CHAPITRE XIII
Ludwila sanglotait auprès de son frère mourant.
La malheureuse jeune fille, reprenant ses sens, arrachée à l’hypnose en laquelle elle avait été plongée par les maléfices de Magello, ne retrouvait la lucidité des choses que pour assister à l’agonie de Pargiamo, Pargiamo qui cette fois avait été blessé à mort par le félin.
Aussitôt après le fantastique duel du grand désert, les sauveteurs de Ludwila avaient précautionneusement relevé Pargiamo et on lui avait fait un pansement de fortune. Puis les chars étaient repartis au grand galop en direction de la forêt. Le soir venait et ils n’avaient enfin rejoint qu’à la nuit l’abri des frondaisons. Entre-temps on avait pu constater que les forces du blessé s’amenuisaient.
Il avait perdu beaucoup de sang et il fallait se rendre à l’évidence : ses plaies étaient mortelles. Ygor avait supplié Erik de le sauver, mais l’homme à la plume noire avait hoché la tête avec tristesse avant de répondre :
— Je puis soulager bien des souffrances… mais hélas ! il ne m’est pas permis de faire des miracles…
Parvenus à la forêt, non loin de l’océan, ils s’étaient empressés de porter Pargiamo auprès d’une source et on avait lavé les blessures. Mais il était trop tard pour retarder l’approche de la mort. Pargiamo avait parfaitement conscience de son état. Du moins avait-il la grande satisfaction de revoir sa sœur, de la savoir libérée des griffes du misérable sorcier.
Ygor et les deux chevaliers lui avaient parlé doucement, et on avait également expliqué à Ludwila comment s’était déroulée cette quête extraordinaire en sa faveur. Elle avait saisi les mains de Twao et de Florix, leur exprimant sa gratitude pour être venus en compagnie de Pargiamo à la poursuite de Magello. Loyalement, les deux Lémuriens lui avaient alors expliqué que c’était grâce au capitaine Erik que le magicien en avait été vaincu. Ils disaient nettement que, sans lui, ils n’osaient imaginer comment se serait terminée l’aventure et la jeune fille frémissait, envisageant ce qu’eût été son sort au pouvoir de Magello.
Pargiamo s’affaiblissait rapidement. Sa voix n’était plus qu’un souffle. Il avait encore eu la force de dire :
— Ludwila… Le capitaine Erik…
Un effort encore, puis :
— Capitaine… Veillez… veillez sur ma sœur… Je vous la confie !
Alors Erik avait regardé Ludwila et Ludwila regardait Erik.
Depuis son retour à la lucidité, elle avait été fascinée par cet homme dont son frère et ses deux amis lui assuraient qu’il était à l’origine de sa délivrance. Mais comment n’eût-elle pas été étrangement impressionnée par le froid qui se dégageait de sa personne ? C’était tellement étonnant, tellement contre nature, que cela contrebalançait bizarrement la sympathie qu’elle pouvait concevoir à l’endroit de son sauveur.
Lui n’avait pas bougé. Mais Ygor qui commençait à le connaître, voyait bien que le visage blafard du capitaine reflétait des sentiments qu’il n’y avait encore jamais lus auparavant. Et Ludwila, domptant peut-être l’espèce de crainte, de réserve que l’aura glacée pouvait provoquer en elle, avait tendu la main à Erik.
Sans doute avait-elle frissonné au contact de ces doigts si froids. Mais elle lui avait souri, à travers ses larmes. Et Ygor, qui avait déjà constaté la tristese d’Erik devant son impuissance à sauver Pargiamo, et ce en dépit du pouvoir qui lui avait servi à contrer le sorcier lémurien, s’était dit : « Décidément, il s’humanise. »
Ce qui lui paraissait de bon augure.
Twao et Florix avaient vu, sans mot dire, l’étreinte manuelle de Ludwila et d’Erik. Avaient-ils, à ce moment, compris que les jeux étaient faits, eux deux qui, chacun de son côté, désiraient fortement unir leur destinée à la sœur de Pargiamo ?
« Comment n’eût-on pas pu l’aimer ? » songeait Ygor. Il admirait, comme tous, et aussi comme le simple Koo, la beauté un peu altière de cette admirable créature, aux formes délicatement esquissées sous sa tunique blanche. Ses magnifiques cheveux de nuit sertissaient un visage au regard étonnamment clair, d’un ton indéfinissable, évoquant ces pierres précieuses dont les coloris sont si chatoyants qu’ils échappent à toute précision, mais demeurent enchanteurs.
Mais Pargiamo était à bout de force, et sa vie s’en allait.
On avait pu constater, dans les premières lueurs de l’aube, qu’il avait paru satisfait de voir Ludwila et Erik se donner la main, et cela en dépit du fait que les doigts d’Erik soient glacés comme ceux d’un cadavre. Maintenant, il voulait accomplir un dernier devoir.
Ygor, à sa grande surprise, l’entendit murmurer son nom. Il s’empressa de se pencher sur le mourant :
— Ygor… musique… mon… instrument…
On avait bien entendu pieusement ramené l’objet auquel Pargiamo tenait tout particulièrement. D’une voix plus ténue que jamais, Pargiamo réussit encore à dire :
— Tu… joueras… pour elle… toi qui es troubadour… pour elle… c’est… magique… pour elle…
Un peu après, il rendit le dernier soupir entre les bras de sa sœur, tandis que ses fidèles compagnons étouffaient leurs pleurs.
Ygor caressait l’instrument. Une sorte de cithare, qui vibrait étrangement sous les doigts du troubadour. Il en éprouvait des frissons inconnus et ne doutait pas du pouvoir mystérieux qui y était attaché.
Les matelots d’Erik demeuraient auprès de la chaloupe qu’ils avaient tirée sur le sable. Egaux à eux-mêmes. Muets. Impassibles, attendant sans impatience apparente le retour de leur capitaine.
Il les commandait au regard, comme à l’accoutumée. Et ce furent eux qui creusèrent, sous les arbres de la forêt, la fosse où Ludwila, aidée de ses deux fidèles, Twao et Florix, ensevelit son frère. Avec ses armes, en digne chevalier qu’il était.
Puis, avec l’apport d’Ygor, de Koo, des autres aussi, la jeune fille recouvrit le tumulus d’un amas de fleurs de la jungle. Et elle se recueillit longuement devant la dernière demeure de Pargiamo.
Chacun respectait son silence et sa douleur. Enfin, elle s’arracha à cette triste contemplation et ils comprirent qu’il était temps de repartir. On était proche de la mer et les adieux eurent lieu sur la plage même, auprès de l’embarcation. On voyait, un peu au large, le navire toutes voiles carguées.
Florix et Twao amenaient leurs chars. Ils étaient visiblement émus, anxieux. Ludwila allait-elle se décider pour l’un des deux ? Ce n’était guère le moment des déclarations, mais le fait qu’elle choisisse l’un ou l’autre pour la reconduire à la ville indiquerait vraisemblablement quelque préférence.
Ygor et Koo se tenaient près de la chaloupe, attendant eux aussi, après avoir salué très bas la sœur de Pargiamo.
Erik s’inclina devant elle, retirant élégamment son feutre où flottait la plume noire :
— Damoiselle, je prends congé… Ma pensée vous accompagnera !
Alors on vit la belle tête de Ludwila qui se relevait, regardait en face le capitaine Erik.
— Je crois, dit-elle, que mon frère, en mourant, m’a confiée à vous. Ne consentiriez-vous pas à continuer de veiller sur moi, ainsi qu’il vous l’a demandé ?
Twao et Florix étaient comme foudroyés. Ygor, sans savoir exactement pourquoi, sentait son cœur chavirer, pressentant qu’on vivait là une minute définitive.
Erik était toujours semblait-il maître de lui-même. Pourtant, Ygor, qui ne le quittait pas des yeux, crut voir tressaillir le beau visage blafard :
— Me suivrez-vous ? demanda-t-il simplement. Vous ignorez cependant tout de moi !… Mon destin est peut-être effroyable !
Pour toute réponse, une fois encore elle lui tendit la main. Et la petite main fine, aristocratique de Ludwila fut emprisonnée dans la main de glace du capitaine Erik.
Elle lui sourit et se tourna vers les deux Lémuriens :
— Merci, dit-elle. Merci pour mon frère… et pour moi !…
Puis, aidée d’Erik, elle monta dans la chaloupe.
Ygor et Koo les rejoignirent. Les matelots souquèrent sur les avirons et la grande barque déborda, suivie des regards navrés des deux chevaliers de Lémurie.
Une fois encore Ludwila leur fit un signe de la main, auquel ils répondirent de loin en s’inclinant profondément. Peut-être pour masquer leur trouble, car tous deux devaient savoir qu’ils ne la reverraient jamais…
Le navire du capitaine Erik va, inlassablement, sur les flots.
La vie, l’étrange vie du bord a recommencé. La Lémurie est loin, et Ygor se demande ce qu’il adviendra de lui, de Koo également. Et cependant il y a du changement dans le comportement de ceux qu’emporte l’étrange bâtiment.
Si les matelots continuent à accomplir leur tâche avec le même mécanisme, dans le silence le plus absolu, s’ils échappent toujours aux normes de l’humanité, si Erik, jusqu’alors, demeure Erik, il y a Ludwila sur le navire.
Ygor et Koo ont été particulièrement chargés de la servir et il est bon de dire qu’ils s’y emploient avec autant de dévouement que de vélocité. Ludwila, il est vrai, est une femme de chair. Elle est douce, aimable, s’exprime avec élégance et gentillesse et ce sont les deux garçons qui s’affairent dans la superbe cabine qui a été mise à sa disposition, qui lui apportent ses repas (préparés, comme pour eux, par un matelot aussi muet que les autres).
Naturellement, ils respectent son comportement et se gardent bien de toute conversation indiscrète. Leurs rapports, grâce à elle, demeurent amicaux et elle ne les traite nullement en domestiques. Mais elle parle peu et le plus souvent, soit au sabord de sa cabine, soit sur le pont, Ludwila rêve.
Jusqu’au soir où Erik dit à Ygor :
— Tu prendras ton instrument… et tu joueras… pour elle… pour elle… et pour moi !
Car, depuis le départ de Lémurie, Ygor s’est familiarisé avec la cithare. Il n’a pas tardé à comprendre quelle magie émanait de pareil objet. Ces sons enchanteurs vont beaucoup plus avant que la simple mélodie. Ils éveillent des vibrations inconnues, ils provoquent des frissons mystérieux. Ygor, qui n’avait jamais touché semblables cordes, s’est étonné de s’y retrouver parfaitement familier dès le départ et il caresse avec volupté ces fils qui paraissent vivants sous ses doigts. Koo ne se lasse pas de l’entendre et quand il joue, son ami demeure longuement étendu près de lui, envoûté par un flux venu d’ailleurs.
Les matelots, eux, vont et viennent comme s’ils ignoraient le troubadour qui, grâce àu legs de Pargiamo, a retrouvé une certaine raison de vivre. Erik ? On ne sait, jusqu’à présent, ce qu’il en éprouve, mais il a encouragé Ygor à user de la cithare.
Et Ludwila n’a pas dédaigné, à plusieurs reprises, de demander à Ygor de jouer pour elle, ce qui a créé un lien supplémentaire entre eux.
C’est le crépuscule. Koo somnole couché le long du bastingage. Les matelots ont fini leur tâche. Le timonier, seul, paraît à la barre.
Ce soir, Ygor sent qu’il doit se produire quelque chose d’exceptionnel. Erik lui a paru sortir de son impassibilité accoutumée. Certes le capitaine vit toujours dans sa chape glacée, comme tous les matelots d’ailleurs. Mais comme Ygor est isolé, qu’hormis le nautonier nul ne paraît sur le pont, il ne souffre pas de ces contacts si déplaisants.
Le troubadour, heureux d’être redevenu musicien, caresse doucement ce qui est l’héritage du chevalier Pargiamo. Il ne se lasse pas de toucher ce bois qui lui semble frémir sous ses doigts et il laisse sa main errer sur les cordes, lesquelles exhalent un murmure léger, très léger, mais d’une merveilleuse harmonie.
Un superbe clair de lune se reflète sur l’océan, miroir infini qui par une telle nuit n’inquiète plus Ygor, si fréquemment angoissé à l’idée qu’il est condamné, lui aussi, à naviguer sans espoir sur les mers aux horizons éternellement fuyants. Non ! Il sait qu’Erik lui a en quelque sorte confié une mission. Et il berce la cithare comme on berce un enfant, il la serre contre son cœur puis, doucement, délicatement, il commence à chercher des accords.
Les yeux mi-clos, la tête un peu en arrière, il joue…
Quel air monte de l’instrument ? Ygor ne le sait pas. La mélodie inconnue naît sous ses doigts et monte, merveilleusement pure, répandant des vibrations semblant venir de quelque monde ignoré.
Ygor n’est plus Ygor. Il devient un autre. Il exécute ce qui monte du fond de son âme, il improvise… ou peut-être quelque esprit mystérieux lui souffle subtilement la chanson envoûtante qui prend corps.
Les notes s’exhalent, paraissent danser dans l’air. Ygor a oublié le vaisseau maudit et son équipage spectral. Il est totalement possédé par cette musique qu’il est en train de faire vivre sous une impulsion totalement étrangère, mais qui est si bien en symbiose avec lui-même qu’il en éprouve plus de volupté que de gêne.
Est-ce l’esprit de Pargiamo, Pargiamo musicien, mais aussi savant occultiste, lui qui a façonné la cithare en vertu d’arcanes qui échappent à Ygor ?
Il faut jouer, jouer… pour Erik… pour Ludwila…
Ygor est autre. Ygor inlassablement fait vibrer l’instrument et c’est un déferlement sonore d’une rare suavité qui résonne sur ce navire porteur de malheur.
Et petit à petit, la pensée d’Ygor s’échappe. En lui des images se créent. Il voit. Il voit ce qui se passe… non loin de lui, dans l’entrepont même du navire du capitaine Erik.
Une forme blanche passe. Il sait qui elle est. Ludwila. Ludwila qui vient de sortir de sa cabine, qui avance, silencieusement, à travers les coursives.
Et voilà Erik. L’homme à la plume noire a jeté feutre, baudrier, vareuse. Il est assis, accablé, entouré des cinq belles dont il a causé le malheur. Les cinq qui semblent toujours vivantes, d’une beauté troublante dans leur superbe nudité. Dans leur tristesse de toujours, également.
Erik, la tête entre les mains, les supplie comme chaque soir de lui accorder leur pardon. Erik le coupable, Erik le suborneur, Erik le séducteur qui a joué avec le cœur des femmes…
Erik le maudit ! À moins que…
Il a soudain relevé la tête. N’a-t-on pas frappé à la porte de la cabine ?
Et Ludwila entre.
La mélodie s’intensifie, se fait plus passionnée encore. Ygor vibre en harmonie avec la cithare. Il ne fait plus qu’un avec elle. Avec Pargiamo peut-être aussi. Pargiamo qui l’inspire de l’empyrée où s’est réfugiée sa belle âme.
Erik s’est levé. Il voit celle qu’il n’osait peut-être pas attendre. Une femme qui vient vers lui… une femme qui ne peut pas ne pas apporter l’amour…
Les damnés ne sont pas aimés. Alors…
Ygor est submergé par le torrent enchanteur et il vit étrangement ce qui se déroule dans cette chambre que baigne l’énigmatique clarté orangée.
Il semble que ces amants fantastiques soient suscités par la musique qui ne cesse de jaillir spontanément entre les doigts du troubadour. Ygor, délicieusement troublé, aperçoit une belle statue de chair, Ludwila, qui a rejeté sa blanche tunique, qui maintenant est nue, Ludwila qui montre ses lignes parfaites, qui s’offre comme une coupe de volupté, comme un élixir de joie, d’amour…
De pardon !
Eperdu, Ygor la voit qui se penche sur Erik, qui pose ses lèvres sur cette poitrine de glace, là où il y avait un cœur. Où il y a peut-être encore un cœur qui ne bat plus.
Ygor espère que ce baiser va ranimer le cœur d’Erik…
Il voit les amants enlacés. Et autour d’eux, dans le mystère de la douce lumière orangée, Dinaris, Iselda, Luciane, Ginella, Willis…
Sont-elles jalouses ? Nullement ! Elles aussi ont pardonné !
Ygor en est sûr. Elles sourient, toutes les cinq, elles apportent aux deux amants une complicité mystérieuse, comme si elles se réjouissaient de leur volupté, du prochain retour à la vie de celui qui était depuis si longtemps prisonnier dans l’étau de glace.
Erik et Ludwila sont emportés par la passion, par la frénésie de l’étreinte initiale, de la mutuelle révélation.
Si bien qu’ils ne paraissent pas se rendre compte d’un phénomène qui se produit dans la cabine.
Le sixième miroir, celui qui semblait attendre que vienne y prendre place une autre image de femme, vient de voler en éclats, sous l’impulsion d’une main invisible.
Il n’y aura pas de sixième victime.
Ygor joue, joue toujours. Il jouera longuement, toujours emporté par l’inspiration magique. Et les amants qui défient la malédiction s’enivrent de caresses au rythme de la mélodie qui chante leur amour.
Ygor était projeté dans un ailleurs inconnu. La frénésie des deux amants s’harmonisait avec l’intensité de la musique et il pouvait croire que les sons enivrants qui s’envolaient sous ses doigts correspondaient mystérieusement aux baisers d’Erik et de Ludwila. Il était toujours sur le pont et cependant il savait, avec une acuité totale, ce qui se déroulait dans la cabine aux miroirs.
Mais ce tableau idyllique, cette pastorale si peu en accord avec le navire fantôme, avec l’équipage des maudits, fut soudain perturbée.
Que se passait-il ? Là encore Ygor eût été bien incapable, dans l’état où il se trouvait, de définir ce qu’il éprouvait. Mais il lui semblait que l’orage menaçait, et la mélodie, sous son impulsion, commençait à dévier. Des dissonances résonnaient, rompant le charme merveilleux et, parallèlement, il savait que, contrairement aux apparences ni Erik, ni Ludwila, ne connaissaient l’acmé que leur comportement amoureux pouvait cependant laisser supposer.
Des images troubles venaient s’interposer entre le troubadour jusque-là émerveillé et la vision de ces admirables corps enlacés. Jusqu’à ce que, montant du fond du domaine ignoré d’où jaillissent les fantasmes, il commençât à distinguer une forme à la fois sombre et écarlate, forme qui se précisa, dessina petit à petit une silhouette humaine.
En même temps et en dépit d’Ygor qui n’en pouvait mais, et cependant continuait de jouer, la mélodie devenait plus syncopée, offensée de ces variations imprévues et fort peu en situation, glissant peu à peu vers la cacophonie.
Horrifié, Ygor reconnaissait le sorcier Magello.
C’était lui. Sa haute taille, son visage satanique au crâne chauve. Lui drapé dans sa toge écarlate. Lui qui ricanait, lui qui menaçait, lui qui, bien que vaincu une première fois par la puissance magique du capitaine Erik, n’avait pas abandonné et revenait à la charge, au nom de ses maléfices.
Et Ygor l’entendait, à travers le tissu musical, un tissu qui se désagrégeait en dépit de ses efforts pour retrouver la ligne harmonieuse, pure, luttant désespérément pour éviter les fausses notes, lesquelles, malgré lui, se multipliaient.
Magello grinçait des menaces. Ygor percevait nettement, dans ce chaos sonore où la magnificence de la musique magicienne était contrée par l’anarchie des vibrations parasites, ce que disait le sorcier :
— … Illusion !… Illusion pour tous les deux !… Ils croient s’aimer… Ils ont voulu résorber la malédiction dans leur étreinte… Folie ! Erik n’est qu’un cadavre vivant… et rien… rien ne se produira tant qu’il n’aura pas trouvé la croix de flamme… Et il ne la trouvera jamais !,
La mélodie se changeait en un flot de sons discordants, qui étaient pénibles à entendre, qui déchiraient les sens au lieu de les charmer.
Ygor voyait, avec une précision qui l’épouvantait, le beau visage de Ludwila crispé par la souffrance, baigné de larmes qu’elle ne pouvait plus retenir, alors qu’il eût pu la croire une femme comblée.
Et Erik, écroulé sur le sein de son amante, demeurait le réprouvé condamné à errer éternellement sur les océans, glacé, ne sentant plus un cœur battre dans sa poitrine. Rien qu’un pauvre corps inhumanisé.
Ygor voulait, du fond de son esprit, lutter contre ce flux de pensées négatives :
— Mais elle l’aime… elle l’aime… elle le sauvera !
Et Magello ripostait, ponctuant ses phrases de ses ricanements hideux :
— Elle l’aime… comme les cinq autres l’ont aimé !… Ce sera une victime de plus, voilà tout !
— Mais le miroir est brisé ! Il n’y aura pas de sixième miroir !
— Soit !… Mais cela ne prouve rien !… Ludwila ne sera pas une simple image dans un miroir parmi cinq autres miroirs… Elle vivra ! comme lui ! Glacée… sans cœur… à jamais !
Il disparut après avoir lancé une nouvelle menace, assurant qu’il ne les tenait pas quittes, qu’il se vengerait de sa défaite.
Ygor jouait, jouait. Il était baigné de sueur et tentait, mais vainement, de retrouver l’harmonie, la beauté des lignes mélodiques.
Il revit le masque douloureux de Ludwila, le faciès plus blanc que jamais du capitaine Erik. Tous deux, qui auraient dû paraître au sommet de la félicité, semblaient à présent deux pauvres malheureux accablés par une destinée impitoyable.
Et Ygor sut le sacrifice de Ludwila. Par amour pour Erik elle avait tenté de le sauver. Elle avait accepté son baiser. Qui n’était qu’un baiser de glace. Et contrairement à ce qu’avait pu croire le troubadour, la malédiction se poursuivait.
Désormais, Ludwila devenait une femme au cœur mort, une amante aussi peu humaine qu’un cadavre. Comme l’était Erik. Et elle avait consenti – de cela Ygor ne pouvait douter – à demeurer avec lui, à partager à jamais le sort des maudits qu’emportait le vaisseau fantôme…