The Project Gutenberg EBook of Mémoires de Mme la marquise de La Rochejaquelein, by Marie-Louise-Victoire de Donniss La Rochejaquelein
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Title: Mémoires de Mme la marquise de La Rochejaquelein écrits par elle-même
Author: Marie-Louise-Victoire de Donniss La Rochejaquelein
Release Date: April 17, 2005 [EBook #15642]
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE MME LA MARQUISE ***
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[Note du transcripteur: Le document qui a servi à cette transcription contenait à l'origine les «MÉMOIRES DE Mme LA MARQUISE DE BONCHAMPS». Tous les détails de l'édition source, qui ne sont pas pertinents au présent texte, ont été reportés à la fin du document.]
MÉMOIRES DE MME LA MARQUISE DE LA ROCHEJAQUELEIN, ÉCRITS PAR ELLE-MÊME, ET RÉDIGÉS PAR M. DE BARANTE.
A MES ENFANS.
C'est à cause de vous, mes chers enfans, que j'ai eu le courage d'achever ces Mémoires, commencés longtemps avant votre naissance, et vingt fois abandonnés. Je me suis fait un triste plaisir de vous raconter les détails glorieux de la vie et de la mort de vos parens. D'autres livres auraient pu vous faire connaître les principales actions par lesquelles ils se sont distingués; mais j'ai pensé qu'un récit simple, écrit par votre mère, vous inspirerait un sentiment plus tendre et plus filial pour leur honorable mémoire. J'ai regardé aussi comme un devoir, de rendre hommage à leurs braves compagnons d'armes. Mais combien de traits m'ont échappé! Je n'ai eu aucune note. L'impression vive que tant d'événemens ont faite sur moi, a été ma seule ressource. Loin donc d'avoir pu écrire l'Histoire complète de la Vendée, je n'ai pas même raconté tout ce qui s'est passé pendant le temps où j'ai vu la guerre civile. Mille oublis me donnent des regrets. Je n'ai pu et n'ai voulu écrire que ce dont je me rappelais parfaitement; et c'est seulement par ignorance, que je passe souvent sous silence ou ne fais qu'indiquer des faits, des actions ou des personnes qui mériteraient à tous égards des éloges. Mon coeur ne sera satisfait que si d'autres, mieux instruits, leur rendent la justice qui leur est due. Je n'ai pu bien savoir que ce qui regardait mes parens et mes amis; je me suis donc bornée à rapporter, avec une exacte vérité tout ce dont je conserve le souvenir, et suivant les impressions que j'en ai reçues dans le temps.
Mon ouvrage achevé, j'ai eu l'occasion de le faire lire à quelques personnes de notre armée, en qui j'ai confiance; elles ont relevé des erreurs, ajouté des faits qui pouvaient entrer dans mon cadre. Il fallait donc rédiger l'ouvrage pour insérer ces notes dans le texte, qui d'ailleurs était surchargé de détails inutiles, et dont le style était diffus et incorrect. Je l'ai confié à M. Prosper de Barante. Son amitié l'a fait consentir à se charger de le corriger, en y conservant la grande simplicité qui seule convient à la vérité. La description du pays, dans le troisième chapitre, est toute de lui.
DONNISSAN DE LA ROCHEJAQUELEIN.
Ce 1er août 1811.
CHAPITRE PREMIER.
Ma naissance.—Coalition du Poitou.—Mon
mariage.—Ordre de rester à
Paris.—Époque qui précéda le 10 août 1792.
Je suis née à Versailles, le 25 octobre 1772, fille unique du marquis de Donnissan, gentilhomme d'honneur de Monsieur (aujourd'hui Louis XVIII). Ma mère, fille du duc de Civrac, était dame d'atours de madame Victoire: les bontés de cette princesse, j'ose presque dire son amitié, l'avaient rendue la protectrice de toute notre famille. J'ai l'honneur d'être sa filleule et celle du roi.
J'ai toujours été élevée dans le château de Versailles, jusqu'au 6 octobre 1789, époque où je partis dans la voiture de Mesdames qui suivaient le cortège du malheureux Louis XVI qu'on entraînait à Paris: elles obtinrent de s'arrêter à Bellevue, sous la garde des troupes parisiennes.
Les premiers malheurs de la révolution affectaient vivement ma mère, qui n'en prévoyait que trop les horribles suites. Elle pria madame Victoire de lui permettre d'aller passer quelque temps dans ses terres, en Médoc. Mon père obtint l'agrément de Mesdames, et nous partîmes à la fin d'octobre.
J'avais été destinée, dans mon enfance, à épouser M. le marquis de Lescure, né en octobre 1766. Il était fils d'une soeur de ma mère, morte en couches. Son père, mort en 1784, lui avait laissé 800,000 fr. de dettes, ce qui rompit mon mariage. La plus grande partie de sa fortune était alors entre les mains de la comtesse de Lescure, sa grand'mère. Les gens d'affaires l'engagèrent à répudier la succession de son père. Il eut la délicatesse, ainsi que la comtesse de Lescure, de répondre de tout; et ils mirent une telle économie dans leur dépense, qu'à l'âge de vingt-quatre ans, M. de Lescure n'avait plus que 200,000 fr. de dettes, et la certitude de 80,000 fr. de rente. Mes parens renouèrent un mariage que nous avions tous également désiré.
M. de Lescure était entré à l'École militaire à l'âge de treize ans, et en sortit à seize. Parmi les jeunes gens de son âge, il n'y en avait point de plus instruit, de plus vertueux, de plus parfait; il était en même temps si modeste, qu'il était comme honteux de son propre mérite, et s'étudiait à le cacher. Il était timide et gauche; au premier aspect, ses manières et sa toilette antique le rendaient peu agréable, quoiqu'il fût très-bien de taille et de figure. Il était né avec des passions fort vives: cependant, au milieu de l'exemple général, ayant sous les yeux un père très-dérangé dans ses moeurs, il avait une conduite parfaitement régulière. Sa grande dévotion le préservait de la contagion, et l'isolait au milieu de la cour et du monde. Il communiait tous les quinze jours. L'habitude de résister sans relâche à ses penchans et aux séductions extérieures, l'avait rendu sauvage; ses idées étaient arrêtées fortement dans son esprit, et quelquefois il s'y montrait attaché avec obstination. Cependant il était d'une douceur parfaite; jamais il n'a eu un mouvement de colère, pas même de brusquerie. Son humeur était toujours égale, et son sang-froid inaltérable. Il passait son temps à lire, à étudier, à méditer, par goût et non par vanité, car il ne cherchait pas à jouir de ce qu'il savait. J'en veux citer un exemple.
Un jour il était chez la duchesse de Civrac, notre grand'mère, et, suivant son habitude, au lieu de se mêler à la conversation, il avait pris un livre. Ma grand'mère lui en fit le reproche, lui disant que puisque le livre était si intéressant, il n'avait qu'à le lire tout haut. Il obéit. Au bout d'une demi-heure, quelqu'un s'étant approché de lui, s'écria: «Mais c'est de l'anglais! Comment ne le disiez-vous pas?» Il répondit d'un air déconcerté: «Ma bonne maman ne sait pas l'anglais; il fallait bien que je le lusse en français.»
Son père était au fond un excellent homme; il s'était malheureusement livré au libertinage et au jeu: il avait pour compagnon de ses débauches l'ancien gouverneur de son fils; mais celui-ci avait quelque chose de si grave et de si doux, qu'ils venaient lui avouer leurs fautes, chercher auprès de lui des conseils et des consolations. Malgré ce changement de rôle, il conserva toujours à son père un respectueux amour.
M. de Lescure vint chez mes parens au mois de juin 1791. Il était alors d'une coalition qui s'était formée en Poitou; elle était fort importante, et aurait pu disposer de trente mille hommes. Presque tous les gentilshommes du pays y étaient entrés, et l'on pouvait compter sur une grande partie des habitans de la province, comme la suite l'a bien prouvé. Il y avait deux régimens gagnés, dont l'un formait la garnison de La Rochelle, et l'autre était à Poitiers. A un jour donné, on devait supposer des ordres; les régimens se seraient réunis; et, de concert avec tous les gentilshommes, on aurait opéré une jonction avec une autre coalition qui devait s'emparer de la route de Lyon, et attendre les princes alors en Savoie. La fuite du roi et son arrestation déconcertèrent tous ces projets.
M. de Lescure, apprenant le départ du roi, nous quitta pour se rendre à son poste, et revint peu de jours après, parce que la noblesse du Poitou, voyant que le but de la coalition était manqué, prit le parti d'émigrer comme les autres. Cette résolution n'était pas calculée, car tous les gentilshommes s'étaient entendus entre eux pour cette coalition. Loin d'être persécutés dans leurs terres, beaucoup s'étaient faits commandans de la garde nationale dans leurs paroisses, et tous les jours les paysans venaient leur demander à s'armer contre les patriotes. Les princes connaissaient cet état de choses, et n'étaient pas d'avis que les Poitevins coalisés émigrassent; mais les jeunes gens voulurent absolument suivre le torrent. On leur représentait vivement qu'il fallait rester où l'on pouvait être utile, et qu'ayant le bonheur d'habiter une province fidèle, il ne fallait pas s'en éloigner: ils n'écoutaient rien, et ne voulurent pas même attendre le retour de deux personnes qui étaient allées prendre les ordres définitifs des princes. Ainsi toute cette coalition du Poitou fut dissoute. On émigra en foule; et ceux qui étaient d'un avis différent, se trouvèrent forcés d'imiter les autres. M. de Lescure partit de Gascogne avec le comte de Lorges, notre cousin-germain. Ils coururent des risques en sortant de France; on les arrêta aux frontières. Il fallut prendre pour guides des contrebandiers, et s'en aller à pied par des routes détournées.
M. de Lescure, le lendemain de son arrivée à Tournay, apprit que sa grand'mère avait eu une attaque d'apoplexie et touchait à son dernier moment. Il demanda aux chefs des émigrés la permission de revenir pour quelque temps en Poitou: elle lui fut accordée. Il arriva auprès de madame de Lescure; et voyant que son état donnait encore quelque espoir et pouvait se prolonger, il songea à rejoindre les émigrés; mais il voulut auparavant me revoir et passer vingt-quatre heures avec nous.
Lorsque M. de Lescure avait voulu émigrer, ma mère, afin de régler l'époque de mon mariage, avait consulté à ce sujet M. le comte de Mercy-Argentau, ancien ambassadeur d'Autriche en France, et qui était son ami. Il était dans la confiance du prince de Kaunitz, et connaissait mieux que personne les dispositions du cabinet de Vienne. Il répondit qu'il n'y avait aucun préparatif de guerre; que les puissances ne se détermineraient à ce parti que si elles y étaient forcées, et que M. de Lescure pouvait très-bien passer tout l'hiver en France. Il était déjà parti quand cette réponse y arriva.
Madame de Chastellux, ma tante, qui avait suivi Mesdames à Rome, avait envoyé la dispense du pape, nécessaire pour mon mariage: elle portait qu'il ne pourrait être célébré que par un prêtre qui eût refusé le serment, ou qui l'eût rétracté. Ce fut, je crois, la première fois que le pape fit connaître son opinion sur cette question. Plusieurs prêtres des environs, en l'apprenant, rétractèrent le serment qu'ils avaient prêté. Il se trouvait aussi que, par un fort grand hasard, nous avions dans notre paroisse un prêtre insermenté, l'abbé Queyriaux. Le nouvel évêque constitutionnel avait d'abord envoyé un autre curé; mais c'était un prêtre allemand qui, ne pouvant se faire entendre à des paysans du Médoc, se retira. La paroisse, se trouvant sans cure, en fit, demander un autre à l'évêque. Comme c'était un franc incrédule, qui n'attachait pas d'importance aux diversités d'opinions religieuses, il dit aux habitans d'engager l'ancien curé à retourner provisoirement dans sa paroisse. Il y était souvent insulté par les mauvais sujets; mais il supportait sa situation avec piété et courage.
Toutes ces circonstances, et plus encore les sentimens mutuels de M. de Lescure et les miens, avaient déterminé ma mère à conclure mon mariage. M. de Lescure apprit en arrivant que nos bans étaient publiés; il vit la lettre de M. de Mercy, et resta. Trois jours après, nous fûmes mariés; ce fut le 27 octobre. J'avais alors dix-neuf ans, et M. de Lescure en avait vingt-cinq. Il apprit, trois semaines après, que sa grand'mère avait eu une nouvelle attaque. Je me rendis auprès d'elle avec lui.
Elle passa deux mois entre la vie et la mort, des vomissemens continuels, de fréquentes rechutes d'apoplexie, et un cancer ouvert. Elle articulait à peine quelques mots pour prier Dieu et pour remercier des soins qu'on prenait d'elle. Jamais on n'a vu mourir avec un courage si angélique. Les titres étaient supprimés; on ne pouvait plus en graver sur son tombeau. Les paysans y firent écrire: CI GIT LA MÈRE DES PAUVRES. Cela valait bien les autres épitaphes.
M. de Lescure la regretta vivement. Onze ans avant sa mort, elle avait fait un testament tel que sa position d'alors le lui permettait. Il était chargé d'une grande quantité de legs. Si elle eût pu y songer, les dettes que son petit-fils avait à payer, les effets de la révolution sur sa fortune, auraient assurément changé ses intentions. Le testament manquait des formalités nécessaires, il n'était pas obligatoire: mais M. de Lescure s'y conforma avec scrupule de point en point; il ne voulut pas même que les domestiques qui depuis avaient bien mérité d'elle, et qui n'étaient pas compris sur le testament, se crussent oubliés; il leur fit à tous des dons au nom de sa grand'mère, comme si elle les eût ordonnés.
Au mois de février 1792, nous prîmes la résolution de partir pour émigrer. M. Bernard de Marigny nous accompagnait. C'était un parent et un ami de M. de Lescure; il était officier de marine et chevalier de Saint-Louis; il s'était distingué dans son état. C'était un fort bel homme, d'une taille élevée et d'une grande force de corps; il était gai, spirituel, loyal et brave. Jamais je n'ai vu personne aussi obligeant; il était toujours prêt à faire ce qui était agréable aux autres; au point que je me souviens que, comme il avait quelque connaissance de l'art vétérinaire, tous les paysans du canton venaient le chercher quand ils avaient des bestiaux malades. Il avait une extrême vivacité, et parfois se laissait entraîner à des emportemens qui ne le laissaient pas maître de lui-même. J'aurai si souvent occasion de parler de lui, que j'ai voulu le faire connaître. Il avait alors quarante-deux ans.
Nous arrivâmes à Paris. Quelques accidens survenus à ma voiture nous forcèrent de nous y arrêter pour plusieurs jours, avant de continuer notre route. Je ne pus être présentée au roi. Depuis que S.M. était à Paris, toutes les présentations avaient été suspendues.
J'allai aux Tuileries, chez madame la princesse de Lamballe; c'était la plus intime amie de ma mère. Elle me reçut comme si j'avais été sa fille. Le lendemain, M. de Lescure alla aux Tuileries. La reine daigna lui dire: «J'ai su que vous aviez amené Victorine; elle ne peut faire sa cour, mais je veux la voir; qu'elle se trouve demain à midi chez la princesse de Lamballe.»
M. de Lescure me rapporta cet ordre flatteur, et je me rendis chez madame la princesse de Lamballe. La reine arriva; elle m'embrassa. Nous entrâmes toutes les trois dans un cabinet. Après quelques mots pleins de bonté, S.M. me dit: «Et vous, Victorine, que comptez-vous faire? J'imagine bien que vous êtes venue ici pour émigrer.» Je répondis que c'était l'intention de M. de Lescure; mais qu'il resterait à Paris, s'il croyait pouvoir y être plus utile à S.M. Alors la reine réfléchit quelque temps, et me dit d'un ton fort sérieux: «C'est un bon sujet, il n'a pas d'ambition; qu'il reste.» Je répondis à la reine que ses ordres étaient des lois. Elle me parla ensuite de ses enfans. «Il y a longtemps que vous ne les avez vus. Venez demain, à six heures, chez madame de Tourzel; j'y mènerai ma fille.» Car alors elle trouvait de la consolation à soigner elle-même l'éducation de madame Royale, et madame de Tourzel n'était plus chargée, dans l'intérieur, que de M. le dauphin.
Après le départ de la reine, madame la princesse de Lamballe me témoigna combien elle jouissait de l'accueil que j'avais reçu. Je lui dis que j'en sentais tout le prix, et que certainement M. de Lescure resterait. Elle me recommanda le plus grand secret sur ce qui m'avait été dit.
Le lendemain, j'allai chez madame de Tourzel. La reine entra avec madame Royale. Elle vint à moi, et daigna me dire tout bas, en me serrant fortement la main: «Victorine, j'espère que vous resterez.» Je répondis que oui. Elle me serra de nouveau la main, alla causer avec mesdames de Lamballe et de Tourzel; et avec une attention et une bonté angéliques, elle éleva la voix, au milieu de la conversation, pour dire: «Victorine nous reste.» Depuis lors, M. de Lescure alla aux Tuileries tous les jours de cour, et chaque fois la reine daignait lui adresser la parole.
Cependant j'avoue que bientôt je ne fus plus tranquille. On émigrait en foule; on blâmait M. de Lescure de ne point partir; il me semblait que sa réputation en souffrirait, s'il ne suivait le mouvement général. En arrivant à Paris, il avait annoncé le dessein d'émigrer, et il se trouvait qu'il avait changé de résolution, précisément deux jours après le décret qui confisquait les biens des émigrés. Cette circonstance me semblait affreuse. Il recevait de nos amis et de nos parens les lettres les plus pressantes. Dans mon inquiétude, je priai madame de Lamballe de parler de nouveau à la reine. S.M. la chargea de me répéter mot pour mot sa réponse: «Je n'ai rien à dire de nouveau à M. de Lescure; c'est à lui de consulter sa conscience, son devoir, son honneur; mais il doit songer que les défenseurs du trône sont toujours à leur place, quand ils sont auprès du roi.» Alors je fus rassurée, bien certaine que les princes approuveraient ceux qui restaient pour défendre le roi. C'était la même cause, et ils étaient en relation continuelle.
Dès que M. de Lescure sut la réponse de la reine, il n'hésita pas. «Je serais vil à mes yeux, me dit-il, si je pouvais balancer un instant entre ma réputation et mon devoir. Je dois avant tout obéir au roi: peut-être aurai-je à en souffrir, mais du moins je n'aurai pas de reproches à me faire. J'estime trop les émigrés, pour ne pas croire que chacun d'eux se conduirait comme moi, s'il était à ma place. J'espère que je pourrai prouver que si je reste, ce n'est ni par crainte, ni par avarice, et que j'aurai à me battre ici autant qu'eux là-bas. Si je n'en ai pas l'occasion, si mes ordres restent inconnus du public, j'aurai sacrifié au roi jusqu'à l'honneur; mais je n'aurai fait que mon devoir.»
Deux mois après, M. de Calvimont Saint-Martial vint de Coblentz passer quelques jours à Paris. J'obtins la permission de faire dire par lui à mon oncle le duc de Lorges que M. de Lescure avait des ordres particuliers.
M. de Marigny voyant que M. de Lescure ne partait pas, et qu'il était sans cesse au château, lui dit que, sans demander aucune confidence, il l'estimait trop pour ne pas suivre son sort.
Nous répondîmes de lui à madame de Lamballe, et elle obtint qu'on lui donnât aussi l'ordre de rester: elle en chargea M. de Lescure; mais le secret le plus absolu était toujours recommandé, dans la crainte que des propos indiscrets ne donnassent de l'inquiétude à l'Assemblée nationale.
Nous habitions l'hôtel de Diesbach, rue des Saussayes. La vie que nous menions était fort retirée; je ne recevais personne à cause de ma jeunesse. M. de Lescure était souvent aux Tuileries: dès qu'il craignait quelque mouvement, il y passait la journée.
Au 20 juin je fus fort effrayée. J'allais chez madame la princesse de Lamballe; j'étais seule en voiture, et en deuil de cour à cause de la mort de l'impératrice, ce qui avait déjà exposé quelques personnes aux insultes du peuple. J'arrivai sur le Carrousel au milieu de la foule; mon cocher ne put avancer. Je voyais la populace désarmer et maltraiter les gardes du roi; les portes des Tuileries étaient fermées; on ne pouvait entrer: je pris le parti de me retirer sans avoir été remarquée.
Tout l'été se passa à peu près de même. M. de Lescure était toujours aux Tuileries, ou dans les lieux publics, même parmi le peuple, en se déguisant, pour mieux juger de la situation des esprits. Pour moi, je fuyais le monde; je n'allais guère que chez madame la princesse de Lamballe. Je voyais toutes ses inquiétudes, tous ses chagrins: jamais il n'y eut personne de plus courageusement dévoué à la reine. Elle avait fait le sacrifice de sa vie. Peu de temps avant le 10 août, elle me disait: «Plus le danger augmente, plus je me sens de force. Je suis prête à mourir; je ne crains rien.» Elle n'avait pas une pensée qui ne fût pour le roi et la reine. Son beau-père, M. le duc de Penthièvre, l'adorait; elle lui avait prodigué les plus tendres soins, et il mourut du chagrin qu'il ressentit de la fin cruelle de sa belle-fille.
Vers le 25 juillet, madame de Lamballe m'annonça que le baron de Vioménil, aujourd'hui maréchal de France, était arrivé de Coblentz, et qu'il devait commander les gentilshommes restés près du roi. Il entra chez elle au moment même: alors elle lui dit que M. de Lescure avait reçu des ordres, et le lui recommanda.
Le 29 juillet, mon père, ma mère et quelques autres personnes de ma famille, arrivèrent à Paris, fuyant le Médoc, à cause des scènes qui venaient de se passer à Bordeaux, où deux prêtres avaient été massacrés.
Nous fûmes témoins, le 8 août, d'une horrible aventure qui se passa dans la rue même que nous habitions. En face de notre hôtel logeait un prêtre qui faisait le commerce des cuirs. Il avait soulevé le peuple contre lui dans son quartier, en disant un jour «que les assignats feraient augmenter le prix des souliers, et que bientôt on les paierait 22 fr.» Depuis ce moment on l'accusait d'être accapareur. Il arriva une voiture de cuirs pour lui. Un homme de la garde nationale, une femme et quelques enfans arrêtèrent cette charrette, en criant: A la lanterne! Le prêtre descend pour les apaiser; il ne peut réussir. On veut à toute force conduire ces cuirs à la section qui était quelques portes plus haut: il y consent, et s'y rend aussi. Nous étions allés nous promener aux Champs-Élysées. En rentrant nous vîmes la rue pleine de monde; mais le tumulte n'était pas très-grand. A peine fûmes-nous dans l'hôtel, que les cris commencèrent. Le prêtre était à la section: le peuple voulait qu'on le livrât. Quelques administrateurs désiraient le sauver; d'autres s'y opposaient. Nous craignîmes que le désordre ne s'augmentât de plus en plus, et nous prîmes le parti d'abandonner l'hôtel. Nous descendîmes, et traversâmes la foule. A quelques pas plus loin on cassait les vitres d'un limonadier qu'on accusait d'aristocratie. Cependant on ne nous dit rien. Un instant après, le malheureux prêtre fut jeté par la fenêtre, et le peuple le mit en pièces.
Le 9 août, M. de Grémion, Suisse, officier de la garde constitutionnelle du roi, vint dans notre hôtel pour occuper un logement que M. Diesbach avait réservé. Il arriva le soir; et, par un heureux hasard, les voisins ne s'en aperçurent pas.
On commençait à dire qu'il y aurait du mouvement le lendemain. M. de Lescure s'apprêtait à aller passer la nuit au château, lorsqu'il vit arriver M. de Montmorin, gouverneur de Fontainebleau, major du régiment de Flandre, que le roi honorait d'une confiance particulière bien méritée par ses vertus. Il était resté à Paris par son ordre. «Il est inutile, dit-il, d'aller au château ce soir; j'en viens. Le roi sait positivement qu'on ne cherchera à l'attaquer que le 12. Il y aura du bruit cette nuit; on s'y attend; mais ce sera du côté de l'Arsenal. Le peuple veut y prendre de la poudre, et cinq mille hommes de la garde nationale sont commandés pour s'y opposer. Ainsi, ne vous inquiétez pas, quelque chose que vous entendiez. Le château est en sûreté: j'y retourne, uniquement parce que je soupe chez madame de Tourzel.»
Cet avis nous fit partager la sécurité que de perfides renseignemens avaient inspirée à la cour.
CHAPITRE II.
Le 10 août.—Fuite de Paris.
Vers minuit, nous commençâmes à entendre marcher dans les rues et frapper doucement aux portes. Nous regardâmes par les fenêtres: c'était le bataillon de la section qu'on rassemblait à petit bruit. Nous pensâmes qu'il s'agissait de l'Arsenal.
Entre deux et trois heures du matin, le tocsin commença à sonner dans notre quartier. M. de Lescure, ne pouvant résister à son inquiétude, s'arma et partit avec M. de Marigny pour voir si le peuple ne se portait pas vers les Tuileries. Mon père et M. de Grémion, étant arrivés trop récemment, n'avaient point encore de cartes pour entrer au château. Ils furent forcés de demeurer; mais les cartes mêmes ne purent servir. M. de Lescure et M. de Marigny essayèrent de pénétrer par toutes les issues qu'ils connaissaient fort bien. Des piquets de la garde nationale défendaient l'entrée de chaque porte, et empêchaient les défenseurs du roi de parvenir auprès de lui. M. de Lescure, après avoir tourné autour des Tuileries, après avoir vu massacrer M. Suleau, rentra pour se déguiser en homme du peuple; mais à peine était-il dans l'hôtel, que la canonnade commença. Alors le désespoir s'empara de lui; il ne se consolait pas de n'avoir pu pénétrer au château. Nous entendîmes d'abord crier: Au secours! voilà les Suisses! nous sommes perdus! Le bataillon de la section revint sur ses pas, et fut rejoint par trois mille hommes armés de piques toutes neuves, qui arrivaient du fond du faubourg. Nous crûmes, pendant une minute, que le roi avait le dessus. Bientôt les cris de vive la nation! vivent les sans-culottes! succédèrent à ceux que nous avions d'abord entendus. Nous restâmes abattus, entre la vie et la mort.
M. de Marigny avait été séparé de M. de Lescure. Le peuple l'avait enveloppé et entraîné au milieu de la foule qui attaquait le château. Au commencement de l'attaque, une femme fut blessée à côté de lui; il la prit dans ses bras, et l'emportant, il échappa au malheur affreux de combattre malgré lui contre le roi qu'il venait défendre. Il fut impossible à d'autres d'éviter cette contrainte. M. de Montmorin arriva à notre hôtel, après avoir échappé à un grand danger. Il se sauvait, suivi par quatre hommes de la garde nationale qui venaient de se battre, et qui étaient ivres de carnage. Il entra chez un épicier, et lui demanda un verre d'eau-de-vie. Les quatre gardes entrent aussi comme des furieux. L'épicier se doute sur-le-champ que M. de Montmorin sort du château; et, prenant un air de connaissance, il lui dit: «Eh bien! mon cousin, vous ne vous attendiez pas, en arrivant de la campagne, à voir la fin du tyran. Allons, buvez à la santé de ces braves camarades et de la nation.» Ce fut ainsi que cet honnête homme le sauva sans le connaître; mais ce fut pour bien peu de temps il fut massacré le 2 septembre.
Plusieurs autres personnes vinrent aussi nous demander asile. Nous passâmes la journée dans de cruelles transes. On massacrait les Suisses aux environs, et notre hôtel portait pour inscription, au-dessus de la porte: Hôtel de Diesbach. Beaucoup de passans la remarquaient. On disait aussi, dans le quartier, que M. de Lescure était chevalier du poignard: c'était le nom que le peuple avait donné aux défenseurs secrets du roi. Heureusement, on ignorait l'arrivée de M. de Grémion; d'ailleurs nous étions assez aimés dans la rue, parce que nous avions soin de faire prendre toutes les fournitures de la maison dans les boutiques voisines.
Nous attendions le soir avec impatience pour fuir de l'hôtel. Chacun se déguisa, et l'on convint d'aller séparément se réfugier rue de l'Université, faubourg Saint-Germain, chez une ancienne femme de chambre. Mon père et ma mère sortirent ensemble, et arrivèrent sans accident. Je partis avec M. de Lescure. J'exigeai qu'il quittât ses pistolets; je craignis que cela ne le fit reconnaître pour un chevalier du poignard; il y consentit par pitié pour mes instantes prières: j'étais alors grosse de sept mois.
Nous suivîmes l'allée de Marigny, et de là nous entrâmes dans les Champs-Élysées. L'obscurité et le silence y régnaient. Seulement on entendait, dans le lointain, des coups de fusil du côté des Tuileries; les allées étaient désertes. Tout-à-coup nous distinguâmes la voix d'une femme qui venait vers nous, en demandant du secours: elle était poursuivie par un homme qui menaçait de la tuer; elle s'élança vers M. de Lescure, saisit son bras, en lui disant: «Monsieur, défendez-moi!» Il était fort embarrassé, sans armes, et retenu par deux femmes qui s'attachaient à lui, et qui étaient presque évanouies. Il voulut vainement se dégager pour aller à cet homme, qui nous couchait en joue, en disant: «J'ai tué des aristocrates aujourd'hui, ce sera cela de plus.» Il était complètement ivre. M. de Lescure lui demanda ce qu'il voulait à cette femme: «Je lui demande le chemin des Tuileries, pour aller tuer des Suisses.» En effet, il n'avait pas eu d'abord l'intention de lui faire du mal: mais elle s'était troublée, avait pris la fuite sans lui répondre, et il la poursuivait. M. de Lescure, avec son admirable sang-froid, lui dit: «Vous avez raison, j'y vais aussi.» Alors cet homme se mit à causer avec lui; mais de temps en temps il nous couchait en joue, disant qu'il nous soupçonnait d'être des aristocrates, et qu'il voulait au moins tuer cette femme. M. de Lescure voulait se jeter sur lui, mais il ne le pouvait pas, cette femme et moi nous nous cramponions à ses bras de plus en plus, sans savoir ce que nous faisions. Enfin il persuada à cet homme que nous allions aux Tuileries: alors il voulut nous accompagner; mais M. de Lescure lui dit: «J'ai là ma femme qui est près d'accoucher; c'est une poltronne; je vais la mener chez sa soeur, et puis je viendrai te rejoindre.» Ils se donnèrent rendez-vous, et il nous laissa.
Je voulus absolument quitter les allées, et marcher dans le grand chemin qui sépare les Champs-Élysées. Jamais je n'oublierai le spectacle qui se présenta à mes yeux. A droite et à gauche étaient les Champs-Élysées, où plus de mille personnes avaient été massacrées pendant le jour. La plus profonde obscurité y régnait. En face on voyait les flammes s'élever au-dessus des Tuileries; on entendait la fusillade et les cris de la populace. Derrière nous, les bâtimens de la barrière étaient aussi en feu. Nous voulûmes entrer dans les allées de la droite, et les traverser pour aller gagner le pont Louis XV. J'entendis du bruit, des gens qui criaient et qui juraient: je n'osai passer de ce côté. La peur me saisit, et j'entraînai M. de Lescure tout-à-fait à gauche, le long des jardins du faubourg Saint-Honoré. Nous arrivâmes sur la place Louis XV; nous allions la traverser, lorsque nous vîmes une troupe qui débouchait des Tuileries par le pont-tournant, en faisant des décharges de mousqueterie; nous prîmes alors la rue Royale, puis la rue Saint-Honoré; nous traversâmes la foule de tous ces hommes armés de piques, qui poussaient des hurlemens féroces: la plupart étaient ivres. J'avais tellement perdu la tête, que je m'en allais criant, sans savoir ce que je disais: «Vivent les sans-culottes! illuminez! cassez les vitres!» et répétant machinalement les vociférations que j'entendais. M. de Lescure ne pouvait me calmer, ni empêcher mes cris. Enfin nous arrivâmes au Louvre, qui était sombre et solitaire; nous passâmes au Pont-Neuf, et de-là sur le quai.
Le plus morne silence régnait de ce côté de la Seine, tandis qu'on voyait sur l'autre rive les flammes des Tuileries qui jetaient une sombre lueur sur tous les objets, et qu'on entendait le bruit du canon, la fusillade, les cris de la multitude: c'était un contraste frappant. La rivière semblait séparer deux régions différentes. J'étais épuisée de fatigue, et ne pus aller jusqu'au lieu où ma mère était retirée; je m'arrêtai dans une petite rue du faubourg Saint-Germain, chez une ancienne femme de charge de M. de Lescure. J'y trouvai deux de mes braves domestiques. Ils étaient venus cacher mes diamans et des effets précieux qu'ils avaient emportés au péril de leur vie; car le peuple massacrait tous ceux qui pillaient dans les maisons, ou qui en avaient l'apparence. Ils m'apprirent que ma mère était sauvée. Je les chargeai d'aller la rassurer sur mon sort; mais ils ne purent aller l'avertir; elle passa la nuit dans les angoisses, tandis que mon père courait la ville pour tâcher de découvrir ce que j'étais devenue; ils n'apprirent de mes nouvelles que le lendemain matin.
Nous sûmes, par deux ou trois femmes qui étaient restées dans l'hôtel Diesbach, que toute la nuit on avait massacré des Suisses dans notre rue. Agathe, ma femme de chambre, avait eu un homme tué à ses côtés pendant qu'elle revenait de porter à un garde-suisse, qui était caché, des habits pour se déguiser. Le lendemain il y eut encore du carnage. M. de Lescure, malgré mes prières, voulut aller savoir des nouvelles de ses amis. Il vit égorger deux hommes près de lui.
Nous demeurâmes huit jours dans nos asiles; mais ma mère et moi, nous venions réciproquement nous voir, déguisées en femmes du peuple. Un jour je revenais de chez elle, M. Lescure me donnait le bras; nous passâmes devant un corps-de-garde; un volontaire, assis à la porte, dit à ses camarades: «On voit passer des chevaliers du poignard: ils sont déguisés; mais on les reconnaît bien.» Je contins mon émotion: en rentrant je tombai sans connaissance.
On nous dit que les administrateurs de la section du Roule étaient assez bons; cependant nous n'osâmes pas rentrer à l'hôtel Diesbach; nous allâmes nous loger à l'hôtel garni de l'Université. Ce fut là que ma mère, déjà accablée par tant de malheurs, apprit, par les cris publics, que madame de Lamballe avait été transférée à la Force: elle fut saisie d'une fièvre inflammatoire.
Quand elle fut un peu mieux, nous songeâmes à sortir de Paris. Chaque jour on faisait de nombreuses arrestations, et nous attendions notre tour, craignant de l'avancer encore en demandant les passe-ports qui nous étaient nécessaires pour partir.
Dieu nous envoya un libérateur. M. Thomassin, qui avait été gouverneur de M. de Leseure, se dévoua pour nous, et résolut de nous sauver ou de périr; c'était un homme rempli d'esprit et de ressources, grand ferrailleur et très-hardi. Quoique fort attaché à M. de Lescure, il s'était un peu mêlé au parti révolutionnaire; et tel que je viens de le peindre, il lui avait été facile d'acquérir de la faveur et de l'influence: il était commissaire de police et capitaine dans la section de Saint-Magloire. Il se fit donner une commission pour aller acheter des fourrages; ensuite il nous mena lui-même à la section: il était en habit d'uniforme, avec des épaulettes. Pendant qu'avec toute la jactance d'un héros des sections de Paris, il tenait des discours à l'ordre du jour, un honnête secrétaire nous expédia nos passe-porls, sans qu'on fit attention à nous. M. Thomassin fit ensuite toutes les autres démarches prescrites pour que tout fût parfaitement en règle.
Le lendemain pensa nous être funeste. M. de Lescure voulut, avec l'aide de M. Thomassin, obtenir deux autres passe-ports; l'un pour M. Henri de La Rochejaquelein, son cousin et son ami: il était officier dans la garde constitutionnelle du roi; lorsqu'elle avait été licenciée, les officiers avaient reçu, de la bouche de S. M., l'ordre de ne pas émigrer et de rester auprès de lui. Le second passe-port était pour M. Charles d'Autichamp: il avait aussi fait partie de la garde du roi; c'était l'ami de M. de La Rochejaquelein; il avait alors vingt-trois ans, une belle et noble figure, et une réputation distinguée parmi les officiers. Ces deux messieurs étaient au château le 10 août, et avaient échappé comme par miracle. M. d'Autichamp avait tué deux hommes au moment où ils allaient le massacrer. Depuis le 10 août ces messieurs ne savaient comment se dérober aux dangers qu'ils couraient à chaque instant dans Paris.
M. de Lescure chercha à employer pour eux les moyens qui nous avaient réussi; mais il fallait deux témoins qui vinssent signer leurs passe-ports. Il s'adressa à ce limonadier dont le peuple avait cassé les vitres le 8 août. Celui-ci se prêta obligeamment à ce qui lui était demandé, et promit même d'amener un second témoin. M. de Lescure, ses deux amis, les témoins, et M. Thomassin toujours dans son équipage militaire, se rendirent à notre section. M. de Lescure déclara que ces messieurs logeaient chez lui; des passe-ports leur furent promis; mais on les pria d'attendre un instant, pendant qu'on expédiait d'autres personnes.
Dans cet intervalle, le second témoin jeta les yeux sur un papier affiché dans la salle; c'était un nouveau décret qui condamnait aux fers les faux témoins pour les passe-ports. Cet homme, effrayé, s'approche du secrétaire, lui annonce qu'il se récuse, et que ces messieurs lui sont inconnus. Comme il avait fait cette déclaration à voix basse, le secrétaire seul l'avait entendu. Cet honnête homme dit alors, tout bas à M. de Lescure: «Vous êtes perdus! sauvez-vous!» Puis, affectant un ton d'humeur, il lui dit tout haut qu'on n'avait pas le temps de les expédier, et de passer dans un autre moment. Ces messieurs échappèrent ainsi à ce danger.
Enfin nous nous mîmes en route pour le Poitou, le 25 août, mon père, ma mère et moi, tous fort mal vêtus; nous montâmes en voiture avec M. Thomassin, qui avait son grand uniforme. M. de Lescure courait à cheval avec un seul domestique.
Arrivés à la barrière, nous montrons nos passeports. On nous dit qu'il en faut un aussi pour les chevaux de poste, avec leur signalement, et qu'il faut aller le demander à la section de Saint-Sulpice. M. Thomassin descend, reconnaît le capitaine du poste pour un de ses camarades; iL obtient de lui que nous passerons de suite. Il y avait devant nous une autre voiture arrêtée par la même raison, et à qui le capitaine refusait la même faveur; cette voiture prend le parti de retourner à la section. Notre postillon, qui était un homme méchant et ivre, retourne aussi, et suit au grand galop la première chaise de poste, malgré les cris de M. Thomassin, qui était remonté avec nous. Nous arrivons à la section; le peuple s'attroupe, entoure la voiture, en criant: A la lanterne! à l'Abbaye! ce sont des aristocrates qui se sauvent!
M. Thomassin descend, entre à la section, montre nos passe-ports, étale tous ses brevets. Les commissaires se souviennent de l'avoir vu en diverses occasions; il les embrasse, et obtient le laissez-passer. Pendant ce temps, le tumulte et les clameurs augmentaient autour de la voiture, et lorsque M. Thomassin sortit, la populace sembla vouloir s'opposer à notre départ. Alors M. Thomassin se mit à haranguer du haut du perron de la section; il exposa tous ses titres, déploya encore ses brevets, dit que nous étions ses parens, et que nous allions acheter des fourrages pour l'armée; puis, s'abandonnant à un enthousiasme de commande, il exhorta tous les jeunes gens à voler à la défense de la patrie, et leur jura que, sa mission remplie, il irait se mettre à leur tête pour combattre avec eux. «Oui, mes camarades, s'écria-t-il en finissant, répétez tous avec moi: Vive la nation!» Pendant que la populace toute émue applaudit, M. Thomassin se jette dans la voiture, ordonne au postillon de partir, et nous reprenons la route d'Orléans.
Ce postillon nous mit encore dans un grand péril. A une lieue de Paris, nous rencontrâmes un détachement de Marseillais: c'était l'avant-garde des troupes qui allaient à Orléans chercher les prisonniers qu'elles massacrèrent ensuite à Versailles. Le postillon s'avise de traverser toute la largeur de la route, pour aller accrocher ces soldats; il en culbute deux ou trois. Dans l'instant, toute la troupe nous couche en joue; M. Thomassin se montre par la portière: «Mes camarades, leur dit-il, tuez ce coquin-là. Vive la nation!» En voyant l'uniforme et les manières de M. Thomassin, ils s'apaisent.
Sur toute la route, nous trouvâmes des colonnes de soldats qui se rendaient aux armées; ils étaient insolens, arrêtaient et insultaient les voitures; mais notre capitaine parisien, en se montrant et en criant vive la nation! nous délivrait de tout accident.
Le soir, nous arrivâmes à Orléans. A la barrière, on nous demanda nos passe-ports: il y avait là beaucoup de monde. On s'informa, avec empressement et inquiétude, s'il était vrai qu'on vînt chercher les prisonniers: on nous dit que c'étaient d'honnêtes gens; que la ville leur était dévouée, et les défendrait si on voulait leur faire du mal. Je fus bien touchée des sentimens de ce bon peuple, et cette scène sera toujours présente à mon souvenir.
Après Beaugency, on nous arrêta dans un village où l'on nous demanda nos passe-ports. Dès qu'on sut qu'il y avait dans la voiture un capitaine de la garde nationale de Paris, on le pria de descendre, et de passer en revue cinquante volontaires du village, qui allaient partir pour l'armée. Aussitôt, M. Thomassin met pied à terre, tire gravement son épée, passe en revue ces jeunes gens, leur fait un discours patriotique, remonte ensuite avec nous, et nous partons aux cris de vive la nation!
Il nous arriva dix aventures à peu près semblables: l'uniforme parisien avait alors une grande puissance. L'assurance avec laquelle M. Thomassin jouait son rôle, inspirait encore plus de respect pour lui. Il était comme un général d'armée, et, grâce à lui, nous traversâmes une route couverte de quarante mille volontaires, sans être arrêtés ni même insultés.
A Tours, nous apprîmes qu'il y avait du trouble à Bressuire, précisément dans la ville auprès de laquelle est située la terre de Clisson, où nous allions nous réfugier. Nous nous arrêtâmes dans le faubourg de Tours; mais M. de Lescure continua sa route pour entrer en Poitou.
CHAPITRE III.
Description du Bocage.—Moeurs des habitans.—Premiers effets de la révolution.—Insurrection du mois d'août 1792.—Époque qui précéda la guerre de la Vendée.
Nous passâmes deux jours assez tranquillement dans le faubourg; il y avait cependant un peu de tumulte dans la ville. Le peuple promenait, sur des ânes, de pauvres femmes qui ne voulaient point aller à la messe des prêtres constitutionnels.
M. de Lescure nous envoya un courrier aussitôt qu'il sut des détails sur ce qui s'était passé en Poitou; il nous mandait que tout y était calmé, et que nous pouvions continuer notre route. Nous suivîmes le chemin de Saumur.
Dans un village que nous traversâmes, nous trouvâmes un paysan en faction; il arrêta la voiture, et voulut non-seulement, voir nos passe-ports, mais ouvrir nos malles. Nos femmes, qui avaient les clefs, n'étaient pas avec nous, et nous étions fort embarrassés. Les gens du village commençaient à s'attrouper. M. Thomassin fit demander l'officier du poste, lui montra nos passe-ports, se plaignit de l'indiscipline des soldats, et lui ordonna de mettre la sentinelle en prison. L'officier s'excusa en s'inclinant avec respect.
Nous arrivâmes à Thouars. Cette ville avait embrassé avec chaleur le parti populaire. L'insurrection de quelques cantons voisins, contre lesquels la garde nationale avait marché, augmentait encore l'effervescence des esprits; cependant on nous laissa passer après avoir fouillé et bouleversé toutes nos malles, au point qu'on ouvrit des pots de confitures pour y chercher de la poudre à canon. Enfin nous parvînmes à Clisson.
Le château de Clisson est situé dans cette partie du Poitou, qu'on nomme le pays de Bocage, et que, depuis la guerre civile, on a pris l'habitude d'appeler du nom glorieux de Vendée.
Le Bocage comprend une partie du Poitou, de l'Anjou et du comté Nantais, et fait aujourd'hui partie de quatre départemens: Loire-Inférieure, Maine-et-Loire, Deux-Sèvres et Vendée. On peut regarder comme ses limites, la Loire au nord, de Nantes à Angers; au couchant, Paimboeuf, Pornic et leurs territoires marécageux; ensuite l'Océan depuis Bourgneuf jusqu'à Saint-Gilles; des autres côtés, une ligne qui partirait un peu au-dessus des Sables, et passerait entre Luçon et la Roche-sur-Yon[2], entre Fontenay et la Châtaigneraie, puis à Parthenay, Thouars, Vihiers, Touarcé, Brissac, et viendrait aboutir à la Loire, un peu au-dessus des ponts de Cé. La guerre s'est étendue au-delà de ces limites, mais par des incursions seulement. Le pays de l'insurrection, la vraie Vendée, est renfermé dans cet espace.
[Note 2: Aujourd'hui Bourbon-Vendée.]
Ce pays diffère, par son aspect, et plus encore par les moeurs de ses habitans, de la plupart des provinces de France. Il est formé de collines en général assez peu élevées, qui ne se rattachent à aucune chaîne de montagnes; les vallées sont étroites et peu profondes; de fort petits ruisseaux y coulent dans des directions variées: les uns se dirigent vers la Loire, quelques-uns vers la mer; d'autres se réunissent en débouchant dans la plaine et forment de petites rivières. Il y a partout beaucoup de rochers de granit. On conçoit qu'un terrain qui n'offre ni chaînes de montagnes, ni rivières, ni vallées étendues, ni même une pente générale, doit être comme une sorte de labyrinthe; rarement on trouve des hauteurs assez élevées au-dessus des autres coteaux pour servir de point d'observation et commander le pays. Cependant en approchant de Nantes, le long de la Sèvre, la contrée prend un aspect qui a quelque chose de plus grand; les collines sont plus hautes et plus escarpées; cette rivière est rapide et profondément encaissée; elle roule à travers les masses de rochers, dans des vallons resserrés. Le Bocage n'est plus seulement agreste; il offre là un coup-d'oeil pittoresque et sauvage. Au contraire, en tirant plus à l'est, dans les cantons qui sont voisins des bords de la Loire, le pays est plus ouvert, les pentes mieux ménagées, et les vallées forment d'assez vastes plaines.
Le Bocage, comme l'indique son nom, est couvert d'arbres; on y voit peu de grandes forêts; mais chaque champ, chaque prairie est entourée d'une haie vive qui s'appuie sur des arbres plantés irrégulièrement et fort rapprochés; ils n'ont point un tronc élevé ni de vastes rameaux; tous les cinq ans, on coupe leurs branchages, et on laisse nue une tige de douze ou quinze pieds. Ces enceintes ne renferment jamais un grand espace. Le terrain est fort divisé; il est peu fertile en grains; souvent des champs assez étendus restent long-temps incultes, ils se couvrent alors de grands genêts ou d'ajoncs épineux; toutes les vallées, et même les dernières pentes des coteaux, sont couvertes de prairies. Vue d'un point élevé, la contrée paraît toute verte; seulement au temps des moissons, des carreaux jaunes se montrent de distance en distance entre les haies. Quelquefois les arbres laissent voir le toit aplati et couvert de tuiles rouges de quelques bâtimens, ou la pointe d'un clocher qui s'élève au-dessus des branches. Presque toujours cet horizon de verdure est très-borné; quelquefois il s'étend à trois ou quatre lieues.
Dans la partie du Bocage qui est située en Anjou, la vue est plus vaste et plus riante; les cultures sont plus variées, les villes et les villages plus rapprochés. C'est surtout le Bocage du Poitou que j'ai voulu faire connaître.
Une seule grande route, qui va de Nantes à la Rochelle, traverse ce pays; cette route, et celle qui conduit de Tours à Bordeaux par Poitiers, laissent entre elles un intervalle de plus de trente lieues, où l'on ne trouve que des routes de traverse. Les chemins du Bocage sont tous comme creusés entre deux haies; ils sont étroits, et quelquefois les arbres, joignant leurs branches, les couvrent d'une espèce de berceau; ils sont bourbeux en hiver et raboteux en été. Souvent, quand ils suivent le penchant d'une colline, ils servent en même temps de lit à un ruisseau; ailleurs ils sont taillés dans le rocher et gravissent sur les hauteurs par des degrés irréguliers: tous ces chemins offrent un aspect du même genre. Au bout de chaque champ on trouve un carrefour qui laisse le voyageur dans l'incertitude sur la direction qu'il doit prendre et que rien ne peut lui indiquer. Les habitans eux-mêmes s'égarent fréquemment, lorsqu'ils veulent aller à deux ou trois lieues de leur séjour.
Il n'y a point de grandes villes dans le Bocage. Des bourgs de deux à trois mille âmes sont dispersés sur cette surface. Les villages sont peu nombreux et distans les uns des autres; on ne voit pas même de grands corps de ferme. Le territoire est divisé en métairies: chacune renferme un ménage et quelques valets. Il est rare qu'une métairie rapporte au propriétaire plus de 600 fr. de rente. Le terrain qui en dépend est vaste, mais produit peu: la vente des bestiaux forme le principal revenu, et c'est surtout à les soigner que s'occupent les métayers.
Les châteaux étaient bâtis et meublés sans magnificence; on ne voyait, en général, ni grands parcs, ni beaux jardins. Les gentilshommes y vivaient sans faste, et même avec une simplicité extrême. Quand leur rang ou leur fortune les avait pour un peu de temps appelés hors de leur province, ils ne rapportaient pas dans le Bocage les moeurs et le ton de Paris; leur plus grand luxe était la bonne chère, et leur seul amusement était la chasse. De tout temps les gentilshommes poitevins ont été de célèbres chasseurs: cet exercice et le genre de vie qu'ils menaient les accoutumaient à supporter la fatigue, et à se passer facilement de toutes les recherches auxquelles les gens riches attachent communément du goût et même de l'importance. Les femmes voyageaient à cheval, en litière ou dans des voitures à boeufs.
Les rapports mutuels des seigneurs et de leurs paysans ne ressemblaient pas non plus à ce qu'on voyait, en général, dans le reste de la France; il régnait entre eux une sorte d'union peut-être inconnue ailleurs. Les propriétaires du Bocage y afferment peu leurs terres; ils partagent les productions avec le métayer qui les cultive: chaque jour ils ont ainsi des intérêts communs, et des relations qui supposent la confiance et la bonne foi. Comme les domaines sont très-divisés, et qu'une terre un peu considérable renfermait vingt-cinq ou trente métairies, le seigneur avait ainsi des communications habituelles avec les paysans qui habitaient autour de son château; il les traitait paternellement, les visitait souvent dans leurs métairies, causait avec eux de leur position, du soin de leur bétail, prenait part à des accidens et à des malheurs qui lui portaient aussi préjudice; il allait aux noces de leurs enfans et buvait avec les convives. Le dimanche, on dansait dans la cour du château, et les dames se mettaient de la partie. Quand on chassait le sanglier, le loup, le curé avertissait les paysans au prône; chacun prenait son fusil et se rendait avec joie au lieu assigné; les chasseurs postaient les tireurs, qui se conformaient strictement à tout ce qu'on leur ordonnait. Dans la suite, on les menait au combat de la même manière et avec la même docilité.
Ces heureuses habitudes, se joignant à un bon naturel, font des habitans du Bocage un excellent peuple: ils sont doux, pieux, hospitaliers, charitables, pleins de courage et de gaieté; les moeurs y sont pures; ils ont beaucoup de probité. Jamais on n'entend parler d'un crime, rarement d'un procès. Ils étaient dévoués à leurs seigneurs, avec un respect mêlé de familiarité. Leur caractère, qui a quelque chose de sauvage, de timide et de méfiant, leur inspirait encore beaucoup plus d'attachement pour ceux qui depuis si long-temps avaient obtenu leur confiance.
Les habitans des villes et les petits propriétaires n'avaient pas pour la noblesse les mêmes sentimens. Cependant, comme ils étaient toujours reçus avec bienveillance et simplicité quand ils venaient dans les châteaux; comme beaucoup d'entre eux devaient de la reconnaissance à des voisins plus puissans qu'eux, ils avaient aussi de l'affection et du respect pour les principales familles du pays. Quelques-uns ont embrassé avec chaleur les opinions révolutionnaires, mais sans aucune animosité particulière. Les horreurs qui ont été commises ne doivent pas leur être attribuées, et souvent ils s'y sont opposés avec force.
En 1789, dès que la révolution fut commencée, les villes se montrèrent favorables à tout ce qui se faisait. Les gens de la plaine surtout s'empressèrent de prendre part au nouveau mouvement; il y eut même de ce côté-là des châteaux attaqués et brûlés. Au contraire, les habitans du Bocage virent avec crainte et chagrin tous ces changemens, qui ne pouvaient que troubler leur bonheur, loin d'y ajouter. Lorsqu'on forma des gardes nationales, le seigneur fut prié, dans chaque paroisse, de la commander. Quand il fallut nommer des maires, ce fut encore le seigneur qui fut choisi. On ordonna d'enlever des églises les bancs seigneuriaux; l'ordre ne fut point exécuté. Enfin, chaque jour les paysans se montraient plus mécontens du nouvel ordre de choses, et plus dévoués aux gentilshommes.
Le serment des prêtres vint accroître encore le mécontentement. Quand les gens du Bocage virent qu'on leur ôtait des curés auxquels ils étaient accoutumés, qui connaissaient leurs moeurs et leur patois, qui presque tous étaient tirés du pays même, qui s'étaient fait vénérer par leur charité, et qu'on les remplaçait par des étrangers, ils ne voulurent plus aller à la messe de la paroisse. Les prêtres assermentés furent insultés ou abandonnés. Le nouveau curé des Échaubroignes fut obligé de s'en retourner, sans avoir pu obtenir même du feu pour allumer les cierges; et cet accord universel régnait dans une paroisse de quatre mille habitans. Les anciens prêtres se cachaient et disaient la messe dans les bois. On essaya dans quelques endroits des mesures de rigueur; il y eut des soulèvemens partiels et des émeutes assez vives. La gendarmerie éprouva quelquefois de la résistance, et les paysans commencèrent à montrer de la constance et du courage. Un malheureux homme du Bas-Poitou se battit long-temps avec une fourche contre les gendarmes. Il avait reçu vingt-deux coups de sabre. On lui criait: «Rends-toi.» Il répondait: «Rendez-moi mon Dieu,» et il expira ainsi.
L'insurrection du mois d'août 1792 fut plus considérable. Après le 10 août, les mesures devinrent plus sévères; on poursuivit, on persécuta avec plus d'acharnement les prêtres insermentés; on ferma quelques chapelles. Plusieurs des nouveaux administrateurs se montrèrent de plus en plus durs et insolens envers un peuple habitué à la douceur et à la justice. Tous ces motifs, et la nouvelle des premiers succès des puissances coalisées, achevèrent d'allumer les esprits. Les paysans se rassemblèrent armés de fusils, de faulx, de fourches, pour entendre la messe dans la campagne et défendre leur curé, si l'on venait pour l'enlever. Une circonstance particulière mit tout ce peuple en mouvement. Un nommé Delouche, maire de Bressuire, eut une querelle avec quelques autres fonctionnaires, et fut chassé de la ville où il avait voulu proclamer la loi martiale. Alors il s'en alla à Moncoutant. Là, il détermina les paysans à marcher. Plus de quarante paroisses se réunirent. Un gentilhomme, M. Baudry d'Asson, et Delouche, étaient les chefs de cette multitude. Trois autres gentilshommes, MM. de Calais, de Richeteau et de Feu, prirent aussi parti dans cette troupe. Tous les autres seigneurs du pays qui n'avaient point émigré, étaient encore à Paris. Cette expédition fut dirigée avec une profonde ignorance. M. Baudry ne manquait pas de courage; mais il n'avait aucune capacité, et il était hors d'état de commander dix hommes. Il mena à la boucherie les malheureux paysans. On hésita si l'on marcherait d'abord sur Châtillon ou sur Bressuire. Enfin, contre l'avis de M. Delouche, on décida qu'on irait attaquer Châtillon, où siégeait le district. On y entra sans résistance. Le district s'était retiré à Bressuire. On brûla tous ses papiers, puis on marcha sur cette dernière ville. Sans un orage affreux qui dispersa la troupe des insurgés, Bressuire eût été pris, suivant toute apparence; ce retard donna le temps aux gardes nationales de la plaine d'arriver au secours de la ville, qui en demandait depuis plusieurs jours. Les paysans attaquèrent le lendemain. Les gardes nationales, qui étaient dans leur première ferveur de patriotisme, montrèrent assez de courage; mais il ne fut pas long-temps nécessaire. Le combat fut court, et les révoltés se dispersèrent presque sur-le-champ. Une centaine de pauvres paysans furent tués en criant: Vive le roi! On en prit cinq cents. Delouche se sauva, et depuis fut arrêté à Nantes; M. de Richeteau fut atteint et fusillé à Thouars, sans jugement. M. Baudry parvint à se cacher et à se dérober aux poursuites pendant six mois. Il reparut ensuite dans la guerre de la Vendée, où il a péri.
La victoire des gardes nationales fut souillée par des atrocités. Malgré l'indignation de la plupart des habitans de Bressuire, et les efforts de quelques hommes de bien, il y eut des prisonniers massacrés de sang-froid. M. Duchâtel, de Thouars, qui depuis, à la Convention, montra tant de courage dans le procès du roi, fit ce qu'il put pour sauver ces malheureux; on en égorgea un dans ses bras, et il fut blessé eu voulant le préserver. MM. de Feu et de Richeteau, qui, à la suite de quelques pourparlers, avaient la veille consenti à rester en otage, furent aussi massacrés. Des gardes nationales de la plaine retournèrent dans leurs foyers, emportant comme trophées, au bout de leurs baïonnettes, des nez, des oreilles et des lambeaux de chair humaine.
La commission qui fut chargée, à Niort, de juger les prisonniers, montra beaucoup de douceur et d'humanité; elle ne prononça aucune condamnation; tout fut rejeté sur les morts ou les absens.
Ce fut peu de jours après ces tristes événemens, que nous arrivâmes à Clisson. La paroisse de Boismé, où est situé le château, n'avait point pris part à la révolte. Comme elle touche presque à la plaine, les esprits y étaient moins ardens; d'ailleurs ils avaient conservé leurs prêtres. Le curé et le vicaire avaient prêté le serment, en protestant contre tout ce qui pourrait s'y trouver de contraire à la religion catholique, apostolique et romaine. Ils continuaient à reconnaître l'ancien évêque, et n'obéissaient point au constitutionnel. Le district, qui connaissait le danger d'irriter les paysans sur cet article, fermait les yeux sur cette irrégularité, tellement que le vicaire, ayant écrit au district qu'il rétractait même cette espèce de serment, n'en avait reçu aucune réponse.
Bientôt, après notre arrivée, nous apprîmes les massacres de septembre. Nous voulûmes cacher à ma mère la mort de madame de Lamballe; mais elle s'en douta, et nous interrogea: notre silence lui confirma ce malheur. Elle tomba sans connaissance, et demeura trois semaines dans un état affreux. Nous parvînmes à lui dérober la nouvelle de l'assassinat de quelques autres personnes, surtout, celui de M. de Montmorin, gouverneur de Fontainebleau, le meilleur ami de toute notre famille, massacré à l'Abbaye. M. de Montmorin, le ministre, périt le même jour.
Ce fut alors qu'on chassa les religieuses de leurs couvens. Ma mère avait été élevée à Angoulême, par sa tante, abbesse de Saint-Auxonne, soeur du duc de Civrac; elle avait pour elle beaucoup de reconnaissance et d'attachement. Nous envoyâmes M. Thomassin la chercher, pour qu'elle vînt habiter avec nous; nous lui offrîmes de donner aussi asile à plusieurs autres religieuses; mais elle vint seule.
M. Henri de La Rochejaquelein était enfin parvenu à s'échapper de Paris; toute sa famille avait émigré; il se trouvait seul au château de la Durbellière, dans la paroisse de Saint-Aubin de Baubigné, une de celles qui s'étaient révoltées. Cette circonstance, l'isolement où il se trouvait, sa qualité d'officier de la garde du roi, pouvaient faire craindre qu'on ne prît quelque mesure contre lui. M. de Lescure l'engagea à venir à Clisson, où il ne paraissait pas qu'on dût avoir la moindre inquiétude. J'étais près d'accoucher. Le château était habité par des femmes et des personnes âgées. M. de Lescure n'était pas de caractère à montrer une imprudence inutile: d'ailleurs il était fort aimé; on le regardait comme un homme uniquement livré à la piété et à l'étude. Nous vivions assez tranquilles.
Henri de La Rochejaquelein avait alors vingt ans. C'était un jeune homme assez timide, et qui avait peu vécu dans le monde; ses manières et son langage laconique étaient remarquables par la simplicité et le naturel; il avait une physionomie douce et noble; ses yeux, malgré son air timide, paraissaient vifs et animés; depuis, son regard devint fier et ardent. Il avait une taille élevée et svelte, des cheveux blonds, un visage un peu allongé, et une tournure plutôt anglaise que française. Il excellait dans tous les exercices du corps, surtout à monter à cheval.
Nous avions beaucoup d'autres hôtes à Clisson: M. d'Auzon, vieillard infirme et respectable, proche parent de M. de Lescure, et qui lui servait de père; M. Desessarts, notre voisin, gentilhomme que la famille de Lescure avait toujours aimé, et qui, depuis beaucoup d'années, habitait le château avec ses enfans. Il avait un fils, officier de marine, émigré, et un autre qui était destiné à l'état ecclésiastique, et à qui M. de Lescure était fort attaché. Ce jeune homme n'était point encore engagé dans les ordres; cependant on lui avait demandé le serment. Il l'avait refusé, et, depuis ce moment, il était forcé d'habiter Poitiers, par mesure de surveillance. Le père et les fils étaient spirituels et aimables, ainsi que mademoiselle Desessarts. Il y avait aussi à Clisson un chevalier de ***, qui était un peu de nos parens. La révolution l'avait ruiné, et il s'était réfugié chez nous: c'était un homme de cinquante ans, petit, gros, bon, sot et poltron. Dans sa jeunesse, il avait été destiné à être abbé, et alors il était fort libertin; depuis il était entré au service, et il était devenu bigot jusqu'au ridicule. M. de Marigny ne nous avait point quittés.
Telle était la société nombreuse qui habitait Clisson: on se tenait renfermé de peur de se compromettre; on ne faisait ni on ne recevait aucune visite. Les domestiques étaient nombreux et presque tous très-sûrs, dévoués à nous et à nos opinions. Le maître-d'hôtel et le valet de chambre, chirurgien de feu madame de Lescure, étaient cependant très-révolutionnaires; mais M. de Lescure les gardait par respect pour les volontés de sa grand'mère, à laquelle ils avaient prodigué des soins, et qui l'avait demandé en mourant.
Le 31 octobre au soir, j'accouchai d'une fille. Dans un autre temps, j'aurais voulu la nourrir: mais je prévoyais que tôt ou tard la révolution nous atteindrait, et je voulais qu'il me fût possible de suivre M. de Lescure partout, soit en prison, s'il était pris, soit à la guerre, où il avait résolu de prendre part, si elle venait à éclater. Je pris donc une nourrice pour ma fille.
Le roi périt. MM. de La Rochejaquelein, de Lescure et autres avaient chargé quelques amis de les avertir, si l'on préparait un mouvement ou du moins un coup de main pour le sauver. Rien ne fut essayé. On se figure aisément quelle profonde douleur nous éprouvâmes tous en apprenant cet attentat. Pendant plusieurs jours, ce ne fut que des larmes dans tout le château.
Après le fort de l'hiver, ma mère pensa à retourner en Médoc. Elle voulait m'emmener avec elle; mais je me refusai à quitter M. de Lescure, et lui-même n'aurait pas consenti à s'éloigner du Poitou.
Il prévoyait que tôt ou tard les paysans, que l'on continuait à vexer sans ménagement, finiraient par se révolter; et il voulait faire la guerre avec eux. Mon père aurait eu aussi du regret de manquer cette occasion. D'un autre côté, ce voyage n'était pas sans danger: dans ce malheureux temps, il y avait plus de risque à changer de demeure qu'à se tenir tranquille. Au milieu de ces irrésolutions, la guerre éclata.
Me voici à cette époque à jamais célèbre. On voit que cette guerre n'a pas été, comme on l'a dit, excitée par les nobles et par les prêtres. De malheureux paysans, blessés dans tout ce qui leur était cher, soumis à un joug que le bonheur dont ils jouissaient auparavant rendaient plus pesant, n'ont pas pu le supporter, se sont révoltés, et ont pris pour chefs et pour guides des hommes en qui ils avaient mis leur confiance et leur affection. Les gentilshommes et les curés, proscrits et persécutés, et qui d'ailleurs étaient ennemis de la cause qu'attaquaient les paysans, ont marché avec eux, et ont soutenu leur courage, mais n'ont point commencé la guerre; car aucune personne raisonnable ne pouvait supposer qu'une poignée de pauvres gens sans armes et sans argent, parviendrait à vaincre les forces de la France entière. On s'est battu par opinion, par sentiment, par désespoir, et non par calcul. On n'avait ni but, ni même une espérance positive, et les premiers succès ont passé l'attente qu'on avait d'abord conçue. Il n'y a eu ni plan, ni complots, ni secrètes intelligences. Tout le peuple s'est levé à la fois, parce qu'un premier exemple a trouvé tous les esprits disposés à la révolte. Les chefs des diverses insurrections ne se connaissaient même pas. Pour ce qui regarde M. de Lescure et nos parens, je puis affirmer qu'ils n'ont fait aucune démarche qui pût amener la guerre; ils la prévoyaient, la désiraient même, mais c'était une idée vague et éloignée. S'ils eussent provoqué la révolte par quelque sourde menée, s'ils eussent activement travaillé à exciter les paysans, je le saurais, et assurément il n'y aurait pas lieu de le cacher. La suite du récit va montrer comment ils se trouvèrent conduits à prendre parti dans l'insurrection. Je crois pouvoir affirmer que, dans toute la Vendée, les choses se sont passées à peu près de la même sorte.
CHAPITRE IV.
Commencement de la guerre.—Départ de M. de La Rochejaquelein.—Notre arrestation.
Je ne pourrais point donner de détails complets sur les premiers commencemens de la guerre de la Vendée; je n'en ai pas été témoin, et même je ne les ai jamais sus d'une manière très-précise, que pour quelques points; je raconterai seulement de quelle manière elle arriva successivement jusqu'à nous.
Le recrutement des trois cent mille hommes fut la cause d'un soulèvement presque général dans le Bocage. Ce mouvement prit d'abord de l'importance sur deux points assez éloignés, Challans, dans le Bas-Poitou, et Saint-Florent, en Anjou, sur les bords de la Loire. Il n'y eut aucun concert entre ces deux révoltes; on fut même très-long-temps sans savoir dans un de ces cantons ce qui se passait dans l'autre.
A Saint-Florent, le tirage avait été indiqué pour le 10 mars; les jeunes gens s'y rendirent dans le dessein presque arrêté de ne point obéir. Quand on les vit mal disposés, on voulut les haranguer; leur résistance augmentant toujours, on en vint aux menaces; et enfin la mutinerie se déclarant de plus en plus, le commandant républicain fit braquer une pièce de canon devant le district; un instant après, elle fut tirée sur les jeunes gens: personne ne fut tué. Ils s'élancèrent sur la pièce; on la leur abandonna; les gendarmes et les administrateurs se dispersèrent en fuyant; le district fut pillé, les papiers brûlés, la caisse distribuée. Le reste du jour se passa en réjouissances: puis les jeunes gens retournèrent chez eux sans trop savoir ce qu'ils deviendraient, et comment ils échapperaient à la terrible vengeance des républicains.
Jacques Cathelineau, du village du Pin-en-Mauges, voiturier colporteur de laines, père de cinq enfans en bas âge, était un des hommes les plus respectés de tous les paysans du canton: il était à pétrir le pain de son ménage, lorsqu'il entendit raconter ce qui venait de se passer; aussitôt il prit la résolution de se mettre à la tête de ses compatriotes, et de ne pas les laisser en proie à toutes les rigueurs qui menaçaient le pays. Sa femme le supplia de ne pas songer à ce projet; il n'écouta rien. Essuyant ses bras, il remit un habit, alla sur-le-champ rassembler les habitans, et leur parla avec force du châtiment que tout le pays allait subir, si l'on ne se déterminait pas à se révolter ouvertement. Cathelineau était fort aimé de tout le monde: c'était un homme sage et pieux. Le courage et la chaleur qu'il mit dans ses exhortations entraînèrent les jeunes gens. Aussitôt une vingtaine s'arment et promettent de marcher avec lui; ils partent sur-le-champ; le nombre s'accroît: ils arrivent au village de la Poitevinière. Cathelineau fait sonner le tocsin, rassemble les habitans, leur répète ce qu'il a persuadé à leurs voisins; bientôt sa troupe est de plus de cent hommes. Alors il se détermine à aller attaquer un poste républicain de quatre-vingts hommes, qui était placé à Jallais avec une pièce de canon; on marche en recrutant sans cesse sur la route. Le poste est enlevé. On y fait des prisonniers; on s'empare de la pièce, que les paysans surnomment le Missionnaire; on prend aussi des armes et des chevaux.
Encouragé par ce premier succès, Cathelineau entreprend le même jour d'attaquer Chemillé, où se trouvaient deux cents républicains et trois pièces de canon. Les révoltés étaient déjà plus de quatre cents; ils essuient une première décharge, fondent sur leurs ennemis, et emportent un avantage prompt et complet.
En même temps, deux autres rassemblemens s'étaient formés dans les environs. Un jeune homme, nommé Foret, du village de Chanzeaux, paysan un peu plus instruit et intelligent que ses camarades, qui venait de rentrer en France après avoir suivi un émigré, avait paru exercer assez d'influence sur les jeunes gens à Saint-Florent. Les gendarmes vinrent pour l'arrêter le lendemain; il s'y attendait: dès qu'il les vit approcher, il en tua un d'un coup de fusil; les autres s'enfuirent. Foret courut à l'église, sonna le tocsin, rassembla les habitans, leur prêcha la révolte, et leva une forte troupe dans tous les villages voisins. Stofflet, garde-chasse de M. de Maulevrier, en fit autant de son côté; et le 14 mars au matin, ces deux troupes vinrent se joindre à celle de Cathelineau. Le jour même on se porta sur Chollet qui est la ville la plus considérable du pays; on eut à combattre cinq cents républicains qui avaient du canon. Le combat ne fut pas plus incertain ni plus long qu'à Chemillé; mais le résultat était plus important. Chollet était un chef-lieu de district; on y trouva des munitions, de l'argent et des armes.
Le temps de Pâques approchait; les paysans croyaient en avoir assez fait pour être craints; ils voulurent retourner chez eux: l'armée fut entièrement dissoute; tout rentra dans l'ordre accoutumé. Une colonne républicaine envoyée d'Angers parcourut le pays, ne trouva pas de résistance, mais n'osa pas exercer de vengeances. Après les Pâques, on songea à faire une nouvelle révolte et à chasser encore les républicains: mais les paysans voulurent se donner des chefs plus importans; ils allèrent dans les châteaux demander au peu de gentilshommes qui étaient restés de se mettre à leur tête. M. d'Elbée était tranquillement auprès de sa femme qui venait d'accoucher, et il n'avait pris aucune part à la première insurrection. M. de Bonchamps, qui était avec lui l'homme le plus considéré du canton, fut entraîné de la même façon.
L'insurrection du Bas-Poitou commença le 12 mars, à peu près en même temps que celle de l'Anjou; elle fut plus générale. De Fontenay à Nantes, presque aucune paroisse ne se soumit au recrutement, et il se forma sur-le-champ un grand nombre de rassemblemens qui résistèrent ouvertement aux républicains; les plus importans furent ceux de Challans et de Machecoul. Un nommé Gaston, perruquier, commanda le premier. Il avait tué un officier, avait revêtu son uniforme, et s'était donné quelque importance. Après s'être emparé de Challans, il marcha sur Saint-Gervais, et il y fut tué. Des rapports mal rédigés, de faux récits, firent de ce Gaston le commandant de Longwy qui avait ouvert ses portes aux princes, en 1792. Pendant long-temps la France entière crut que tous les insurgés de la Vendée étaient commandés par ce général Gaston, tandis qu'en Poitou sa prompte mort faisait qu'on ignorait jusqu'à son nom.
Les révoltés du district de Machecoul eurent encore de plus grands succès; mais ils en usèrent pour faire des atrocités, et c'est le seul point de l'insurrection où il s'en soit commis. Peu après le soulèvement, on alla chercher M. de Charrette dans son château, pour le mettre à la tête de ces deux troupes qui devinrent bientôt l'armée la plus considérable du Bas-Poitou. Il avait jusqu'à ce moment vécu tranquille et très-soumis. Les révoltés, qui le firent leur chef, étaient fort indisciplinés et difficiles à commander; il eût sans doute inutilement essayé de s'opposer à leurs cruautés; il ne les approuva point, mais songea, dit-on, qu'il pouvait compter plus entièrement sur des hommes qui n'auraient ni grâce à espérer, ni arrangement à faire. En peu de temps, il fut le principal chef de cette partie; cependant cinq ou six petites troupes conservèrent des commandans particuliers.
Une autre armée se forma également le 12 mars, du côté de Chantonnay. Dès les premiers jours elle fut commandée par des gentilshommes, M. de Verteuil, MM. de Béjarry et quelques autres. Ce fut de ce côté, dans le département de la Vendée, que les révoltés obtinrent d'abord les avantages les plus marqués; et de-là est venu le nom de Vendéens, donné aux insurgés. Ils battirent un général républicain; les Herbiers, Chantonnay, le Pont-Charron, tombèrent en leur pouvoir. Au bout de quelques jours, ils se donnèrent pour chef M. de Royrand, qui était un ancien militaire fort respecté.
Pendant tous ces mouvemens, nous étions à Clisson parfaitement tranquilles, sans nous douter de rien. On était alors tellement dans l'inaction et la stupeur, qu'on ne savait en aucune façon ce qui se passait à quelques lieues plus loin. M. Thomassin était allé dans une terre de M. de Lescure, auprès des Sables; en revenant, il traversa le bourg des Herbiers, et trouva que tout y était fort calme. Il n'y avait pas plus de deux heures qu'il en était sorti continuant sa route, qu'il vit arriver derrière lui beaucoup de personnes qui s'enfuyaient au grand galop, et qui lui dirent que les Herbiers venaient d'être pris par dix mille Anglais débarqués sur la côte; il les crut fous, et poursuivit son chemin. En arrivant à Bressuire, il fut arrêté par plusieurs personnes, qui le questionnèrent avec inquiétude, et lui firent part de toutes leurs alarmes. La ville était en rumeur; deux cents volontaires étaient sous les armes; on ne savait que croire des bruits qui commençaient à circuler. M. Thomassin, qui avait continué à jouer à Bressuire son rôle de brave capitaine patriote, et qui portait toujours son uniforme de Paris, avait inspiré de la confiance aux autorités. Il se moqua de toutes leurs craintes, leur conta en riant qu'il venait des bords de la mer et des Herbiers, et leur dit qu'il se chargeait de défendre la ville contre toute attaque; ils le prirent au mot, et exigèrent sa parole qu'il reviendrait le soir même. En effet, après être venu nous rendre compte de tout ce qui se disait, il retourna à Bressuire, nous laissant inquiets et étonnés. Le lendemain il nous fit dire qu'il était vrai que les Herbiers et quelques autres bourgs venaient d'être pris; que l'on ne savait pas encore si c'était par des rebelles ou par des troupes débarquées. Un débarquement paraissait peu probable; de tels succès, obtenus par des paysans mutinés, n'étaient pas vraisemblables non plus. Cependant d'heure en heure on venait nous faire des récits absurdes et contradictoires. M. de La Rochejaquelein prit le parti d'envoyer un domestique chez sa tante, mademoiselle de La Rochejaquelein, qui demeurait à Saint-Aubin-de-Baubigné, dont les Herbiers sont éloignés de quatre ou cinq lieues seulement. Il écrivit une lettre insignifiante, et le domestique fut chargé de nous rapporter de vive voix quelques nouvelles.
M. le chevalier de ***, qui était ami et parent de mademoiselle de La Rochejaquelein, donna aussi au domestique, sans nous le dire, une lettre pour elle. Il lui envoyait une douzaine de sacrés coeurs qu'il avait peints sur du papier, et sa lettre contenait cette phrase: «Je vous envoie une petite provision de sacrés coeurs que j'ai dessinés à votre intention. Vous savez que les personnes qui ont foi à cette dévotion, réussissent dans toutes leurs entreprises.»
Le domestique fut arrêté à Bressuire; on ouvrit les lettres. Comme on disait que les révoltés avaient pour signe de ralliement un sacré coeur cousu à leur habit, la lettre du chevalier de *** produisit un terrible effet. Le lendemain, à sept heures du matin, nos gens nous réveillèrent pour nous apprendre que le château était cerné par deux cents volontaires, et que vingt gendarmes étaient dans la cour. Nous crûmes que l'on venait arrêter M. de La Rochejaquelein; nous le fîmes cacher; puis M. de Lescure alla demander aux gendarmes de quoi il était question. Ils répondirent que le district exigeait que le chevalier de*** fut livré ainsi que les chevaux, équipages, armes et munitions qui se trouvaient dans le château. M. de Lescure se mit à rire, et leur dit qu'apparemment on prenait sa maison pour une place forte, commandée par le chevalier; qu'il y avait sûrement du malentendu dans l'ordre du district; que le chevalier était un homme paisible et infirme qu'on ferait mourir de peur si on l'arrêtait; qu'il répondait de lui; qu'au reste il allait donner des chevaux, des fourrages et des fusils, parce qu'il pensait qu'on pouvait en avoir besoin.
Le brigadier des gendarmes prit alors M. de Lescure à part, et lui dit qu'il pensait comme nous; qu'il voyait bien que la contre-révolution allait se faire; que les révoltés ou les troupes débarquées avaient entièrement défait les patriotes à Montaigu. Il ajouta qu'il fallait, en attendant, tâcher de contenter le district au meilleur marché possible, et qu'il demandait en grâce à M. de Lescure de rendre un jour témoignage pour lui, afin qu'il conservât sa place. Mon mari écouta toutes ces confidences, sans y rien répondre: il se douta que ce gendarme était un patriote peureux. Nous en fûmes donc quittes pour quelques mauvais chevaux.
Deux jours après M. Thomassin arriva. L'insurrection faisait à chaque instant des progrès: Bressuire était menacé; le district et les autorités s'étaient retirés à Thouars; M. Thomassin avait trouvé moyen de s'évader. Il nous apprit la cause de l'expédition des gendarmes et l'histoire des sacrés coeurs. On avait d'abord voulu envoyer mettre le feu au château: il était parvenu à apaiser cette première fureur.
Nous passâmes la journée dans la joie, attendant toujours l'armée des royalistes. Les paroisses des environs de Bressuire avaient été désarmées après l'affaire du mois d'août; les plus ardens parmi les paysans avaient été tués ou réduits à se cacher. Ainsi tout notre canton était contraint d'attendre, pour se soulever, qu'on vînt à son aide.
Le lendemain nous sûmes que les rebelles avaient été repoussés, et que les autorités venaient de rentrer à Bressuire. Cette triste nouvelle nous consterna: c'était le signal de notre perte. Il fallait que M. de Lescure prît un parti. Toutes les gardes nationales des environs étaient convoquées pour aller défendre Bressuire. Il était, depuis quatre ans, commandant de sa paroisse; le château renfermait plus de vingt-cinq hommes en état de porter les armes, et sûrement l'ordre de marcher contre les rebelles ne pouvait tarder d'arriver. Nous aurions bien voulu aller les joindre; mais nous ignorions jusqu'aux lieux où ils pouvaient être, et il n'y avait pas moyen de s'échapper.
On se rassembla pour décider là-dessus. Henri de La Rochejaquelein, qui était le plus jeune, parla le premier: il dit vivement que jamais il ne prendrait les armes contre les paysans ou les émigrés, et qu'il valait mieux périr. M. de Lescure parla ensuite, et exposa qu'il serait honteux d'aller se battre contre ses amis. Chacun fut de cet avis; et dans ce triste moment personne n'eut l'idée de proposer un conseil timide. Ma mère leur dit alors: «Messieurs, vous avez tous la même opinion: plutôt mourir que de se déshonorer. J'approuve ce courage: voilà qui est résolu.» Elle prononça ces mots avec fermeté, et s'asseyant dans un fauteuil: «Eh bien! dit-elle, il faut donc mourir?» M. Thomassin répondit: «Non, Madame; j'irai demain matin à Bressuire, et j'essaierai de vous sauver; mais peut-être suis-je devenu suspect aux patriotes pour les avoir quittés; il est possible qu'ils m'arrêtent. N'importe; je suis décidé à m'exposer pour mes amis.» Nous le remerciâmes tous.
M. Thomassin partit. Chacun fit alors ses dispositions. Je renvoyai ma petite fille au village avec sa nourrice; puis ma mère, ma tante l'abbesse et moi, nous allâmes nous cacher dans une métairie. Ces messieurs restèrent préparés à tout, après avoir exigé que nous ne demeurassions pas avec eux. Nous restâmes pendant quatre heures dans cette métairie, à genoux et en prières, fondant en larmes. Enfin M. Thomassin nous envoya dire qu'il avait été assez bien reçu, qu'on n'avait rien décidé contre nous; que jusqu'à présent tout se bornait à quelques propos. Le domestique de Henri était toujours en prison: on avait parlé de le fusiller.
Nous passâmes une semaine dans l'anxiété. Nos domestiques ne pouvaient entrer dans la ville sans un laissez-passer; on les fouillait avec soin; M. Thomassin ne pouvait nous écrire.
M. de Lescure et Henri avaient entrepris de m'apprendre à monter à cheval. J'avais une grande frayeur; et même quand un domestique tenait mon cheval par la bride, et que ces deux messieurs marchaient à mes côtés, je pleurais de peur; mais mon mari disait que, dans un temps pareil, il était bon de s'aguerrir. Peu à peu j'étais devenue moins craintive, et je faisais au pas quelques promenades autour du château. Un matin, nous étions à cheval tous les trois, Henri, M. de Lescure et moi; de loin nous vîmes arriver des gendarmes; nous forçâmes Henri à gagner au galop quelque métairie. Les gendarmes demandèrent encore des chevaux, et spécialement ceux de M. de La Rochejaquelein. Il en avait encore un à l'écurie; M. de Lescure essaya de le sauver. Les gendarmes lui dirent que M. de La Rochejaquelein était beaucoup plus suspect que lui. «Je ne sais pas pourquoi, répondit-il; c'est mon cousin et mon ami, et nous pensons absolument de même.» Les gendarmes demandèrent où il était; on leur répondit: A la promenade. Ils emmenèrent le cheval, sans rien dire de plus.
Cependant nous apprenions tous les jours de nouvelles arrestations; tout ce qui restait de gentilshommes, la plupart vieux et infirmes, étaient mis en prison; les femmes n'étaient pas épargnées: nous attendions notre tour. L'ordre de tirer la milice arriva sur ces entrefaites; Henri était de la classe du tirage. Nos inquiétudes et nos angoisses redoublaient, lorsqu'il arriva un exprès que mademoiselle de La Rochejaquelein envoyait pour savoir des nouvelles de son neveu. Ce commissionnaire était un jeune paysan; il nous donna de grands détails sur l'armée royaliste. Châtillon était pris; toutes les paroisses des environs se joignaient aux révoltés. Le jeune homme finit par dire à Henri: «Monsieur, on dit que vous irez dimanche tirer la milice à Boismé: c'est-il bien possible, pendant que vos paysans se battent pour ne pas tirer? Venez avec nous, Monsieur; tout le pays vous désire et vous obéira.»
Henri lui répondit sans hésiter qu'il allait le suivre. Le paysan lui dit qu'il faudrait prendre des chemins détournés, et faire au moins neuf lieues à travers les champs pour échapper aux patrouilles des bleus. C'était le nom que les paysans donnaient aux troupes républicaines.
M. de Lescure voulait suivre son cousin: nous nous y opposâmes. Henri lui représenta que leur situation n'était pas la même; qu'il n'était pas forcé de tirer la milice; que ses paysans n'étaient pas révoltés; qu'il ne pouvait quitter Clisson sans compromettre le sort d'une famille nombreuse; qu'on ne savait pas encore au juste ce que c'était que l'insurrection. «Je vais aller examiner les choses de plus près, lui dit-il; je verrai si cette guerre a quelque apparence de raison. Mon départ ne sera pas remarqué; et si vraiment il y a quelque chose à faire pour la cause, alors il sera temps de vous décider; maintenant il y aurait de la folie.» Nous joignîmes nos prières à ces représentations; M. de Lescure céda, après avoir résisté long-temps. Mademoiselle Desessarts voulut ensuite empêcher Henri de partir, et lui dit que très-certainement il compromettrait son cousin et tous les habitans de Clisson, et que c'était nous envoyer tous en prison. Henri répondit qu'il n'avait rien à opposer à de pareilles objections, et qu'il serait au désespoir d'attirer la persécution sur nous. M. de Lescure lui dit alors: «L'honneur et ton opinion t'ont fait résoudre d'aller te mettre à la tête de tes paysans, suis ton dessein; je suis déjà assez affligé de ne pouvoir te suivre: certainement la crainte d'être mis en prison ne me portera pas à t'empêcher de faire ton devoir.—Eh bien! je viendrai te délivrer,» s'écria Henri en se jetant dans ses bras, et en prenant tout-à-coup cet air fier et martial, ce regard d'aigle, que depuis il ne quitta plus. M. de Lescure pria que l'on ne fît plus aucune représentation sur le départ de Henri, qui était irrévocablement décidé.
Après cette scène touchante, le chevalier de *** nous dit qu'il voulait aussi partir avec Henri pour aller se joindre aux royalistes. Depuis l'histoire de sa lettre décachetée, la peur le faisait extravaguer. Après lui avoir fait quelques objections, nous le priâmes de remarquer que M. de Lescure avait répondu de lui, par écrit, au district, et qu'il était indigne de le compromettre ainsi. Le chevalier de *** se mit à pleurer, dit qu'on voulait sa mort, qu'on le forçait de résister à la volonté de Dieu, qui lui avait inspiré le désir et donné les moyens de se sauver; puis il alla demander, à mains jointes, à M. de Lescure la permission de s'enfuir. Mon mari la lui donna par pitié et par dégoût. Alors nous nous inquiétâmes pour Henri. Le chevalier de *** avait cinquante ans; il était gros et lourd; nous lui dîmes qu'il retarderait la marche de son compagnon de voyage; qu'il ne pourrait faire neuf lieues dans une nuit, en sautant les fossés et les haies; qu'il serait cause de la perte de Henri, et le ferait tomber dans quelque patrouille. «Quand il entendra du bruit, il se sauvera et me laissera là.—Me croyez-vous aussi poltron que vous? répondit Henri; abandonnerai-je quelqu'un qui est avec moi? Si nous sommes surpris, je me défendrai, et nous périrons ou nous nous sauverons ensemble.» Le chevalier de *** se mit à lui baiser les mains, en répétant: «Il me défendra! il me défendra!»
Le soir, quand les domestiques furent couchés, Henri, armé d'un gros bâton et d'une paire de pistolets, partit avec son domestique, le chevalier de *** et le guide.
Le dimanche fixé pour la milice arriva: nos gens se rendirent au bourg; nous étions à déjeuner: tout d'un coup nous entendons crier: Pistolets en mains! et nous vîmes vingt gendarmes entrer au galop dans la cour; le château était cerné; nous descendîmes sur-le-champ; nous allâmes au-devant des gendarmes. Ils nous lurent un ordre du district, portant que M. et madame de Lescure, M. d'Auzon et toutes autres personnes suspectes qui pourraient se trouver à Clisson, seraient arrêtés. Ma mère déclara tout de suite qu'elle me suivrait en prison; mon père assura qu'il ne voulait pas non plus nous abandonner; ils persistèrent dans ce généreux dessein, malgré nos instances. M. de Marigny dit aussi qu'il était résolu à partager le sort de M. de Lescure.
Les gendarmes avaient toujours leurs pistolets à la main; il y en avait deux à mes côtés, qui me suivaient pas à pas; je leur demandai de me laisser monter dans ma chambre pour m'habiller, en leur faisant remarquer que si j'avais voulu j'aurais bien pu, à leur arrivée, essayer de fuir ou de me cacher: j'obtins avec peine qu'ils restassent à ma porte. M. d'Auzon représenta qu'il était fort malade: on lui permit de rester.
Quand les gendarmes virent que nous les recevions fort honnêtement, que le château était habité par des femmes et des vieillards, que tous nos gens étaient allés tirer la milice, ils commencèrent à s'adoucir. Un mot de ma mère les attendrit beaucoup; je la pressais de ne pas me suivre; un gendarme lui dit alors: «De toutes façons il aurait fallu que madame vînt; l'ordre comprend toutes les personnes suspectes.—Vous voulez donc m'ôter le plaisir de me sacrifier pour ma fille!» répondit-elle. Peu à peu les gendarmes nous prirent en amitié, et finirent par nous raconter que l'ordre était donné depuis dix jours; mais qu'on n'avait pas cru pouvoir se fier aux gendarmes du pays qui avaient montré de la répugnance à se charger de cette expédition. On avait attendu l'arrivée des brigades étrangères qui se rassemblaient contre les rebelles. Ils étaient arrivés la veille de Vierzon en Berri; ils ajoutèrent qu'ils étaient bien affligés d'avoir à arrêter des gens si aimés dans le pays, et qu'ils feraient pour nous tout ce qui dépendrait d'eux. Cette bonne volonté, qu'ils nous montrèrent de plus en plus, ne fut point achetée; nous ne songeâmes seulement pas à leur offrir de l'argent.
On attela des boeufs à la voiture, et nous partîmes tous les cinq, escortés par les gendarmes. En sortant de la cour, le chef leur dit: «Citoyens, j'espère que vous vous empresserez de rendre témoignage de la soumission avec laquelle on a obéi, et de l'accueil que nous avons reçu.» Quand nous arrivâmes à la porte de Bressuire, beaucoup de volontaires et de peuple se mirent à crier: A l'aristocrate! Les gendarmes leur imposèrent silence, disant qu'on serait bien heureux si tous les citoyens étaient aussi bons que nous.
La plupart des personnes arrêtées avaient été conduites au château de la Forêt-sur-Sèvre[3], qu'on avait converti en prison. Les gendarmes nous avaient dit qu'on n'était pas sans inquiétude sur la sûreté de ces prisonniers; qu'on craignait un massacre. Ils nous avaient promis de s'efforcer de nous faire rester à Bressuire. Ils demandèrent instamment au district qu'on nous laissât retourner à Clisson avec des gardes: cela fut refusé. Alors ils sollicitèrent que du moins on nous donnât la ville pour prison. Un officier municipal, fort honnête homme, qui était notre épicier, s'offrit à nous garder chez lui: on y consentit.
[Note 3: Il appartenait autrefois au fameux Duplessis-Mornay, dont on y voyait encore le tombeau. C'était un château assez fort.]
M. de Lescure se rendit au district; il était tellement respecté dans le pays, que les administrateurs furent interdits; ils s'excusèrent de l'avoir arrêté. Ils alléguèrent que l'ordre était donné autant pour sa propre sûreté, qu'à cause des soupçons qu'on pouvait avoir; qu'il ne pouvait se plaindre, puisqu'on ne s'était déterminé à cette mesure que bien après l'arrestation de tous les autres nobles. Mon mari leur parla avec assurance, demanda s'il y avait quelque reproche positif à lui faire, et réclama pour qu'on lui fît son procès s'il y avait lieu. On ne lui dit rien du chevalier de *** ni de M. de La Rochejaquelein: c'étaient là les seuls points sur lesquels il pouvait donner prise.
M. et mademoiselle Desessarts s'étant déguisés en gens de service, ne furent point arrêtés; mon père et ma mère auraient donc pu en faire autant.
CHAPITRE V.
Retraite de l'armée d'Anjou.—Avantage remporté aux
Aubiers par M. de
La Rochejaquelein.—L'armée d'Anjou répare ses pertes.—Massacres
à
Bressuire.—Les républicains abandonnent la ville.—Arrivée de M. de
La
Rochejaquelein à Clisson.
Nous nous établîmes tous les cinq dans deux petites chambres chez l'officier municipal. Il nous recommanda de ne pas nous montrer à la fenêtre, de ne pas descendre; en un mot de nous faire oublier le plus possible. Il est probable que cette précaution nous sauva la vie.
Nous apprîmes que M. Thomassin avait été arrêté quelques jours auparavant, et conduit au château de la Forêt.
Deux jours après, la troupe qui était à Bressuire partit pour aller attaquer les rebelles aux Aubiers. Deux mille cinq cents hommes défilèrent sous nos fenêtres, chantant en cour la Marseillaise pendant que le tambour battait. Je n'ai rien entendu de plus terrible et de plus imposant: ces hommes avaient l'air courageux et animé.
Le lendemain le bruit se répandit qu'on avait battu les brigands, et que M. de La Rochejaquelein était assiégé dans son château de la Durbellière. Nous passâmes une cruelle journée; mais sur le soir on vit tout-à-coup les braves de la veille arriver en désordre, criant: «Citoyens, au secours! les brigands nous suivent! illuminez! illuminez!» La frayeur était si grande, que le général Quétineau, qui commandait, ne put jamais établir une sentinelle à la porte de la ville. Nous commençâmes à espérer et à attendre les royalistes.
Henri, après nous avoir quittés, était arrivé à Saint-Aubin, chez, sa tante: son voyage avait été périlleux et pénible. Il laissa le chevalier de ***, et se dirigea, avec plusieurs jeunes gens des environs de Châtillon, du côté de l'armée des rebelles de l'Anjou: elle était alors vers Chollet et Chemillé. Il arriva pour être témoin d'une défaite qui fit reculer les insurgés jusqu'à Tiffauges. MM. de Bonchamps et d'Elbée, qui depuis quelques jours étaient à la tête de l'armée; Cathelineau, Stofflet et tous les autres chefs, s'accordèrent à lui dire que tout était perdu: on n'avait pas deux livres de poudre; l'armée allait se dissoudre. Henri, pénétré de douleur, s'en revint seul à Saint-Aubin. Il arriva le jour même où les bleus, sortis de Bressuire, étaient venus jusqu'aux Aubiers, et avaient dissipé un petit rassemblement qui avait voulu résister un instant. Il n'y avait encore aucun chef, aucun point de réunion dans ces cantons. Les paysans, dont les paroisses n'étaient pas occupées par les républicains, arboraient le drapeau blanc et s'en allaient joindre l'armée d'Anjou.
Henri ne supposait pas qu'il eût rien à faire. Les paysans, apprenant qu'il était arrivé, vinrent le trouver en foule, le suppliant de se mettre à leur tête; ils l'assurèrent que cela ranimerait tout le pays, et que le lendemain il aurait dix mille hommes à ses ordres. Il ne balança pas, et se déclara leur chef. Dans la nuit, les paroisses des Aubiers, de Nueil, de Saint-Aubin, des Échaubroignes, des Cerqueux, d'Izernay, etc., envoyèrent leurs hommes, et le nombre promis se trouva à peu près complet: mais les pauvres gens n'avaient pour armes que des bâtons, des faulx, des broches; il n'y avait pas en tout deux cents fusils, encore c'étaient de mauvais fusils de chasse. Henri, avait découvert soixante livres de poudre chez un maçon qui en avait fait emplète pour faire sauter des rochers: ce fut un trésor.
M. de La Rochejaquelein parut le matin à la tête des paysans, et leur dit ces propres paroles:«Mes amis, si mon père était ici, vous auriez confiance en lui. Pour moi, je ne suis qu'un enfant; mais par mon courage je me montrerai digne de vous commander. Si j'avance, suivez-moi; si je recule, tuez-moi; si je meurs, vengez-moi.» On lui répondit par de grandes acclamations.
Avant de partir il demanda à déjeuner; pendant que les paysans allaient chercher du pain blanc pour leur général, il prit un morceau de leur pain bis, et se mit à le manger de bon coeur avec eux. Cette simplicité, qui n'avait rien d'affecté, les toucha beaucoup sans qu'il s'en doutât.
Malgré tout leur zèle, ces braves gens étaient un peu effrayés: la plupart n'avaient pas vu le feu; d'autres venaient d'être témoins d'une défaite; presque tous se voyaient sans armes. Cependant la troupe arriva jusqu'aux Aubiers que les bleus occupaient depuis la veille. Les paysans se répandirent autour du village, marchant derrière les haies en silence. Henri, avec une douzaine de bons tireurs, se glissa dans un jardin assez près de l'endroit où étaient les républicains. Caché derrière la haie, il commença à tirer; les paysans lui approchaient à mesure des fusils chargés. Comme il était grand chasseur et fort adroit, presque tous ses coups portaient. Il en tira près de deux cents, ainsi qu'un garde-chasse qui était auprès de lui.
Les républicains, impatientés de perdre ainsi du monde, sans voir leurs ennemis, et sans être attaqués en ligne, firent un mouvement pour se mettre en bataille sur une hauteur qui se trouvait derrière eux. Henri profita du moment, et se mit à crier: «Mes amis, les voilà qui s'enfuient!» Les paysans se le persuadèrent. Aussitôt ils sautèrent de toutes parts par-dessus les haies, en criant: Vive le Roi! Les échos augmentaient le bruit. Les bleus, surpris d'une attaque si imprévue et si étrange, n'achevèrent pas leur mouvement et prirent la fuite en désordre, abandonnant deux petites pièces de canon, leur seule artillerie. Les Vendéens les poursuivirent jusqu'à une demi-lieue de Bressuire. Il y en eut soixante-dix de tués et beaucoup de blessés.
Telle était à peu près, et surtout dans les commencemens de la guerre, la manière de combattre des Vendéens. Toute la tactique consistait à se répandre en silence derrière les haies, tout autour de la troupe des bleus; on tirait ensuite des coups de fusil de tous côtés; et, à la moindre hésitation, au premier mouvement des républicains, on s'élançait sur eux avec de grands cris. Les paysans couraient d'abord sur les canons; les plus forts et les plus agiles étaient d'avance destinés à s'emparer promptement de l'artillerie, pour l'empêcher de faire du mal, comme ils disaient entre eux. Ils se criaient l'un à l'autre: «Tu es le plus fort, saute à cheval sur le canon.» Dans ces attaques, les chefs s'élançaient toujours les premiers; cela était essentiel pour donner du courage aux soldats qui étaient souvent un peu intimidés au commencement de l'action.
Cette manière de faire la guerre paraîtra sans doute singulière; mais elle est appropriée au pays. D'ailleurs il faut songer que les soldats ne savaient pas faire l'exercice, et qu'à peine distinguaient-ils leur main droite de leur main gauche. Les officiers n'étaient guère plus habiles. Les commandans et les généraux n'avaient aucune pratique de l'art militaire; c'étaient des jeunes gens, des séminaristes, des bourgeois, des paysans. Cependant ce sont eux qui, d'abord avec leur courage et leur enthousiasme, puis avec des talens qu'une prompte expérience développa, firent trembler la république, conquirent une partie de la France, obtinrent une honorable paix, et défendirent leur cause avec plus de succès et de gloire que toutes les puissances coalisées.
Quelques détails feront mieux connaître les succès des Vendéens. Il y avait toujours une prodigieuse différence entre leur perte et celle des républicains. Les paysans, dispersés derrière les haies, n'offraient jamais un front où le feu des ennemis pût faire un grand ravage. Les troupes de ligne tiraient, sans viser, à hauteur d'homme, suivant leur habitude; les paysans ajustaient et perdaient peu de coups: aussi tombait-il habituellement au moins cinq hommes d'un côté, tandis que de l'autre on en perdait un seul. Lorsque les bleus étaient rangés sur un terrain un peu plus découvert, les paysans se hâtaient encore plus de les ébranler, en s'élançant vivement sur eux. Leur premier effort se dirigeait toujours sur les canons. Sitôt que la lumière leur annonçait une décharge, ils se jetaient à terre pour l'éviter, se relevaient aussitôt, couraient en avant pendant qu'on rechargeait les pièces, se baissaient encore pendant l'explosion, et, de cette façon, ils arrivaient sur la batterie et attaquaient les canonniers corps à corps.
Les défaites étaient terribles pour les républicains. Quand ils fuyaient dispersés, ils s'égaraient dans le labyrinthe des chemins du Bocage, où rien ne pouvait diriger leur retraite; ils tombaient par petits détachemens entre les mains des paysans; ils se trouvaient, sans le savoir, auprès d'un village, sans pouvoir résister aux habitans. Lorsque nos gens, au contraire, n'avaient pas réussi à ébranler la colonne ennemie, et qu'elle parvenait à les repousser, ils se dissipaient sans qu'on pût les atteindre. Ils sautaient les haies, prenaient de petits sentiers détournés, et retournaient chez, eux dans l'espoir de se réunir encore deux ou trois jours après, et d'être plus heureux. Ils ne se décourageaient pas, et répétaient en s'en allant: «Vive le roi! quand même.»
Mais la grande et principale cause des premiers succès de la Vendée, c'étaient le courage et le dévouement des royalistes. Les troupes républicaines furent d'abord composées de volontaires, nouveaux dans le métier des armes, de gardes nationales étrangères aux habitudes militaires. L'enthousiasme ne suppléait pas à l'habileté et à l'expérience, comme parmi nos braves paysans. Ce n'étaient pas leur propre volonté, ni le désir de défendre leur religion, leurs enfans et leurs chefs, qui avaient rassemblé les soldats de la république; des réquisitions et des mesures de terreur avaient formé à la hâte des bataillons qui se battaient souvent avec répugnance. Leurs généraux inhabiles étaient sans cesse contrariés par des administrateurs ou des commissaires. On les destituait sans motifs, comme on les avait nommés sans mérite. L'absurdité et l'ineptie présidaient à tous leurs conseils, autant que l'injustice et la cruauté.
Après le combat des Aubiers, nous comptions que les rebelles allaient poursuivre leurs succès, et arriver à Bressuire; mais Henri songea qu'avant tout il fallait tirer l'armée d'Anjou de la position désespérée où il l'avait laissée. Il courut toute la nuit pour aller retrouver MM. de Bonchamps, d'Elbée, Cathelineau, etc. Il leur fit amener les canons et les munitions dont il s'était emparé, et leur conduisit aussi des renforts. Les paroisses d'Anjou commencèrent à se rassembler et à reprendre une nouvelle ardeur. L'armée se reforma, attaqua les bleus, les battit partout. Chollet, Chemillé, Vihiers, tout le pays qu'on avait abandonné, furent repris sans éprouver beaucoup de pertes. M. de Bonchamps fut légèrement blessé dans une de ces affaires.
Dans les jours qui suivirent la déroute des Aubiers, l'agitation et l'inquiétude continuèrent à régner dans Bressuire et dans la troupe républicaine. Quatre cents Marseillais arrivèrent pour la renforcer. Ils commencèrent à crier qu'avant tout il fallait massacrer les prisonniers. Ils se portèrent à la prison; et, malgré les ordres du général Quétineau et la résistance de toutes les autorités, ils saisirent onze malheureux paysans qu'on avait pris dans leurs lits quelques jours auparavant, parce qu'on leur soupçonnait des intelligences avec les rebelles. Ces pauvres gens passèrent sous nos fenêtres; on les conduisit hors de la ville; on fit ranger l'armée en bataille. Le commandant des Marseillais demanda si quelques personnes de bonne volonté désiraient se joindre à ses soldats pour cette exécution: elle faisait horreur à tous les habitans du pays; mais quelques gens de Saint-Jean-d'Angély se réunirent aux Marseillais. Le maire de Bressuire essaya encore de défendre les victimes: on le saisit et on l'emporta. Les paysans furent hachés à coups de sabres; ils reçurent la mort à genoux, priant Dieu, et répétant: Vive le roi[4]!
[Note 4: Quant aux prisonniers de la Forêt, on les emmena à Niort par Parthenay quelques jours après, de-là ils furent conduits à Angoulême où aucun n'a péri. Après une détention de vingt-deux mois, M. Thomassin revint me trouver. Il resta chez moi jusqu'à sa mort, arrivée en 1804. Son esprit s'était tout-à-fait dérangé.]
Nous attendions une mort semblable; il paraissait impossible de l'éviter: mais heureusement les Marseillais ignoraient notre réclusion, et les patriotes de Bressuire et du pays n'étaient pas capables de la leur apprendre; malgré la différence d'opinions, ils avaient pour nous de l'estime et de l'attachement. Notre hôte était rempli de zèle et d'inquiétude sur notre sort. Deux ou trois jours après, il nous amena un nommé Lassalle, commissaire du département: c'était un jeune homme fat et bavard; il nous montra de l'intérêt dans ses paroles; il nous dit que la guerre avait rendu nécessaire l'arrestation des nobles; que ce n'était pas lui qui avait voulu nous appliquer cette mesure; que cependant il eût été singulier de voir en liberté des personnes naturellement suspectes; qu'au reste la guerre allait finir; qu'on allait raser les haies et les bois, décimer les habitans, envoyer le reste dans l'intérieur de la France, et repeupler le pays avec des colonies patriotes. «Il est fâcheux, disait-il, d'en venir à ce parti; mais on y est forcé par le fanatisme des paysans, qui, du reste, sont de braves gens, car jamais, dans ce pays, aucun métayer n'a trompé son maître[5]. C'est un fils de M. de La Rochejaquelein qui les commandait aux Aubiers. Vous le connaissez, demanda-t-il à M. de Lescure?—Oui.—Il est même votre parent?—Cela est vrai.» Je tremblais de frayeur pendant ce dialogue; mais l'air simple et le sang-froid de M. de Lescure ne laissèrent rien soupçonner à Lassalle; d'ailleurs il arrivait de Niort, et ne savait pas que Henri eût habité Clisson. La ville et l'armée étaient tellement préoccupées par la frayeur, que personne ne songeait à nous. La confusion, qui régnait dans toutes les démarches et dans tous les esprits, nous sauva comme par miracle. A chaque instant il arrivait des troupes. Quelquefois des terreurs paniques saisissaient tous les habitans: c'étaient là nos momens de jouissance. Nous espérions alors que la ville allait être prise, et nous écartions l'idée du danger que nous ferait courir l'attaque. M. de Lescure n'avait pas d'autre idée que cette délivrance; il l'attendait pour se joindre à l'armée royaliste, et voulait même prévenir ce moment en s'échappant de Bressuire. Il ne supportait pas la pensée de ne pouvoir combattre; et assurément, si l'on nous eût transférés à Niort, comme on en parlait, il se serait fait tuer plutôt que d'être ainsi emmené, et de perdre l'espoir qu'il avait dans la promesse de Henri.
[Note 5: Éloge mérité, aveu remarquable dans la bouche u'un ennemi! Encore aujourd'hui, les fédérés propriétaires sont, sûrs de n'être pas trompés par leurs métayers, qui se sont-pourtant battus contre eux à chaque guerre.]
Ce fut pendant cette crise que nous vîmes arriver l'abbé Desessarts. Il avait été compromis à Poitiers, par la découverte d'une correspondance avec un émigré. Le représentant du peuple lui donna à choisir entre la mort ou l'enrôlement dans un bataillon. Il revêtit l'uniforme, et fut envoyé à Bressuire. Il venait nous voir secrètement, et se concertait avec mon mari sur les moyens d'aller rejoindre les Vendéens. Nous les décidâmes pourtant à ne hasarder ainsi leur vie et la nôtre, que si on nous transférait à Niort.
Toutes les nuits il y avait de nouvelles arrestations dans la ville. Les bourgeois suspectés d'aristocratie, les patriotes douteux, étaient emprisonnés. On ne tarda guère à faire subir le même sort au généreux maire qui s'était opposé au massacre. Au milieu de cette rigueur toujours croissante, la Providence continuait à nous préserver. Pendant que chaque jour contribuait à augmenter nos craintes, une nouvelle circonstance vint surtout les redoubler. Ma mère reçut, par la poste, une lettre d'un prêtre émigré en Espagne; il lui mandait, d'une manière mal déguisée, que la guerre venait d'être déclarée, que la contre-révolution était infaillible, et qu'elle devait être contente. Le lendemain, on commença à ouvrir nos lettres et à nous les remettre décachetées. Nous tremblions d'en voir arriver de semblables à celle de ce prêtre, et nous n'étions pas même bien assurés que celle-là n'eût pas été lue.
Cependant on continuait à faire des efforts pour le recrutement dans les paroisses qui ne s'étaient pas encore soulevées; loin de réussir, on ne faisait qu'augmenter le nombre des révoltés. Les paysans étaient inébranlables dans leur résolution à cet égard; rien ne pouvait les obliger à se soumettre au tirage. Je citerai deux exemples qui eurent lieu pendant les derniers momens de notre séjour à Bressuire.
La petite paroisse de Beaulieu fut avertie du jour où l'on devait faire, le tirage. La troupe s'y rendit et n'y trouva pas un homme: il n'y avait plus que des femmes dans le village. On leur signifia que, si le lendemain les hommes n'étaient pas rentrés, on viendrait y mettre le feu. Le lendemain on y retourna: les maisons étaient désertes; on ne vit ni femmes ni enfans: tout le village fut brûlé. Après cette terrible exécution, on somma de la même manière la paroisse de Saint-Sauveur. Malgré l'exemple de Beaulieu, tous les habitans disparurent. Le maire seul resta avec quelques femmes, pour tâcher de sauver le village. On l'arrêta, et on allait mettre le feu, quand on apprit, que les royalistes étaient près de Bressuire.
Le 1er mai 1793, la rumeur et le désordre s'accrurent dans la ville; le bruit se répandit que les brigands étaient venus attaquer Argenton-le-Château. Le soir, on sut qu'ils avaient réussi et qu'ils se dirigeaient sur Bressuire dont ils n'étaient pas éloignés de trois lieues. On mit toutes les troupes sous les armes; mais elles étaient frappées de terreur: jamais le général Quétineau ne put obtenir que la cavalerie fit une reconnaissance. Quelques cavaliers s'avancèrent un peu, et revinrent précipitamment, disant qu'ils avaient vu de loin une colonne ennemie. Quétineau se porta de ce côté: c'était un paysan qui labourait son champ avec huit boeufs.
La nuit se passa ainsi, la frayeur des républicains s'accroissant de moment en moment. La crainte d'être massacrés ou emmenés, nous tenait dans des transes continuelles; enfin, au point du jour, les troupes commencèrent à défiler sans bruit. Le général Quétineau, voyant les dispositions de ses soldats, s'était déterminé à faire sa retraite sur Thouars. Il avait cinq mille hommes; mais il ne pouvait compter sur eux pour défendre Bressuire, dont la vieille enceinte tombait en ruine. Le château est dans une assez belle position; mais il était aussi fort dégradé; depuis que Duguesclin l'avait emporté d'assaut sur les Anglais, il n'avait pas été réparé.
Cette retraite ne se fit pas avec ordre. Pour qu'elle ne fût pas retardée par les bagages, Quétineau ordonna à chaque soldat de prendre quatre boulets dans son sac. Cela était inexécutable; aussi presque tout fut-il laissé à Bressuire. On avait d'abord oublié la caisse militaire; on envoya un détachement pour la chercher. On oublia aussi presque tous les drapeaux. Un grand nombre de Marseillais désertèrent. La plus grande partie des habitans suivit le général Quétineau ou se dirigea sur les villes voisines.
Pendant toute cette retraite, nous attendions notre sort; nous ne pouvions croire qu'on nous oubliât complètement. Nous avions fermé nos volets. Chaque fois que nous apercevions une compagnie faire halte devant la porte, nous imaginions qu'on allait nous prendre. Enfin peu à peu la ville resta comme déserte sans qu'on songeât à nous, et nous restâmes libres.
Notre hôte vint alors nous prier de lui donner asile à Clisson; il craignait que la ville ne fût mise à feu et à sang par les royalistes, pour venger le massacre des prisonniers, qui deux fois avaient été égorgés à Bressuire, au mois de septembre 1792, et puis dernièrement par les Marseillais. Il dit à M. de Lescure que les brigands aimaient les nobles et respectaient leurs châteaux. Beaucoup d'autres habitans de la ville nous firent la même demande. M. de Lescure répondit qu'il verrait avec plaisir tous ceux qui viendraient chez lui; mais qu'il ne concevait pas l'avantage qu'on pouvait espérer en choisissant cette retraite. Il envoya à Clisson pour qu'on amenât des charrettes, afin d'y charger les effets des personnes à qui il accordait l'hospitalité.
A onze heures, nous fûmes avertis que la ville était enfin complètement évacuée et presque abandonnée: nous descendîmes; nous traversâmes les rues; on n'y voyait plus que quelques femmes qui se lamentaient. Quand nous eûmes passé la porte, M. de Lescure et moi prîmes notre course par des sentiers détournés; laissant derrière nous mes parens qui marchaient plus doucement, nous arrivâmes seuls à Clisson. On ne pouvait concevoir notre délivrance; personne ne pouvait en croire ses yeux. Nous retrouvâmes à Clisson MM. Desessarts, d'Auzon, ma tante l'abbesse, etc. L'abbé Desessarts, qui n'avait jamais été que tonsuré, et s'est toujours appelé depuis le Chevalier, était parvenu à déserter; il vint nous rejoindre le même jour. Le château se remplit aussi des fugitifs de Bressuire.
Vers le milieu du jour, on répandit la nouvelle que les royalistes avaient changé de direction, et ne marchaient plus sur Bressuire. M. de Lescure se décida sur-le-champ. Il envoya avertir dans les paroisses voisines, donna un lieu de rendez-vous aux paysans, et leur fit dire qu'ils y trouveraient des chefs. De son côte, il se détermina à partir, quand il serait quatre heures, pour Châtillon, afin d'y prendre de la poudre et quelque renfort, et amener ces secours au lieu du rendez-vous, assez tôt pour pouvoir occuper Bressuire avant que les bleus y revinssent.
Nous commençâmes à faire tous les préparatifs. M. de Lescure n'avait communiqué ses projets qu'à M. de Marigny, au chevalier Desessarts et à moi. Mes parens avaient bien les mêmes sentimens que nous, mais non pas la même ardeur de jeunesse. Nous nous cachâmes d'eux; nous redoutions les réflexions et les conseils raisonnables; nous nous enfermâmes tous les quatre dans une chambre, au milieu d'un château rempli de patriotes réfugiés. Les messieurs se mirent à apprêter des armes, et moi je faisais des cocardes blanches.
Sur les quatre heures, M. de Lescure vint dire à ma mère que toutes les dispositions étaient faites pour que les femmes partissent escortées et se rendissent à Châtillon. Elle demanda: «Mais si les patriotes reviennent à Bressuire, qu'allons-nous devenir?—Demain, au point du jour, dit M. de Lescure, je serai maître de Bressuire. Quarante paroisses se révoltent cette nuit par mes ordres.» Ma mère se trouva mal, en s'écriant: «Nous sommes perdus!» Elle lui représenta qu'il n'avait pas calculé cette démarche avec prudence et sang-froid; qu'il ignorait la position des armées royalistes et républicaines; que probablement on allait arriver de Parthenay pour nous arrêter; que les paroisses se soulèveraient sans doute, mais sans apparence de succès, si elles étaient livrées à elles-mêmes. M. de Lescure n'écouta point ces observations; il avait trop souffert de rester détenu et oisif, et d'avoir différé à se jeter dans la révolte, à cause de nos premières instances. Il avait vu la frayeur des troupes républicaines; elle lui donnait de l'espoir. Il se croyait certain de pouvoir mettre sa famille en sûreté, et ne pensait pas l'exposer à tant de dangers. Si, pour entreprendre une insurrection, on calculait les espérances de succès, jamais on ne la commencerait; quand une fois elle est entamée, il faut bien la soutenir. La raison et le courage portent à continuer une résistance devenue nécessaire; mais ce n'est qu'avec une audace irréfléchie, un dévouement entier à ses opinions, un enthousiasme d'autant plus noble qu'il est plus aveugle, que l'on commence de telles entreprises.
MM. de Lescure et de Marigny partirent, montés sur d'excellens chevaux. A peine étaient-ils sortis; que je vis arriver un patriote de Bressuire, qui se glissait tout tremblant dans le château, en répétant: «Ils y sont! ils y sont!—Quoi? lui dis-je.—Les brigands sont à Bressuire» repartit-il. Je le laissai s'affliger avec les autres gens de la ville, et je fis courir tout de suite après M. de Lescure. Il revint au bout d'un quart-d'heure, et me trouva causant avec tous les patriotes effrayés. Au moment même, un des métayers qui était allé chercher leurs meubles, arriva de Bressuire et conta que les brigands avaient pris ses boeufs, et qu'apprenant qu'ils étaient à M. de Lescure, ils avaient dit qu'ils les rendraient sur un billet de sa main. «Je vois que vous aviez raison, dit en souriant M. de Lescure aux gens de Bressuire, il paraît que les brigands aiment les nobles. Je vais aller chercher mes boeufs, et sauver vos effets: restez ici sans inquiétude.»
Après ce second départ, moins inquiétant que le premier, je songeais, ne connaissant pas encore l'extrême bonté des insurgés, que s'il en arrivait sans que M. de La Rochejaquelein fût à leur tête, il se pourrait bien qu'ils fussent mécontens de trouver le château rempli de patriotes. Pour éviter tout accident, j'engageai d'abord tous ces réfugiés à quitter leur cocarde, leur disant qu'il fallait ne prendre le signe d'aucune opinion, puisque nous ne voulions pas nous défendre. Ensuite je les plaçai tous dans une aile du château, en les engageant à s'y tenir tranquilles. Mon père et ma mère étaient auprès de ma tante qui était malade. J'avais ordonné à tous mes gens de ne pas sortir; je craignais qu'ils ne fissent quelque imprudence; de façon que j'étais seule dans la cour, par agitation plutôt que par courage. Au bout de quelques minutes j'entendis le galop de plusieurs chevaux, et des cris de vive le roi. C'était M. de Lescure et M. de Marigny qui revenaient avec Henri de La Rochejaquelein: ils l'avaient trouvé en chemin avec trois autres cavaliers. A ce cri de vive le roi, tout le monde sortit du château. Henri se jeta dans nos bras, en pleurant et s'écriant: «Je vous ai donc délivrés!» Pendant cette joie et cette émotion, les patriotes de Bressuire ouvrirent doucement leurs portes, et virent, à leur grande surprise, que c'était nous et tous les gens de la maison qui répétions: Vive le roi! Ils se jetèrent à nos pieds. M. de Lescure conta toute leur histoire à Henri qui dit qu'en effet l'asile était bien choisi, et qu'ils avaient sagement fait de se mettre à l'abri des brigands dans leur propre château. Nous voulûmes ensuite qu'il embrassât quelques—unes des femmes, pour les réconcilier avec ces brigands qu'elles regardaient comme des espèces de monstres. Nous étions tous dans l'ivresse.
Henri nous donna quelques détails sur l'armée; il nous parla surtout de la valeur et de l'enthousiasme des paysans. Nous sûmes qu'il y avait plusieurs corps de rebelles commandés par des chefs différens; que presque tous avaient des succès, mais qu'il n'y avait point de relations habituelles entre eux; que M. de Charrette était un des principaux; qu'il venait de surprendre l'île de Noirmoutier. Nous lui demandâmes de quelle manière on se procurait des munitions. Il nous raconta comment, à l'attaque d'Argenton, chaque canon n'avait que trois coups à tirer; mais on y avait trouvé de la poudre; on avait alors douze gargousses par chaque pièce: jamais on n'avait été si riche. Ces détails, qui auraient dû paraître effrayans, nous comblaient de joie. Ma mère disait qu'il n'y avait pas à hésiter, et que le devoir de tout gentilhomme était de prendre les armes. Les traits de bravoure de tous ces paysans, que nous rapportait Henri, nous remplissaient d'admiration; moi surtout, je me livrais à l'espérance avec une vivacité d'enfant.
Henri nous présenta un jeune homme qui était venu avec lui, M. Forestier: c'était le fils d'un cordonnier de la Pommeraye-sur-Loire. Il avait été élevé parles soins de M. de Dommagné, et l'avait suivi depuis le commencement de l'insurrection; il était âgé de dix-sept ans et avait une figure charmante: il venait de finir ses études. Henri nous dit que c'était un des officiers de la cavalerie vendéenne, qu'il était d'une rare bravoure, et que les chefs et les soldats l'aimaient beaucoup.
M. de Lescure, Henri de La Rochejaquelein et M. Forestier repartirent bientôt après pour Bressuire. M. de Lescure était empressé d'aller se réunir aux généraux et faire connaissance avec eux. Il fut convenu que mon père, MM. de Marigny et Desessarts, iraient aussi le lendemain joindre l'armée; ma mère et moi, les femmes et les vieillards, devions en même temps quitter Clisson pour aller nous établir au château de la Boulaye, qui appartenait à M. d'Auzon: il était situé dans la paroisse de Mallièvre, entre les Herbiers et Châtillon, au centre du pays insurgé.
CHAPITRE VI.
Les Vendéens occupent Bressuire.—Tableau de l'armée royaliste.
Au point du jour, je reçus un billet de M. de Lescure; il me mandait qu'il allait arriver avec Henri, à la tête de quatre-vingts cavaliers: on fit des préparatifs pour les recevoir. Ils amenèrent avec eux le chevalier de Beauvolliers: c'était un grand jeune homme de dix-huit ans, que l'on avait enrôlé par force à Loudun, dans les gendarmes, et qu'on avait envoyé à Bressuire. Il avait, la veille, trouvé le moyen de quitter son corps; et aussitôt qu'il vit la ville complètement évacuée, il se mit au galop pour aller en porter la nouvelle aux rebelles qui arrivaient. Son habit de gendarme le fit mal recevoir des premiers cavaliers qu'il rencontra: cependant un officier paysan, qui se trouvait là, prit un peu plus de confiance en lui. M. de Beauvolliers lui proposa de venir abattre l'arbre de la liberté à Bressuire. Le paysan lui répondit: «Allons; mais s'il y a du monde dans la ville, et que nous soyons surpris, je te brûle la cervelle.» M. de Beauvolliers se montra toujours plein de bravoure et de douceur. Il devint aide-de-camp et intime ami de M. de Lescure.
Tous les autres cavaliers qui vinrent avec ces messieurs n'avaient pas assurément une tournure militaire ni distinguée; leurs chevaux étaient de toute taille et de toute couleur; on voyait beaucoup de bâts au lieu de selles, de cordes au lieu d'étriers, de sabots au lieu de bottes; nos cavaliers avaient des habits de toutes les façons, des pistolets à la ceinture, des fusils et des sabres attachés avec des ficelles; les uns avaient des cocardes blanches, d'autres en avaient de noires ou de vertes; tous portaient un sacré coeur cousu à leur habit et un chapelet à la boutonnière; ils avaient attaché à la queue de leurs chevaux des cocardes tricolores et des épaulettes enlevées à des bleus: les officiers étaient un peu mieux équipés que les soldats, et n'avaient pas de marques distinctives.
Toute cette troupe venait pour se montrer aux portes de Parthenay, et y donner une fausse alarme, afin de cacher la marche de l'armée qui devait s'avancer sur Thouars.
Les soldats se mirent à déjeuner. Les paysans des paroisses voisines arrivaient de toute part pour se joindre à eux. Des femmes venaient, la hache à la main, après avoir coupé les arbres de la liberté. Le château était plein de gens qui mangeaient, qui buvaient, en chantant et en criant vive le roi.
Pendant ce temps-là, M. de Lescure racontait qu'à Bressuire on l'avait reçu à bras ouverts, qu'on l'avait traité comme chef de toutes les paroisses de son canton, qu'on l'avait fait entrer dans le conseil de guerre, qu'on attendait avec impatience mon père, MM. de Marigny et Desessarts: trouver des officiers était un grand bonheur, car l'armée en manquait.
Au milieu de cette conversation, nous entendîmes un tumulte violent dans la cour. Les Vendéens avaient attaché leurs chevaux, et, suivant leur usage, n'avaient pas placé de sentinelle; trois habitans de Bressuire, dont les femmes s'étaient réfugiées à Clisson, arrivèrent pour les chercher et les emmener à Parthenay: ils étaient en uniforme de garde nationale, bien armés et à cheval. Voyant tant de chevaux dans la cour, ils crurent, sans y trop regarder, qu'un détachement de Parthenay était venu pour nous enlever; ils trouvent un petit domestique âgé de quinze ans, et lui disent: «Bonjour, citoyen.» Cet enfant répondit en criant: «Il n'y a pas de citoyens ici: vive le roi! aux armes! voilà les bleus!» Aussitôt tous les cavaliers sortent comme des furieux, le sabre à la main. Mon père et moi étions par hasard dans la cour; nous courûmes les premiers, et nous nous jetâmes devant ces trois hommes qu'on allait massacrer: nous essayâmes d'expliquer aux paysans que ces gens ne venaient pas faire de mal, qu'ils voulaient emmener leurs femmes; elles étaient là à genoux, suppliant et demandant grâce. Les paysans ne voulaient rien entendre; M. de La Rochejaquelein se mit à leur parler. Pendant ce temps, nous fîmes entrer les trois hommes; ils quittèrent leurs habits, prirent une cocarde blanche. Pour calmer les cavaliers, ils furent obligés de cracher sur la cocarde tricolore, et de crier vive le roi!
Vers midi, M. de Lescure et Henri partirent pour
Parthenay, et nous pour
Bressuire, en accordant aux patriotes réfugiés la permission de
rester
à Clisson tant qu'ils s'y croiraient plus en sûreté qu'ailleurs:
tous
étaient des gens honnêtes et paisibles.
Nous nous mimes en voiture, et des domestiques armés nous escortaient. Quand nous fûmes près de la ville, nous commençâmes à voir des Vendéens. Ils surent qui nous étions, et se mirent à crier vive le roi! Nous le répétions avec eux, en pleurant d'attendrissement. J'en aperçus une cinquantaine à genoux au pied d'un calvaire; rien ne pouvait les distraire de leurs prières.
La ville était occupée par environ vingt mille hommes: il y en avait six mille tout au plus armés de fusils; le reste portait des faulx emmanchées à l'envers, armes dont l'aspect est effrayant; des lames de couteau, des faucilles plantées dans un bâton, des broches, ou bien de grosses massues de bois noueux; tous ces paysans étaient dans l'ivresse de la joie: ils se croyaient invincibles. Les rues étaient pleines; on sonnait toutes les cloches. On avait fait un feu, sur la place, avec l'arbre de la liberté et les papiers des administrations.
Mon père, M. de Marigny et le chevalier Desessarts allèrent trouver les généraux; je me mis à me promener dans la ville avec mes femmes. Les paysans me demandaient si j'étais de Bressuire; je leur disais comment la veille j'y étais prisonnière, et comment ils m'avaient délivrée: ils étaient tout heureux d'avoir sauvé une dame noble. Ils me contaient que les émigrés allaient venir à leur secours, pour rétablir le roi et la religion. Ils voulurent ensuite me mener vers Marie-Jeanne: c'était une pièce de canon de douze; elle venait du château de Richelieu, où le cardinal l'avait fait placer autrefois avec cinq autres; elle était, d'un très-beau travail, chargée d'ornemens et d'inscriptions à la gloire de Louis XIII et du cardinal. Les républicains avaient pris ce canon à Richelieu, et il leur avait été enlevé au premier combat de Chollet. Les paysans, je ne sais pourquoi, lui avaient donné ce nom de Marie-Jeanne; ils y attachaient une idée miraculeuse, et croyaient qu'elle était un gage certain de victoire. Je trouvai ce canon sur la place: il était orné de fleurs et de rubans, et les paysans l'embrassaient. Ils m'invitèrent à l'embrasser aussi, ce que je fis volontiers: il y avait là treize autres pièces de divers calibres.
Sur le soir, je fus bien surprise et édifiée de voir tous les soldats qui logeaient dans la même maison que nous, se mettre à genoux, répétant le chapelet qu'un d'entre eux disait tout haut. J'appris qu'ils ne manquaient jamais à cette dévotion trois fois par jour.
Leur bravoure et leur enthousiasme n'avaient pas détruit leur douceur naturelle; leur amour et leur respect pour la religion, bien qu'assez peu éclairés, augmentaient ce sentiment. Dans les premiers mois de la guerre, avant que les atrocités des républicains eussent inspiré quelque faible désir de vengeances et de représailles, l'armée vendéenne était aussi touchante par ses vertus qu'admirable par son courage; aucun des désordres qui accompagnent les guerres, ne souillait la victoire des royalistes. On entrait de vive force dans les villes sans les piller; on ne maltraitait pas les vaincus; on n'exigeait d'eux ni rançon ni contribution; du moins les habitans du pays ne se rendaient jamais coupables de ces excès. Quelques déserteurs, de jeunes Bretons, qui avaient passé la Loire pour se dérober au recrutement, et qui ne pouvaient tirer de chez eux aucun moyen de subsistance, n'étaient pas toujours aussi irréprochables; mais on les punissait. Dans les divisions du Bas-Poitou et du Comté Nantais, les choses ne se passaient pas toujours ainsi; la guerre s'y est faite quelquefois, mais bien rarement, d'une manière cruelle; l'ordre n'y régnait pas toujours.
Dans cette journée, que je passai à Bressuire, je pus apercevoir ce caractère des soldats vendéens: ils détestaient cette ville, à cause des massacres que les troupes y avaient commis; et, pour assouvir leur colère, ils ne songeaient pas à faire le moindre mal à un habitant dans sa personne ou dans sa maison; ils se bornaient à démolir les murs extérieurs de Bressuire.
Dans la maison où j'étais logée, et même dans la chambre où j'étais descendue, il y avait beaucoup de soldats; je les entendis s'affliger de ne pas avoir de tabac; je leur demandai s'il n'y en avait pas dans la ville. «On en vend bien; mais nous n'avons pas d'argent,» répondirent-ils. Alors j'en fis acheter, que je leur donnai. Deux cavaliers prirent dispute dans la rue, sous nos fenêtres; un d'eux tira son sabre et toucha l'autre légèrement: celui-ci allait riposter; mon père, qui était tout auprès, lui retint le bras en lui disant:«Jésus-Christ a pardonné à ses bourreaux, et un soldat de l'armée catholique veut tuer son camarade!» Cet homme embrassa l'autre sur-le-champ. Au reste, je n'ai jamais entendu parler de duel dans notre armée: la guerre était si active et si périlleuse, que personne ne songeait à montrer son courage autrement que contre l'ennemi.
L'armée qui occupait Bressuire était composée d'Angevins, et de Poitevins des paroisses qui touchent l'Anjou. Les paroisses que M. de Lescure fît soulever s'y réunirent, et on la nommait la grande armée. D'ordinaire elle avait environ vingt mille hommes; pour les expéditions importantes, on la portait facilement au double. C'est elle qui avait le plus d'ennemis à combattre, et qui a eu le plus de succès; presque toujours elle agissait de concert avec la division de M. de Bonchamps, qui pouvait même être regardée comme en faisant partie: cette division était formée de paroisses qui touchent la Loire du côté de Saint-Florent; les Bretons qui avaient passé la rivière, s'y étaient joints; elle comptait dix ou douze mille hommes, et elle avait à se défendre plus spécialement contre les troupes républicaines qui occupaient Angers.
M. de Charrette commandait dans le Marais et sur les côtes; il avait vingt mille hommes dans les plus fortes réunions; il avait affaire aux garnisons de Nantes et des Sables. Dans le même canton, trois ou quatre petits rassemblemens, commandés par MM. de la Cathelinière, Couëtus, Jolly et Savin, agissaient souvent avec M. de Charrette.
M. de Royran occupait Montaigu et les cantons adjacens; sa division était de douze mille hommes; il n'avait à combattre que les troupes stationnées à Luçon.
Entre Nantes et Montaigu, MM. de Lyrot et d'Isigny avaient trois ou quatre mille hommes; ils avaient à se défendre du côté de Nantes.
On voit que la grande armée appuyait ses derrières sur ces divisions; mais elle avait à se soutenir sur une ligne bien étendue; elle était à découvert au nord, à l'est et au midi. Les républicains pouvaient venir l'attaquer de Fontenay, de Parthenay, d'Airvault, de Thouars, de Vihiers, de Doué et de Brissac; aussi a-t-elle successivement attaqué et occupé toutes ces villes, soit en repoussant ses ennemis, soit en allant les chercher. Je vais faire connaître les chefs qui la commandaient. Il n'y avait eu encore aucune nomination de généraux; les soldats suivaient ceux en qui ils avaient confiance, et ceux-ci s'entendaient fort bien entre eux, sans qu'il fut question de grades ni de subordination officielle.
M. de Bonchamps, chef de l'armée d'Anjou, était un homme de trente-deux ans: il avait fait la guerre dans l'Inde avec distinction, comme capitaine d'infanterie, sous M. de Suffren. Il avait une réputation de valeur et de talent que je n'ai jamais entendu contester une seule fois; il était reconnu pour le plus habile des généraux; sa troupe passait pour mieux exercée que les autres; il n'avait aucune ambition, aucune prétention; son caractère était doux et facile; il était fort aimé dans la grande armée, et on lui accordait une entière confiance. Mais il était malheureux dans les combats: il a paru rarement au feu sans être blessé, et son armée était ainsi souvent privée de sa présence; c'est aussi pour cette cause que je n'ai jamais été à portée de le voir. Il comptait dans sa division d'excellens officiers: MM. de Fleuriot, anciens militaires, qui le remplaçaient en son absence; MM. Soyer, MM. Martin, M. de Scépeaux, beau-frère de M. de Bonchamps, etc., tous fort braves et fort dévoués.
Dans la grande armée, le principal chef était, en ce moment, M. d'Elbée; il commandait plus particulièrement les gens des environs de Chollet et de Beaupréau. C'était un ancien sous-lieutenant d'infanterie, retiré depuis quelques années; il avait alors quarante ans; il était de petite taille, n'avait jamais vécu à Paris, ni dans le monde; il était extrêmement dévot, enthousiaste, d'un courage extraordinaire et calme; c'était son principal mérite. Son amour-propre se blessait facilement; il s'emportait sans propos, quoiqu'il fût d'une politesse cérémonieuse; il avait un peu d'ambition, mais bornée comme toutes ses vues. Dans les combats il ne savait qu'aller en avant, en disant: «Mes enfans, la Providence nous donnera la victoire.» Sa dévotion était très-réelle; mais comme il voyait que c'était un moyen de s'attacher les paysans et de les animer, il y mettait beaucoup d'affectation et un ton de charlatanisme que l'on trouvait souvent ridicule. Il portait sous son habit de pieuses images; il faisait des sermons et des exhortations aux soldats, et surtout il parlait toujours de la Providence, au point que les paysans, bien qu'ils l'aimassent beaucoup et qu'ils respectassent tout ce qui tenait à la religion, l'avaient, sans y entendre malice, surnommé le général la Providence. Malgré ces petits ridicules, M. d'Elbée était au fond un homme si estimable et si vertueux, que tout le monde avait pour lui de l'attachement et de la déférence.
Stofflet était à la tête des paroisses du côté de Maulevrier. Il était Alsacien, et avait servi dans un régiment suisse. Lors de la révolte, il était garde-chasse au château de Maulevrier; il avait alors quarante ans; il était grand et robuste. Les soldats ne l'aimaient pas, parce qu'il était dur et brutal; mais ils lui obéissaient mieux qu'à personne, et cela le rendait fort utile. Les généraux avaient grande confiance en lui; il était actif, intelligent et brave. Depuis, il a montré une ambition sans bornes et sans raison, qui lui a donné de grands torts, et qui a beaucoup contribué à perdre l'armée. Alors il était, comme tout le monde, dévoué à faire le mieux possible, sans songer à lui.
Cathelineau commandait les gens du Pin-en-Mauge et des environs. C'était, comme je l'ai dit, un simple paysan qui avait fait quelque temps le métier de colporteur pour le commerce des laines. Jamais on n'a vu un homme plus doux, plus modeste et meilleur. On avait pour lui d'autant plus d'égards, qu'il se mettait toujours à la dernière place. Il avait une intelligence extraordinaire, une éloquence entraînante, des talens naturels pour faire la guerre et diriger les soldats: il était âgé de trente-quatre ans. Les paysans l'adoraient et lui portaient le plus grand respect. Il avait depuis longtemps une grande réputation de piété et de régularité, tellement que les soldats l'appelaient le Saint d'Anjou, et se plaçaient, quand ils le pouvaient, auprès de lui dans les combats, pensant qu'on ne pouvait être blessé à côté d'un si saint homme. Quand M. de Lescure fut à l'armée, il fut aussi surnommé le Saint du Poitou, et l'on avait pour lui, comme pour Cathelineau, une sorte de vénération religieuse.
M. de La Rochejaquelein était chef des paroisses qui sont autour de Châtillon. Il avait un courage ardent et téméraire, qui le faisait surnommer l'intrépide. Dans les combats, il avait le coup-d'oeil juste, et prenait des résolutions promptes et habiles. Il inspirait beaucoup d'ardeur et d'assurance aux soldats. On lui reprochait de s'exposer sans aucune nécessité, de se laisser emporter trop loin, d'aller faire le coup de sabre avec les ennemis. Dans les déroutes des républicains, il les poursuivait sans aucune prudence personnelle. On l'exhortait aussi à s'occuper davantage des discussions du conseil de guerre. En effet, il les trouvait souvent oiseuses et inutiles; et après avoir dit son avis, il lui arrivait parfois de s'endormir; mais il répondait à tous les reproches: «Pourquoi veut-on que je sois un général? Je ne veux être qu'un hussard, pour avoir le plaisir de me battre.» Malgré ce goût pour les combats, il était cependant rempli de douceur et d'humanité. Le combat fini, nul n'avait plus d'égards et de pitié pour les vaincus. Souvent, en faisant un prisonnier, il lui offrait auparavant de se battre corps à corps contre lui.
M. de Lescure avait une bravoure qui ne ressemblait pas à celle de son cousin; elle ne l'écartait jamais de son sang-froid accoutumé, et même, lorsqu'il se montrait téméraire, il ne cessait pas d'être grave et réfléchi. Il était l'officier le plus instruit de l'armée. Toujours il avait eu du goût pour les études militaires, et s'y était livré avec zèle. Il avait lu tous les livres de tactique. Lui seul entendait quelque chose à la fortification; et quand on attaquait les retranchemens des républicains, ses conseils étaient nécessaires à tout le monde. Il était aimé et respecté; mais on lui trouvait de l'obstination dans les conseils. Pour son humanité, elle avait quelque chose d'angélique et de merveilleux. Dans une guerre où les généraux étaient soldats, et combattaient sans cesse corps à corps, pas un homme n'a reçu la mort de la main de M. de Lescure; jamais il n'a laissé périr ou maltraiter un prisonnier, tant qu'il a pu s'y opposer, même dans un temps où les massacres effroyables des républicains entraînaient les plus doux de nos officiers à user quelquefois de représailles. Un jour, un homme tira sur lui à bout portant; il écarta le fusil, et dit: «Emmenez ce prisonnier.» Les paysans indignés le massacrèrent derrière lui. Il se retourna, et s'emporta avec une colère que jamais on ne lui avait vue. C'est la seule fois, m'a-t-il dit, qu'il avait proféré un jurement. Le nombre de gens à qui il a sauvé la vie est prodigieux: aussi sa mémoire est-elle chérie et vénérée de tous les partis dans la Vendée. De tous ceux qui se sont illustrés dans cette guerre, aucun n'a acquis une gloire plus pure.
MM. de La Rochejaquelein et de Lescure étaient unis comme deux frères; leurs noms allaient toujours ensemble; leur amitié était célèbre dans l'armée. Avec un caractère différent, ils avaient la même simplicité, la même douceur, la même absence d'ambition et, de vanité. Henri disait: «Si nous rétablissons le roi sur le trône, il m'accordera bien un régiment de hussards.» M. de Lescure ne formait pas des souhaits moins modestes.
Mon père n'eut point d'abord de commandement particulier, bien qu'il eût le grade de maréchal-de-camp, et qu'il eût fait cinq campagnes en Allemagne. Étranger au pays, il ne se souciait pas d'être général en chef, ne désirant être à l'armée que pour faire son devoir. Il était fort respecté dans le conseil, mais était peu communicatif. Il ne partageait pas les illusions de quelques chefs, et prévoyait l'issue déplorable de la guerre. Il aimait si peu à se faire valoir, qu'à son arrivée à Bressuire, M. d'Elbée lui ayant dit, avec un air de protection, qu'il ne laisserait pas ignorer au roi ceux qui mériteraient des récompenses, et qu'il se promettait d'obtenir quelque faveur par le moyen d'un de ses parens, écuyer du prince de Condé, il se garda bien de lui apprendre qu'il avait lui-même passé sa vie à la cour. Il ne lui vint pas dans la pensée de tourner en ridicule les promesses si provinciales de M. d'Elbée, et répondit qu'il ne désirait rien que l'honneur de servir le roi.
M. de Marigny fut nommé général de l'artillerie. Il s'entendait parfaitement à cette partie de l'art militaire: pendant la guerre contre l'Angleterre, il avait pris part à plusieurs débarquemens, et il avait plus d'expérience que la plupart des officiers; mais il s'échauffait au point de perdre complétement la tête; aussi a-t-il nui quelquefois aux succès de l'armée, à laquelle cependant ses talens ont bien plus souvent servi. Il faut encore attribuer à cette espèce d'égarement et de vertige, sa dureté et son inhumanité envers les vaincus. Presque jamais il n'en épargnait aucun, quelques représentations qu'on pût lui faire, il était fortement persuadé que cela était utile au parti. Au milieu de ses cruautés il continuait à se montrer, avec ses camarades et ses soldats, l'homme le meilleur et le plus affable; aussi était-il fort aimé; on ne pouvait s'empêcher de lui être très-attaché.
M. de Dommagné était général de cavalerie: c'était un brave et honnête homme.
On considérait encore comme général M. de Boisy. Sa
mauvaise santé était
cause qu'on le voyait rarement à l'armée, et qu'il y était peu
utile.
M. Duhoux d'Hauterive, beau-frère de M. d'Elbée, et chevalier
de
Saint-Louis, fort honnête homme, n'était pas non plus en
évidence.
Beaucoup d'officiers, et même tous ceux qui montraient quelques talens, n'avaient pas une place ni une autorité bien déterminées. Ils combattaient aux postes où ils étaient le plus nécessaires, et faisaient ce dont on les chargeait. Les principaux étaient alors MM. Forestier, Tonnelay, Forêt, Villeneuve du Cazeau, les frères de Cathelineau, le chevalier Duhoux, le chevalier Desessarts, MM. Guignard, Odaly, les frères Cadi, Bourasseau, etc., les uns gentilshommes, les autres bourgeois, d'autres paysans. A ces officiers s'en joignirent successivement beaucoup d'autres. Tout ancien militaire, tout gentilhomme ou tout homme un peu instruit, toute personne à qui les paysans montraient de la confiance, tout soldat qui faisait voir de la bravoure et de l'intelligence, se trouvait officier comme de droit. Les généraux le chargeaient de commander, et il faisait de son mieux.
On pourra croire qu'un état-major ainsi formé, et où tout semble laissé au hasard, devait être le théâtre de beaucoup de dissensions et de malentendus; mais l'absence de toute règle précise venait de ce qu'elle eût été superflue et même nuisible. Chacun était sûr de soi et des autres; il ne fallait pas prescrire de devoir à des gens qui faisaient toujours le plus qu'il leur était possible. Tous voulaient le même but, et s'y étaient entièrement et sincèrement dévoués. Il n'y avait ni ambition, ni vanité, ou du moins elles étaient muettes. On se battait tous les jours ou à peu près: il ne restait pas de temps pour se disputer, pour soutenir des prétentions, pour les étaler en conversation. Si quelques-uns avaient des espérances, elles étaient si éloignées des succès qui auraient pu les réaliser, qu'il eût été ridicule d'en parler. La diversité des conditions était oubliée. Un brave paysan, un bourgeois d'une petite ville, était le frère d'armes d'un gentilhomme; ils couraient les mêmes dangers, menaient la même vie, étaient presque vêtus des mêmes habits, et parlaient des mêmes choses qui étaient communes à tous. Cette égalité n'avait rien d'affecté; elle était réelle par le fait; elle l'était de cour aussi pour tout honnête gentilhomme qui avait du sens. Les différences d'opinions politiques étaient aussi effacées. Plusieurs chefs ou officiers avaient eu originairement une nuance diverse dans la révolution, et avaient plus ou moins tard commencé à la détester; mais jamais il n'était question d'amour-propre, d'aristocratie. On prouvait assez son zèle actuel, pour qu'on ne mît pas de vanité à sa date.
Tels ont été, à peu d'exceptions près, dans le commencement de la guerre, le caractère des chefs et le tableau de l'état-major. La formation et la discipline de l'armée présentaient aussi un spectacle bien différent de celui que les autres guerres offrent ordinairement.
L'armée n'était jamais assemblée plus de trois ou quatre jours. La bataille une fois gagnée ou perdue, l'expédition ayant réussi ou manqué, rien ne pouvait retenir les paysans, ils retournaient dans leurs foyers. Les chefs restaient seuls avec quelques centaines d'hommes déserteurs et étrangers qui n'avaient pas de famille à aller retrouver; mais dès qu'on voulait tenter une nouvelle entreprise, l'armée était bientôt reformée. On envoyait dans toutes les paroisses, le tocsin était sonné, tous les paysans arrivaient. Alors on lisait une réquisition conçue en ces termes: «Au saint nom de Dieu, de par le roi, telle paroisse est invitée à envoyer le plus d'hommes possible en tel lieu, tel jour, à telle heure: on apportera des vivres.» Le chef dans le commandement duquel la paroisse était comprise, signait la réquisition; elle était obéie avec empressement; c'était à qui partirait parmi les paysans. Chaque soldat apportait du pain avec lui, et les généraux avaient soin aussi d'en faire faire une certaine quantité. La viande était distribuée aux soldats. Le blé et les boeufs nécessaires pour les vivres étaient requis par les généraux, et l'on avait soin de faire supporter cette charge par les gentilshommes, les grands propriétaires et les terres d'émigrés: mais il n'était pas toujours besoin de recourir à une réquisition; il y avait, beaucoup d'empressement à fournir volontairement; les villages se cotisaient pour envoyer des charretées de pain sur le passage de l'armée: les paysannes disaient leur chapelet à genoux, se tenaient, sur la route et offraient des vivres aux soldats. Les gens riches donnaient autant qu'il leur était possible. Comme d'ailleurs les rassemblemens duraient peu, on n'a jamais manqué de vivres.
L'armée n'avait donc ni chariots ni bagages: on pense bien qu'il n'était pas question de tentes. Pour les hôpitaux, ils étaient réglés avec un soin particulier; tous les blessés royalistes et républicains étaient transportés à Saint-Laurent-sur-Sèvre. La communauté des soeurs de la Sagesse, qui sont une espèce de soeurs grises, avait là son chef-lieu. Les pauvres soeurs, renvoyées de partout, s'y étaient réfugiées en grand nombre; elles étaient plus de cent. Dans le même bourg, les missionnaires du Saint-Esprit s'étaient aussi consacrés aux mêmes fonctions. Il y avait des chirurgiens qui suivaient l'armée; d'autres dirigeaient de petits hôpitaux en différens lieux.
Quand l'armée était assemblée, on la partageait en différentes colonnes, pour attaquer sur les différens points déterminés d'avance par les généraux. On disait: M. un tel va par ce chemin; qui veut le suivre? Les soldats qui le connaissaient, marchaient à sa suite. Seulement, lorsqu'il y en avait assez dans une bande, on ne laissait plus les autres s'y joindre; on les faisait aller d'un autre côté. Les chefs, arrivés au point d'attaque, formaient de la même façon les compagnies de leurs officiers. Jamais on ne disait aux soldats: A droite, à gauche. On leur criait: Allez vers cette maison, vers ce gros arbre; puis on commençait l'attaque. Les paysans ne manquaient guère à dire leurs prières avant d'entrer en combat, et presque tous faisaient un signe de croix à chaque coup qu'ils allaient tirer.
Du reste, il était impossible, même à prix d'argent, de les placer en sentinelle, ou de leur faire faire une patrouille. Les officiers étaient obligés de se charger de ce soin, quand il était nécessaire.
On avait quelques drapeaux, que; l'on portait dans les affaires importantes et préparées d'avance; mais quand la victoire était gagnée, les paysans mettaient drapeaux et tambours sur une charrette, et revenaient comme une foule joyeuse.
Dès que le combat était entamé, et que la mousqueterie et l'artillerie se faisaient entendre, les femmes, les enfans, tout ce qui restait d'habitans, allaient dans les églises se mettre en prières, ou se prosternaient dans les champs pour demander le succès de nos armes. De façon que, dans toute la Vendée à la fois, il n'y avait plus qu'une même pensée et qu'un même voeu; chacun attendait, en priant Dieu, l'issue d'une bataille d'où dépendait le sort de tous.
Tel est le tableau qu'offrit l'armée vendéenne pendant les premiers mois de la guerre. Peut-être, en voyant combien peu le calcul, l'ordre, la prudence, ont contribué à ses succès, paraîtront-ils plus surprenans encore. Communément on a supposé à l'insurrection un tout autre caractère; on a cru qu'elle avait été préparée par de vastes trames, que les chefs étaient d'habiles politiques dont les paysans étaient les aveugles instrumens, et qui avaient travaillé pour l'exécution de grands desseins arrêtés d'avance. Il est facile de voir combien ces pompeuses explications sont éloignées de la vérité. La guerre a été plutôt défensive qu'offensive: jamais aucun plan n'a pu être concerté pour arriver à un résultat plus élevé que la sûreté du pays. Après les grands succès, l'espérance de contribuer puissamment à la contre-révolution se présenta assurément à tous les Vendéens, mais sans pouvoir influer sur leur marche. Au reste, dans les courts instans où l'on put se livrer à cet heureux espoir, les prétentions des insurgés ne cessèrent point d'être modestes et mesurées. J'ignore quels rêves d'ambition ont pu former dans la suite quelques-uns des chefs; mais le voeu de l'armée, des bons paysans et de leurs officiers, se réduisait à peu de chose.
Ils désiraient que ce nom de Vendée, qui leur avait été donné par hasard, fût conservé à une province formée de tout le Bocage, et administrée séparément. Depuis long-temps les hommes sensés s'affligeaient de voir une contrée, unie par les moeurs, l'industrie et la nature du sol, séparée en trois parties dépendant de trois provinces différentes, dont l'administration avait constamment négligé le Bocage[6].
[Note 6: La séparation actuelle en quatre départemens a les mêmes inconvéniens pour le pays.]
Ils auraient sollicité le roi d'honorer une fois de sa présence ce pays sauvage et reculé;
De permettre qu'en mémoire de la guerre, le drapeau blanc flottât toujours sur le clocher de chaque paroisse, et qu'un corps de Vendéens fût admis dans la garde du roi.
On aurait aussi réclamé l'exécution d'anciens projets pour l'ouverture des routes et la navigation des rivières.
Tels étaient les désirs modestes de nos bons paysans qui ne voulaient du reste demander ni diminutions d'impôts, ni exemptions de milice, ni privilèges particuliers.
J'ai été bien aise de montrer, en racontant nos espérances et nos voeux, combien la guerre de la Vendée portait un caractère de simplicité, de raison et de zèle, différente en cela de presque toutes les insurrections, où l'on trouve rarement cette pureté de motifs.
Nous partîmes de Bressuire le 4 mai au matin. A un quart de lieue de Châtillon, nous trouvâmes un grand nombre de gens de la ville qui venaient au-devant de nous, sous les armes; ils crièrent beaucoup: «Vivent le roi, la noblesse et les prêtres!» Ils nous demandèrent où était M. de Lescure; et quand on sut qu'il était à l'armée, les transports redoublèrent. A Châtillon, un conseil qui venait d'être établi nous harangua et nous fit accepter une garde d'honneur. Nous continuâmes notre route: au bout d'un moment nous congédiâmes la garde en lui donnant trente louis, et le soir nous arrivâmes au château de la Boulaye. Nous nous y établîmes, ma mère, ma tante, M. d'Auzon, M. Desessarts, sa fille et moi.
CHAPITRE VII.
Prise de Thouars, de Parthenay et de la
Châtaigneraye.—Défaite de
Fontenay.—Prise de Fontenay.
Comme je n'étais point sur le théâtre de la guerre, et que les combats étaient très-multipliés, je ne saurai pas les raconter tous en détail; il y en a même que je pourrai omettre, soit que je n'en aie pas eu une connaissance précise, soit que j'en aie perdu le souvenir.
La prise de Thouars est un des principaux faits de la guerre; il a été surtout important pour moi. C'était la première fois que M. de Lescure paraissait au combat: il s'y fit une telle réputation de bravoure, qu'il acquit tout d'un coup une grande influence dans l'armée.
Le général Quétineau entra à Thouars le 3 mai; il ne pensait pas qu'on vînt l'y attaquer, et ne prit aucune précaution. Le 4 au soir, il fut averti que les Vendéens marchaient sur la ville; alors il se hâta de prendre quelques mesures.
Thouars est situé sur une hauteur; la rivière du Thoué l'entoure presque entièrement; tous les chemins qui y conduisent aboutissent à cette rivière, hormis la route de Saumur et celle de Poitiers. Pour arriver à Thouars, les Vendéens avaient le Thoué à passer; c'est une rivière profondément encaissée, et que des digues de moulins rendent presque partout impraticable à gué.
Le passage pouvait être tenté sur quatre points: au pont de Saint-Jean, qui touche la ville; mon père et M. de Marigny furent chargés de cette attaque: au port du Bac-du-Château; ce furent MM. d'Elbée, Cathelineau et Stofflet: à un pont qui est à une demi-lieue de la ville, près du village de Vrine; c'est là que se dirigèrent MM. de La Rochejaquelein et de Lescure: enfin à un gué plus loin de Thouars, et qu'on nomme Gué-aux-Riches; M. de Bonchamps y fut destiné. Le général Quétineau avait envoyé du monde pour défendre ces quatre points; mais il y eut du désordre et de la précipitation dans les dispositions qu'il fit.
MM. de Lescure, de La Rochejaquelein et de Bonchamps devaient commencer l'attaque. Il était convenu que, deux heures après, les autres divisions entameraient aussi l'action. Il y eut des retards; elles n'arrivèrent qu'au bout de cinq heures, et la fausse attaque devint l'attaque principale.
A cinq heures du matin, la colonne commandée par MM. de Lescure et de La Rochejaquelein déboucha du village de Ligron, qui est situé sur une hauteur en face du pont de Vrine. Les bataillons de la Nièvre et du Var défendaient le pont; ils y avaient placé une barricade formée avec du fumier et une charrette; ils avaient aussi de l'artillerie en bonne position.
Pendant six heures on se canonna, et l'on fit aussi un feu de mousqueterie, qui eut peu d'effet à cause de la trop grande distance. Sur les onze heures, les Vendéens étaient près de manquer de poudre: M. de La Rochejaquelein courut en chercher, et laissa le commandement à M. de Lescure seul. Mon mari s'aperçut, un instant après, que les républicains commençaient à s'ébranler, et ne faisaient plus aussi ferme contenance. Alors il saisit un fusil à baïonnette, cria aux soldats de le suivre, descendit rapidement la hauteur, et arriva jusque sur le pont au milieu des balles et de la mitraille. Aucun paysan n'avait osé le suivre: il retourne, les appelle, les exhorte, leur donne encore l'exemple, et revient sur le pont; mais il reste encore seul à cette seconde fois: ses habits étaient percés de balles. Enfin il essaie un troisième effort. Dans cet instant, M. de La Rochejaquelein et Forêt arrivent et volent au secours de M. de Lescure, qui n'avait pu décider qu'un seul paysan à marcher en avant; tous les quatre traversent le pont; M. de Lescure saute le retranchement: le soldat est blessé; mais Henri et Forêt passent aussi. Cependant les paysans accouraient en foule pour les secourir, et le passage fut forcé.
Un instant après, M. de Bonchamps réussit à passer le Gué-aux-Riches; il était défendu par la garde nationale d'Airvaux. Ces braves gens, ignorant qu'ils étaient coupés et que le pont de Vrine était pris, refusèrent de se rendre, et périrent, tous avec un grand courage. On a attribué ce trait à ceux que l'on nommait Marseillais, qui en étaient incapables, et qui, dans toute la guerre, se sont montrés aussi lâches que féroces.
Dès que les républicains opposés à M. de Lescure virent que le pont était emporté, ils s'enfuirent en désordre vers la ville. Une trentaine de cavaliers les poursuivirent jusque sous les murs; mais ils revinrent ensuite prendre poste en avant du pont, pour protéger le passage de toute l'armée: quand elle eut défilé, ce poste avancé se replia. Les républicains, encouragés par ce mouvement qu'ils prenaient pour une fuite, avancèrent sur les Vendéens: on les laissa arriver, et une vive décharge de mousqueterie et d'artillerie les mit une seconde fois en déroute; ils se retirèrent précipitamment dans la ville. Les Vendéens les suivirent de prés; mais les portes furent fermées. Alors on voulut tenter un assaut. La ville est enceinte d'un vieux mur sans fossés: les paysans se mirent à la démolir à coups de piques, mais ce moyen n'était pas prompt pour faire une brèche. On n'avait pas d'échelles. M. de La Rochejaquelein monta sur les épaules du brave Toussaint Texier, de la paroisse de Courlay, et atteignit ainsi la cime du mur à un endroit où il était dégradé. Il tira quelques coups de fusil; puis, avec ses mains, il arracha des pierres. Enfin on parvint ainsi à faire une sorte de brèche, et l'on se précipita dans la ville. Pendant ce temps, les deux autres divisions avaient passé la rivière et commencé leur attaque. Le général Quétineau vit bien qu'il ne pouvait se défendre; mais craignant de se compromettre en capitulant, il proposa aux administrateurs du district d'arborer le drapeau blanc, et d'aller, par une députation, déclarer qu'ils se soumettaient. Ils hésitèrent longtemps; tous étaient fort prononcés dans leur opinion républicaine, et ils avaient une grande crainte de se trouver entre les mains de brigands. Quétineau leur démontra qu'on ne pouvait songer à résister. Alors un d'entre eux s'écria avec désespoir: «Eh bien! si j'avais un pistolet, je me brûlerais la cervelle!» Quétineau, avec un grand sang-froid en prend un à sa ceinture et le lui présente: le pauvre administrateur se résigna alors à capituler. On alla au-devant de l'armée, du côté de M. d'Elbée, faire acte de soumission: ce fut précisément au même instant que MM. de La Rochejaquelein et de Lescure entraient d'assaut dans la ville.
Malgré cette circonstance, il n'y eut aucun désordre; pas un habitant ne fut maltraité, pas une maison ne fut pillée. Les paysans coururent d'abord aux églises sonner les cloches et prier Dieu. Us brûlèrent l'arbre de la liberté et les papiers des administrations, ce qui, je ne sais pourquoi, leur faisait toujours un fort grand amusement; puis on les logea chez les particuliers. Ils s'y montrèrent fort doux et tranquilles, exigeant seulement du vin en abondance.
Tous les gens en fonctions de Thouars eurent d'abord beaucoup de frayeur, et craignaient de mauvais traitemens; ils se mirent sous la protection des chefs, et ne les quittaient pas de peur d'être assaillis par les paysans. MM. de Lescure et de La Rochejaquelein, qui étaient du pays, les mirent sous leur protection. En entrant dans la ville, deux ou trois s'étaient attachés aux pans de leurs habits, pour trouver ainsi une sauvegarde plus assurée.
On ne fit pas de grâce cependant aux prêtres sermentés; ils furent mis en prison, et on les emmena lorsqu'on quitta la ville, ainsi que deux cents hommes pris les armes à la main au pont de Vrine avant la capitulation; mais on ne leur fit aucun mal. Tous les chefs vendéens furent loger ensemble dans la maison où était déjà le général Quétineau.
M. de Lescure, qui l'avait connu autrefois grenadier, et qui le savait honnête homme, l'amena dans sa chambre. Quétineau lui dit: «Monsieur, j'ai bien vu vos volets fermés quand j'ai quitté Bressuire: vous avez cru qu'on vous oubliait; mais ce n'est pas par défaut de mémoire que je vous ai laissé la liberté.» M. de Lescure lui témoigna toute sa reconnaissance, et ajouta: «Vous êtes libre; vous pouvez partir, mais je vous engage à rester avec nous. Vous êtes d'une autre opinion: ainsi vous ne combattrez pas; mais vous serez prisonnier sur parole, et tout le monde vous traitera bien. Si vous retournez avec les républicains, ils ne vous pardonneront pas cette capitulation, qui pourtant était indispensable: c'est un asile que je vous offre contre leur vengeance.» Quétineau lui répondit: «Monsieur, si je m'en vais avec vous, je passerai pour un traître; il paraîtra certain que j'ai livré la ville; et cependant je n'ai fait autre chose que de conseiller une capitulation au moment où j'ai vu la ville prise d'assaut. Je prouverai que j'ai fait mon devoir. Je serais déshonoré, si l'on pouvait me supposer des intelligences avec l'ennemi.» Ce brave homme demeura inébranlable dans sa résolution; d'autres personnes renouvelèrent inutilement auprès de lui les propositions que M. de Lescure lui avait faites. Cette bonne foi et ce dévouement à sa cause lui concilièrent l'estime de tous nos chefs; il ne s'abaissa à aucune supplication, et garda toujours un ton fort convenable. Stofflet, qui n'avait point dans ses procédés autant de délicatesse que ces messieurs, fut d'abord assez grossier envers le général Quétineau; il voulait lui faire quitter sa cocarde. Une dispute allait s'engager, lorsque les autres chefs vinrent faire cesser les propos de Stofflet.
Les paysans aussi étaient fort éloignés de concevoir comment on pouvait avoir des égards pour un général républicain, et ils étaient bien surpris de voir qu'il logeât dans la même maison que leurs généraux. Les gens de la division de M. de Bonchamps, apprenant que Quétineau et lui couchaient dans la même chambre, en prirent surtout une grande alarme: ils vinrent en foule demander à M. de Bonchamps de ne pas y consentir, et lui montrèrent des craintes. Il fut très-fâché de cette espèce d'insulte pour Quétineau, et reçut fort mal leurs instances. Ils les renouvelèrent plusieurs fois dans la soirée; enfin, voyant qu'il n'en tenait aucun compte, ils s'introduisirent dans la maison dès qu'il fut couché, et passèrent la nuit dans l'escalier et devant la porte de la chambre pour garder leur général. Son garde-chasse même, lorsqu'il crut son maître endormi, ouvrit doucement la porte, et s'alla coucher au pied du lit. Le lendemain, en se réveillant, M. de Bonchamps gronda ces braves gens des preuves d'attachement que, dans leur défiance mal entendue, ils venaient de lui donner. L'armée vendéenne fit à Thouars quelques recrues: plusieurs soldats prirent parti avec nous; mais on y gagna surtout de fort bons officiers, qui depuis se distinguèrent. On remarqua principalement M. de La Ville de Beaugé. Il avait combattu contre les Vendéens dans la garde nationale de Thouars; il abandonna un parti où on l'avait enrôlé de force; il devint, peu de mois après, un des principaux officiers royalistes. Il était plein de bravoure, de talens, de patience, de simplicité, et d'un zèle infatigable. Il s'employait à tout, et toujours utilement; le plus souvent il commandait l'artillerie. Il avait alors vingt-sept ans. Il s'attacha d'amitié à MM. de Lescure et de La Rochejaquelein, qui lui donnèrent toute leur confiance.
MM. Daniaud-Dupérat et le chevalier Piet de Beaurepaire, âgés de dix-huit ans, célèbres à l'armée par leur bravoure, devinrent deux de nos meilleurs officiers. M. Herbold avait étudié pour être prêtre, mais n'était point dans les ordres; on l'avait mis par force dans un bataillon: ses vertus, sa piété, sa modestie, son zèle et son courage, le rendirent cher à tous les Vendéens. M. de Beauvolliers l'aîné, frère du chevalier, était un homme actif et zélé; il était surtout excellent pour tout ce qui demandait de l'ordre et du soin.
MM. de la Marsonnière et de Sanglier, également dévoués, étaient âgés; ils se mirent dans l'artillerie, et le premier rendit souvent de grands services.
Le chevalier de Mondyon, qui était un enfant de quatorze ans, se joignit aussi à l'armée. Il arrivait de Paris où il s'était échappé de sa pension, et avait fabriqué un faux passe-port pour venir, dans la Vendée, se battre pour le roi. Il avait une figure charmante, un courage ardent et beaucoup de vivacité dans l'esprit.
M. de Langerie était plus jeune encore; il n'avait pas treize ans. On ne voulait pas d'abord lui laisser prendre une part active à la guerre; mais on ne put l'en empêcher. A la première affaire, il eut un cheval tué sous lui; on le fit alors aide-de-camp du chevalier de ***, qui commandait Châtillon; il déserta de ce poste où il n'avait rien à faire; il se procura un cheval, et revint à l'armée.
M. Renou était arrivé de Loudun avant la bataille de Thouars; il s'y distingua par la plus rare valeur, comme à toutes les affaires qui ont eu lieu depuis; il avait environ trente ans.
Après avoir passé deux jours à Thouars, on marcha sur Parthenay: les républicains l'avaient évacué. Le chevalier de Marsanges, émigré, et cinq dragons, ses camarades, quittèrent l'armée républicaine et arrivèrent ce jour-là dans la nôtre. Les généraux voyaient toujours ces déserteurs avec plaisir; les paysans avaient de grandes défiances, et s'imaginaient que les transfuges étaient des espions.
On se dirigea ensuite sur la Châtaigneraie. La ville était défendue par trois ou quatre mille républicains: ce fut là que tous les nouveaux Vendéens eurent leurs preuves à faire. M. de Lescure, pour essayer M. de Beaugé, le mit à la tête de deux cents paysans, dans un poste difficile à garder; il parvint à s'y maintenir avec beaucoup de courage et de sang-froid. Le petit chevalier de Mondyon fut blessé, ainsi que le chevalier de Beauvolliers et M. Dupérat. Les six dragons qui avaient rejoint à Parthenay, et qui avaient vu la défiance des Vendéens, voulurent la dissiper; ils combattirent avec une témérité extraordinaire: il y en eut un de tué; alors les paysans se mirent à crier: «Assez, dragons, assez; vous êtes de braves gens.»
La Châtaigneraie fut emportée après quelque résistance; M. de Bonchamps y entra le premier. Les conseils de mon père contribuèrent beaucoup à ce succès.
Il y avait déjà plusieurs jours que les paysans étaient sous les armes; ils avaient une grande envie de retourner chez eux; on ne pouvait plus les retenir; ils commirent quelques désordres à la Châtaigneraie. Le lendemain, 16 mai, il ne s'en trouva plus que sept mille; à grand peine on en rassembla trois mille de plus, et l'on alla attaquer Fontenay.
MM. de Lescure et de La Rochejaquelein commandaient l'aile gauche; ils eurent d'abord de l'avantage, et parvinrent dans les faubourgs de la ville après avoir repoussé les républicains: mais pendant ce temps-là l'aile droite et le centre furent mis en pleine déroute. Les paysans étaient découragés; les dispositions furent mal faites; on entassa l'artillerie dans un chemin où elle ne put être d'aucun avantage; M. d'Elbée fut blessé à la cuisse; M. de la Marsonnière fut enveloppé et pris avec plus de deux cents hommes: on crut que tout était perdu. Cependant MM. de Lescure et de La Rochejaquelein parvinrent à n'être point coupés; ils firent leur retraite en bon ordre et sauvèrent même leurs canons[7].
[Note 7: C'est ce jour-là que quatre-vingts paysans qui faisaient partie de l'aile gauche, s'étant emparés, près de Fontenay, d'un poste important qu'on les chargea de garder, ne s'aperçurent pas de la défaite des leurs. Avertis par hasard, ils retournent sur le champ de bataille qu'ils trouvent désert, et où ils aperçoivent toute l'artillerie vendéenne abandonnée. Incertains du parti qu'ils avaient à suivre, mais ne désespérant pas de voir leur armée reprendre le dessus, ils eurent le courage de rester pour défendre le précieux matériel qu'elle avait perdu. Lorsque les bleus revinrent de la poursuite, ils eurent à se battre contre cette poignée de braves gens qui se firent tous hacher sur leurs canons. Pierre Bibard seul, couvert de vingt-six blessures, fut emmené prisonnier. Comme il était bien vêtu (car il était riche alors!), on le prit pour un chef d'importance. Déposé et gardé à vue dans un grenier, il y resta presque nu et en butte aux plus mauvais traitemens. Huit jours après, les Vendéens se présentèrent de nouveau devant Fontenay. Dès que l'attaque eut commencé, le soldat républicain qui surveillait le malheureux Bibard, se mit à l'accabler de menaces et d'invectives, et, tournant sans cesse contre lui sa baïonnette, jurait de le tuer si la ville était prise. Cependant, inquiet et regardant à diverses reprises par la fenêtre, il oublia un instant son fusil. Le prisonnier presque mourant, se traîna vers l'arme, la saisit, et contraignit son farouche geôlier à se retirer. Après la prise de la ville, ce méchant homme, confronté avec Bibard, attendait en tremblant l'arrêt de mort qui devait suivre des plaintes trop fondées sur la conduite inhumaine et brutale dont il se sentait coupable. Mais le brave Bibard, déposant tout ressentiment, loin d'accabler son ennemi par le récit de ses torts, demanda et obtint qu'on le mît en liberté, puis lui dit à voix basse: «Souviens-loi que je t'ai pardonné pour l'amour de Jésus-Christ.» Les blessures de Bibard ne se sont jamais entièrement guéries; quand une se ferme, il s'en ouvre une autre. Malgré cela, il a constamment continué à servir dans toutes les guerres de la Vendée, et à s'y distinguer. Il demeure aujourd'hui à la Tessouale.]
Après cette affaire, on se trouva dans une mauvaise situation: toute l'artillerie était perdue; Marie-Jeanne avait été prise; il ne restait plus que six pièces de canon; on n'avait plus de poudre; chaque soldat avait tout au plus une cartouche; un général était blessé; les paysans n'avaient plus leur première assurance. Les chefs ne perdirent pas courage; ils prirent promptement leur parti, affectèrent beaucoup de gaieté, et répétèrent aux soldats qu'on allait bientôt avoir une revanche.
On engagea les prêtres à relever le zèle du peuple par des prédications. Ils répétèrent que Dieu avait permis ce malheur en punition du dégât qu'on avait fait dans quelques maisons à la Châtaigneraie.
Une circonstance imprévue contribua plus que toute autre chose à ranimer les paysans.
Pendant que l'armée était à Thouars, les soldats trouvèrent dans une maison un homme en habit de volontaire, qui leur raconta qu'il était prêtre, qu'on l'avait mis de force dans un bataillon républicain à Poitiers. Il demanda à parler à M. de Villeneuve du Cazeau qui avait été son camarade de collége. M. de Villeneuve le reconnut en effet pour M. l'abbé Guyot de Folleville. Mais bientôt après il ajouta qu'il était évêque d'Agra, et que des évêques insermentés l'avaient sacré, en secret, à Saint-Germain. M. de Villeneuve fit part sur-le-champ de tout ce récit à M. Pierre Jagault, bénédictin, dont les lumières et la prudence étaient fort estimées. Tous deux proposèrent à l'évêque d'Agra de se joindre à l'armée. Il hésita beaucoup, allégua sa mauvaise santé; enfin ils parvinrent à le déterminer, et l'amenèrent à l'état-major. Personne n'imagina de douter de ce qu'il racontait. M. de Villeneuve le reconnaissait; il donnait encore pour garans, M. Brin, curé de Saint-Laurent-sur-Sèvre, prêtre fort respecté, et les soeurs de la Sagesse. Il annonçait que le pape avait nommé quatre vicaires apostoliques pour la France, et qu'il était chargé des diocèses de l'ouest. Il avait une belle figure, un air de douceur et de componction, des manières distinguées. Les généraux virent avec un grand plaisir un ecclésiastique d'un rang élevé et d'une belle représentation, venir contribuer au succès de leur cause, par des moyens qui pouvaient avoir beaucoup d'effet. Son arrivée ne fit pas encore grand bruit à Thouars. Il fut convenu qu'il se rendrait à Châtillon, et que là il serait reçu comme évêque.
Ce fut ainsi qu'arriva dans la Vendée cet évêque d'Agra, qui a joué un si grand rôle et qui est devenu si célèbre dans l'histoire de la guerre. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est que cet homme trompa toute l'armée vendéenne, sans qu'on puisse deviner quels étaient son but et ses projets. Tout ce qu'il avait raconté était faux. L'abbé Guyot de Folleville avait d'abord, à ce qu'il parait, prêté serment; il avait quitté Paris quelque temps avant la guerre de la Vendée, et était venu se réfugier à Poitiers, chez, une de ses parentes. Ses manières, son air de douceur et de dévotion, lui avaient donné un grand succès dans la société de Poitiers. Toutes les âmes pieuses, toutes les religieuses, qui avaient quitté leur couvent, avaient un grand empressement pour l'abbé de Folleville. Ce fut alors qu'il s'imagina, pour se donner plus de considération et d'importance, de confier à ces bonnes âmes qu'il était évêque d'Agra, etc. C'est ainsi que les missionnaires et les soeurs de Saint-Laurent avaient appris son existence, par leurs dévotes correspondances de Poitiers. Je crois qu'une vanité assez ridicule fut son seul motif. Quand il fut introduit à l'armée, il continua son mensonge, que personne ne put dévoiler, et qu'il n'y avait pas de raison pour soupçonner: c'est la seule explication que l'on puisse donner de la singulière conduite de cet abbé. Assurément il ne nous trahissait pas; il a péri pour notre cause, et jamais il n'y a rien eu d'équivoque dans ses démarches. D'un autre côté, on ne peut pas supposer que cette imposture lui ait été suggérée par le dessein ambitieux de se faire le premier personnage de la Vendée, ou bien encore pour exercer plus d'empire sur le peuple en prenant un caractère plus éminent. L'évêque d'Agra avait de l'usage du monde, mais fort peu d'esprit; en outre, il n'a jamais montré ni talent, ni énergie, ni force de résolution: d'ailleurs, si son roman avait été calculé pour la guerre civile, pourquoi l'aurait-il débité à Poitiers avant de savoir s'il y aurait une guerre dans la Vendée? Ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que l'abbé de Folleville ait été conduit à devenir un aussi grand personnage en faisant un conte ridicule, dicté par un sot orgueil.
On a supposé que les généraux étaient complices de cette supercherie, et qu'elle avait été inventée par eux pour avoir plus d'influence sur les paysans. Aucun des chefs de la Vendée n'était capable de se jouer ainsi de la religion; si quelqu'un avait proposé un pareil projet, il aurait éprouvé une vive opposition de tous les autres; et, pour tromper l'armée, il aurait fallu un consentement unanime et un secret impénétrable dans tout l'état-major, puisque à cette époque, il n'y avait point de général en chef. On crut, sans beaucoup de réflexion, avec la bonne foi et la loyauté qui caractérisaient les Vendéens, un récit qui était vraisemblable, et qui, une fois admis, devint fort utile à la cause.
Ce fut surtout après la déroute de Fontenay, qu'on recueillit un grand avantage de la présence du prétendu évêque d'Agra. Il arriva à Châtillon le jour même de la défaite; toutes les cloches furent sonnées; on se porta en foule sur ses pas; il distribua des bénédictions; il officia pontificalement: les paysans étaient ivres de joie, le bonheur d'avoir un évêque parmi eux leur rendit toute leur ardeur, et ils ne songèrent plus au revers qu'ils venaient d'éprouver.
On rassembla de nouveau l'armée; la division de M. de Bonchamps, qui était retournée en Anjou après la prise de la Châtaigneraie, se joignit à la grande armée. On marcha encore une fois sur cette ville que les républicains avaient occupée de nouveau; ils l'évacuèrent sans résistance; on y coucha. Le lendemain 24 mai, vers midi, on arriva devant Fontenay. Les républicains, au nombre de dix mille, étaient au-devant de la ville avec une artillerie nombreuse.
Avant l'attaque, on fit donner l'absolution aux soldats. Les généraux leur disaient: «Allons, mes enfans, il n'y a pas de poudre; il faut encore prendre les canons avec des bâtons; il faut ravoir Marie-Jeanne: c'est à qui courra le mieux.» Les soldats de M. de Lescure qui commandait l'aile gauche, hésitaient beaucoup à le suivre; il s'avança seul à trente pas devant eux pour les animer, s'arrêta et cria: Vive le roi! Une batterie ce six pièces fit sur lui un feu de mitraille: ses habits furent percés, son éperon fut emporté, sa botte droite déchirée; mais il ne fut pas blessé. «Vous voyez, mes amis, leur cria-t-il sur-le-champ, les bleus ne savent pas tirer.» Les paysans se décidèrent; ils prirent leur course: M. de Lescure, pour rester à leur tête, fut obligé de mettre son cheval au grand trot. Dans ce moment, ils aperçurent, une grande croix de mission; aussitôt ils se jetèrent tous à genoux, quoique à la portée du canon. M. de Beaugé voulut les faire marcher. Laissez-les prier Dieu, lui dit tranquillement M. de Lescure[8]. Ils se relevèrent et se mirent à courir de nouveau. Pendant ce temps-là, M. de La Rochejaquelein s'était mis à la tête de la cavalerie avec M. de Dommaigné; ils chargèrent avec succès celle des républicains; et au lieu de la poursuivre, ils tombèrent sur le flanc de l'aile gauche et l'enfoncèrent: ce fut là ce qui acheva de décider l'affaire. Les républicains avaient tenu une heure ou à peu près; un bataillon de la Gironde fit seul une très-belle résistance; le reste s'enfuit en désordre vers la ville.
[Note 8: Ce trait est le sujet qu'a choisi M. Robert-Lefebvre, premier peintre du cabinet du roi, pour le portrait de M. de Lescure, commandé par Sa Majesté.]
M. de Lescure arriva le premier à la porte de Fontenay avec son aile gauche; il entra dans la ville; les paysans n'osaient pas le suivre. MM. de Bonchamps et Forêt aperçurent de loin le danger qu'il courait, et s'élancèrent pour le secourir. Tous les trois eurent la témérité de s'enfoncer dans les rues; elles étaient pleines de bleus qui fuyaient en désordre, et qui se jetaient à genoux, en criant: Grâce! Ces messieurs leur disaient: «Bas les armes! on ne vous fera pas de mal. Vive le roi!» Quand ils furent sur la place, ils se séparèrent; chacun prit une rue différente. A peine M. de Bonchamps eut-il quitté M. de Lescure, qu'un bleu, après avoir jeté son fusil, le reprit et tira sur lui: la balle lui perça le bras et les chairs auprès de la poitrine. Ses paysans, qui le suivaient à quelque distance, accoururent en fureur, et toute résistance cessa.
M. de Lescure avait tourné dans la rue des prisons; il les fit ouvrir de par le roi; et aussitôt M. de la Marsonnière et tous les Vendéens qui avaient été faits prisonniers s'élancèrent vers lui: tous voulaient embrasser leur libérateur. Ils devaient être jugés le lendemain, et leur sort n'était pas douteux. Pendant tout le combat, ils avaient cru qu'on allait les massacrer, et s'étaient barricadés pour se défendre; c'était aussi la crainte de M. de Lescure, et c'était pour cela qu'il s'était hâté d'entrer dans la ville et de se porter à la prison. Il les quitta sur-le-champ pour continuer à poursuivre l'ennemi.
Forêt avait suivi la grande rue, et, après avoir traversé la ville, il se trouva sur la route qui mène à Niort; il voulait absolument reprendre Marie-Jeanne. Les bleus attachaient autant d'importance à la conserver que nos gens à la ravoir. Forêt rencontra la pièce à une lieue de la ville; elle était gardée par des fantassins; quelques gendarmes étaient plus loin. Forêt s'avança si imprudemment, qu'il se trouva au milieu d'eux; heureusement il était monté sur un cheval qu'il avait pris quelques jours auparavant à un gendarme, et il avait conservé la selle et l'équipage: ils le prirent pour un des leurs, et lui dirent: «Camarade, il y a 25,000 fr. pour ceux qui sauveront Marie-Jeanne, elle est engagée: allons la défendre.» Forêt fait le brave, dit qu'il veut être le premier. Quand il est à la tête de la bande, et qu'il est arrivé près de la pièce, il se retourne, tue les deux gendarmes qui étaient auprès de lui; les paysans qui s'étaient avancés le reconnaissent, redoublent d'efforts, et, après un combat qui coûta quelques hommes, Marie-Jeanne fut reprise et ramenée en grand triomphe.
Ce combat, le plus brillant qu'eussent encore livré les Vendéens, leur procura quarante pièces de canon, beaucoup de fusils, une grande quantité de poudre et de munitions de toute espèce. On prit aussi deux caisses remplies d'assignats qui n'étaient pas à l'effigie du roi. La première fut pillée par les soldats, mais ils faisaient si peu de cas de cette nouvelle monnaie de papier, qu'ils les brûlèrent, les déchirèrent; plusieurs d'entre eux s'amusaient à s'en faire des papillotes. La seconde caisse, qui contenait 900,000 fr. ou environ, fut préservée par les généraux, et, pour pouvoir la rendre utile aux besoins de l'armée, on écrivit sur les revers, bon au nom du roi, avec la signature des membres du conseil supérieur qui fut formé à cette époque. Cette mesure inspira de la confiance pour ces assignats.
On fut embarrassé de la résolution qu'on adopterait à l'égard des soldats républicains qui avaient été faits prisonniers, au nombre de deux ou trois mille. Il n'était pas encore établi chez les bleus que les Vendéens devaient être fusillés dès qu'ils seraient pris; ainsi il ne pouvait pas être question de représailles. D'ailleurs on avait dit à ces gens-là: «Rendez-vous, on ne vous fera pas de mal.» On ne pouvait pas les garder en si grand nombre, puisqu'on n'occupait pas de place forte, et qu'on n'avait aucun moyen de police. En les renvoyant sur parole de ne servir ni contre nous, ni contre les puissances coalisées, il était à peu près sûr qu'ils violeraient cette promesse. Mon père proposa de leur couper les cheveux, pour pouvoir les reconnaître et les punir s'ils étaient repris une seconde fois: on prit aussi le même parti pour le petit nombre qu'on voulut garder. Cette précaution fut un grand sujet de divertissement pour l'armée vendéenne[9].
[Note 9: A cette époque, on ne connaissait pas encore en France l'usage de porter les cheveux à la Titus.]
On se promettait de grands avantages de ce renvoi des prisonniers tondus. On espérait qu'ils serviraient de preuve, dans toute la France, des succès et de la modération des Vendéens; qu'ils seraient forcés de convenir et de raconter que les rebelles, au lieu d'être des brigands, comme on les appelait, étaient des royalistes pleins de loyauté, de courage et de clémence. On ménagea aussi avec soin les acquéreurs de biens nationaux, en se bornant à leur annoncer que leurs acquisitions seraient annulées; plusieurs avaient déjà pris parti avec nous. Le chevalier Desessarts rédigea une proclamation qui fut signée de tout le conseil de guerre, et qui a été fort connue. On la fît imprimer à plusieurs milliers d'exemplaires qu'on distribua aux bleus que l'on renvoyait.
Toutes ces mesures ne produisirent pas l'effet qu'on en avait attendu. Les opinions révolutionnaires étaient plus répandues et plus fortes que nous ne le pensions, et il n'y avait pas de moyens, dans les autres provinces, de s'entendre pour secouer leur joug. On n'y trouvait pas cette union et cette parfaite communauté de sentimens entre les paysans et les classes supérieures: la révolte ne fit aucun progrès. Les insurrections de Lyon et du midi n'eurent jamais de correspondance avec nous, et furent déterminées par des opinions d'une autre nature.