CHAPITRE 18
Ils lui avaient donné une chambre dans l’auberge et quelqu’un avait fait monter une baignoire d’eau chaude. Entre le tube de métal empli d’eau parfumée et les deux Brurjans à l’extérieur de sa chambre, il ne savait pas s’il devait se considérer comme un hôte de marque ou un prisonnier.
Même une fois son bain pris, la question continuait à lui trotter dans la tête alors qu’il était assis sur le bord du lit, occupé à déchirer l’un des draps pour fabriquer un bandage destiné à sa hanche. L’auberge n’aurait qu’à faire payer au duc le drap manquant ; il ne prévoyait pas de rester suffisamment longtemps pour payer lui-même. Quelqu’un frappa lourdement à la porte avant de l’ouvrir brusquement. Un Brurjan s’encadra dans l’ouverture, sa haute crête venant frotter l’embrasure de la porte malgré ses efforts pour se pencher.
— Vêtements propres, lâcha-t-il en lançant un ballot de tissu vers Vandien. Pour que tu ne pues pas à table. Et dépêche-toi.
Il sortit en claquant la porte.
— Bon. Le bain n’était donc pas là pour mon bien-être, après tout, lança Vandien à voix haute.
La chemise bleu pâle était large et fraîche, faite d’un tissu qu’il ne reconnut pas. Les pantalons bleus étaient faits du même tissu, mais plus épais, et ils lui allaient plutôt bien. Il se demanda qui avait évalué sa taille. D’un autre côté, peut-être le duc entretenait-il une garde-robe pourvue en vêtements de toutes tailles pour seoir aux gens qu’il avait prévu de tuer. Vandien ne put s’empêcher de sourire de travers tandis qu’il rentrait sa chemise dans ses pantalons et bouclait son ceinturon.
Il traversa la pièce jusqu’à l’endroit où ses habits étaient entassés sur le sol. Il en tira un pendentif, un petit faucon suspendu à une fine chaîne. Pendant un instant, il le contempla au creux de sa paume, avant de se le passer vivement autour du cou. Il plaça soigneusement un petit paquet dans sa manche. Le dernier objet qu’il récupéra fut une petite boule de cire que Lacey lui avait remise le matin même. Il l’examina longuement avant de la déposer précautionneusement sur le sol. Il posa son talon dessus, puis appuya. La boule s’aplatit sans bruit et le poison laiteux vint tacher les lattes du parquet.
Vandien évalua mentalement la valeur des bougeoirs en argent qui maintenaient en place la lourde nappe couleur crème. Probablement de quoi acheter un chariot neuf à Ki, songea-t-il négligemment avant de grimacer à cette idée. Il s’agissait là, pensa-t-il, d’une manière obsolète de les évaluer. Mieux valait dire qu’ils étaient assez lourds pour briser les crocs de combat de la Brurjan qui faisait glisser ses mains griffues le long de ses jambes à la recherche d’armes dissimulées. Elle donna une claque au bandage sur sa hanche, ce qui lui valut un grognement étouffé de la part de Vandien. Après quoi elle désigna silencieusement la rapière dans son fourreau.
— Vous voudrez bien excuser son comportement suspicieux, dit le duc d’une voix onctueuse.
Il trônait déjà de l’autre côté de la table. Il tenait ses mains jointes devant lui. De longues dentelles jaillissaient de chacun de ses poignets ; une chemise très mal choisie s’il avait réellement l’intention de se battre ce soir. Vandien ne répondit pas.
— Vous seriez surpris de connaître les manigances auxquelles se livrent certains individus pour tenter de me faire disparaître. Montrez-moi votre arme, je vous prie.
Vandien tira lentement sa lame et la présenta, garde en avant, à la Brurjan. Elle la prit précautionneusement et fit courir d’abord ses yeux puis ses doigts courts le long de la lame. Deux fois. Après quoi elle se mit à renifler le métal d’un air suspicieux. Elle tourna vers le duc un regard perplexe.
— Pas de poison, dit-elle.
— Une race si subtile, les Brurjans. Tellement de finesse en matière de relations sociales. Halikira, sois gentille et nettoie malgré tout la lame avec du vin.
Vandien songea qu’il n’avait jamais vu un regard aussi méprisant que celui que Halikira décocha à son maître, mais le duc choisit de l’ignorer. Ou peut-être n’en avait-il réellement pas conscience. Comme Vandien récupérait sa lame nettoyée, leurs regards se croisèrent. La fourrure de son visage était plus claire que celle de la majorité des Brurjans, ce qui faisait paraître ses yeux plus sombres. L’espace d’un instant, leur antipathie pour le duc fut partagée ; les lèvres noires de la Brurjan se retroussèrent légèrement pour dévoiler ses crocs. Puis ses yeux redevinrent expressifs et Vandien se détourna d’elle pour faire face à la table.
— Je vous en prie, asseyez-vous. Vous vous appelez... Vandien, d’après ce que l’on m’a rapporté. Ai-je bien compris votre nom ?
— Oui.
Vandien tira une chaise sculptée et s’y assit prudemment. Sa hanche se raidissait.
— Un nom inhabituel. Je crois comprendre que vous n’êtes pas d’ici.
— Non.
Une parade simple à l’estocade du duc.
La soupe leur fut apportée et servie par un Brurjan, le blanc de son vêtement contrastant étonnamment avec le bras poilu et balafré qu’il recouvrait. Vandien sentit une odeur de poulet, de crème et de minuscules oignons doux. Il goûta la soupe et se remémora soudain qu’il n’avait rien avalé depuis le petit déjeuner. Il se mit à manger, laissant au duc le soin de continuer tout seul la conversation.
— Et vous voyagez seul, c’est ça ? demanda le duc.
Vandien le fixa silencieusement pendant quelques instants. Les yeux du duc, qui soutenaient son regard étaient aussi froids que de l’argent. Est-ce qu’il sait pour Ki ? se demanda Vandien. Et puis cela n’eut plus d’importance. Il s’empara d’un pain roulé brun qu’il ouvrit pour révéler sa garniture crémeuse. Tout en beurrant largement le pain, il prit la parole :
— Le chef de la rébellion dans cette zone semble être un homme du nom de Lacey. Mais il ne contrôle pas parfaitement ses hommes et ils pourraient aisément se diviser. Ils possèdent déjà les plans d’un endroit appelé Forceresse. Est-ce que cela signifie quelque chose pour vous ?
Le duc était en train de se verser du vin. Il reposa la bouteille, but une gorgée puis la reprit et tendit le bras pour remplir le gobelet de Vandien.
— Les trahir maintenant ne saurait vous épargner le duel, dit-il à voix basse. Il me faut faire un exemple.
— Je suis d’accord.
Vandien leva son verre et goûta le vin. Largement mieux que la piquette que Trelira leur avait servie si longtemps auparavant. Peut-être s’agissait-il de l’un de ces crus du Sud dont il avait tellement entendu parler. Son regard rencontra celui du duc.
— Je ne m’attends pas à vivre assez longtemps pour voir l’aube se lever, dit-il avec sincérité.
Il sourit, l’expression tirant sur la cicatrice qui courait le long de son visage. La cicatrice qu’il avait reçue en sauvant Ki d’une Harpie.
— Et j’ai l’intention de faire en sorte que nombre d’entre eux partagent mon destin, ajouta-t-il.
Il reporta son attention sur la soupe.
Le duc était de toute évidence troublé et son silence s’éternisa. Finalement, il dit :
— Croyez-vous que je vais vous proposer de l’argent en échange de ces informations, ou bien une mort rapide ? Qu’essayez-vous d’acheter ?
Vandien haussa les épaules et poussa sa soupe sur le côté pour se saisir d’une assiette où s’empilaient de fines tranches de viande rouge. Il vit le nez de la serveuse brurjan se froncer de dégoût devant l’odeur de la viande cuite.
— Une vengeance, j’imagine. Je suis supposé vous tuer avec une lame empoisonnée, ce soir. En retour, ils m’ont promis de libérer une de mes amies qu’ils tiennent en otage. (Il sirota un peu plus de vin pour s’éclaircir la gorge.) Je sais qu’elle est déjà morte.
— Comme c’est négligent de leur part, répondit le duc d’un ton compatissant.
Il sourit froidement.
— C’est de la viande de venaison, un cerf des plaines que j’ai tué moi-même. Elle n’est pas trop saignante pour vous, j’espère ? J’ai bien peur d’en être venu à partager les habitudes de mes Brurjans en la matière.
— Elle est très bien. (La voix de Vandien était ferme.) Plus c’est saignant, mieux c’est. Blume et Kurtis, les hommes que j’ai tués aujourd’hui, faisaient partie de la rébellion. Et l’escrimeur du nom de Trask aussi, tout comme la femme qui portait un chemisier de soie rouge – je ne connais pas son nom, mais vous trouverez.
Vandien découpa sa viande et leva sa fourchette jusqu’à ses lèvres. Il jaugea soigneusement le duc et se sentit soudain inquiet. Le visage de l’homme était troublé, mais pas de la manière à laquelle Vandien s’était attendu.
Il lui fit passer un plat de fruits cuits et épicés. Un étrange sourire se fit jour sur ses lèvres.
— Un peu plus tôt, je vous avais pris pour un homme d’honneur.
Vandien accepta le plat et se servit. Les fruits accompagnaient parfaitement la viande corsée. Il ne répondit pas au duc et continua de manger. Le silence finirait par le faire parler.
— J’étais persuadé que vous aviez quelque rancune secrète à mon égard, quelque chose qui vous incitait à tout faire pour remporter la possibilité d’un duel contre moi. Je vous ai presque admiré pour ça. Et lorsque j’ai été témoin de vos derniers exploits à l’épée, je me suis dit : « Voilà un gentilhomme de naissance qui respecte les anciens préceptes de l’honneur. » J’ai su que rien ne ferait vaciller votre désir de me tuer.
Vandien reposa son verre de vin.
— Et ?
— Et je m’aperçois que j’avais tort. Vous avez taillé ces hommes en pièces pour avoir une chance de les trahir. Pour vous venger. (Le duc s’autorisa un petit sourire.) Vous pourriez m’être plus utile vivant que mort. Je devrais vous marquer d’une manière ou d’une autre, pour que les gens n’imaginent pas que je me suis montré tendre envers vous... Peut-être une balafre le long de votre visage. Une cicatrice de plus ne devrait guère avoir d’importance pour quelqu’un déjà défiguré comme vous l’êtes. Même si j’aimerais bien rencontrer l’escrimeur qui vous a infligé ça.
Vandien s’assura que la colère qui montait en lui n’était pas visible sur son visage tandis qu’il continuait à découper sa viande.
— Pas un escrimeur, duc Loveran. Les serres d’une Harpie. Non pas que cela change quoi que ce soit à notre précédente discussion. Je suis curieux de savoir à quoi vous songeriez bien employer un homme « sans honneur » tel que moi. Faites-vous référence à ce que je pourrais vous apprendre au sujet de la rébellion ?
Le duc fit un geste dédaigneux de la main qui n’avait rien à voir avec le fait de débarrasser la viande.
— La rébellion. Bah. Pour parler franchement, Vandien, il n’y a pas grand-chose que vous pourriez me dire que je ne sache déjà. Non, quand j’ai dit que vous pourriez m’être utile, je parlais de vos talents de fine lame. Aussi archaïque et obsolète qu’elle puisse être, j’aimerais apprendre l’escrime Harperienne.
Vandien laissa glisser cette dernière pique sans réagir.
— Si votre connaissance des rebelles est si complète, demanda-t-il lentement, pourquoi n’avez-vous pas agi en conséquence ?
Le duc sélectionna une pâtisserie dans le plateau d’argent martelé posé devant eux.
— Je pourrais dire qu’ils m’amusent. Je gage que même vous n’avez pu qu’être amusé par le côté infantile de leurs plans. Prenez-en une à la framboise, mon cuisinier les prépare à la perfection. Je pourrais vous dire qu’il est plus facile de les laisser faire et de gérer leurs petites trahisons au fur et à mesure que mes informateurs me les rapportent. Si je les écrasais ici, une douzaine d’autres « rébellions » du même ordre germeraient demain. C’est un peu comme de l’urticaire, Vandien. Se gratter ne fait que propager le mal.
— Et la véritable raison pour laquelle vous ne vous occupez pas d’eux ?
Vandien mangeait calmement sa pâtisserie, s’efforçant de conserver un visage impassible malgré le frisson glacé qui se diffusait lentement dans son bras.
— Ils ne sont simplement pas si importants ni si puissants que cela. Si je m’en prenais à eux, leur mouvement gagnerait de nouvelles recrues, un élan supplémentaire. Si je les ignore publiquement tout en m’assurant en privé que leurs complots n’aboutissent pas, je leur ôte leur crédibilité. Qui se joint à eux désormais ? De jeunes gens désargentés sans espoir d’hériter, des hommes âgés auxquels leur famille ne prête pas assez attention... Personne que j’aie à craindre. (Le duc fixa calmement Vandien.) J’ai bien peur de ne pas être l’instrument de votre revanche, Vandien. Vous voyez, je n’ai rien à y gagner.
— Je vois.
La main de Vandien glissa vers sa manche où il avait dissimulé le rouleau d’antidépit. Il tâtonna à sa recherche, puis alla jusqu’à prendre le risque de baisser les yeux. Le rouleau n’était plus là. La fouille de la Brurjan avait été plus poussée qu’il ne l’avait réalisée. Il jeta un coup d’œil vers Halikira ; elle eut une petite moue et fit brièvement tournoyer quelque chose entre ses doigts courts. Il détourna le regard. Maudite soit-elle. Il laissa son bras retomber sur ses genoux et le pressa contre la chaleur de son ventre. La douleur s’apaisa légèrement.
— Ne soyez pas si déçu, mon ami. Dans cent ans, tout cela ne fera plus aucune différence pour qui que ce soit. Tenez. Essayez ce vin avec les pâtisseries ; je trouve qu’il offre un contraste de saveur remarquable.
Le duc entreprit de verser le vin d’une autre bouteille dans des verres propres.
Vandien le regarda faire sans un mot. Il ne trouvait rien d’intéressant à dire. Son destin l’avait brusquement rattrapé. Son bras empoisonné lui faisait atrocement mal et tous les autres muscles de son corps protestaient contre l’épuisement qu’il avait connu plus tôt. Même assis, sa hanche lui faisait mal. Et le bain chaud suivi d’un repas généreux n’avait rien fait pour le rendre plus alerte. L’énergie illusoire offerte par l’antidépit l’avait poussé à dépasser ses limites.
Même son esprit était confus. Pas une once de différence dans une centaine d’années. C’est ce que le duc avait dit. Et c’était sans doute vrai. Que resterait-il de lui dans cent ans ? Aucun enfant ne porterait ses noms. Son corps aurait depuis longtemps été transformé en un riche terreau noir. Son épée, peut-être ; elle avait déjà plus de cent ans. Où se trouverait-elle ? Suspendue dans un coin sombre de la forteresse du duc ? Ou peut-être négligemment jetée au milieu d’un tas d’armes de seconde main sur un quelconque marché de Loveran ? Et que signifierait alors l’honneur de cette lame, ou la sienne propre ? Qu’est-ce que cela avait vraiment signifié pour lui, en fait ? Il tenta de se remémorer une occasion où le fait d’être un homme honorable lui avait donné l’avantage lors d’un combat. Il sirota d’un air absent le vin que le duc avait placé devant lui.
— À quoi sert l’honneur ?
— À rien, répondit le duc.
Vandien sursauta, surpris de constater qu’il avait posé sa question à haute voix.
— Il doit avoir une utilité, insista-t-il.
Mais il fut incapable de trouver des arguments pour supporter cette idée. Un homme moins honorable aurait laissé Kellich tuer Cabri. Un peu moins d’honneur aurait permis à Ki de rester en vie.
— L’honneur ne sert absolument à rien, disait le duc. En fait, c’est un handicap. Ce soir, par exemple. Restez honorable et je vous tuerai. Ou bien renoncez-y, acceptez une balafre au visage et restez en vie, à mon service. Demandez à mes Brurjans : je suis un homme généreux avec ceux qui travaillent pour moi.
— Je ne sais pas, répondit Vandien.
Il ne s’était pas adressé au duc, mais à lui-même.
— Vous n’avez pas à décider immédiatement, dit le duc. Même au milieu du duel, vous pourrez encore changer d’avis.
L’homme s’était levé et faisait signe à Halikira de lui apporter son épée. C’était une arme magnifique. En d’autres circonstances, Vandien aurait été plus que désireux de l’examiner. Sa poignée était décorée d’une myriade de petites pierres brillantes. Un véritable épéiste aurait dédaigné ce type de décorations, pour éviter qu’on ne lui reproche de s’en servir pour distraire ses adversaires. Mais il s’agissait, une fois de plus, d’une réflexion d’homme d’honneur. Le duc méprisait l’honneur. Et Vandien avait perdu le sien. Il ne pourrait pas abattre la rébellion qui avait tué Ki. Il allait mourir sous les coups du duc et tout cela aurait été en vain.
— Je me suis battu tout le jour durant. J’ai reçu une blessure à la hanche. J’ai pris un bain chaud et un repas copieux accompagné de vin. Je suis resté assis assez longtemps pour que mes membres se raidissent. Vous appelez ça un duel équitable ?
— L’équité est comme l’honneur. Dénuée de valeur réelle. Mais prenez quelques instants pour vous assouplir si nécessaire.
Vandien tira silencieusement sa rapière et fit une vaine tentative pour étirer ses muscles. Ceux-ci semblaient s’être transformés en lanières de cuir entremêlées. Comme il s’étirait pour une estocade dans le vide, il sentit la blessure à sa hanche se rouvrir. Le sang qui imbibait le bandage lui parut assez chaud pour lui brûler la peau. Ironique, quand le bras qui maniait l’épée lui semblait si glacé. Il savait qu’il agrippait la poignée de sa rapière mais il ne sentait plus ses doigts. Il jeta un coup d’œil vers l’endroit où le duc était en train de s’échauffer. Il le contempla quelques instants, et puis il vit. La chemise habillée et ses dentelles au col et aux poignets camouflaient en réalité une cotte de mailles. Malgré sa finesse et sa légèreté, ses contours devenaient visibles lorsque le duc s’étirait en avant. Les faibles chances de Vandien rapetissèrent soudain brutalement.
Il aurait mieux fait de ne pas manger du tout. Son corps tout entier lui semblait lourd et son esprit était embrouillé. Il tenta de déterminer ses meilleures options. Il ne semblait pas en avoir beaucoup. Il pouvait affronter le duc et mourir sous sa lame. Il pouvait accepter l’offre du duc d’être employé comme maître d’escrime, recevoir une balafre sur le visage et mourir sous l’effet du poison. Il pouvait refuser d’affronter le duc, lequel – en homme sans honneur – le tuerait malgré tout. Amusant. Toutes les options semblaient se terminer par sa mort. Bon, si tout ce qu’il pouvait faire était mourir, il allait mourir convenablement. Il se demanda jusqu’à quelle hauteur la cotte de mailles remontait sur la gorge du duc. Il avait probablement un tour de cou en cuir renforcé sous le col de dentelle. Halikira fixait sur lui ses yeux noirs et indéchiffrables. Les Brurjans. Quoi qu’on puisse dire d’autre à leur sujet, ils savaient mourir. Il lui sourit et exécuta un rapide salut de sa lame. Ses lèvres noires se retroussèrent un instant, l’ombre d’un sourire grondant de Brurjan. Et l’inspiration frappa Vandien.
Sa main et son bras tenant l’épée étaient froids, sa hanche raide. Il ferma de force son esprit à la douleur et força son corps à répondre tandis qu’il s’échauffait de manière rapide et abrupte. Il se tourna pour faire face au duc. Deux autres Brurjans étaient en train de soulever la table lourdement chargée pour la placer contre le mur.
— Des règles pour ce combat ?
— Aucune, répondit le duc d’une voix aussi douce. Quelles règles pourrait-il y avoir pour des hommes sans honneur ?
— Aucune. Évidemment, aucune.
Vandien se redressa de toute sa hauteur. Le duc fit de même. Leurs lames étaient abaissées. Puis le salut démarra lentement, gardes montées à hauteur de menton, pointes dressées, lames verticales. La poignée ornée de joyaux vint scintiller dans les yeux de Vandien, mais son visage ne changea pas d’expression. Puis, comme le duc abaissait sa lame en diagonale pour un salut standard le corps de Vandien se tendit en une estocade aussi rapide que l’éclair. La pointe de sa rapière jaillit pour s’enfoncer d’une bonne dizaine de centimètres dans l’orbite droite du duc. Elle ressortit avant même que le corps de celui-ci n’ait commencé à s’affaisser.
— Leçon numéro un en matière d’escrime Harperienne, s’entendit dire Vandien. Tout est dans le contrôle précis de la pointe.
Le corps du duc s’écroula sur le tapis.
Vandien vacilla sur place. Le frisson glacé se propageait. Il agrippa sa rapière dans l’autre main tandis que son bras armé succombait et retombait, inerte, le long de son corps. Il se tourna vers les gardes brurjans, leva sa rapière en position de garde. Il allait leur montrer qu’un humain aussi pouvait mourir de belle manière.
Halikira émit un son étrange évoquant les halètements d’un chien. Ses immenses mâchoires étaient grandes ouvertes, révélant ses crocs de combat luisants et sa langue tachetée de bleu. Elle porta brusquement la main à son ventre et s’appuya sur l’un de ses compagnons, qui se mit lui aussi à haleter bruyamment. Soudain, elle redressa sa crête, la couronne de poils pointus sur la tête des Brurjans qui s’élevait généralement dans les instants d’intense émotion. Vandien rassembla ses forces.
Le troisième garde brurjan traversa lentement la pièce. Vandien se tourna, sa rapière toujours levée, menaçante.
Celui-ci était un mâle plus âgé, des taches grises constellaient sa fourrure noire. Il s’accroupit près du duc et lui aussi se mit à haleter de manière bruyante. Il se pencha brusquement en avant et, à l’aide de son pouce, fit sortir l’œil transpercé du duc. Il le leva à la hauteur de son visage, des tissus sanglants pendant le long de son doigt.
— Quelqu’un veut un œil de porc ? fit-il d’une voix rauque.
Halikira émit un jappement soudain et glissa au sol, ses halètements allant crescendo tandis que le mâle noir plaçait l’œil dans sa bouche avant de le mâcher d’un air grave.
Toute force quitta soudain le corps de Vandien. Il tituba jusqu’à une chaise et s’assit.
— Je n’avais jamais entendu rire un Brurjan auparavant, admit-il d’un air éperdu sans s’adresser à quiconque en particulier.
— Alors nous sommes quittes. Je n’avais jamais vu un humain faire quelque chose de drôle auparavant, répondit Halikira.
Ce commentaire ne fit qu’augmenter les convulsions des trois Brurjans. Vandien demeura assis sur son siège, sentant le froid se diffuser depuis son bras jusque dans sa poitrine. C’est étrange, songea-t-il, de mourir en entendant le son de Brurjan en train de rire. Son propre sourire fit son apparition tandis que la pièce s’assombrissait autour de lui. Il s’agrippa aux accoudoirs pour ne pas tomber.
Lorsque la vue lui revint, les Brurjans étaient déjà occupés à dépouiller le corps.
— Ses affaires devraient plutôt bien t’aller, fit observer Halikira. Korioko ! Sors le casque d’apparat du coffre ; celui avec la crête. Dépêche-toi. En fait, tu n’as qu’à sortir tout le harnais de combat. Je parie qu’il aura meilleure allure sur celui-ci que sur le vieil œil-de-porc.
Encore ce rire de chien haletant. Halikira lança la fine cotte de mailles sur les genoux de Vandien. Il rengaina sa rapière avec difficulté et fit glisser des doigts appréciateurs sur les mailles finement tissées. Du métal, émanait encore la chaleur du corps du duc.
— Enfile-la ! lui ordonna impatiemment Halikira.
Puis, examinant Vandien de plus près :
— Qu’est-ce qui ne va pas, avec ton bras ? Ta main est en train de devenir bleue ?
— Du poison, répondit-il d’un air absent en jouant avec la cotte de mailles entre ses doigts. La lame de Kellich était empoisonnée. Je suis en train de mourir.
— Une arme de lâche. Aucun guerrier ne devrait avoir à mourir par le poison. Bon, je vais t’aider, dit-elle d’un ton neutre.
Vandien resta assis sans rien dire, s’attendant à recevoir un coup de poignard rapide à la gorge. « DernierAmi », c’était ainsi que les Brurjans traduisaient le mot couteau. Et la rumeur affirmait qu’ils portaient des lames spécialement destinées à achever leurs blessés. Mais Halikira se contenta de le remettre sur ses pieds et entreprit de lui faire enfiler la cotte de mailles.
Le froid compressait désormais sa poitrine. Il n’avait la force ni de lui résister, ni de l’aider. Un instant plus tard Korioko déposait un casque surmonté d’une crête au sommet de son crâne tandis que l’autre Brurjan, semble-t-il surnommé Tiyo, accrochait l’arme sertie de gemmes du duc à sa ceinture. Leurs souffles chauds et chargés l’enveloppèrent tandis qu’ils continuaient en riant de le revêtir de l’armure de combat complète du duc, accompagnée de la lourde bourse que celui-ci portait au côté. Puis Halikira fit un pas en arrière et eut un hochement de satisfaction.
— Tu as meilleure allure, dit-elle avec affabilité. Ça m’a toujours retourné les entrailles de voir œil-de-porc avec un harnais brurjan. Un homme devrait se battre comme un Brurjan avant de porter un harnais de Brurjan.
Elle jeta sur la pièce un regard circulaire avant de se retourner vers Vandien.
— Tu veux autre chose à lui ?
Il secoua lentement la tête. Son bras valide tenait l’autre serré contre lui. Le froid le froid qui se diffusait. Sa réponse sembla surprendre les Brurjans. Des grimaces de joie cupide apparurent sur leurs visages. Ils se mirent à piller tout ce qui leur tombait sous la main, s’affrontant, se querellant et se vantant de leurs trouvailles. De temps en temps, ils lui présentaient un objet spécial et le lui proposaient. Il refusait à chaque fois et, avec chacun de ses refus, leur respect envers lui paraissait grandir. Korioko exposa ses dents dans un sourire brurjan et commenta :
— C’est comme ça que faisaient les Anciens, qui ne se battaient que pour le sang et les armes. Et c’est ainsi que nous sommes, même aujourd’hui, lors d’une grande mise à mort. Tu fais honneur au harnais. (Il décocha un regard à Halikira et Tiyo.) Buvons avec lui.
Tiyo rentra son menton contre sa poitrine, un geste brurjan exprimant la surprise, mais Halikira lui décocha un coup brutal.
— C’est une bonne idée. Faisons ça.
Elle fourra les derniers bijoux du duc dans la poche de son épaulette puis se releva.
Lorsqu’elle tira Vandien sur ses pieds, il faillit perdre connaissance. Il l’entendit vaguement lancer quelque chose à propos de « ses fesses qui saignent encore », ce qui sembla réjouir hautement le trio. Sa vision s’éclaircit suffisamment pour qu’il constate qu’ils étaient en train de le porter en descendant des escaliers. Il n’aurait pas su dire si ses bottes touchaient ou non les marches. Comme ils passaient l’entrée de la salle commune de l’auberge, Halikira marqua un temps d’arrêt.
— Le duc est mort ! annonça-t-elle aux patrouilleurs brurjans qui se prélassaient là. Vandien Balafré l’a tué. (Elle fit une courte pause.) Ça sonnerait mieux en brurjan. Keklokito Vandien. Ça, c’est un vrai nom. Keklokito va boire avec nous ! Il laisse le butin du duc à ceux qui en veulent. Et il a dit que la ville était à nous ! Célébrons une grande mise à mort comme elle le mérite !
Les Brurjans se dispersèrent comme les abeilles d’une ruche brisée. Vandien entendit une vague de piétinements dans l’escalier, mais comme Halikira le tirait à l’extérieur, il eut l’impression qu’un nombre équivalent de Brurjans les avait suivis. Il prit conscience du fait que les Brurjans se répandaient dans la ville en ne laissant derrière eux que destruction. Les étals du festival s’écroulaient sur leur passage, les portes en cuir étaient arrachées aux montants des maisons et balancées dans les rues. Il entendit des cris et des hurlements humains rapidement noyés sous les rugissements et les jurons Brurjans. Il se sentit étrangement insensible à tout cela.
Ils se trouvaient à présent dans un quartier de Tekum qui ne lui était pas familier. Ils dépassèrent un petit corral de bétail puis pénétrèrent à l’intérieur d’un bâtiment à la porte très basse et aux parois dénuées de fenêtres. Même Vandien fut obligé de se baisser pour entrer et les Brurjans se mirent à genoux. Mais à l’intérieur, la bâtisse s’ouvrait sur un plafond en pointe. Les tables et les tabourets étaient massifs, donnant à Vandien l’impression d’être un gamin dans un monde taillé pour les adultes. Et l’odeur était étourdissante. Le sang. Du sang ancien, du sang récemment versé, du sang mélangé à du lait. Une autre odeur se faisait sentir au travers de la puanteur du sang, une senteur chaude et abrasive. Il ne put l’identifier. Le sol était de terre battue sombre et des mouches s’en envolèrent à leur entrée. De la lumière leur parvenait des torches placées sur des appliques sur les murs et d’épaisses bougies disposées sur les tables.
De fait, la pièce n’était pas très illuminée mais cela ne gênait pas Vandien. Il avait suffisamment entendu parler des halls sanglants des Brurjans pour ne pas avoir besoin d’en voir plus. Il entendit un animal pousser un bref hurlement dans une pièce adjacente. Un Brurjan entra, un petit animal coincé de manière experte sous son bras. Du sang s’écoulait de sa gorge tranchée dans le vase en argent qu’il tenait en dessous. Le Brurjan leva les yeux avec un air de légère surprise face à l’arrivée massive de clients. Ses yeux se posèrent sur Vandien et il pointa un doigt noir et griffu dans sa direction :
— Pas de bêtes de compagnie ! lança-t-il d’une voix sévère.
— Ce n’est pas un animal de compagnie, lui répondit avec irritation Halikira. Keklokito a accompli une grande mise à mort ce soir. Le duc est tombé sous sa lame et il nous a cédé tout ce qui était à lui, sauf son armure et ses armes.
Ses mots pénétrèrent un coin de l’esprit de Vandien. Était-ce cela qu’il avait fait lorsqu’il leur avait dit qu’il ne voulait rien d’autre ayant appartenu au duc ? Avait-il tout remis, la ville et les terres du duc, entre les mains des Brurjans ? Il sut qu’il aurait dû se sentir épouvanté, mais il ne ressentait plus qu’une chose : la propagation mortelle du froid. Il grimpa sur l’un des énormes tabourets et tenta de s’asseoir afin que sa hanche ne lui fasse pas mal. Halikira était toujours en train de parler.
— ... bœuf, ou peut-être deux. Nous buvons tous avec Keklokito ce soir. Tiens !
(Elle tira un collier d’or serti de gemmes rouges de la poche de son épaulière et le plaqua contre la table.)
— Voilà de quoi payer pour tout ça ! Et ne traîne pas !
Elle tira le tabouret à gauche de celui de Vandien et s’assit lourdement.
Le reste de la table fut rapidement occupé. Halikira entreprit de raconter d’une voix de stentor l’histoire de la grande mise à mort de Keklokito. Ses mots paraissaient se mélanger aux ténèbres tournoyantes du hall sanglant et aux beuglements étouffés d’un bœuf dans la pièce d’à côté. La tablée tout entière s’était lancée dans un rire haletant généralisé et Halikira racontait avec difficulté comment Korioko avait mangé l’œil du porc lorsque le maître du hall sanglant revint, porteur d’une immense vasque. Il la déposa sur la table et une minuscule vague rouge s’écoula par-dessus le rebord. Avec l’impression de contempler les événements de très loin, Vandien vit qu’on disposait les cornes à boire, puis le maître refit son apparition, porteur d’un petit saut de métal fumant. Le contenu lui apparut comme argenté tandis que le Brurjan le déversait dans le sang et Vandien perçut de nouveau cette odeur abrasive et brûlante. Le maître touilla la vasque de sang frais puis s’éloigna de la table. Tous les convives s’apaisèrent brusquement. Halikira donna un coup de coude à Vandien qui faillit le faire chuter de son tabouret.
— C’est ta mise à mort ; à toi de remplir ta corne en premier, lui dit-elle.
Obéir paraissait plus simple que de discuter. Son bras armé était inutilisable. Même dans la lumière diffuse du hall sanglant, sa couleur était effrayante. Avec sa main valide, il agrippa une corne à boire sur la table. C’était une corne élaborée, en spirales, et gravée de scènes de chasse. Il la trempa dans le sang et, à peine l’avait-il relevée qu’une douzaine d’autres plongèrent dans la vasque.
Sa coupe était lourde de sang frais, l’extrémité de ses doigts rougie et tachée. La substance qui avait été mélangée au sang, quelle qu’elle fut, traçait des sillons argentés au sein du liquide rouge. Vandien baissa les yeux dans sa corne et eut l’impression de chuter à l’intérieur. Halikira lui donna un nouveau coup de coude.
— Bois avant que le sang ne coagule, lui conseilla-t-elle.
Comme il paraissait vaguement hésitant, elle lui rappela :
— Par les enfers, l’homme, tu es en train de mourir de toute façon ! Regarde ton bras !
Cela déclencha un nouveau chorus de rires haletants auquel Vandien joignit le sien. Et lorsqu’ils levèrent leur corne à leurs lèvres, il en fit autant. Et il but.
Il but du feu, une tempête de sable et des coups de fouet cinglants. La boisson ignora sa gorge et son ventre pour se frayer directement un passage ardent à travers ses entrailles. Il se trouva incapable d’aspirer assez d’air ne serait-ce que pour hoqueter. Les Brurjans hurlèrent avec admiration devant ce qu’ils prirent pour son impassibilité face à la force de leur boisson. Son souffle rejaillit en brûlant au travers de ses narines et de sa bouche. Il oublia totalement la douleur à sa hanche et le froid glacé. Il goûta soudain le sang du bœuf à l’intérieur de sa bouche et de ses narines : c’était chaud humide et vivant, avec des étincelles bondissantes sur sa langue. Son bras noirci posé sur la table devant lui lui parut soudain très drôle, presque aussi drôle que l’œil arraché du duc.
Ça n’avait pas d’importance. Plus rien n’était important. Être vivant était tout ce qui comptait, et profiter de sa vie jusqu’au tout dernier instant. Le sang était la vie et la vie était en lui. Il vacilla légèrement en se tournant vers Halikira.
— Qu’est-ce que c’est que cette satanée boisson ? réussit-il à demander.
— Sang de bœuf, répondit-elle simplement.
Il détacha les cordons de la bourse du duc et la posa lourdement sur la table.
— Serveur de sang ! Tue-nous un autre bœuf ! rugit-il.
Halikira l’étreignit brutalement contre elle.
— Je l’aime bien, cet humain, annonça-t-elle à l’assemblée. Je crois qu’il devrait vivre !
Quelqu’un près de lui se fendit d’un halètement rigolard et d’autres l’imitèrent. Vandien rit avec eux. Il n’était pas sûr de la plaisanterie mais il passait néanmoins un fameux moment. On apporta plus de sang et il en but une pleine corne supplémentaire qui dévala en brûlant sa gorge desséchée d’une manière douloureusement merveilleuse. Il eut ensuite l’impression que les Brurjans commençaient à devenir un peu fous. L’un d’entre eux réclama le casque du duc pour s’en faire un pot de chambre et Vandien l’échangea volontiers contre un casque de Brurjan deux fois trop grand pour son crâne. Celui-ci ne cessait de s’affaisser devant ses yeux, si bien qu’il était rarement sûr de savoir à qui il parlait. Mais au bout d’un moment, cela n’eut plus guère d’importance.
Plus tard quelqu’un d’autre paya pour un bœuf supplémentaire et ce ne fut que plus tard encore qu’Halikira s’assit de nouveau à ses côtés. Il fut un peu surpris de découvrir qu’elle s’était éloignée. Il était en train d’essayer d’apprendre une nouvelle chanson, effort rendu difficile par le fait qu’elle était en brurjan et qu’il n’avait aucune idée de ce qu’elle voulait dire. Halikira tenait à la main une feuille recouverte d’une substance goudronneuse assez répugnante et elle voulait qu’il la mange. Il lui expliqua plusieurs fois, au milieu des rires haletants du reste de la tablée, qu’il ne mangeait jamais quoi que ce soit affichant cette nuance précise de brun. Quelqu’un proposa de parier un bœuf contre l’épée du duc qu’il ne serait pas capable de la garder dans son estomac s’il l’avalait. Vandien gagna le pari et remplit sa corne dans le sang de bœuf.
Ce n’est que bien plus tard semble-t-il, qu’il échangea l’épée du duc contre un autre bœuf, et plus tard encore qu’un Korioko vacillant finit par le convaincre que cela portait malheur d’arborer sur son corps la marque d’un lâche. Korioko exigea en hurlant qu’on lui apporte un Dernier Ami. Lorsqu’il arriva, il fit chauffer la lame bifide à la flamme des bougies. Vandien déposa volontairement son bras noirci sur la table et resta assis sans bouger tandis que la lame portée au rouge était appliquée sur l’estafilade que lui avait infligée Kellich. Il sentit une odeur de chair grillée et une douleur lointaine dans son bras commença à le démanger. Avant qu’il n’ait pu faire quoi que ce soit en réaction, Korioko retira le poignard et s’extasia sur la netteté de la cicatrice que la lame dentelée avait laissée sur le bras de Vandien. Tout le monde vint le féliciter pour sa nouvelle cicatrice et le maître du hall sanglant sacrifia un bœuf supplémentaire à la tablée en une démonstration rare de camaraderie brurjan.
Vandien n’était pas sûr de savoir quand ou pourquoi ils étaient sortis à l’extérieur. L’aube n’était pas encore là, mais une étrange lumière envahissait les rues. Halikira s’appuyait sur lui et il luttait vaillamment pour la soutenir.
— Keklokito. Noir ou blanc ? demanda quelqu’un.
— Choisis blanc. Le noir n’affrontera pas un piquier, siffla Halikira.
— Blanc, répondit Vandien.
Quelqu’un lui fit la courte échelle et, lorsqu’il repoussa le casque en arrière, il se retrouva assis sur un grand cheval blanc équipé du harnais noir et argent du duc. C’était assez étrange de se trouver aussi haut, mais pas désagréable.
— Je me sens bien, fit-il observer à Halikira.
— C’est toujours comme ça, répondit-elle, après une grande mise à mort. Chevauche bien et puissent tes crocs souvent goûter le sang.
Il ne trouva rien à répondre à ça et, lorsqu’il leva la main et se pencha en avant pour lui parler, le cheval interpréta son geste comme l’ordre de charger.
Vandien quitta Tekum au galop, remarquant au passage que la moitié de la ville était en feu. Cela semblait une manière bizarre de terminer un festival, mais il faut dire qu’il n’avait jamais vraiment compris ce qu’ils célébraient de toute façon.
Il tenta de se remémorer où il était supposé aller. Chez lui. C’était ça. C’était bien. Il était temps de faire un tour vers chez lui. Lorsque l’aube se leva, il réalisa que le cheval avait ralenti jusqu’au trot. Il tira sur les rênes pour le mettre au pas et leva les yeux vers le soleil levant. Ki lui revint soudain à l’esprit, suivi du souvenir de sa mort imminente. Il ne lui restait plus que quelques instants à consacrer à son chagrin.
La douleur physique le frappa en premier. Il chuta au bas de sa selle avant que la première convulsion ne s’empare de lui. Lorsque la crise fut enfin passée, sa vision lui parut extraordinairement claire. Son corps lui offrit un dernier moment d’immobilité, un dernier aperçu du lever de soleil au-dessus des collines vertes des terres de son père. Le grand froid se déroula à l’intérieur de son être.
— Père, je suis rentré à la maison, dit-il à celui qui l’attendait.
Puis il s’enfonça dans les ténèbres.