sa nature, ses risques et les moyens à engager : forces de la préfecture, forces mobiles des CRS ou des gendarmes, sans oublier les moyens de secours à prévoir : pompiers, Samu, protection civile.
En dépit de toute cette activité, le préfet de police ne sait pas tout, malgré une légende tenace. On a beau, dans les cercles que l’on fréquente, parmi les amis que l’on rencontre, auprès des relations que l’on croise dans les dîners, s’échiner à répéter qu’au fond on ne sait pas grand-chose, on ne convainc personne. Quel que soit l’effort que l’on fait, chacun est persuadé que le préfet sait tout et ne veut rien dire. Combien de fois ai-je vécu cette scène : une personnalité ou même un anonyme me demande audience. Je reçois ce visiteur :
— Que souhaitez-vous me dire ? Vous avez aiguisé ma curiosité en indiquant à ma secrétaire que vous aviez des choses graves à me communiquer.
Bien souvent, ce n’est qu’à ce moment que je vois apparaître ce qui le conduit dans mon bureau : l’individu pense que je sais ! Alors que je ne sais pas même ce que je suis censé savoir ! Pensant que je sais, malgré mes dénégations, il souhaite m’apporter des éléments complémentaires… sur un sujet dont j’ignore les prémices ! Je n’ai plus le choix, il me faut l’écouter, le remercier et le raccompagner, sans lui avoir demandé quoi que ce soit. L’individu qui se présente spontanément obéit à un raisonnement très suivi, qui tenaille bien des personnalités échouées dans mon bureau : le préfet sait tout, il dit tout au ministre, qui dit tout au Premier ministre, lequel livre des informations au président de la République. Cette espèce d’enchaînement absurde donne la fausse impression à mes interlocuteurs d’un instant d’approcher le pouvoir, le vrai, le politique.
Cette perception n’est-elle pas, peu ou prou, partagée par l’opinion ? On a beau expliquer les choses pour essayer de dissuader tous et chacun d’entrer dans ce type de raisonnements un peu mystérieux, c’est par ce biais que les réputations se font !