4
LE lendemain, nous apprîmes que les mineurs s’étaient mis en grève. Nous avions moins de contacts avec la mine, maintenant que mon père n’était plus là. Mais nous habitions toujours dans le coron, nous étions toujours environnées de mineurs, et nos préoccupations demeuraient les mêmes que les leurs.
Depuis 1914, les prix avaient triplé. Les revendications de la grève étaient une augmentation de salaire, et huit heures de travail effectif, y compris la durée de la descente et de la remontée, ainsi que celle du trajet.
— Tu comprends, m’expliqua Charles, lorsque notre travail est terminé, nous devons encore attendre, quelquefois une demi-heure, trois quarts d’heure, avant de remonter, que les wagons soient chargés et que la cage soit libre. Quant aux salaires, beaucoup ne s’en sortent plus, en gagnant la même quinzaine qu’avant la guerre, alors que tout coûte trois fois plus cher.
Je savais qu’il disait la vérité. Mais une grève pouvait mener loin. Je gardais toujours le souvenir effrayé de la grève de 1906, pendant laquelle j’avais, pour la première fois de ma vie, connu la faim, et découvert la haine et la violence. Si celle-ci s’éternisait, il y aurait les mêmes problèmes. Ma mère et moi, pourtant, n’étions plus directement concernées. Pour nous faire vivre, nous avions la pension de veuve de guerre de ma mère et notre travail de couturières. Nous étions loin d’être riches, mais nous étions à l’abri du besoin.
Nous vivions dans de meilleures conditions, aussi. Au lendemain de la guerre, l’électricité avait été installée dans les logements. Au début, nous avions eu du mal à nous y habituer. Le simple fait de tourner l’interrupteur nous déroutait. La brusque clarté qui jaillissait, éclairant les moindres recoins, nous faisait ciller. Cela nous changeait brutalement du halo de douce lumière dispensé par la lampe à pétrole. Maintenant nous n’y faisions même plus attention.
Heureusement, c’était le mois de juin. Il y avait dans les jardins de la salade et des légumes qui furent les bienvenus lorsque les salaires vinrent à manquer. La grève dura vingt jours, et finalement les mineurs obtinrent satisfaction.
Cet été-là fut pour moi merveilleux, enchanteur. La promenade en automobile avec Henri et Juliette fut suivie de beaucoup d’autres. Je voguais en plein ciel, heureuse, insouciante, sans imaginer un seul instant que mon retour sur terre pourrait être douloureux.
Un dimanche de juin, Henri nous emmena au cinéma. C’était la première fois que j’y allais. Assise dans la salle obscure, entre Juliette et Henri, je découvris avec stupeur et ravissement les images de l’écran, qu’un piano accompagnait. On projetait des courts métrages comiques avec Chariot, qui nous amusèrent beaucoup. Je me rappelle le plaisir que je ressentais en regardant le film, accru par la présence d’Henri à côté de moi.
Lorsque ce fut fini, j’ai eu l’impression de sortir d’un rêve. Dehors, la clarté du jour m’a éblouie.
— C’était bien, n’est-ce pas, Madeleine ? Ça t’a plu ? me demanda Juliette.
— C’était merveilleux, dis-je sincèrement.
Moi qui, jusque-là, n’avais vécu que dans le coron, avec pour tout horizon la mine, je découvrais les promenades en automobile, la ville, le cinéma. Je me rendais bien compte que c’était une vie à part, une vie faite pour les riches, dont je ne faisais pas partie. Et le fait de découvrir tout cela grâce à Henri me le rendait encore plus cher. À mon amour pour lui se mêlait une infinie gratitude.
Nous sommes rentrés, ce soir-là, au soleil couchant. Lorsqu’Henri a garé la voiture dans le parc de sa maison, je suis restée un instant sans bouger. Par mon immobilité, il me semblait que je retenais plus longtemps le bonheur intense que je ressentais.
— Eh bien, Madeleine, tu rêves ? s’impatienta Juliette.
Avec un sourire, je descendis de la voiture, aidée par Henri dont la proximité me troublait toujours autant. Je me détournai et dis :
— Il est tard, je dois partir.
— Tu ne rentres pas un instant ? proposa Juliette.
— Non, il faut que je parte. Ma mère m’attend.
Ils me raccompagnèrent jusqu’au portail. Henri ne disait rien. Il marchait près de moi, silencieux. De savoir que j’allais le quitter me venait une souffrance qui était presque physique. J’aurais voulu rester près de lui, toujours.
De chaque côté de l’allée, les massifs de roses embaumaient. Leurs senteurs mêlées nous parvenaient, à la fois douces et entêtantes.
— Humm… dit Juliette en respirant profondément, que ça sent bon ! Toutes nos roses sont fleuries. Regarde, Madeleine, celles-ci sont celles que je préfère.
Elle me montra un rosier chargé de fleurs d’un rouge profond, velouté.
— Elles sont belles, n’est-ce pas ?
— Oui, elles sont très belles. Surtout, celle-ci, à peine ouverte.
— Elle te plaît ? me demanda Henri qui jusque-là n’avait rien dit. Eh bien, je te l’offre.
Avant que j’aie pu protester, il s’était approché, avait cueilli la rose et me la tendait en souriant. Je la pris, toute rose d’émoi, en murmurant un « merci… » à peine audible.
Une exclamation de Juliette me fit relever la tête :
— Oh, regarde, disait-elle à son frère, ton poignet saigne ! Tu t’es griffé en cueillant la rose !
Henri fit un geste d’insouciance :
— Ce n’est pas grave. Qu’est-ce que cela, si j’ai pu faire plaisir à Madeleine ?
Ces paroles, ainsi que le regard grave avec lequel il les prononça, me troublèrent profondément. Je sentis mes joues devenir brûlantes.
Nous étions arrivés au portail, et ils me dirent au revoir. Juliette m’embrassa, Henri me serra la main. Sa voix chaude, profonde, me parut chargée d’une tendresse nouvelle – ou était-ce une illusion ?
— Au revoir, Madeleine. À bientôt, n’est-ce pas ?
J’acquiesçai d’un signe de tête, trop embarrassée pour répondre. Et je repris le chemin de la maison, la tête en feu, le cœur en tumulte.
Lorsque je suis rentrée, ma mère a dit :
— Oh, la belle rose ! D’où vient-elle ?
J’ai répondu, en baissant les yeux, volontairement évasive :
— Du jardin de Juliette.
Je n’ai pas donné de détails. Je n’ai pas, non plus, parlé à ma mère d’Henri. Je savais qu’elle me raisonnerait, et je ne le voulais pas. Je voulais rêver à mon amour en toute liberté, sans aucune entrave.
J’ai mis la rose dans un vase, que j’ai posé sur ma table de nuit. Et je me suis endormie, ce soir-là, le cœur plein de l’image d’Henri. Je sentais se lever en moi un immense espoir, en même temps qu’un exaltant bonheur auquel je n’osais croire tout à fait.
Un après-midi, j’étais, dans le jardin, occupée à désherber. Ma mère et moi l’entretenions de notre mieux depuis que mon père n’était plus là pour s’en occuper. Je travaillais sans arrêter, et j’y étais depuis peut-être une heure lorsque j’entendis la voix de Charles qui m’appelait, de son jardin :
— Madeleine ! Que fais-tu ?
Je levai la tête, repoussai une mèche de cheveux qui retombait sur mon front en sueur :
— J’enlève les mauvaises herbes, dans les carottes.
— J’ai fini mon travail, je viens t’aider. Je vais « remonter » tes pommes de terre.
Il prit un outil dans l’appentis, enjamba le muret de séparation, et vint me rejoindre.
Nous avons travaillé un bon bout de temps, sans échanger aucune parole, attentifs seulement à mener à bien notre tâche. Sa présence silencieuse, près de moi, me donnait du courage. Je le reconnaissais bien là, mon ami Charles, toujours prêt à rendre service, à m’épargner de la peine. Parfois, le chant d’une alouette nous accompagnait. J’interrompais alors mon travail un instant pour la suivre des yeux, tandis qu’elle montait verticalement dans le ciel, toujours en chantant, jusqu’à devenir un minuscule point noir que je finissais par perdre de vue.
Ma besogne terminée, je suis allée m’asseoir sur le muret tout chaud de soleil. J’ai regardé Charles remonter la terre. Je l’admirais d’avoir encore tant d’énergie à dépenser après une journée passée à abattre le charbon. Comme s’il avait deviné mes pensées, il se tourna vers moi et sourit :
— C’est agréable, après huit heures de poussière et d’obscurité, de travailler au soleil et de pouvoir respirer l’air pur. Tu ne peux pas savoir comme ça me fait du bien. Je me sens revivre !
Il termina son rang, puis vint s’asseoir près de moi. Avec la fatigue physique nous venaient un alanguissement, une douceur, une satisfaction de rester là, le dos chauffé par le soleil, savourant un instant de repos.
Au bout d’un moment, Charles rompit le silence :
— Madeleine, Madeleine…
Et il se tut. Surprise, je levai les yeux vers lui. Je ne vis que son profil ; il regardait, avec une curieuse obstination, le bout de ses chaussures. Et il y avait sur son visage une expression que je ne lui avais jamais vue, comme un mélange d’embarras et d’espoir.
— Madeleine, reprit-il, avec ce qu’il me parut être un véritable effort, comme on est là, seuls, tous les deux, je voudrais te dire…
Il s’interrompit de nouveau. Sur le moment, je n’ai pas deviné, je n’ai pas compris où il voulait en venir. L’étonnement que je ressentais s’entendit dans ma voix :
— Charles, qu’est-ce qu’il y a ? Que veux-tu dire ?
Il secoua la tête, de plus en plus embarrassé, ne sachant que répondre. Enfin, il dit, en hésitant, toujours sans me regarder :
— Madeleine… je voudrais te dire… te demander… eh bien, voilà… si on se fréquentait, tous les deux ?
Je suis restée muette de stupeur. Je ne m’attendais pas du tout à une telle proposition de la part de Charles. Je n’avais jamais pensé à lui de cette façon-là. Pour moi, Charles était un frère, un ami, rien de plus. Il ne m’était jamais venu à l’esprit, non plus, qu’il pût voir en moi autre chose qu’une amie d’enfance, ou une sœur tendrement chérie.
Mon absence de réaction l’encouragea-t-elle ? Il leva les yeux vers moi, et reprit, avec un mélange de timidité et de passion :
— Je le voudrais tant, Madeleine… Tu comprends, je t’aime, je crois que je t’aime depuis toujours. Je voudrais tant que tu sois ma femme…
Je le regardai, littéralement abasourdie. Ce qu’il me disait était tellement imprévu que j’avais l’impression de rêver. Il dut lire sur mon visage ma surprise, mon désarroi, me prit la main, et demanda, avec une sorte d’angoisse :
— Tu… tu n’es pas d’accord, Madeleine ?
Je compris que j’allais lui faire mal, et je baissai la tête. Non, ce n’était pas possible. Charles, je l’aimais bien, mais je ne l’aimais pas, pas pour l’épouser en tout cas. Et puis mon cœur était plein de l’image d’un autre. Mais, même si Henri n’avait pas existé, je devais reconnaître que je n’aurais jamais pensé à épouser Charles.
Je le regardai de nouveau, malheureuse. L’espoir et l’inquiétude se mêlaient dans le regard dont il m’enveloppait, avec une intensité qui me fit rougir. J’y lisais aussi l’aveu d’un amour auquel il m’était impossible de répondre. Ma voix tremblait lorsque je dis :
— Mais, Charles… Je… je ne sais pas… Je t’aime bien, mais sans plus… Je ne veux pas t’épouser, Charles…
Je n’ai pas compris combien, à lui, mes paroles ont dû paraître cruelles. Il eut un cri de passion, de douleur, de révolte :
— Mais, Madeleine… Je t’aime tant !
J’eus un geste d’impuissance :
— Charles, je ne peux pas. Comment veux-tu ? Je t’aime beaucoup, comme un frère, mais c’est tout.
Je vis son regard s’éteindre. Il baissa la tête, avec accablement. J’eus pitié de lui. Mais que faire d’autre, aussi ? Je ne l’aimais pas comme il l’aurait voulu, et je n’y pouvais rien.
Je posai ma main sur la sienne :
— Charles, ne sois pas triste… Ce n’est pas ma faute… Tu es toujours mon ami, quand même ?
Il se leva, avec effort, avec lassitude, vieilli soudain :
— Oui, je suis toujours ton ami. Et comme tu le dis, ce n’est pas ta faute. Mais je ne pourrai pas cesser de t’aimer, Madeleine. Tant que tu seras libre, j’espérerai toujours.
Je ne répondis rien, n’ayant plus le courage de le détromper. Mais je savais bien, moi, que je ne l’aimerais jamais. Il serait toujours mon ami d’enfance, un ami très cher, et rien d’autre.
Il repartit chez lui, les épaules basses. J’éprouvais un sentiment de culpabilité qui me mit de mauvaise humeur. Après tout, je n’y pouvais rien, moi, s’il m’aimait. Je n’avais jamais rien fait pour ça. J’essayai de me persuader qu’il se consolerait.
Le soleil se couchait, un brusque coup de vent fit frémir les feuilles des arbres, et je frissonnai. Je rangeai mes outils et rentrai chez moi. Ma mère, dans la cuisine, préparait le repas. Tout en me lavant les mains dans l’arrière-cuisine, je lui racontai ce qui venait de se passer. Je me sentais troublée, mal à l’aise ; j’avais besoin du réconfort maternel.
— Tu ne l’aimes vraiment pas, Madeleine ? me demanda ma mère.
— Non. Je l’aime bien, c’est tout. Je n’ai pas du tout envie de l’épouser, je n’ai jamais pensé à lui comme à un mari.
Ma mère soupira :
— Je ne veux pas te forcer. Il ne faut pas te marier sans amour. Mais, tu sais, c’est un brave garçon, et je crois qu’il t’aime sincèrement.
Je haussai les épaules, en un geste d’impuissance. Je ne voulais pas avouer que mon cœur était pris. Ma mère ne m’aurait pas approuvée, je ne le savais que trop.
— Je n’y peux rien, je ne veux pas me marier avec lui.
Ma mère me serra contre elle :
— De toute façon, tu as bien le temps, tu n’as que dix-neuf ans. Et moi, égoïstement, je préfère te garder le plus longtemps possible.
Et nous n’en avons plus parlé. Charles non plus, ne me dit plus jamais rien. Mais, à partir de ce jour-là, je me rendis compte, quand je croisais son regard, de l’adoration muette et passionnée qui emplissait ses yeux.
Bientôt, je n’y pensai plus. Mon amour pour Henri emplit de plus en plus ma vie. Tous les dimanches, Juliette venait me chercher, ou bien me donnait rendez-vous, et nous sortions tous les trois. Je me sentais entraînée dans un tourbillon de folie. Je garde de cet été le souvenir d’un bonheur éperdu, insouciant, merveilleux, qui finit par me faire perdre la tête.
Le dernier dimanche de juin, il y eut, comme tous les ans à la même époque, la ducasse du village. La ducasse, chez nous, c’est la fête foraine, avec les manèges, les balançoires, les jeux, les stands de tir, les concours. Elle a lieu deux fois par an, en juin et en septembre. Je n’y avais plus participé, depuis la mort de mon père. Cette année-là, Juliette me dit :
— Tu viendras à la ducasse, dimanche. Donnons-nous rendez-vous sur la place, à cinq heures. Nous avons des invités à la maison, mais je tâcherai de m’échapper.
Avec un clin d’œil, elle ajouta :
— Et je crois qu’Henri fera la même chose. Il aura certainement envie de te voir !
Le samedi, j’aidai ma mère à nettoyer à fond la maison, à laver les vitres et les rideaux. Nous fîmes de la tarte. Dans les autres maisons, les femmes faisaient toutes de même. La fin de la grève avait ramené les salaires, avec une augmentation, ce qui permettait aux mineurs de faire la fête.
Le dimanche, je m’éveillai le cœur en joie. Le soleil me parut plus gai, les chants des oiseaux plus joyeux.
Je mis ma plus jolie robe, me coiffai avec soin. Puis j’attendis impatiemment qu’il fût l’heure d’aller rejoindre Juliette.
L’après-midi, les inévitables voisines vinrent voir ma mère. Dès qu’elles furent là, je m’échappai. J’étais en avance, mais cela m’était égal. Je fis le tour de la place, regardant les manèges, les baraques de tir. Il y avait un concours de tir à l’arc. Plus loin, c’était un autre concours, celui des pinsons. Leur chant me parvenait, pur et mélodieux. Le gagnant était celui qui chantait le plus longtemps. Je me détournai, assombrie. Je savais que certains propriétaires avaient crevé les yeux de leur pinson, ou collé leurs paupières, non par cruauté, mais parce qu’un oiseau plongé dans l’obscurité chante mieux et plus qu’un autre. Je n’aimais pas penser à ces malheureux que l’on rendait aveugles et qui, en échange, offraient la beauté de leur chant.
Je passai ensuite devant la tente où avaient lieu les combats de coqs. J’entendais les cris des spectateurs, les paris, et j’imaginais les pauvres animaux, dressés à se battre, en train de se déchirer avec les aiguilles qu’on leur avait fixées aux pattes. Le chant d’un coq victorieux me parvint, en même temps que les cris d’enthousiasme de ceux qui avaient parié pour lui. Je trouvais ce divertissement également cruel. Je fis demi-tour et retournai vers les manèges, accueillie par des flots de musique et l’odeur des gaufres et des frites.
Je vis arriver Juliette. Elle était seule.
— Ouf ! me dit-elle, j’ai réussi à m’échapper. Les invités de papa sont d’un ennui !…
Elle me regarda, eut un sourire complice :
— Henri est resté coincé dans une discussion avec eux. Il essaiera de venir nous rejoindre, dès qu’il le pourra.
Bras dessus, bras dessous, nous avons fait le tour de la place. Devant le manège de chevaux de bois, Juliette s’arrêta :
— Je meurs d’envie de monter sur ce manège. Pas toi, Madeleine ?
— Oh si !
— Alors, allons-y !
Nous avons pris d’assaut, chacune, un cheval. Le manège se mit à tourner, de plus en plus vite ; le cheval de Juliette montait pendant que le mien descendait, et cela nous faisait rire. Nous nous amusions comme des folles. Nous avons fait plusieurs tours de manège, et nous riions tellement que nous en avions la respiration coupée. Je voyais la place du village tourner, en un kaléidoscope d’images désordonnées. Lorsque nous sommes descendues, j’avais l’impression de ne plus tenir debout.
— Oh ! Ça tourne ! dit Juliette, en s’accrochant à moi.
Nous avons dû attendre quelques instants, sans bouger, afin de retrouver notre équilibre. Et nous avons encore bien ri.
Nous nous sommes ensuite promenées, nous avons acheté une glace. La poussière, le monde, la musique, le bruit nous étourdissaient.
— Voilà Henri ! cria Juliette.
Je suivis la direction de son regard, et je le vis. Il s’avançait vers nous, plus beau que jamais. Mon cœur manqua un battement.
— Viens vite, Henri ! appela Juliette.
Il s’arrêta devant moi en souriant, prit ma main dans la sienne :
— Bonjour, Madeleine, dit-il avec douceur.
— Bonjour, Henri, répondis-je, presque tout bas.
Nos regards s’attachaient l’un à l’autre. Ce que je voyais dans ses yeux rendit ma respiration plus rapide.
— Viens, dit Juliette, en prenant Henri par le bras, allons au stand de tir.
Tout était différent, maintenant qu’il était là. Sa seule présence, auprès de moi, me procurait un bonheur si intense qu’il m’était presque douloureux.
Au stand de tir, Henri prit une carabine. Je le regardai, avec admiration, viser et tirer. Il y avait des fleurs en papier, ornées d’un ruban doré. Il réussit à en abattre deux. Il en offrit une à Juliette, me tendit l’autre avec un sourire :
— Je te la donne, Madeleine, avec mon cœur si tu le veux.
Je le regardai, incapable de répondre. Avais-je bien compris ? Je n’osais y croire.
Des gens nous bousculèrent, et nous reprîmes notre promenade. J’avais l’impression de flotter, de marcher sur des nuages. Il y avait de plus en plus de monde. Parfois, une bousculade me projetait contre Henri. Je me sentais alors délicieusement troublée.
Je revins sur terre en entendant Juliette me dire :
— Nous devons malheureusement partir, Madeleine. Nos parents nous ont demandé de ne pas nous attarder, par politesse envers nos invités.
Je ne sais plus ce que j’ai balbutié. J’étais incapable de parler de façon cohérente.
— Nous ferons une sortie plus longue la prochaine fois, c’est promis, me dit Henri avec le sourire qu’il avait pour moi et qui me faisait fondre le cœur.
Nous avons gagné, tous les trois, la sortie du village. À l’entrée du coron, ils me quittèrent. Je les regardai partir, et Henri se retourna pour me sourire. Je lui souris en retour, et je sentis monter en moi un chant d’amour, d’allégresse, de bonheur.
Je repris le chemin de la maison. Je serrais dans ma main la fleur en papier, et je me disais :
— Est-ce possible ? A-t-il vraiment dit ça ?
Un reste d’incrédulité m’empêchait de l’admettre. Pourtant, quelque chose en moi me disait que j’avais bien compris, et je sentais mon cœur gonflé à éclater. J’étais heureuse comme je ne l’avais pas été depuis longtemps.
Un appel me ramena sur terre. Quelqu’un criait, avec insistance :
— Madeleine ! Madeleine ! Attends-moi !
Avec effort, je me retournai, abandonnant un instant mes songes bleus. Charles me rejoignait, disant :
— Mais tu rêves, Madeleine ! Ça fait dix fois que je t’appelle !
— Excuse-moi, Charles, je ne t’avais pas entendu.
Il se mit à marcher à mes côtés, alors que je ne désirais qu’être seule.
— J’ai laissé Julien et Georges dans les manèges. Je rentre, le bruit m’abrutit !
Je ne répondis pas. La présence de Charles m’importunait, et j’aurais voulu me débarrasser de lui. Mais comment le lui faire comprendre ? De nouveau, il me rappela :
— Madeleine ? Madeleine, je te parle !
Je sursautai :
— Oh ! Pardon. Je n’écoutais pas. Que disais-tu ?
— Je t’ai vue tout à l’heure avec Henri Fontaine. Que faisais-tu donc avec lui ? C’était bien lui, n’est-ce pas ?
Sa question me déplut. Décidément, Charles avait le don, en ce moment, d’assombrir ma joie. Je me tournai vers lui, mécontente :
— C’est le frère de mon amie Juliette. Et puis, qu’est-ce que cela peut te faire ?
Sans que je l’aie voulu, ma voix sonnait comme un défi. Je ne voulais pas qu’il touchât à mon beau rêve, mon secret soigneusement caché. Il soupira, triste soudain :
— Maintenant, je comprends… C’est à cause de lui que tu m’as repoussé ?
L’amertume rendait sa voix rauque, douloureuse. Je compris qu’il était jaloux, et j’eus pitié de lui. Je repris, sur un ton plus doux :
— Non, ce n’est pas à cause de lui. Il n’y est pour rien. Je t’aime comme un frère, c’est tout, et tous les Henri du monde n’y changeraient rien.
Avec violence, il répliqua :
— Je ne te crois pas. Tu as la tête tournée par ce beau monsieur. Avec ses beaux habits et son automobile, il a réussi à t’éblouir. Il n’a aucun mal à être élégant, il est riche, lui, et ne passe pas ses journées au fond de la mine ! Mais fais attention, Madeleine ! Il n’est pas pour toi. Ne lui fais pas confiance. S’il s’intéresse à toi, c’est dans le but de s’amuser. Je ne peux pas supporter cette idée ! Je t’en prie, Madeleine, essaie de te rendre compte…
Je le coupai, brutalement :
— Charles, laisse-moi. Je suis assez grande pour savoir ce que j’ai à faire. Ne t’occupe pas de moi, s’il te plaît.
— Mais, Madeleine, je dois veiller sur toi, je te dis ce que te dirait ton père s’il était encore là…
— Et moi, je veux que tu me laisses tranquille. Tu n’es pas mon père, que je sache, pas même mon frère. Tu n’as aucun droit sur moi.
Ma voix devenait dure, coupante. Charles, l’air malheureux, n’insista pas. Il dut comprendre que c’était inutile. Et moi, je n’avais que faire de ses mises en garde que je n’écoutais pas, que je ne voulais pas écouter. Mon amour pour Henri m’était un ensoleillement, je repoussais farouchement tout ce qui menaçait de l’assombrir.
Il me quitta, ce soir-là, mon ami Charles, en me disant simplement :
— Je serai toujours là pour toi, Madeleine.
Je n’ai même pas répondu. Je n’ai pas compris, alors, ce qu’il voulait dire. Je n’ai compris qu’après, quand j’ai eu besoin de lui. Mais, à l’aube de mon premier amour, il me gênait, et ce fut sans hésiter que je l’écartai de ma route.
Le dimanche suivant, Henri nous emmena à Lens, où avait lieu la ducasse annuelle. Ce fut encore une journée merveilleuse. Nous sommes partis en automobile, au début de l’après-midi.
Nous sommes arrivés à Lens où Henri a garé l’automobile, et nous nous sommes mêlés à la foule. Beaucoup de gens, comme nous, se promenaient. Des cafés, dont les portes étaient ouvertes, nous parvenaient le bruit des conversations, et parfois les rengaines des pianos automatiques. Au coin des rues, des chanteurs, accompagnés de quelques musiciens, interprétaient des chansons dont ils vendaient les partitions aux personnes qui, nombreuses, les écoutaient.
C’était un tel changement, après notre petit village, que je me sentais un peu étourdie. Ravie, grisée, je marchais près d’Henri. Je prenais conscience que j’étais, de plus en plus irrésistiblement, attirée par lui. J’aimais tout de lui, son élégance, sa haute stature virile, ses mains fines et soignées, son beau profil racé, et ses yeux, ses yeux au regard tendre et enchanteur. Je le regardais, et mon cœur était douloureux de tout l’amour que j’éprouvais. J’étais sensible au moindre détail le concernant. Ainsi, j’aimais les cigarettes qu’il fumait, si différentes de celles que fumaient Charles et les hommes du coron. Pour la plupart, les mineurs que je connaissais roulaient leurs cigarettes eux-mêmes, avec du gros tabac brun qu’ils achetaient en paquets. Les cigarettes d’Henri étaient fines, luxueuses, parfumées. Elles apportaient un complément à son charme et à son élégance.
La foule se faisait plus dense de minute en minute. Nous étions arrivés sur la grande place où étaient installés les baraques et les manèges. En comparaison de notre petite ducasse, c’était immense. Il n’y avait pas un seul, mais plusieurs manèges de chevaux, des baraques de tir, des marchands de nougats, de pain d’épice, de glaces. Nous nous sommes arrêtés un instant devant un théâtre de marionnettes. Plus loin, il y avait un montreur d’ours, et j’ai détourné la tête : je ne voulais pas le voir. Henri et Juliette s’arrêtèrent. Je m’écartai et fis quelques pas. Une vieille femme, assise devant une tente, m’interpella :
— Eh bien, belle demoiselle, voulez-vous que je vous dise votre avenir ? Montrez-moi votre main. Vous me donnerez quelques sous, ce que vous voudrez.
J’hésitai. Je tournai la tête, cherchant du regard Juliette et Henri. Ils étaient toujours autour de l’ours. Sans réfléchir davantage, je me décidai, tendis la main gauche :
— D’accord, je veux bien.
La vieille s’en empara, se pencha dessus avec intérêt, fronçant les sourcils. J’attendais, un peu inquiète, avide de savoir. Qu’allait-elle m’annoncer ?
— Je vois qu’il y a eu de la tristesse, autour de toi. La mort n’a pas épargné des gens qui t’étaient proches.
Elle se pencha davantage, suivit du doigt une ligne :
— Mais c’est fini, maintenant. Je vois un amour, un grand amour, qui ne se démentira jamais. Tu connaîtras des difficultés, mais cet amour t’aidera toujours à triompher. Il ensoleillera ta vie… Seulement, ne laisse pas ton cœur s’égarer.
Elle s’arrêta, releva la tête. Henri et Juliette arrivaient.
— Que fais-tu, Madeleine, demanda Juliette. Tu crois aux diseuses de bonne aventure ?
— Donnez-moi votre main, ma petite demoiselle, lui proposa la vieille femme.
— Non merci ! dit Juliette. Je n’y tiens pas. Je préfère ne pas savoir.
Moi, je ne disais rien. Troublée, je donnai quelques pièces à la femme, et je m’éloignai.
— Comme te voilà pensive ! remarqua Juliette. Que t’a-t-elle dit ?
Je secouai la tête sans répondre. Comment interpréter ce que j’avais appris ? Il était rassurant de savoir qu’un grand amour me soutiendrait tout au long de ma vie, et je souhaitais que cet amour fût celui d’Henri.
Devant un marchand de glaces, il nous proposa :
— Que diriez-vous d’une glace ?
— Oh oui, dit Juliette, quelle bonne idée !
Il acheta les glaces, et me tendit la mienne en disant :
— Voici pour toi, Madeleine, ma douce chérie.
Mon cœur fit un bond. Je levai les yeux vers Henri, et son regard intensifia le trouble que je ressentais.
Nous sommes restés un long moment ainsi, les yeux dans les yeux, et le temps pour un instant sembla s’arrêter.
Nous avons repris notre promenade.
Devant le stand du labyrinthe, Juliette s’arrêta :
— On y va ? proposa-t-elle. Qu’en pensez-vous ? C’est amusant !
— D’accord, dit Henri. Tu veux bien, Madeleine ?
Je hochai la tête, avec un sourire. Moi, je voulais bien tout ce qu’il voulait.
Nous sommes entrés, tous les trois.
— Restons ensemble, dit Juliette, sinon nous allons nous perdre.
— Mais non, au contraire, dit Henri. C’est bien plus amusant si on se sépare.
Il partit à gauche, alors que nous allions à droite. Juliette et moi, nous avons marché, tourné, tant et tant de fois que nous ne savions plus où nous en étions. Nous riions comme deux folles.
— Hou hou ! Henri ! cria Juliette.
Sa voix nous parvint, vers la gauche :
— Oui, je suis là !
— Viens, me dit Juliette, c’est par là.
— Mais non, sa voix venait de la gauche. C’est ce chemin-ci.
— Prends celui-là si tu veux. Moi, je pars par là.
Elle prit le chemin qui était devant nous. Je pris celui de gauche. Il se termina bientôt, et je dus revenir sur mes pas. Je tournai de nouveau à gauche, encore et encore, à tel point que je fus bientôt complètement perdue. J’entendis la voix de Juliette, bien plus loin :
— Hou hou ! Madeleine ! Où es-tu ?
— Je suis perdue ! Criai-je, continuant à avancer au hasard.
Au détour d’un chemin, je heurtai Henri, et faillis tomber. Il me retint :
— Enfin, j’en retrouve une ! Ne nous quittons plus, maintenant. Viens, cherchons Juliette.
Il me prit la main, ne la lâcha plus. Je le suivis, et le simple fait de sentir ma main emprisonnée dans la sienne m’était une joie. Je me laissai guider par lui. Nous tournions, revenions sur nos pas, repartions, et nous riions. Nous croisions des gens qui, eux aussi, étaient perdus, s’interpellaient joyeusement d’un bout à l’autre du labyrinthe.
Un moment, nous nous sommes retrouvés seuls tous les deux au bout d’une impasse. Henri s’est arrêté :
— Ouf ! Reposons-nous un instant ! Je n’en peux plus, de tourner ainsi sans arrêt !
Il me regarda, sourit, et ses yeux se firent tendres :
— Madeleine, murmura-t-il…
Il leva la main, me caressa la joue, d’une caresse douce, légère, qu’il prolongea le long du cou. Je frissonnai, ma respiration se fit haletante. Je me sentais, sous son regard, hypnotisée, incapable de bouger, de réagir.
Il me prit aux épaules, m’attira à lui, doucement :
— Madeleine… Madeleine, ma chérie…
Le bonheur m’oppressait, atteignait une intensité qui le rendait presque insoutenable. Un vertige me saisit, et je fermai les yeux. Je sentis ses lèvres se poser sur mon front, sur mes paupières, descendre jusqu’à ma bouche. Son baiser m’emporta dans un tourbillon, me fit perdre tout contact avec le monde extérieur. J’étais bouleversée. Lorsqu’il me lâcha, je cachai mon visage en feu contre son épaule et m’accrochai à lui, prise d’un étourdissement. Il me serra contre lui, avec tendresse. Sa voix, à mon oreille, murmura :
— Madeleine… Je t’aime, ma douce Madeleine…
Je sentais mon cœur battre jusque dans ma gorge, et les larmes me vinrent aux yeux.
Il me releva le menton, me regarda avec inquiétude :
— Madeleine ? Tu pleures ?…
Je secouai la tête, en souriant :
— Non… c’est que… Oh, Henri, si tu savais…
J’étais incapable d’en dire davantage. Il se pencha, embrassa avec douceur les larmes que je sentais trembler au bord de mes cils. Je fermai les yeux sous ses baisers, heureuse à en mourir.
La voix de Juliette, toute proche, nous fit sursauter :
— Hou hou ! Où êtes-vous ?
Henri releva la tête, me sourit :
— Viens, Madeleine, allons la rejoindre.
Il cria :
— Nous sommes ici !
Me prenant par la main, il m’entraîna. Au tournant suivant, nous avons retrouvé Juliette. Je ne me rappelle plus comment nous avons réussi à sortir, je ne me souviens que de la présence d’Henri près de moi, ma main dans la sienne, et la douceur de ses sourires lorsqu’il tournait la tête vers moi et me regardait.
Dans la voiture, j’étais près de lui. Nous avons fait la route du retour alors que le soleil se couchait. À l’ouest, le ciel était safran, turquoise et rose. Juliette, près de moi, chantait, heureuse et insouciante. Henri et moi, émus et graves, nous étions silencieux.
Comme il était tard, je demandai à Henri de me déposer à l’entrée du coron. J’embrassai Juliette, je les remerciai de cette journée, et je me tournai vers Henri. Il me prit la main, la porta à ses lèvres, l’embrassa longuement. Il dit, tout bas :
— Bonsoir, Madeleine… Fais de beaux rêves. À bientôt, mon amour.
La respiration coupée, je le regardai. J’avais conscience de lui offrir mon cœur dans mes yeux. Il lâcha ma main, remonta en voiture en me souriant.
— Au revoir, Madeleine ! cria Juliette, alors qu’ils démarraient.
Je les regardai partir, le cœur empli de joie, d’amour, de bonheur. Cette journée avait été merveilleuse, telle que je n’aurais jamais osé la rêver. Je suis rentrée chez moi, j’ai raconté à ma mère la ducasse, les manèges, et une fois de plus, sans même le vouloir, instinctivement, j’ai gardé pour moi le secret de mon amour. Je me suis endormie, ce soir-là, en revivant en pensée tout ce qui m’était arrivé. Je me disais que la gitane ne s’était pas trompée, qui avait dit qu’un grand amour-ensoleillerait ma vie.