CHAPITRE XII

Je somnolai un moment dans la tiédeur confortable de la minuscule cabine. Le léger bourdonnement émis par l’appareil avait sur moi un effet hypnotique. Je me laissai gagner par un bien-être que je n’avais pas connu depuis mon départ du temple de Raënsa.

 

Je me sens soudain aspiré dans un tunnel de lumière blanche et transporté dans une sorte de caverne brillamment éclairée. Je flotte allongé, raidi, à un mètre du sol.

Plusieurs silhouettes humaines m’entourent, affairées, un peu floues. Une d’entre elles s’approche et se penche sur moi. Je rencontre son regard et je crois reconnaître Ellen… Ou bien Syris. À moins que Syris et Ellen ne soient qu’une seule et même personne…

Une voix inconnue, sonore, s’élève derrière moi.

— Le processus d’éveil est entamé.

— C’est bon, n’est-ce pas ? dit la jeune femme qui n’est peut-être pas Ellen ni Syris.

La voix reprend, mais je ne peux pas distinguer l’homme qui parle.

— À certains moments, il est presque conscient.

— Est-ce gênant ? demande la grande prêtresse… si c’est bien une grande prêtresse.

Son habit d’apparat fourreau d’argent, épaulettes noires ornées d’un soleil, diamant en forme d’S surmontant une coiffure monumentale, pourraient appartenir à une prêtresse… s’il y avait une tête de cheval à la place du diamant.

Après un silence, la voix masculine, sans nul doute celle d’un technicien, répond sur un ton pensif :

— Un peu gênant, oui, parce qu’il résiste.

— De quelle façon ?

— J’ai noté pas mal d’interférences temporelles. Il se réfugie dans son passé, d’instinct.

— Quelle époque de son passé ?

— Le voyage au Sa Huvlan, les premiers épisodes de la guerre contre Sar. Avant sa blessure à la tête.

— Cette blessure… elle lui a laissé des séquelles ?

J’attends la réponse du haut technicien que je ne vois pas, comme si ma vie en dépendait.

— Nous ne le savons pas, Votre Grâce. Elle était en tout cas très grave. Lejeran serait sûrement mort sans le psycho-processeur de son anneau.

La grande prêtresse hausse d’un geste altier ses belles épaules soudain dénudées.

— Son action en tant que premier hexarque a cependant toujours été prompte et lucide.

— C’est ce que nous apprend l’histoire, Votre Grâce.

De nouveau, la lumière blanche m’aspire. J’essaie de résister. Je saisis les longs cheveux flottants de la grande prêtresse inconnue. Mais ils n’ont aucune consistance physique. Ou peut-être mes mains sont-elles devenues immatérielles.

Je m’enfonce en sens inverse dans le tunnel et quitte la caverne à une vitesse fantastique. Emporté par mon élan, je bondis en plein ciel.

Les chasseurs. Deux ! Ils prennent un large virage sur l’aileComme s’ils m’avaient vu et se lançaient à ma poursuite. Ce sont des appareils très modernes, à la carène fuselée, aux ailes arrondies et au train d’atterrissage rentré…

Des appareils très modernes aux…

 

Mes deux mains s’abattent en réflexe sur la demi-sphère lumineuse du tableau de bord. Commande manuelle… Je ne me souviens pas d’avoir piloté un léso ; mais quelque chose en moi se souvient.

Ellen se courbe, enfonce la tête dans les épaules et enclenche son champ protecteur individuel.

— Vite !

— O.K.

Le léso obéit à mes gestes avec une précision et une célérité absolues. Il plonge littéralement vers la terre et les deux chasseurs passent au-dessus de nous dans le fracas étourdissant des moteurs à explosion et des hélices battant l’air.

Légère sensation d’apesanteur. Le champ amortit la décélération. Mes mains commandent le piqué du léso sans que j’en aie vraiment conscience. Une image apparaît sur la sphère de contrôle, juste entre mes deux pouces : une clairière au milieu des grands eucalyptus blafards.

Je dévie un peu la trajectoire de l’appareil, qui passe comme un boulet entre deux arbres à peine distants de cinq mètres et se pose avec une faible secousse sur une touffe de bruyère. Sans doute camouflé du ciel. Mais les avions impériaux reviennent en ronflant de fureur. Ils rasent les cimes des arbres, virent sur l’aile. Éclate un râle bestial, des mâchoires invisibles claquent au-dessus de nous. Mitrailleuses. Les balles froissent les feuillages et crépitent contre les troncs. Un impact sur le léso, comme un insecte qui s’écrase.

Ellen paraît endormie. J’ai peur qu’elle soit blessée, je lui presse l’épaule, l’appelle d’un ton pressant. Elle lève la tête, rit.

— Tout va bien. L’appareil est à l’épreuve des projectiles mécaniques.

Les avions reviennent. Le second mitraillage fouaille le bois à plusieurs centaines de mètres. Apparemment, les pilotes impériaux ne nous ont pas vus. Ils renoncent.

— Je suppose qu’ils ont pris le léso pour un ballon, dis-je à Ellen. Ils sont presque sûrs de nous avoir descendus.

— Nous sommes tombés comme une pierre, dit Ellen. Trop vite pour un ballon.

— Ils ne peuvent pas savoir au juste. Et pour eux, il n’y a qu’une autre explication : le météore… J’ai l’impression qu’ils sont partis. Allons-y.

Mes pouces se joignent sur la demi-sphère de contrôle.

— Décollage.

Une voix un peu rauque jaillit du tableau de bord :

— O.K. Il ne me manque même pas la parole, hexarque Lejeran.

 

Le léso décrivit une courbe majestueuse par-dessus le rebord d’un large plateau. Le soleil balayait une dure pente rocailleuse, surplombant une vallée luxuriante. Nous piquions vers la vallée. Sur le tableau de bord, un voyant jaune se mit à clignoter, signalant que nous étions à destination.

— Maidzun, dit Ellen en se penchant.

Droit devant, de l’autre côté de la vallée, la forêt étouffait les collines. Au-delà les montagnes gainées de velours vert pâle jusqu’aux chicots nus, ensanglantés des sommets. À trois mille, trois mille cinq cents mètres d’altitude…

Le futur sanctuaire de l’armée de libération du Sud-Yonk.

Je baissai les yeux vers la terre. Les toits ocre ou mauve dansaient la ronde trois ou quatre cents mètres au-dessous de nous. La mosaïque flambant de reflets se fixa soudain comme une photographie aérienne. Et le léso tomba.

Une minute plus tard, je m’étirai en me massant le dos, les pieds dans la poussière battue d’une place de village. Les pigeons effrayés voletaient en désordre entre les toits haut perchés et les cimes des arbres. Un cheval hennit et une douzaine d’hommes nous entoura.

Une vingtaine hommes et femmes. Les enfants n’étaient pas de la fête.

Tous armés.

Arcs et arbalètes surtout. Mais je comptai aussi deux fusils, quatre ou cinq revolvers et quelques grenades. Le chef du groupe, qui s’avança à notre rencontre, portait un petit lance-rayon négligemment accroché à la ceinture. De sa main droite mutilée, il releva la visière de sa casquette sur ses cheveux crépus.

— À tes ordres, Lejeran.

— Njen Dann !

— On est contents de te voir. Mais tu en as mis du temps pour arriver.

— Pas de mondanités, s’il vous plaît, dit Ellen.

Mon vieux camarade, le coutumier de Nezren, salua la grande prêtresse en l’appelant « Nan se » le plus haut titre de respect au Serellen et au Yonk.

— C’est encore pire que vous ne croyez, Nan se. Le village a été repéré hier soir. Nous avons déjà subi deux mitraillages par les chasseurs bombardiers. Et les cavaliers de Sar ont pris position sur le plateau ce matin. Nous sommes peut-être sous leur feu, en tout cas à portée de leurs binoculaires…

— Alors, nous devons quitter le village tout de suite pour éviter les représailles, dis-je. Combien êtes-vous ici ?

— Une cinquantaine, plus…

— Les Impériaux peuvent-ils couper le chemin de la montagne ?

— Pas pour le moment, mais…

Ellen joignit les mains en regardant Dann.

— Eh bien, vous ferez ce que dit Lejeran.

— Tout de même, il faut…

La grande-prêtresse se tourna vers moi.

— De l’autre côté de la montagne, passent les caravanes le moyen le plus sûr pour aller au Sa Huvlan.

Je la fixai en souriant. J’avais la certitude d’être au bout de mon voyage. Avec ou sans caravane, je n’irais pas plus loin que les montagnes. Elle soutint mon regard et ajouta sur un ton froid :

— Il y a quelque chose que nous devons faire absolument avant de partir ça te concerne.

Dann étouffa un rire et me donna une tape fraternelle sur l’épaule.

— C’est vrai. Mais on va d’abord boire un bol de chua bouillant à la fermenterie. L’armée impériale nous accordera bien un quart d’heure de plus. Je suppose que vous êtes partis d’Anjiak la tête pleine de ferveur religieuse, mais l’estomac vide !

— O.K., dis-je. Mais on ne peut pas laisser l’appareil au milieu de la place.

— De toute façon, ils ont dû le voir descendre.

— Ils peuvent encore croire que c’est un ballon. Il faut le cacher pour les avions. Je m’en occupe, ajoutai-je après un instant d’hésitation.

Je n’étais pas vraiment sûr de pouvoir conduire le léso à l’abri, mais l’envie d’essayer me courait dans les doigts. Le cabine s’ouvrit gentiment. Je posai les mains sur la demi-sphère de contrôle. Aussitôt, le léso glissa à quelques centimètres au-dessus du sol, filant vers un parc touffu au bout du village. Il me sembla qu’il obéissait à ma pensée plus qu’au mouvement de mes doigts.

Les gens de Maidzun se pressaient à la fermenteriez la fois fabrique et débit de boissons, un peu restaurant aussi. On circulait et on buvait partout, au milieu des fûts, des pressoirs, des cuves ou des alambics. On eût dit un jour de fête. Mais quelle fête ?

— Le jour des rêves, dit Njen Dann. C’est le jour où les adolescents qui ont prouvé leurs aptitudes subissent le rite de passage.

Deux ou trois salles et une cave étaient réservées à ceux qui voulaient s’isoler du bruit et des odeurs fortes. Ellen et moi, Dann et quelques-uns de ses hommes, étions assis autour d’une table en bois sculpté, sous des solives peintes. D’étranges fresques couraient sur les boiseries. La couleur défraîchie rendait l’interprétation des scènes difficiles pour un étranger.

La température était froide. Le chua bouillant et les chansons joyeuses la réchauffaient un peu. Le mélange de lait fermenté et de jus de fruits faiblement alcoolisé fumait dans les grands bols à deux anses. Les gens ne nous prêtaient aucune attention.

— Nan se, dit Dann à Ellen, voulez-vous que je vous présente à nos amis, Lejeran et moi-même ?

— Surtout pas. Le village ne doit rien savoir.

— Le village sait. Il fait seulement semblant d’ignorer.

— À cause de la fête ?

Dann baissa la voix.

— Il n’y a pas de fête. C’est un simulacre pour la police impériale !

— Très bien, dit Ellen. Je pense que la méthode des simulacres jouera un grand rôle dans notre guerre de libération. Il faudra encore la développer.

Je méditai cette réflexion de la grande prêtresse. Mon voyage même n’était-il pas un simulacre ?

— Qu’avons-nous à faire de si important, demandai-je, avant notre départ pour la montagne ?

Ellen dissimula un instant son visage sous ses longues mains pâles aux ongles dorés. Quand elle découvrit ses yeux, ses cils battirent, son regard s’intériorisa et j’eus une seconde l’impression qu’elle se retirait au-dedans d’elle-même. Sa voix me parvint de très loin :

— On va jeter les dés. Autrement dit te conférer officiellement ton titre d’hexarque du pouvoir. Et tu te réveilleras… La cérémonie sera purement symbolique et réduite à sa plus simple expression. Tu nous pardonneras le manque de solennité.

Je pris une forte inspiration, serrai dans ma main droite, à les broyer, quatre doigts de ma main gauche.

— Je veux que dans une heure, au plus tard, nous soyons sur le chemin des montagnes.

— À tes ordres, dit Dann, mi-sérieux, mi-moqueur.

Ellen s’humanisa un instant, avec un sourire, un geste de coquetterie. Son sourire se figea. Ses cheveux, qu’elle avait joliment jetés en arrière, retombèrent sur son cou.

— Les avions !

Le bourdonnement saccadé et pleurard des bombardiers en piqué nous parvenait, atténué par l’épaisseur des murs, la rumeur des cris, des rires, des chants, en provenance des autres salles de la fermenterie. Puis la rumeur s’arrêta et le bruit des moteurs nous remplit la tête.

Je repoussai mon bol vide et me levai. Dann m’imita avec un retard calculé, Ellen longtemps après, l’air pensif.

— On ne pourrait pas supprimer votre petite cérémonie ?

— Impossible, dit Ellen. Raison d’État.

Nous étions sur le seuil de la fermenterie, la main en visière sur les yeux, face au soleil, quand les premières bombes s’abattirent sur le village. Le tonnerre des explosions rebondit d’un versant de la vallée à l’autre.

Une pluie d’éclats métalliques crépita sur les toits proches. On eût dit une troupe de chevaux nains lancés au grand galop sur le pavé.

Ça y est : ils sont passés. Une torche rouge et noir monte à deux cents mètres, à la périphérie du village. Une vache meugle plaintivement quelque part.

Des cris, des appels. Notre premier blessé, allongé au soleil, le long d’un mur. C’est un jeune garçon au teint bronzé, à la chevelure laineuse et aux yeux très bleus. Par coïncidence, il ressemble beaucoup à Dann.

— Tu pourrais être mon fils, dit le coutumier.

— Je suis un homme, dit le jeune garçon. Je suis ton frère.

Des larmes coulaient sur son visage noirci. Une artère nue battait dans la plaie de sa jambe. Ellen chassa les mouches posées sur la tache rouge, gluante, de sa chemise… Derrière eux, les chants du simulacre reprirent, nostalgiques.

 

Un tourbillon ébouriffa les cheveux d’Ellen. La grande prêtresse piégea ses mèches sous une coiffure emblématique et tendit ses deux bras nus vers la foule. Son regard s’éleva jusqu’au sommet de la tour du vent.

— Nos pays ont connu pendant des siècles une société écologique et libertaire, un régime d’auto-administration et de solidarité conviviale. Tout pouvoir politique ou militaire, considéré comme oppresseur par nature, et d’ailleurs inutile, fut systématiquement écarté. Cette époque a été longue et heureuse. Mais elle s’achève… Le Serellen et le Yonk sont envahis et annexés par leur puissant voisin, l’Empire de Sar. Les rebelles ou ceux que les Impériaux soupçonnent d’insoumission sont chassés de chez eux, emprisonnés, mitraillés, bombardés. Il y a déjà six morts et quinze blessés à Maidzun…

« L’Archum solaire redoutait depuis longtemps les tendances hégémoniques de Sar. Il avait prévu l’invasion de nos territoires. Pour faire face à l’agression, nous avions besoin d’un gouvernement comme il en existait autrefois un pouvoir civil s’imposant à un pouvoir militaire, tout aussi indispensable.

« Je répète pour ceux qui doutent encore une société sans chefs, sans hiérarchie organisée, ne peut pas tenir tête à un État autoritaire et totalitaire comme Sar…

Nous étions une centaine, réunis au bord de la zone de turbulence de l’aérogénérateur. Ellen poursuivait sa harangue :

— Mais il existe, il a toujours existé, sous l’égide du Cheval-Soleil, un pouvoir secret, endormi. Les chefs dont nous pourrions avoir besoin un jour, nous les préparons par de longues plongées mentales dans ce qu’on appelle l’Univers-ombre. L’Univers-ombre, c’est l’histoire du monde, conservée jalousement par nous, les prêtresses du Cheval-Soleil, qui en sommes les vestales, et recréée en simulation totale. Nous ne devons jamais oublier l’ombre qui nous suit et qui est le passé de la race et de la civilisation humaine. L’Archum solaire est le gardien de l’histoire. En rompant avec le Cheval-Soleil, l’Empire de Sar a rompu avec la mémoire du passé. Il n’a plus d’ombre : c’est sa principale faiblesse.

« Le réveil du pouvoir est une opération difficile et dangereuse. Vous savez tous que la naissance de l’Empire est le fait d’un pouvoir qui a refusé, sa mission accomplie, de se rendormir. Ce risque, il fallait le prendre et nous l’avons pris.

« Nous l’avons pris sans le recours au symposium populaire prévu par la tradition. Il n’a pas été possible de réunir un tel symposium avant que l’Empire nous envahisse, car alors personne ne croyait au danger. Et quand nous avons été envahis, il était trop tard. L’Archum solaire a pris la responsabilité d’agir lui-même. Le processus d’éveil des six hexarques a donc été déclenché. Le conditionnement hypnotique qu’ils ont reçu depuis leur enfance est en cours de réactivation. Et pour certains, presque achevé… »

Je le sais, je l’ai toujours su Terrego, c’est la Terre. La Terre après la splendeur de Variana. La Terre après cent époques, dix civilisations. La Terre, des millénaires après la société industrielle. La Terre après la disparition des anciens États et des religions traditionnelles. Mais encore la Terre.

Ma Terre.

Pour cette cérémonie, dont j’étais à mon corps défendant le héros, Ellen avait choisi un large terrain nu, balayé par les tourbillons de l’aérogénérateur. Une façon de se placer sous la protection de la nature, du soleil et du vent.

Creuse, très évasée au sommet, la tour se dressait à plus de cent mètres de hauteur. L’entonnoir aplati qui formait la base du « champignon renversé » mesurait près d’un kilomètre de diamètre… Les visées ambitieuses des coutumiers aériens les avaient poussés à construire des aérogénérateurs de plus en plus puissants. Celui-ci était un des plus gros que j’aie vus. Il devait alimenter toute la région en courant électrique… Une cible de choix pour les bombardiers impériaux.

Un cavalier coiffé d’un large chapeau, le fusil en bandoulière sur son gilet de cuir, surgit au grand galop. Il sauta de cheval en pleine course et se précipita vers son chef, Njen Dann.

— Une colonne impériale se dirige vers Maidzun environ une quinzaine de véhicules et trois cents cavaliers.

Dann se tenait à trois pas de moi, en face de la grande prêtresse. Il eut un geste fataliste.

— Merci pour la nouvelle, camarade. On n’attendait plus qu’eux. Lejeran ?

— Je suppose que cette cérémonie imbécile va durer jusqu’au coucher du soleil !

— Les soldats impériaux ont l’air de vouloir encercler le village, précisa le cavalier en reprenant son souffle.

— Si les avions ne nous tombent pas dessus, nous avons une chance de filer.

Ellen s’avança en pinçant le bas de sa longue robe de prêtresse. Les rubis qui ornaient ses sandales perdaient des gouttes de sang dans le soleil. Enfin, elle s’arrêta, laissa retomber sa robe et ôta sa coiffe en tête de cheval. Ses cheveux s’échappèrent, aspirés par la bouche de l’aérogénérateur, et se mirent à flotter comme une crinière au vent.

Je la regardai rêveusement. Rien de commun entre cette beauté hiératique et ma compagne d’aventure des jours passés. Je ne doutais plus qu’Ellen fût Syris en personne.

Alors, pourquoi aller la rejoindre au Sa Huvlan, puisqu’elle était là ?

Elle s’approcha de moi, me fixa longtemps sans ciller, prit un anneau d’or à sa main et me le tendit en le faisant rouler entre son pouce et son index.

— Cette cérémonie imbécile est terminée ! dit-elle tout bas.

Puis, haussant le ton :

— Frères et sœurs, peuple du Cheval-Soleil, au nom de l’Archum, je vous présente le premier hexarque Lejeran !

Je pris machinalement l’anneau dans ma paume.

— À ton doigt, dit-elle.

— Mais…

— Il passera très bien. La main gauche. Ce n’est pas un anneau ordinaire. Parfait. Maintenant, il va se resserrer et tu ne pourras plus l’enlever, sauf en te coupant le doigt. Ou bien par la volonté du Cheval-Soleil !

Elle saisit mon coude gauche et me força à lever le bras. À ma main, l’anneau émit un scintillement doré, puis bleuté. Une acclamation sourde monta de la foule, aussitôt couverte par le grondement des avions impériaux.

— Ils sont de retour !

Indifférente à la menace venue du ciel, Ellen-Syris haussa le ton pour proclamer :

— Un jour, tu le rendras au peuple qui te l’a donné… N’oublie pas !

L’impression de striction à mon annulaire gauche, plutôt désagréable, me fit monter une crampe dans le bras. Je pris l’anneau entre le pouce et l’index de ma main droite, mais je ne pus le bouger. Il semblait déjà soudé à mon doigt.

Le bruit plaintif et doux des avions survolant le village à haute altitude se mêlait au halètement farouche de la tour, aspirant mille tonnes d’air par seconde. L’effet était hallucinant. Je n’oublierais pas.

— Je m’en souviendrai, dis-je.

Je tendais toute ma volonté dans le seul but d’imposer silence au démon tentateur qui susurrait sous mon crâne : « Tu ne le rendras jamais, jamais, jamais ! »

— Gloire au Cheval-Soleil ! lança Ellen-Syris.

La foule reprit le slogan, sans enthousiasme exagéré.