3

LE COMTE AIRAIN
CHOISIT DE VIVRE

Ils étaient de retour dans le laboratoire du Baron Kalan.

Hawkmoon examina les deux gardes auxquels on avait confié leurs lames, et sentit le Comte Airain soupeser comme lui leurs chances de s’emparer par surprise des lances-feu.

Kalan était déjà dans la blanche pyramide, effectuant des réglages sur les pyramides plus petites qui flottaient devant lui. Toujours coiffé du masque de serpent, il éprouvait les plus grandes difficultés à manier les objets et à les disposer à sa convenance. Il parut à Hawkmoon, alors qu’il observait la scène, que s’y trouvait en quelque sorte résumé un aspect saillant de la civilisation du Ténébreux Empire.

Pour quelque motif, il se sentait singulièrement calme en considérant sa situation. Son instinct lui dictait d’attendre le bon moment, lui répétait que l’instant décisif d’agir n’allait plus tarder. Il relâcha la tension de ses muscles et, ne prêtant plus attention aux deux gardes et à leurs lances-feu, se concentra sur les propos de Taragorm et de Kalan.

— La pyramide est presque prête, annonça ce dernier. Mais nous allons devoir partir vite.

— Va-t-il falloir que nous nous entassions tous là-dedans ? s’enquit le Comte Airain qui éclata de rire.

Et Hawkmoon prit conscience que son ami aussi attendait son heure.

— Oui, dit Taragorm. Tous.

Et, sous leurs yeux, la nef commença de se dilater jusqu’à doubler de taille, tripler, quadrupler, finalement occuper tout l’espace dégagé au centre du laboratoire et, soudain, le Comte Airain, Hawkmoon, Taragorm et les deux gardes au masque de mante furent englobés dans la pyramide cependant que Kalan, en lévitation au-dessus de leurs têtes, continuait de tripoter ses étranges commandes.

— Voyez-vous, dit Taragorm d’une voix où perçait l’ironie, le génie de Kalan a toujours résidé dans sa compréhension de la nature de l’espace. Et le mien, bien sûr, dans celle des méandres du temps. C’est pourquoi, réunis, nous sommes à même de produire des bizarreries telles que cette pyramide.

Et voici qu’à présent celle-ci se déplaçait de nouveau, évoluait au sein des myriades de dimensions de la Terre. Une fois de plus, Hawkmoon vit déferler vues insolites et singulières images en miroir de son propre monde, dont beaucoup différaient de celles qui s’étaient succédé lors du trajet aller vers le monde-ébauche de Kalan et de Taragorm.

Puis ils parurent de nouveau suspendus dans les ténèbres des limbes. Par-delà les tremblotantes parois de la pyramide, le regard d’Hawkmoon ne découvrait qu’un bloc d’obscurité.

— Nous y sommes, dit Kalan, et il tourna un cristal.

La nef amorça un retour à ses dimensions d’origine, se rétrécissant jusqu’à contenir à peine le corps de Kalan. Les parois de l’engin perdirent leur transparence pour retrouver leur éclatante et coutumière blancheur. Suspendue dans le noir au-dessus de leurs têtes, elle ne semblait toutefois diffuser nulle lumière au-delà de ses abords immédiats. Hawkmoon ne voyait rien de son propre corps, rien à plus forte raison de celui des autres. Il savait seulement que ses pieds reposaient sur un sol plan et solide et qu’un humide remugle frappait ses narines. Il cogna le sol du talon et le bruit se répercuta en multiples échos. Il semblait qu’ils fussent dans une caverne.

À présent, c’était la voix de Kalan qui résonnait de la pyramide.

— L’heure est venue. Proche est la résurrection de notre superbe Empire. Nous, qui détenons le pouvoir de porter la vie aux morts et la mort aux vivants, qui sommes restés fidèles aux anciennes coutumes de Granbretanne, qui avons charge de la restaurer dans sa grandeur et son hégémonie sur l’ensemble du monde, livrons aux loyaux serviteurs de sa puissance la créature qu’ils aspirent à voir. Que leurs yeux la découvrent !

Et Hawkmoon fut soudain submergé par la lumière. Sa source demeurait un mystère mais elle l’aveuglait et l’obligeait à se couvrir les yeux. Il se répandit en jurons tandis qu’il se détournait dans tous les sens, tentant de s’y soustraire.

— Voyez comme il se tord, comme il se recroqueville, hurla Kalan de Vitall. Voyez comme il se dérobe, lui, notre archi-ennemi !

Hawkmoon s’astreignit à rester debout et à rouvrir ses yeux à la terrible lumière.

Un effrayant murmure montait de toute part, accompagné de visqueux bruits de reptation, de sifflements assourdis. Il écarquilla les yeux mais ne put rien voir au-delà de l’éblouissante clarté. Puis le murmure s’enfla en rumeur, la rumeur en grondement, le grondement en chœur rugissant, millier de gosiers tendus sur un seul cri :

— Granbretanne ! Granbretanne ! Granbretanne !

Puis ce fut le silence.

— Ça suffit ! intervint la voix du Comte Airain. Finissons-en avec… ahhhhhh !

Maintenant, l’étrange éclat baignait aussi le comte.

— Et voici l’autre, reprit la voix de Kalan. Posez vos regards sur lui, fidèles, et haïssez-le, car c’est le Comte Airain. Sans son aide, Hawkmoon n’eût jamais été à même d’abattre ce que nous chérissons. Par traîtrise, par lâcheté, usant de voies détournées, mendiant l’assistance d’autres plus puissants qu’eux-mêmes, ils ont cru pouvoir anéantir le Ténébreux Empire. Mais l’Empire, loin d’être détruit, plus fort et plus grand se relève ! Faites-en l’expérience, Comte Airain !

Et Hawkmoon vit la blanche lumière qui entourait le comte prendre une singulière nuance bleuâtre et l’armure d’airain de son compagnon bleuir elle aussi, et son compagnon lui-même porter ses mains gantées d’airain bleu à son crâne casqué du même métal pareillement transfiguré, puis ouvrir la bouche sur un hurlement de douleur.

— Arrêtez ! cria Hawkmoon. Pourquoi le torturer ?

La voix de Taragorm se fit entendre, toute proche, douce et amusée.

— Vous savez très bien pourquoi, Dorian Hawkmoon.

Et voilà que s’embrasaient des torches, révélant au duc qu’ils étaient effectivement dans une vaste caverne. Cinq d’entre eux – le Comte Airain, Taragorm, les deux gardes et lui-même – se tenaient au sommet d’une ziggourat dressée au centre de l’immense salle souterraine cependant que le Baron Kalan flottait en surplomb dans sa pyramide.

En contrebas fourmillaient pour le moins mille formes masquées, travestis animaux avec leurs têtes de Sangliers, de Loups, d’Ours et de Vautours, d’où fusaient les cris maintenant que le Comte Airain s’était effondré à genoux, toujours entouré par l’atroce flamme bleue.

Et les sculptures, fresques et bas-reliefs, que l’instable clarté des flambeaux faisait surgir de l’ombre, étaient à l’évidence, dans le détail de leur obscénité, d’authentiques réalisations du Ténébreux Empire. Hawkmoon sut alors qu’ils se trouvaient à Londra même, probablement dans quelque salle inférieure d’un gigantesque hypogée, loin sous les fondations de la cité.

Il voulut se porter au secours du comte, mais sa propre enveloppe de lumière stoppa son élan.

— Torturez-moi ! s’écria-t-il. Épargnez le Comte Airain et torturez-moi !

Et de nouveau lui parvint la voix de Taragorm, toute de douceur et de sarcasme.

— Mais c’est ce que nous faisons, Hawkmoon. N’êtes-vous pas au supplice ?

— Le voilà, celui qui nous poussa au bord du néant ! résonna la voix de Kalan dans les hauteurs de la caverne. Qui, dans son orgueil, s’imagina nous avoir abattus. Mais c’est nous qui allons l’abattre. Et sa mort sonnera pour nous la fin de toute contrainte. Nous resurgirons, reprendrons nos conquêtes. Les morts reviendront nous guider. Roi Huon…

— Roi Huon ! rugirent les fidèles.

— Baron Meliadus ! hurla Kalan.

— Baron Meliadus ! rugit la foule masquée.

— Shenegar Trott, comte de Sussex !

— Shenegar Trott !

— Et tous reviendront, tous les grands héros, les demi-dieux de Granbretanne !

— Tous ! Tous !

— Oui, tous reviendront. Et de ce monde ils tireront vengeance !

— Vengeance !

— Les Bêtes auront leur revanche !

De nouveau, sans transition, la foule se tut.

De nouveau montèrent les cris du Comte Airain alors qu’il essayait de se redresser au moins à genoux et frappait son corps où la flamme bleue répandait la souffrance.

Hawkmoon vit que son compagnon était en sueur, qu’il avait les yeux brûlants de fièvre et les lèvres desséchées.

— Arrêtez ! cria-t-il, effectuant une nouvelle tentative pour s’arracher à l’éclatante aura qui le retenait, essuyant un nouvel échec. Arrêtez !

Maintenant les animaux riaient. Les sangliers gloussaient, les chiens caquetaient, les loups clabaudaient, les insectes crissaient. Ils riaient de voir le Comte Airain dans de telles souffrances et son ami si lamentablement impuissant.

Hawkmoon comprit qu’ils s’étaient fait piéger dans un rituel… une cérémonie promise à ces porteurs de masque contre leur loyauté envers les irréductibles Seigneurs du Ténébreux Empire.

Et sur quoi déboucherait ce rituel ?

Il commençait à en avoir une idée.

Le Comte Airain roulait à présent sur le sol et aurait basculé par-dessus le rebord de la ziggourat si chaque fois qu’il en approchait quelque force ne l’avait ramené au centre. Le brasier bleu lui rongeait les nerfs et ses cris ne cessaient de croître en puissance. Il avait perdu toute dignité dans ce supplice, toute notion de son identité.

Hawkmoon en larmes suppliait Kalan et Taragorm d’y mettre un terme.

Enfin, cela s’arrêta. Le comte se releva tremblant. L’éclat bleu s’affadit en lumière blanche qui à son tour s’évanouit. Le Comte Airain avait les traits creusés, les lèvres en sang ; l’horreur était dans ses yeux.

— Iriez-vous jusqu’à vous suicider, Hawkmoon, pour épargner d’autres souffrances à votre ami ? railla la voix de Taragorm, quelque part sur le côté du Duc de Köln. Y seriez-vous prêt ?

— Voilà donc le choix qui m’est proposé. Vos prévisions vous ont-elles révélé que votre cause triompherait si je me donnais la mort ?

— Nos chances s’en verraient accrues. Il serait évidemment préférable que le comte puisse être amené à vous occire, mais il n’y consentira pas… (Taragorm haussa les épaules.) Partant, l’autre solution devient la meilleure.

Hawkmoon se tourna vers le Comte Airain. L’espace d’un instant leurs regards se croisèrent et ce fut dans des yeux d’or brun ravagés par la douleur qu’il plongea les siens. Il hocha la tête.

— J’accepte. Mais auparavant, libérez le comte.

— Votre mort le libérera, fit la voix de Kalan en surplomb. Soyez-en certain.

— Je n’ai nulle confiance en vous, dit Hawkmoon.

Les bêtes en dessous suivaient la scène, retenant leur souffle, tendues dans l’attente de voir périr leur adversaire.

— Ceci vous suffira-t-il comme gage de notre bonne foi ? – La blanche lumière nimbant le duc disparut à son tour et Taragorm reprit au soldat qui la gardait l’épée d’Hawkmoon pour la lui tendre. – Là. Maintenant, vous avez la possibilité de m’occire ou de tourner cette lame contre vous. Mais soyez assuré que si vous me tuez, les tortures du Comte Airain reprendront. Si vous vous donnez la mort, elles cesseront.

Hawkmoon se passa la langue sur ses lèvres sèches. Son regard alla du comte à Taragorm, puis à Kalan, puis à la foule assoiffée de sang. Haïssable était la perspective de se tuer pour le plaisir de ces dégénérés, mais il n’existait nul autre moyen de sauver le Comte Airain. Toutefois, qu’allait-il advenir du reste du monde ? Il en resta là dans ses pensées, trop hébété pour envisager toute éventualité plus lointaine.

Lentement, il disposa l’épée de sorte que le pommeau reposât sur les dalles et que la pointe fût logée sous son sternum, contre sa chair.

— Vous périrez de toute manière, dit-il, un sourire amer aux lèvres alors qu’il contemplait l’effrayante assemblée. Que je vive ou que je meure. Vous périrez de la pourriture qui ronge vos âmes. Auparavant déjà, vous avez péri de vous être dressés les uns contre les autres en réponse au danger qui vous menaçait. Vous vous querelliez, bête contre bête, alors que nous donnions l’assaut à Londra. Aurions-nous réussi sans votre aide ? Je ne le pense pas.

— Silence ! cria Kalan de sa pyramide. Faites ce que vous avez convenu de faire, Hawkmoon, ou le Comte Airain va de nouveau danser.

Mais alors, derrière Hawkmoon, profonde, puissante et lasse, monta la voix du Comte Airain.

— Non, fit-elle.

— Hawkmoon reviendrait-il sur sa parole que reviendraient aussi pour vous, Comte Airain, le brasier et la douleur… lui rappela Taragorm comme s’il s’adressait à un enfant.

— Non, dit le comte, c’en est fini de mes souffrances.

— Souhaiteriez-vous également vous supprimer ?

— Ma vie n’a pour l’heure que fort peu d’importance. Ce qui en a, ce sont les souffrances que je viens d’endurer par la faute d’Hawkmoon. S’il doit mourir, accordez-moi au moins la satisfaction d’être l’artisan de cette mort. Je suis prêt à ce qu’initialement vous souhaitiez me voir faire. Je sais maintenant n’avoir supporté tant d’épreuves que pour un être qui est, de fait, mon ennemi. Oui, laissez-moi l’occire. Puis j’accepterai de mourir car je serai mort vengé !

La torture avait manifestement eu raison des facultés mentales du Comte Airain. Ses yeux fauves roulaient dans leurs orbites, ses lèvres se retroussaient sur des dents d’ivoire.

— Je serai mort vengé, répéta-t-il.

Immense était la surprise de Taragorm.

— C’est plus que je n’en espérais. Notre confiance en vous, Comte Airain, se révèle après tout justifiée.

Et vibrante de joie était sa voix tandis qu’il reprenait à l’autre soldat de l’Ordre de la Mante la large lame à garde d’airain pour la tendre au comte.

Celui-ci la saisit à deux mains. Ses yeux s’étrécirent alors qu’il se tournait face au Duc de Köln.

— Je me sentirai mieux d’emporter un ennemi dans l’au-delà, dit-il.

Le Comte Airain leva l’arme gigantesque au-dessus de lui. Et son harnois d’airain, accrochant la lumière des torches, resplendit tout entier comme si le métal en était encore en fusion.

Et Hawkmoon, sondant ces yeux d’or brun, y vit la mort inscrite.

Le Comte Airain
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