CHAPITRE IV
AGENT DU BONHEUR
Le train freina brusquement avant d’entrer en gare, alors que Gallys, épuisée, venait de s’endormir. Sa tête heurta violemment la vitre blindée ; poussant un petit cri de douleur et de surprise, elle s’éveilla.
Hormis un vieillard, grand et sec, qui la regardait parfois du coin de l’œil, semblant se demander ce que venait faire cette étrangère dans un compartiment que, de toute évidence, il considérait comme sien, elle était seule.
Le quai, par contre, grouillait littéralement de monde, envahi par des centaines d’hommes portant des valises, des jeunes, sac au dos et d’innombrables femmes au bras desquelles s’accrochaient, riant ou hurlant, des enfants de tous âges.
Gallys se rappela brusquement que le mois de juillet était traditionnellement de ceux où les gens des villes prenaient le plus volontiers leurs vacances. Elle-même n’ayant jamais quitté son village – sauf pour la foire annuelle ou quelques trop rares concerts de musique populaire, en compagnie de Jean, à la ville la plus proche : une vingtaine de kilomètres – n’avait jamais non plus ressenti cette distanciation entre congés et travail ; bien sûr, pendant les vacances, elle ne sacrifiait plus au sacro-saint temps d’étude obligatoire qui, à sa majorité, s’était transformé en période journalière de travail, mais finalement cela était si peu astreignant qu’elle y prenait à peine garde : trois heures sous le casque instructeur ou devant une console, quelle importance cela avait-il puisqu’on pouvait disposer tout à loisir du reste de la journée ?
De fait, Gallys s’était parfaitement habituée à l’existence qu’elle menait à la ferme et, la veille encore, eût affirmé sans hésiter qu’elle était prête à y passer toute sa vie. Elle ne parvenait d’ailleurs pas encore à comprendre quelle folie avait bien pu la pousser à faire sa valise et à prendre le premier train en partance pour Paris, savait seulement qu’elle ne le regrettait pas, malgré les cris et les déchirures.
En rentrant de la promenade avec Jean, ayant laissé le jeune homme totalement désorienté, debout au beau milieu du champ de maïs, elle était montée directement à sa chambre et, sans réfléchir, avait soigneusement empilé quelques vêtements au fond d’une valise de toile, résistant à la tentation d’y ajouter les livres qu’elle avait eu plaisir à découvrir durant toutes ces années et les remplaçant par une simple photographie encadrée de son frère, lorsqu’il avait treize ans.
Puis elle était redescendue et, pénétrant dans la cuisine où ses parents, assis à la table, laissaient s’écouler le temps dans le demi-sommeil que leur inspirait la chaleur, elle avait dit : « Je pars… » ; juste cela : « Je pars… »
Au début, ils n’avaient pas compris, pensant qu’elle allait se promener à nouveau, ou bien faire une course au village ; mais brusquement ils avaient vu la valise dans sa main et s’étaient aperçus qu’elle avait mis sa veste de daim, qu’elle ne portait que dans les grandes occasions, en toute saison.
Alors ils avaient compris ! Mais, bien sûr, ils n’avaient pas pu admettre ce que le bon sens leur disait, avaient espéré jusqu’au dernier moment qu’ils s’étaient trompés.
Rosa surtout était devenue blême sous sa chevelure de feu, qu’elle avait dénouée comme tous les après-midi, lorsque le soleil commençait de s’incliner sur l’horizon. Elle avait d’abord joué l’incompréhension puis – devant le silence immobile de sa fille – s’était mise en colère, criant comme cent porcs à l’abattoir. Elle en fût peut-être même arrivée aux injures, voire aux coups, si Germain ne l’avait pas arrêtée de quelques mots bien sentis. Beaucoup plus calme que son épouse, le petit homme avait semblé prendre les choses avec philosophie et s’était contenté de demander à Gallys s’il n’y avait vraiment aucun moyen de la faire revenir sur sa décision.
« Alors pars… », avait-il dit, après le signe de tête négatif de la jeune femme.
Rosa avait éclaté en sanglots et s’était laissée tomber de tout son poids sur une chaise, enfouissant sa tête entre ses mains. Elle avait articulé deux ou trois paroles indistinctes qui auraient pu faire figure de supplications et, curieusement, Gallys s’était surprise à songer que cette femme avait finalement dû se sentir plus concernée par son rôle de mère que ne l’avait fait penser son attitude. À cet instant, elle avait été à deux doigts de se précipiter vers elle, de sécher ses larmes et de lui jurer que jamais, au grand jamais, elle ne quitterait la ferme. Mais Germain lui avait souri, amicalement, coupant net sa tentation.
« Va ! avait-il dit. Elle se calmera, avec le temps. Va… »
Surprise d’un comportement qu’elle n’attendait pas de la part de son père, Gallys était restée un bon moment debout au centre de la cuisine, à écouter Rosa pleurer, puis elle s’était forcée à amorcer un petit sourire, avait laissé tomber un « au revoir » ! plus sec qu’elle ne l’eût voulu et avait tourné le dos à la ferme, marchant d’un pas décidé vers la route qui la conduirait à la gare.
Le train redémarra et, plongée dans ses souvenirs tout proches, Gallys n’eut que le temps de lire sur un panneau lumineux le nom de la ville qu’elle quittait : Chartres. Paris n’était plus très loin ; quelques dizaines de minutes, plus que quelques dizaines de minutes avant d’achever la section du cordon ombilical…
La porte du compartiment s’ouvrit en grinçant et la haute silhouette d’un homme en uniforme rouge et bleu parut dans l’encadrement.
— Messieurs-dames, je vous prie de bien vouloir m’excuser…, débita-t-il d’une voix monocorde. Certaines places de ce compartiment sont encore libres ; puis-je me permettre d’en occuper une ?
Le vieillard semblait dormir ; Gallys acquiesça sans entrain. Dans l’état de fatigue où elle se trouvait, elle se moquait totalement d’avoir ou non de la compagnie. Comme le nouvel arrivant allait s’asseoir en face d’elle, passant devant le vieil homme, celui-ci releva la tête.
— Je n’ai pas donné mon accord, il me semble…, fit-il d’un ton acide.
— Ma présence vous dérangeait-elle, monsieur ? demanda l’homme en uniforme, se figeant brusquement.
Le vieillard se redressa sur son siège et avala plusieurs fois sa salive avant de répondre.
— Un peu, oui ! Tu es un agent du bonheur, pas vrai, mon gars ?
L’homme claqua des talons.
— ADB 20013C, à votre service !
— C’est bien ce que je pensais, reprit le vieillard. On ne peut pas vous manquer, avec votre uniforme de clowns. Qu’est-ce que tu fous dans mon compartiment, robot ?
— Je gagne mes nouveaux quartiers, dans la capitale. Puis-je m’asseoir, maintenant, monsieur ? Je vous rappelle que la loi me permet d’user de mon autorité pour obtenir une place.
Le vieillard lui jeta un regard chargé de mépris.
— Ça ne sera pas nécessaire ! cracha-t-il. Assieds-toi, robot !
L’agent du bonheur sortit de son garde-à-vous et gagna la place qu’il convoitait. Gallys se tourna discrètement vers lui et l’observa du coin de l’œil ; c’était un homme d’une trentaine d’années, aux cheveux courts impeccablement taillés et au visage détendu, marqué d’une expression avenante.
À priori, la jeune femme le trouva fort sympathique et ne comprit pas l’attitude agressive du vieillard : on ne pouvait pas en vouloir à un homme simplement parce que son métier était de faire respecter les lois et ce, afin d’assurer le bonheur des autres hommes.
— Vous n’en aviez jamais vu, mademoiselle ? l’interpella brusquement le vieillard. Il n’y en a pas, là d’où vous venez ?
Gallys secoua la tête. Elle avait déjà aperçu quelques agents du bonheur en ville, à l’occasion, mais jamais un seul n’était venu jusqu’au village et c’était la première fois qu’elle en voyait un aussi près.
— Regardez-le bien alors ! continua le vieil homme. Vous avez devant vous un magnifique spécimen des robots fabriqués par le pouvoir.
Sans se départir de son calme, l’agent du bonheur se tourna vers l’interlocuteur de la jeune femme.
— Voilà trois fois en quelques minutes que vous m’appelez « robot », monsieur. Je pense que vous êtes victime d’une erreur de jugement : je suis un humain, comme vous-même.
Le vieillard éclata d’un rire discordant qui s’acheva en quinte de toux. Il n’en avait sans doute plus pour très longtemps à vivre.
— Humain ? ricana-t-il. Ah, non, mon vieux, non, tu n’es plus humain ! Ecoute-toi parler deux minutes et tu t’en rendras compte tout seul. Humain ? Ha ! Tu n’es qu’un esclave, rien de plus…
— Pourriez-vous développer votre pensée, je vous prie, monsieur ? fit l’agent du bonheur, de ce ton uniforme et dénué d’expression qu’il employait depuis son entrée dans le compartiment.
— Ne fais pas l’imbécile avec moi ! trancha le vieillard. Tu sais ce que je veux dire. Par contre, il est possible que la jeune fille, là, ne soit pas au courant. Alors d’accord, je vais développer !
Il se retourna vers Gallys et désigna l’agent du bonheur d’un signe de tête.
— Celui-là, et tous ceux de son espèce, ce sont des hommes à qui on a fait subir une opération du cerveau. Et depuis ils sont aux ordres de nos braves dirigeants qui en font ce qu’ils veulent. Vous avez remarqué sa façon de parler ? Ils ont des phrases toutes faites, coincées dans un repli de ce qui leur sert d’esprit, et ils les sélectionnent en fonction de la situation, comme un ordinateur extrait des données de sa mémoire. Les agents du bonheur sont des chiens : les chiens des dormeurs…
— Mais… pourquoi leur a-t-on fait cela ? demanda Gallys, trop abasourdie pour remarquer que le visage de l’agent du bonheur s’était assombri.
Le vieillard ricana de nouveau.
— Pour la plus vieille raison du monde. Ils étaient des criminels de tous poils ; voleurs et assassins se faisant de plus en plus rares, de nos jours, leurs rangs sont essentiellement formés d’opposants au régime, d’inadaptés à la société moderne. Autrefois on les enfermait ou on les éliminait, maintenant on les asservit scientifiquement. C’est tout simple…
— Monsieur ! intervint brusquement l’agent du bonheur. Il me semble que les propos que vous tenez sont fortement subversifs. Je suis au regret de devoir faire un rapport à votre sujet. Je vous serai obligé de ne pas chercher à vous enfuir car je me verrais alors contraint de vous neutraliser…
Le vieil homme le toisa d’un regard furieux.
— Garde tes conseils, robot ! dit-il. J’ai passé l’âge de craindre ce genre de menaces…
L’agent du bonheur ne répliqua pas et sortit de sa poche un mini-émetteur-récepteur dont il enfonça l’écouteur dans son oreille avant de porter le micro à sa bouche.
— ADB 20013C à central, dit-il. ADB 20013C à central ! Répondez !
Il marqua une légère pause, attendant sans doute d’avoir établi le contact avant de continuer.
— Je me trouve en ce moment dans le train n° 818 en direction de Paris. Je viens de remarquer un homme dont les propos m’ont paru de nature à troubler l’ordre public. Que dois-je faire ?
Il masqua le micro et s’adressa au vieillard.
— Votre nom, monsieur, je vous prie ?
Sans répondre, l’autre lui tendit sa carte d’identité magnétique.
— Il s’appelle Corbir, François Corbir. Age : 87, né à Paris… Bien, j’attends…
Souriant, l’agent du bonheur annonça à la cantonade :
— Ils recherchent le dossier de monsieur… Ce ne sera pas long !
— Qu’allez-vous lui faire ? intervint Gallys.
— En quoi cela vous intéresse-t-il, mademoiselle ? Le connaissez-vous ?
— Non, mais…
L’agent du bonheur lui fit brusquement signe de se taire, alors qu’il écoutait attentivement ce qui semblait être des instructions.
— Fort bien…, articula-t-il au bout d’un moment. J’y veillerai…
Il rangea l’émetteur-récepteur, prit calmement à sa ceinture une arme que Gallys n’avait pas remarquée jusqu’alors et la braqua sur le vieil homme. C’était une sorte de pistolet dont la crosse était façonnée de manière à passer pour un ornement vestimentaire, pour un observateur un tant soit peu inattentif.
— Monsieur ! dit l’agent du bonheur. J’ai reçu l’ordre de vous tenir sous ma garde jusqu’à Paris où des personnes plus qualifiées que moi se chargeront de vous demander quelques explications sur votre conduite. J’espère que vous ne m’obligerez pas à employer la force…
Ignorant cet avertissement, le vieil homme se leva, remit un peu d’ordre dans ses vêtements fripés et resserra son nœud de cravate à l’ancienne. Il sourit à Gallys.
— Vous avez encore de longues années à vivre, mademoiselle, dit-il, et vous ne pouvez pas vous permettre de leur résister. Je vous plains de tout mon cœur. Moi, personne ne me forcera à faire ce que je ne veux pas. Je vous salue…
Il esquissa une révérence comique avant d’ouvrir la porte du compartiment et de se préparer à sortir. À cet instant, l’arme de l’agent du bonheur fit entendre un petit bruit aigu. Le vieillard s’abattit sans un cri sur le sol, inanimé…
— Vous l’avez tué ! hurla Gallys en se levant brutalement. Vous êtes un assassin…
La réponse fusa, rapide, tandis que le canon de l’arme se retournait vers la jeune femme.
— Asseyez-vous, mademoiselle ! Cet homme n’est pas mort. Je lui ai simplement administré une dose d’anesthésique suffisante pour le tenir tranquille jusqu’à notre arrivée. Ne me forcez pas à en faire de même pour vous !
Roulant des yeux exorbités, Gallys reprit sa place en tremblant. Pour la première fois de sa vie elle réalisait que l’ennui n’était peut-être pas la chose la plus terrible qui pût arriver à un être humain.
— D’ailleurs, continuait l’agent du bonheur, étant donné ce que vous avez vu et entendu, je me trouve dans l’obligation de vous tenir à la disposition de la justice. Le contrôleur général peut seul décider si vous devez ou non être remise en liberté…
Gallys ferma les yeux pour ne plus voir son sinistre compagnon de voyage. Elle sentait les battements de son cœur s’accélérer de plus en plus, au rythme des tressautements du train sur la voie, et se disait que tout cela ne pouvait pas être vrai. Pourtant, au fond d’elle-même, elle savait que c’était bien la réalité et qu’elle ne pouvait plus désormais compter sur personne pour se tirer d’affaire.
Un spasme de peur lui tordit brusquement l’estomac et elle perdit connaissance.
Le contrôleur général, David Kared, était perplexe.
C’était un homme d’une quarantaine d’années, aux traits réguliers et aux tempes grisonnantes ; il se tenait en permanence droit comme un I, ce qui lui donnait une allure imposante, malgré sa relativement petite taille.
Lorsque l’ADB 20013C était arrivé, quelques heures plus tôt, en compagnie des deux suspects qu’il avait appréhendés, Kared avait été frappé par le contraste existant entre eux : un vieil agitateur à deux doigts de la mort et une gamine arrivant en droite ligne de sa province natale.
Il savait par expérience qu’il valait mieux ne pas se fier aux apparences mais pourtant, cette fois, il eût été prêt à parier que la fille n’avait strictement rien à voir avec le vieil homme. Ou alors, si son angoisse et son ignorance de la vie étaient feintes, il se trouvait en présence de l’une des plus grandes comédiennes que la terre eût jamais enfantée…
Kared releva la tête et regarda l’homme qui lui faisait face, devant son bureau. Celui-ci, quinquagénaire bouffi au front dégarni, le considérait d’un air méprisant et quelque peu impatient.
— Allez-vous, oui ou non, libérer ma nièce, Kared ? lâcha-t-il durement.
— Certainement, monsieur Dumas…, articula le contrôleur. Néanmoins, comprenez qu’elle s’est trouvée en contact avec un dangereux opposant au régime. Vous ne pensez pas qu’elle pourrait être mêlée à…
Dumas fit un geste agacé.
— Ridicule ! coupa-t-il. Gallys n’avait jamais quitté sa ferme jusqu’à hier. C’est la fille de gens pour qui le mot politique n’a aucune signification. Je réponds de leur moralité et de la sienne !
— Dans ce cas…, fit Kared avec un geste fataliste, qu’allez-vous faire d’elle ? Si je puis me permettre…
Le visage de Dumas perdit un peu de sa rougeur et le gros homme se fit plus aimable.
— Elle est majeure et a quitté sa maison de son plein gré, dit-il. Demain, elle ira s’inscrire au centre de répartition du travail comme toute citoyenne normale. Je l’hébergerai en attendant qu’un domicile puisse lui être assigné.
Kared acquiesça et appuya sur le bouton d’un interphone.
— ABD 19826K ! appela-t-il. Amenez la prisonnière dans mon bureau !
Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrait, laissant le passage à une Gallys aux traits tirés et aux cheveux décoiffés. Des marques discrètes sur ses joues laissaient voir clairement qu’elle avait pleuré.
En apercevant le compagnon du contrôleur général, elle se figea de surprise et un sourire envahit ses lèvres.
— Oncle Jérôme ? murmura-t-elle d’une voix incrédule.
Dumas se leva péniblement de son fauteuil et s’avança vers la jeune femme, lui passa un bras autour des épaules dans un grand geste paternaliste.
— Bonjour, Gallys ! dit-il doucement. Ne t’en fais pas : tout va aller bien maintenant. J’ai expliqué à monsieur le contrôleur général qu’il se trompait en te prenant pour une criminelle et il accepte de te relâcher…
Gallys jeta un coup d’œil inquiet vers Kared qui souriait.
— C’est vrai, mademoiselle ! fit-il. Il s’agissait d’une erreur et j’espère que vous m’en excuserez…
Gallys ne répondit pas. Depuis que l’arme de l’agent du bonheur s’était tournée vers elle, dans le train, elle avait relégué ses espoirs sur une voie de garage de son cerveau et s’étonnait de les sentir revenir au premier plan, à une vitesse fabuleuse.
— Mais…, balbutia-t-elle, comment se fait-il que vous soyez là, oncle Jérôme ?
Dumas lui tapota le front du bout de l’index.
— Réfléchis un peu, petite fille : avec ta carte d’identité magnétique on peut tout savoir sur toi en un temps record, à condition de disposer du bon fichier. Et un contrôleur général a accès à tous les fichiers d’identité. Il se trouve que M. Kared et moi-même avons déjà travaillé ensemble, aussi m’a-t-il appelé dès qu’il a découvert notre lien de parenté…
Comme Gallys hochait la tête en signe de compréhension, il enchaîna :
— Je venais d’ailleurs de recevoir un coup de téléphone de tes parents, m’annonçant que tu avais quitté la ferme et me demandant de m’occuper de toi si jamais tu venais à Paris. C’est ta mère qui m’a parlé. Elle m’a paru très éprouvée…
Gallys baissa les yeux.
— Et vous allez me renvoyer chez moi ?
Dumas éclata d’un rire sonore et un peu gras.
— Non ! Bien sûr que non ! Je n’en ai ni le pouvoir, ni le droit, ni même le désir. Tu peux faire ce que tu veux, maintenant, Gallys ! Allez, viens ! Inutile de rester ici…
Il entraîna la jeune femme vers la porte. Elle le suivit sans résister, comme si sa volonté propre se fût envolée et qu’elle eût suivi le moindre souffle de vent, pour peu qu’il la poussât avec suffisamment d’insistance.
Au dernier moment, pourtant, elle se retourna vers le contrôleur général.
— Et le vieil homme qui voyageait avec moi ?
— C’est un criminel politique que nous recherchions depuis de nombreuses années.
— Qu’allez-vous faire de lui ?
Kared haussa les épaules.
— Il ne m’appartient pas d’en décider mais, quoi qu’il arrive, soyez assurée que justice sera faite…
— Viens, Gallys…, insista Dumas en attirant sa nièce à l’extérieur du bureau.
Kared les regarda disparaître sans bouger puis il alluma une cigarette, tira une longue bouffée et se détendit un peu, perdant son allure altière pour redevenir le petit homme entre deux âges qu’il était en réalité.
Il secoua tristement la tête : il avait presque eu des scrupules à laisser partir Gallys en compagnie de Jérôme Dumas. Certes, il était désormais convaincu de son innocence, mais il avait peur qu’elle ne soit guère plus en sécurité en compagnie du gros homme qu’elle ne l’eût été, livrée à elle-même au cœur de la ville. Il courait à propos de Dumas des bruits bien moins qu’élogieux et on colportait sur son compte des histoires assez sordides dont il ne se serait tiré que grâce à sa position importante, auprès des dormeurs.
Kared eut un geste de désintérêt : ce n’était pas son affaire après tout…
Et pourtant, il ne pouvait s’empêcher de ressentir un petit pincement au cœur à chaque fois que le visage de Gallys repassait devant ses yeux : tout à fait le genre de visage que Mervyn eût aimé peindre, pensait-il.
C’était peut-être pour cela…
Après en avoir proposé à Gallys, qui refusa poliment, Dumas se servit un verre de vodka et vint s’asseoir en face de sa nièce.
En sortant du bureau du contrôleur général, ils étaient rentrés directement chez lui et n’avaient encore pratiquement pas eu le temps d’échanger un mot. Gallys paraissait épuisée, un peu choquée par ce qui venait de lui arriver et avait conservé un mutisme hébété pendant tout le trajet, se contentant de sourire à son oncle lorsqu’elle s’apercevait que celui-ci la fixait avec insistance.
De fait, Dumas ne réussissait qu’avec peine à détourner ses regards de la jeune femme : elle avait toujours été jolie mais, la dernière fois qu’il l’avait vue, elle n’était encore qu’une enfant, alors qu’aujourd’hui… malgré ses attitudes de petite campagnarde perdue dans la grande ville elle possédait une grâce et un charme qu’auraient pu lui envier bien des femmes du monde, à la beauté pourtant réputée…
Dumas sourit en son for intérieur : elle semblait si naïve et innocente qu’elle serait probablement une proie facile pour quelqu’un connaissant un tant soit peu la vie. Brusquement, il décida qu’elle lui appartiendrait et cela le plus vite possible ; il savait déjà comment s’y prendre et sentit un délicieux frisson de plaisir anticipé le parcourir, tandis qu’il chassait un semblant de remords : bien sûr, cela n’était pas très moral mais, après tout, ça ne sortait pas de la famille…
— Qu’est-ce que tu comptes faire, maintenant ? demanda-t-il, de sa voix la plus mielleuse.
La jeune femme fit un signe de tête évasif.
— Je ne sais pas… Je suppose que je vais chercher un logement…
Dumas fit la grimace.
— Ça ne sera peut-être pas aussi facile que tu l’imagines, Gallys. Il va falloir que tu te présentes dès demain à un centre de répartition du travail. Ils prendront ta demande en compte et, au bout de quelques jours, on t’assignera une période journalière, comme à n’importe quel citoyen. Mais pour le logement… Tu sais comment cela se passe dans les grandes villes : elles sont surchargées et les demandes pour les appartements ne cessent d’affluer. Etant donné ma position au gouvernement, je pourrai peut-être accélérer les choses mais cela risque néanmoins de prendre un certain temps.
Ce dernier point était un mensonge éhonté, puisque des logements étaient prévus en permanence afin d’accueillir les nouveaux résidents. Il suffisait d’en faire la demande au centre de la répartition du travail pour s’en voir attribuer un immédiatement. Mais Jérôme Dumas n’en était pas à un mensonge près. Il ajouta aussitôt :
— Mais ne t’inquiète pas ! En attendant, tu pourras habiter chez moi. La maison est assez grande et tu seras une compagnie agréable…
— Je vous remercie…, souffla Gallys.
Elle jeta un coup d’œil circulaire autour d’elle. Effectivement, son oncle ne vivait pas dans le dernier des taudis : il disposait, pour lui seul, d’une grande bâtisse à deux étages – probablement une des dernières à n’avoir pas été détruite pour être rebâtie avec des matériaux de construction modernes – meublée douillettement dans un style qui eût déjà paru rustique quelques dizaines d’années auparavant.
— Et l’argent ? interrogea Gallys. Gagnerai-je assez pour vivre, en débutant ?
Dumas eut un petit rire amusé.
— Je vois que dans nos campagnes, l’information est toujours réduite au strict minimum : il va falloir perdre l’habitude de penser avec la mentalité de tes parents, petite fille. Avant la révolution industrielle il y avait, c’est vrai, un besoin de travailler pour gagner le plus possible d’argent, afin de vivre mieux. Il en résultait des inégalités flagrantes, dues aux différences de qualifications des gens. Mais maintenant tout a changé. Dès que la possibilité d’utiliser les facultés des dormeurs pour contrôler les ordinateurs a été découverte, l’informatisation des industries s’est développée à un rythme croissant. Depuis qu’ils sont seuls à nous diriger, les imperfections dues aux faiblesses des anciens gouvernants ont été éliminées et ce phénomène a pu être intensifié dans pratiquement tous les domaines. Puisque les machines s’occupent de tout, la seule tâche des citoyens est de leur fournir les données nécessaires à leur bon fonctionnement : les qualifications n’existent plus et chacun reçoit le même salaire en paiement de ses services. Ce salaire permet de vivre bien, très bien même. Tu n’auras aucun problème, crois-moi !
Gallys fronça les sourcils.
— Mais alors… Si l’argent ne sert plus à rien, pourquoi ne l’a-t-on pas supprimé ?
— Cela viendra forcément un jour. Pour l’instant il garde une valeur symbolique et permet de rappeler aux gens que les choses n’ont pas toujours été aussi faciles. Une bonne partie de la population n’est pas encore prête, psychologiquement, à vivre dans le petit paradis que nous sommes en train de créer.
— Nous ?
— Les dormeurs et leurs plus proches collaborateurs humains, dont je fais partie…
— Mais les dormeurs sont humains ! s’indigna la jeune femme. Flip est humain…
— Bien sûr, Gallys, bien sûr, dit Dumas, d’une voix apaisante. Mais ils sont enfermés en permanence dans la pièce qui leur sert de matrice et ne peuvent se déconnecter, ne serait-ce qu’un instant, de la machine qui développe leurs facultés. Sinon, tu sais ce qu’ils deviendraient… Malgré toute l’affection que tu as pour ton frère, tu dois être capable de comprendre que les dormeurs ne sont finalement guère plus que des légumes. Des légumes géniaux, certes, mais des légumes tout de même.
Gallys baissa la tête, visiblement choquée des paroles de son oncle. Le sourire de Flip était un de ses plus beaux souvenirs et elle supportait difficilement de le voir terni.
— Ne le prends pas mal, Gallys, insista Dumas. Il faut bien qu’une partie des gens sacrifient leur existence pour le bonheur des autres. Ce sont des héros !
— Flip n’a jamais demandé à se sacrifier pour personne. Je me demande s’il est vraiment heureux d’être un héros…
Dumas eut un large sourire, découvrant deux rangées de dents abîmées ; il alla s’asseoir près de Gallys et lui passa un bras qui se voulait protecteur autour des épaules.
— Pense à autre chose…, dit-il doucement. Les dormeurs ont le pouvoir et, fais-moi confiance, ils ne demandent pas à le perdre. Tu dois cesser de penser à ton frère, maintenant ; il faut vivre pour toi !
Comme elle ne répondait pas, il lui souleva le menton du bout des doigts et la regarda droit dans les yeux.
— Tu me promets d’essayer d’oublier Flip ?
Gallys acquiesça, sourit.
— J’essaierai…, dit-elle.
Dumas lui déposa un chaste baiser au coin des lèvres.
— Tu dois être fatiguée, dit-il en se levant. Viens, je vais te montrer ta chambre !
C’était une grande chambre, un peu poussiéreuse, qui n’avait sans doute pas été utilisée depuis plusieurs années. Malgré son embonpoint, Dumas n’eût jamais pu occuper toute la place dans le lit gigantesque qui en constituait l’essentiel de l’ameublement, avec une armoire d’acajou, une table de nuit et une petite coiffeuse.
— C’est là que vous dormiez, lorsque vous étiez marié ? demanda Gallys.
— Oui, dit Dumas. Mais tu seras la première personne à occuper cette chambre depuis dix ans.
Il se composa une expression douloureuse avant d’ajouter :
— Depuis la mort d’Odile…
Gênée, Gallys se détourna et s’approcha de la coiffeuse, caressa du bout des doigts la lourde brosse à cheveux, les pots de fards, les crayons, le coupe-papier d’argent, incrusté de pierreries…
Dumas n’avait probablement touché à rien et la chambre était restée dans l’état où elle se trouvait lorsque sa femme était morte. Gallys était très jeune, à l’époque, mais elle se souvenait vaguement d’avoir entendu ses parents discuter à ce propos. Son oncle avait, disait-on, fait une dépression nerveuse. On avait même parlé de tentative de suicide. À contempler le gros homme aujourd’hui cela semblait tellement invraisemblable que c’en était presque risible.
— Tu pourras t’en servir, si tu veux…
Gallys releva la tête et s’aperçut que Dumas s’était rapproché d’elle jusqu’à la toucher. Elle voyait se refléter dans le miroir son visage bouffi aux petits yeux porcins et entendait le son rauque, saccadé, de sa respiration, de plus en plus forte.
— Tu es gentille, Gallys, murmura-t-il, très gentille…
La jeune femme sentit une main boudinée se poser sur sa nuque et commencer de la masser doucement. Elle se retourna d’un seul bloc, surprise. Le gros homme lui souriait hypocritement.
— Oncle Jérôme, je…, articula-t-elle.
— Tais-toi ! fit Dumas en lui posant un doigt sur les lèvres. Il ne faut pas aller contre la destinée…
Il la saisit à la taille et l’attira à lui, cherchant ses lèvres… Pendant un instant, Gallys tenta de le repousser et de s’arracher à son étreinte mais elle réalisa vite que cela était inutile : malgré ses cinquante ans révolus et son apparence mollassonne, Dumas était encore doué d’une force impressionnante. Se rendant compte qu’il ne lui servirait à rien non plus de crier, elle cessa de lutter.
— Tu as raison d’être raisonnable, souffla Dumas. Tu sais que, sur un geste de moi, tu pourrais te retrouver en prison…
Il se pencha de nouveau vers elle et Gallys se laissa embrasser sans réagir. Lorsque leurs lèvres se séparèrent, un peu de rouge lui était monté aux joues.
— Maintenant, lâchez-moi, oncle Jérôme ! dit-elle calmement. Sinon je vous tue !
Dumas s’aperçut avec effarement que la lame du coupe-papier d’argent était appuyée entre deux de ses côtes, juste à la hauteur du cœur, et que la main qui tenait le manche ne tremblait pas.
— Tu ne ferais pas ça ?
Gallys sourit légèrement et ne répondit pas. Dumas se força à durcir sa voix.
— Si tu ne te plies pas à ma volonté, je t’avertis tout de suite que tu vas te retrouver à la rue et que je déposerai une plainte contre toi. Ce ne seront pas les prétextes qui manqueront. Dès demain, tu auras tous les agents du bonheur de la ville à tes trousses.
La lame du coupe-papier s’enfonça un peu plus et Dumas en sentit la piqûre sur sa peau, au travers des vêtements. Instinctivement, il fit un pas en arrière et lâcha la jeune femme.
— Très bien ! dit-il en haussant le ton. Puisque tu ne veux pas entendre raison, tu vas apprendre à me connaître… Fais-en à ta guise, petite idiote, je te prédis que tu passeras toute ta vie entre quatre murs.
Gallys se dirigea lentement vers la porte et se retourna vers son oncle.
— Tu as une chance, fit celui-ci. Il est encore temps de changer d’avis.
Elle lui lança un regard où brillait un peu d’amusement teinté de pitié, jeta le coupe-papier sur le sol et sortit en courant de la chambre.