CHAPITRE XI

Le baron impérial Gazim Kar Sloan, Protecteur du Yonk, arborait un uniforme vert cru, tellement chargé de dorures, de broderies, d’insignes et de décorations que la couleur de fond de l’étoffe était à peine reconnaissable. Il croisait ses longues jambes gainées de bottes plus flamboyantes que le soleil au milieu du jour. Il fustigeait délicatement le cuir poli du bout de sa cravache et tripotait de l’autre main un médaillon suspendu à son cou. Ses genoux étaient presque à hauteur de sa tête et son buste disparaissait dans un immense fauteuil marqué du S impérial.

— Répétez-moi la phrase, Frantesek.

Le colonel des Chevaliers claqua les talons et récita « Tel un joyau resplendissant, la cité reposait au sein du désert… »

Le baron impérial adressa un signe interrogateur à un grand et gros homme barbu, blond, le teint rose et les yeux injectés de sang.

— Docteur Sumo ?

Le docteur Sumo était assis sur le coin d’une table. Il fit une grimace, se peigna la barbe avec les ongles, inclina la tête en soupirant.

— C’est bien ça, colonel. Mais ça ne prouve rien. Que le prisonnier nous donne la suite, s’il s’en souvient encore.

Il posa sur moi le regard pointu de ses yeux très bleus.

— Je vous écoute, Lejeran.

— Non, dis-je.

— Pourquoi ? demanda le docteur Sumo sur un ton aimable.

— Je suis Lejeran, Hexarque désigné par l’Archum solaire. Je désire négocier mon ralliement à l’Empire. Je trouve vos soupçons injurieux.

Le baron impérial éclata de rire.

— Il trouve nos soupçons injurieux ! Vous vous prenez pour qui, Lejeran ?

Le docteur Sumo eut un geste apaisant.

— Nos soupçons ne sont pas injurieux pour vous, bien au contraire. Ils prouvent que nous ne sous-estimons pas vos prêtresses et votre Archum. Personnellement, je crois que vous êtes Lejeran ; mais ma conviction n’est pas encore faite de manière absolue.

« Si vous êtes Lejeran, votre attitude peut cacher une manœuvre programmée par l’Archum. Si c’est une initiative de votre part, l’Archum pourrait la considérer comme une trahison et… avoir prévu par avance une riposte.

— Je le sais. J’ai pris ce risque.

— Je vous en félicite. J’en ai pris un moi-même en ne vous soumettant pas à un interrogatoire sous hypnose comme j’en avais d’abord l’intention.

— Pourquoi ?

— Ceux qui vous ont conditionné n’étaient pas des apprentis. Ils ont placé de toute évidence quelques verrous de sécurité. Nous pourrions vaincre ces blocages par la violence, la violence psychique s’entend. Mais ce serait extrêmement dangereux pour vous. J’y ai donc renoncé.

Le baron impérial promena la main devant son visage comme s’il se livrait à une méditation profonde et secrète.

— Cette cité, que mentionne la phrase de reconnaissance, existe-t-elle vraiment ?

— Variana, la cité du désert, a existé il y a des milliers d’années. Il ne reste plus que sa légende.

Le docteur Sumo quitta son coin de table pour s’approcher de moi.

— Savez-vous quel genre de riposte l’Archum aurait pu imaginer en cas de trahison… trahison de son point de vue, bien sûr ?

L’amnésie, répondis-je nettement.

— Exact. Eh bien, êtes-vous sûr de n’avoir pas oublié la deuxième phrase code ?

— Non, je…

Je serrai les dents. Les mots dansaient dans ma mémoire : « changement, temps, maintenant, autrefois… » Mais je ne pouvais plus les associer. En les répétant, j’en perdis un. « Autrefois, temps, maintenant… Maintenant, autrefois, temps. » J’avisai un fauteuil vide derrière moi et je m’y réfugiai.

— Admettons. J’ai déjà résisté au conditionnement puisque je suis ici. Je continuerai. Je ferai tout ce que je pourrai pour éviter la guerre entre le Serellen et l’Empire.

Le baron impérial se frotta les mains en riant.

— La guerre entre le Serellen et l’Empire ! Vous êtes un comique, Lejeran.

— J’ai été préparé avec d’autres pour prendre le pouvoir dans les pays envahis, au nom du Cheval-Soleil, pour soulever les populations et chasser vos forces. Nierez-vous que ce soit le but de l’Archum solaire ?

— Nous ne le nions pas, mon cher, puisque nous sommes là. Mais vous n’êtes plus dangereux pour nous, car le Serellen et le Yonk sont désormais conquis et pacifiés.

— J’ai entendu tirer le canon près d’Anjiak.

— Simple exercice. En réalité, vous avez été conditionné pour le pouvoir. Mais vous avez compris que vous ne l’auriez pas en vous opposant à l’Empire. Vous avez décidé de vous rallier en pensant que vous pourriez prendre la tête d’un gouvernement de collaboration. C’est bien ça ?

— Pour ma part, c’est ça.

— C’est une vue très saine. Je crois exprimer la pensée de Monseigneur le baron impérial Sloan en disant que votre candidature nous intéresse. Le Serellen n’a pas encore de Protecteur. Sa Majesté ne souhaite pas lui en donner un pour le moment. Un gouvernement autonome serait sans doute une meilleure solution pour nous… et pour vous.

Le baron impérial leva sa main baguée.

— Vous allez un peu vite, Sumo. Si j’ai bien compris, Lejeran a dans la tête une espèce de bombe à retardement. Pouvons-nous accorder d’importantes responsabilités à un homme menacé d’amnésie… ou pire encore ?

Le docteur Sumo posa sur mon épaule sa main grasse et velue.

— Voici notre dilemme, Lejeran. Pour avoir confiance en vous, il faudrait que nous puissions vous déconditionner. Pour vous déconditionner, nous devons faire sauter certains verrous psychiques, placés dans votre esprit par les opérateurs de l’Archum solaire. Je ne vous répéterai pas combien c’est dangereux. À vous de décider, O.K. ?

« O.K. ? » C’était la première fois que j’entendais sur Terrego cette expression éminemment terrienne. Un message personnel du docteur Sumo ? Difficile à imaginer. Je tournai la tête vers le colonel Frantesek. Il n’était plus là, or je ne l’avais pas vu sortir. Je clignai les yeux. Il reprit sa place, debout, très raide face au baron impérial. Je résistai au réflexe de me frotter les yeux. La bombe ?

Le docteur Sumo répéta lentement sa proposition.

— À vous de décider. Mais vous avez le temps. Je crois que vingt-quatre heures de réflexion seraient un minimum.

Témoignage de la bienveillance des autorités, nous nous trouvions réunis dans une petite maison indépendante, à la sortie est d’Anjiak. Une sentinelle faisait les cent pas sous notre fenêtre et quelques autres se cachaient sans doute dans les environs. Sans parler des guetteurs perchés sur les toits voisins.

J’observai par la fenêtre un chemin où déambulaient de temps en temps nos anges gardiens. Plus loin, s’ouvrait une pente douce, au bas de laquelle coulait une petite rivière. De l’autre côté de la rivière, on apercevait des champs nus, des guérets et des prairies rases, traversées par des lignes d’arbres. Ce n’était pas un terrain idéal pour se dissimuler en cas de fuite. Mais je n’avais pas l’intention de m’évader… du moins pas encore.

Ellen me sourit avec un petit signe de connivence. Cette jeune femme m’intriguait de plus en plus. Et je situais de moins en moins le rôle que lui avait imparti auprès de moi l’Archum solaire. Une certitude : elle savait beaucoup plus de choses qu’elle ne voulait l’avouer. Elle ne cessait pas de jouer un rôle, même quand elle était seule avec moi.

Pourquoi ?

Quand elle eut fini de dénouer ses tresses, elle secoua la tête, étala sur ses épaules ses longs cheveux blonds et me rejoignit près de la fenêtre.

— Des tresses et un chignon, c’est plus pratique quand on court la campagne. Mais je suppose que le temps des excursions est bien fini ?

— Tu veux savoir si j’ai l’intention de m’évader, n’est-ce pas ? La réponse est non. Mais si c’était oui, je ne te le dirais pas, car la police impériale a certainement truffé cette maison de micros.

Elle fixa sur moi ses beaux yeux verts, agrandis par une tension anxieuse, un indéchiffrable appel. Je ne l’avais jamais regardée comme à ce moment. Le sentiment me vint que je l’avais déjà rencontrée avant, ailleurs. Le visage long, la bouche un peu trop douce, contrastant avec la force du regard, et aussi certains gestes qui me semblaient soudain familiers cette façon de tapoter du bout de l’ongle sa lèvre supérieure ou de tendre la main la paume en haut.

Elle s’approcha encore plus près, avec un sourire d’une innocence trompeuse.

— Tu sais ce que j’ai obtenu du colonel Frantesek ? Non ? L’autorisation de vous recevoir chez moi, à Anjiak, Tradaï et toi. Chez moi, dans ma maison ! Si tu acceptes de subir un traitement hypnotique, ce serait un endroit parfait.

— Le colonel t’aime bien. Et ça ne te choque pas que je me fasse déconditionner ?

— Je m’en moque.

— Et si je trahis ainsi l’Archum solaire.

— Je me moque de l’Archum solaire.

— Tu ne crois plus au Cheval-Soleil ?

— Peut-être. À ma façon. Mais je ne veux pas qu’il y ait la guerre.

Elle prit dans une pochette attachée à sa ceinture trois tubes de médicaments qu’elle fit rouler dans sa paume.

— Tu as toujours mal, n’est-ce pas ?

Je répondis par un grognement et portai la main à ma joue. La souffrance revenait, tout à fait disproportionnée à la blessure, plutôt bénigne, que m’avait infligée par maladresse le jeune soldat impérial. J’avalai quelques grains.

— Merci d’y avoir pensé, tu es…

J’allais dire « Tu es une drôle de fille… Et soudain cette réflexion me parut d’une totale imbécillité. Je préférai l’avaler aussi.

Ellen vint si près de moi que sa chevelure dénouée frôla ma bouche. Je respirai son parfum, mélange chaud et acide, fruité et poivré à la fois. Elle recula et je croisai son regard vert, doux et ardent – peut-être plus ardent que doux. Elle baissa la voix et me souffla :

— Je t’aime beaucoup, Rob Lejeran. Encore plus que les autres !

Les autres ? Quels autres ? Je faillis éclater de rire. Une lueur intense au fond de ses yeux m’en dissuada. J’avais déjà vu cette lueur dans un autre regard.

Ellen ressemblait corps et âme, jusqu’aux éclairs dans les yeux, à quelqu’un que j’avais bien connu…

Mais qui ?

La maison d’Ellen évoquait une sorte d’hydroglisseur géant, posé sur un trépied, au milieu d’un bosquet de bambous. L’hélice de l’éolienne tournait avec un chuintement musical. Un escalier s’enroulait autour des pieds.

— Est-ce que ça te plaît ?

— Tu es riche.

— Je ne vis pas seule dans cette maison. Tu vas connaître mon amie Yemena. Et puis nous avons souvent des invités.

Souvent des invités ? Comment comprendre cela ?

Des ailerons, supportant capteurs et piles cernaient la coque de la maison-bateau. Sur le pont, s’enchevêtraient dômes, bassins, chauffe-eau, serres, terrasses, le tout irrigué par une tuyauterie proliférante.

Des dizaines de minuscules ampoules multicolores donnaient aux superstructures l’aspect d’une machine féerique. L’ensemble évoquait un poumon géant que l’on sentait respirer et vivre. Nous nous sommes accoudés un instant à la rambarde. Le vent bruissait dans les bambous.

— Je suis née dans cette maison, dit Ellen. Je l’aime et je regrette de la perdre.

— La perdre ?

— Les Chevaliers de Sar l’ont réquisitionnée pour une durée illimitée. Les voilà !

Un groupe d’officiers entrait dans le jardin. La lumière éclaboussait les toits de la ville et donnait un éclat argenté aux uniformes des Chevaliers. Tous ces hommes étaient de race blanche ou jaune et de grande taille. La plupart affichaient une élégance raffinée et une morgue hautaine. Leur aspect, leur attitude, leur voix même évoquaient les corps d’élite de la Terre, avec quelque chose de plus fragile, qui tenait peut-être à l’inexpérience. Ces hommes étaient-ils les assassins de Mellen, le mentor ? Ce n’était pas prouvé, mais assez probable.

— C’est la guerre, dis-je.

— Pas encore, dit Ellen. Tu vas l’empêcher, n’est-ce pas ?

Je montrai les visiteurs d’un geste ostensible.

— Je n’aime pas ce gris. Comment habillerons-nous les nôtres ?

— Nos quoi ?

— Nos troupes d’élite. Cette question d’uniforme est plus importante qu’elle n’en a l’air. Que nous soyons ou non alliés à l’Empire, nous aurons notre propre armée. Elle ne devra pas ressembler comme une sœur à l’armée de Sar. L’écologie et l’amour de la nature étant essentiels dans la philosophie du Serellen et du Yonk, j’avais pensé au vert. Mais il est déjà largement utilisé par la cavalerie impériale.

— Que dirais-tu du jaune sable, la couleur du désert ?

— Pas mal.

— Il existe aussi des étoffes caméléon. On en fabrique au Yonk. On pourrait donner aux tenues à couleur variable le nom de la cité secrète du Sa Huvlan Variana.

— Excellent. Par hasard, tu ne te paierais pas ma tête, belle Ellen ?

— Je te rappelle quelqu’un ?

— Quelqu’un ?

Elle s’approcha de nouveau de moi, plus près encore que la première fois, et sa bouche effleura mon oreille.

— Pense à Syris.

Mon cœur sauta dans ma poitrine comme un chien fusillé.

— Tu es Syris ?

— Si j’étais Syris, je ne te le dirais pas. Cette nuit… nous avons une chance.

— Une chance de filer ?

— Oui.

Tradaï nous rejoignit. Il avait toujours son allure de somnambule. Une feinte sans doute.

— O.K., souffla-t-il. O.K. pour cette nuit.

Encore cette expression terrienne que le docteur Sumo avait déjà lors de mon entrevue avec le baron impérial Sloan. Elle me parut encore plus bizarre dans la bouche de mon compagnon de route.

Ellen haussa les épaules d’un air faussement indifférent. J’avais quelques secondes pour décider que cette tentative d’évasion me semblait une folie. Après, Ellen pourrait considérer que j’étais d’accord. O.K. !

Et pourquoi m’évader puisque j’avais décidé de négocier mon ralliement à l’Empire ?

Oui, mais pour me rallier, je devais accepter d’être déconditionné. Un risque terrifiant.

D’autre part, la lente destruction de ma mémoire se poursuivait la bombe à retardement du baron Gazim Kar Sloan. Le mot était juste. Mon inconscient avait déclenché le compte à rebours. Pouvait-il encore l’arrêter si je le persuadais que mon ralliement était une ruse et que je ne trahirais pas la mission de l’Archum solaire ? Eh bien, ça valait la peine d’essayer.

— O.K., fis-je tout bas.

— Gloire au Cheval-Soleil ! souffla Ellen.

 

Elle m’expliqua qu’une maison-bateau fonctionnait comme un véritable écosystème artificiel, utilisant l’énergie solaire et éolienne, recueillant l’eau de pluie, recyclant les déchets et les eaux usées, possédant son jardin potager et son bassin de pisciculture.

— Ce système permet aux gens qui en ont envie de vivre dans une autarcie presque complète. C’est presque le symbole de notre société. Son inconvénient est de favoriser un peu trop l’individualisme des Yonkaïs. Aucun pouvoir ne peut supporter cela, n’est-ce pas ? Les officiers impériaux vont s’y installer pour commencer et, plus tard, elle sera transformée ou peut-être détruite…

Le ton de la jeune femme m’alerta. Je me retournai instinctivement : le colonel Frantesek, des Chevaliers de Sar, se tenait derrière nous. Il s’inclina en souriant.

— Pardonnez-moi d’avoir entendu.

Ellen pivota avec grâce et s’avança à la rencontre de l’officier d’un air franchement séducteur.

— N’est-ce pas la vérité ?

— Nous n’avons pas l’intention de détruire votre maison, mademoiselle. La transformer, peut-être, c’est à voir. Et je souhaiterais que vous restiez notre hôtesse pendant toute la durée de notre séjour. Naturellement, nous paierons un loyer. Votre chiffre sera le nôtre.

— De l’argent, pouah !

— Je suis désolé. Mais dans la nouvelle société… moins individualiste du Yonk, vous aurez besoin d’argent, peut-être de beaucoup d’argent.

— Pourquoi ma maison ?

— Il nous en faut une centaine à Anjiak. La vôtre a d’éminentes qualités que vous vantiez vous-même il y a un instant. En votre absence, elle n’était habitée que par votre amie Yemena…

— Et ses deux enfants.

— Exact. Trois personnes. Quatre maintenant, avec vous-même. À peine le quart de ces capacités.

— On bâtit beaucoup au Yonk, colonel. Vous m’avez dit que mon chiffre serait le vôtre. En voici un chaque habitant de la ville Anjiak, y compris les enfants et les vieillards, dispose de 40 m2 de surface. Voulez-vous parier qu’après dix ans de pouvoir impérial, on souffrira de la crise du logement ?

— Pourquoi pas ? Anjiak sera devenue une grande métropole. Des dizaines ou des centaines de milliers de gens vont affluer de toutes parts. Ils seront naturellement obligés de se serrer un peu. Vous verrez alors ce qu’est une vraie ville. Et…

Il souleva légèrement la visière de sa casquette, caressa son ceinturon d’un geste presque sensuel.

— Nous ne nous installons dans cette maison que demain soir seulement, chère Ellen. Nous serions très déçus que vous ne soyez plus là quand nous arriverons.

Il claqua les talons et disparut dans la serre.

Une menace ?

 

Nous mangeâmes à la mode du Yonk, assis tous les sept autour d’une natte : Ellen, sa brune amie Yemena, Tradaï, les deux enfants, six et huit ans, et moi.

— C’est décidé, demain nous partirons, dit Ellen. Tradaï, Lejeran et moi irons… où le sort nous enverra. Yem quittera la maison avec Hab et Djemi. Sa famille de chance a une ferme du côté de Tehadli, à la frontière de Sar. Il est temps pour les enfants d’entrer dans une famille de chance. Ils en auront besoin !

Je connaissais mal cette institution typiquement yonkaïe.

— Qu’est-ce qu’une famille de chance ?

La pulpeuse Yemena se mouilla longuement les lèvres pour me répondre.

— Nous avons tous ou presque une famille adoptive, que nous avons connue grâce à une épreuve rituelle, mêlant affinités et hasard. Les liens dans une famille de chance sont souvent plus étroits et plus durables que ceux des familles de sang.

— Nous pourrions former une famille de chance, tous les quatre, proposa Ellen. Puisque les enfants ont déjà la leur. Voulez-vous ?

Au milieu de la natte, un plateau posé sur quatre boules portait une multitude d’assiettes, de coupes et de soucoupes. Je trouvai la variété des mets et des boissons presque déroutante. Ellen et Yemena avaient voulu présenter à peu près toutes les productions de la maison-bateau ; elles avaient préparé aussi des échantillons de viande et de fruits provenant de la région d’Anjiak, plus deux ou trois plats exotiques.

Chacun mangeait n’importe quoi dans n’importe quel ordre. Les enfants en faisaient un jeu. Les adultes opéraient de savantes comparaisons. Quant à moi, j’étais trop excité et trop angoissé pour apprécier la finesse de la cuisine yonkaïe. Et, surtout, le plateau me fascinait. Il était à la fois très mobile et parfaitement stable, sur quatre sphères lisses et brillantes, de la taille d’un ballon de football. Les sphères étaient indépendantes et se déplaçaient dans tous les sens. En faisant tourner le plateau d’une certaine façon, on pouvait intervertir leur position, sans jamais perturber l’équilibre de l’ensemble.

C’était le premier objet de ce genre que j’observais depuis mon réveil. C’était un artefact extrêmement ancien. Il datait même, selon toute probabilité, du temps où la cité légendaire de Variana régnait sur la Terre et jusqu’aux étoiles. Nul ne connaissait plus son usage ou son sens. L’humanité a cessé de consigner son histoire depuis des millénaires. Elle était, ou elle pouvait se croire, sortie à jamais de l’histoire. Et puis à cause de l’Empire, l’histoire s’était réveillée. Tout allait recommencer. C’était sans doute une loi de l’Univers.

Le plateau avec ses quatre sphères était un symbole émouvant et terrible. Il ne se trouvait pas là par hasard.

 

Ellen était près de moi. Elle riait. Et voici que Yemena était là aussi, riant à pleine bouche. Les deux jeunes femmes se moquaient de moi, mais tendrement. Les filles du Yonk se moquent de leur partenaire pendant l’amour. Et elles pleurent quand c’est fini. Elles rient comme des folles puis elles fondent en larmes. Et les hommes ne résistent ni au rire ni aux larmes.

Ellen, Yemena. Yemena, Ellen. Entre elles, je me sentais vivre deux fois. Un double inconnu s’éveillait en moi. Il avait des désirs neufs et des sens inventés. Ses mains se couvraient d’yeux qui dévoraient jusqu’aux plus petits grains les douces peaux offertes, la rose et la brune. Ses doigts cueillaient de moites brûlures qui se changeaient dans sa tête en odeur de pomme écrasée. Sa gorge serrée avalait des caresses. Une musique acide roulait dans ses muscles. Le bleu infini du temps chantait sur ses lèvres entrouvertes.

Le temps s’arrêta comme une vague pétrifiée. Il y eut une éternité au goût d’épice et de citron.

J’oubliai. Je me souvins. Le sommeil tomba sur moi du fond d’un tunnel de pierre. Je m’éveillai une première fois, désespéré de n’avoir pu retenir ces instants dans mes mains, puis une seconde fois, anxieux du lendemain, des jours, de l’histoire et de mon destin.

Je dormis hors du temps, puis je m’éveillai une troisième fois, ivre de fatigue et d’ardeur, impatient du voyage prêt à traverser le jour et à rencontrer l’histoire.

Ellen dormait encore, immobile et silencieuse comme une hibernante. Une coulée de lumière blanche inondait son visage, rosissait ses lèvres et creusait dans sa lourde et dense chevelure abandonnée des sillons de cuivre et de sang frais. Ce matin était une renaissance.

Ce matin ? Mais… l’évasion ? Nous avions dormi toute la nuit et laissé passer l’heure prévue !

Ellen battit des cils et son visage entier tressaillit. Elle ouvrit les yeux et, l’espace d’une seconde, son regard parut incroyablement innocent. Ses traits radoucis la faisaient paraître beaucoup plus jeune. Elle me vit et me fit un sourire complice. Éblouie, la bouche ouverte, les lèvres tremblantes, elle semblait prête à se noyer dans le soleil du matin…

Mais ce n’était pas le soleil. Seulement un signal de réveil qu’elle éteignit d’un geste.

— Une douche de lumière, c’est bon, hein, fit-elle ? à voix basse. Je me sens déjà en pleine forme.

— Tu es sûre qu’on ne peut pas l’apercevoir du dehors ?

— Aucun risque lumière orientée.

Yemena surgit, poussant du pied le plateau à boules, chargé de fruits, de petites galettes ovales et de café chaud. Non, ce n’était pas du café, ni du thé, mais une boisson presque rouge, à l’arôme douceâtre, au goût incertain.

Yemena me tendit un bol.

— Mes ancêtres appelaient ça le thé magique du désert. Bois, tu risques d’en avoir besoin.

— Nous partons maintenant ?

— Tradaï a bu son thé magique et il est prêt.

À ce moment, je m’aperçus que j’étais bien différent du Rob Lejeran qui s’était endormi quelques heures plus tôt dans les bras d’Ellen et de Yemena. J’avais vécu beaucoup plus qu’une nuit d’amour quelque chose comme une transe spirituelle.

Yemena attendit que j’aie vidé mon bol.

— Tout va bien, hexarque Lejeran ? O.K. ?

O.K. serait une sorte de mot de passe ? Non, impossible. Le docteur Sumo qui l’a utilisé pendant mon interrogatoire est de l’autre bord.

— O.K., dis-je. Mais le chemin du Sa Huvlan est encore long.

— Le Sa Huvlan est peut-être plus près que tu ne penses, dit Ellen.

J’avais maintenant une certitude Ellen et Yemena étaient toutes les deux prêtresses du Cheval-Soleil. Elles possédaient certains moyens technologiques des hautes civilisations du passé et aussi, probablement, des dons psychiques hors du commun. D’une façon ou d’une autre, elles avaient profité de notre intimité de la nuit pour éliminer les doutes, les tentations et les craintes qui me hantaient.

J’étais prêt au voyage.

Nous n’avions pas de bagages, nos sacs étaient restés dans la maison où la police impériale nous avait logés à notre arrivée.

— Nous n’avons pas besoin de bagages, décréta Yemena.

Pour Tradaï et pour moi, Ellen expliqua :

— Les pieds de la maison sont creux. L’un des quatre conduit à un puits qui débouche sur un tunnel. Dans un quart d’heure, nous serons au milieu de la campagne.

— Comment nous trouvez-vous, camarades ?

Elles se pavanent en blouson ajusté et pantalon serré aux chevilles. Un bandeau sur le front retient leur chevelure rouge pour la brune, noir pour la blonde. Elles ont chaussé de fins mocassins et nous jettent à chacun une paire identique.

— J’adore les robes de bal, dit Tradaï. On va danser ?

Mon vieux compagnon émerge enfin de sa torpeur. C’est bon signe. Je remarque à la ceinture d’Ellen un minuscule cylindre gris qui pourrait bien être une arme à rayons.

Un placard dissimule l’entrée du pied creux. Yemena s’y glisse.

— La maison va brûler à l’aube, dit Ellen. Dans un peu moins d’une heure… Le puits sera bouché derrière nous et la piste effacée.

— Tu ne sous-estimes pas un peu les agents impériaux ? Et s’ils nous écoutent en ce moment même ?

— La maison est à l’épreuve de tout système d’espionnage, électronique ou autre.

— Trop beau pour être vrai !

— Mais c’est vrai, dit Yemena. La cité de Variana existe toujours à des kilomètres sous le désert, avec ses machines, ses médiathèques, ses laboratoires.

— Bon, allons-y.

Je m’enfonce dans le passage à la suite de Yemena. Tradaï saute derrière moi et Ellen ferme la marche.

Nous avons fait les premiers pas de notre évasion. Mais comment le colonel Frantesek a-t-il pu accepter que nous passions la nuit dans cette maison dont il ne pouvait pas ignorer totalement les ressources ? Quelle naïveté ! Les officiers de l’Empire manquent d’expérience. Ils n’ont pas de tradition militaire, c’est leur première guerre et ils ne savent même pas qu’elle est commencée !

La supériorité des prêtresses du Cheval-Soleil vient de leur mémoire. Elles ont pieusement recueilli les secrets, tous les secrets du passé ; elles les maintiennent vivants de cent façons. Elles sont les gardiennes de l’histoire.

Une odeur de moisi monte de la cheminée étroite et sombre. Nous sommes dans le pied de la maison. Des barreaux de métal coudés, fixés à la paroi de bois, forment une échelle sommaire.

Nous descendons en silence. J’essaie de maîtriser mon exaltation. Sans doute un effet du thé magique. Après m’avoir reconditionné, les deux prêtresses m’ont dopé pour l’évasion.

Une joie intense m’habite. Le combat contre l’Empire n’est peut-être pas aussi inégal que je l’avais cru. Ai-je eu un moment l’intention de trahir l’Archum solaire en négociant avec Sar ? Alors, j’étais malade, à bout de forces. Peut-être, au fond, était-ce une ruse. À moins que…

En un éclair, une explication me vient. La lueur dure ce que durent les éclairs et disparaît.

Le puits maintenant. Un trou s’ouvre sur le côté. Yemena jette dans le vide une pastille qui s’enflamme et flotte dans l’air en produisant une faible clarté bleue. La jeune femme empoigne une échelle de corde fixée à une barre transverse et elle se laisse glisser très vite en s’aidant à peine de ses pieds. Je la suis plus lentement, en évitant de regarder le fond.

Derrière moi, Ellen retient un instant Tradaï. Il ne faut pas plus de deux personnes à la fois sur l’échelle.

Presque trop facile. Une force de grand singe heureux gonfle mes muscles. Ellen plonge près de nous. Elle ne ressemble plus du tout à la jeune femme hésitante et craintive que j’ai connue quelques jours plus tôt. C’est donc un rôle qu’elle jouait.

Yemena lance une autre pastille éclairante. Sa main se pose en tâtonnant sur une petite niche creusée dans la paroi de roc et de terre. Elle presse un petit cylindre noir qui devient rouge. Elle me regarde en souriant. Je hoche la tête. Pas besoin d’explication. Le système va déclencher la mine qui détruira le puits.

Ellen fait craquer sur son pouce une capsule de la grosseur d’un confetti. Sa main se transforme en torche. Elle la tient levée devant elle pour s’éclairer. Nous avançons à la file le long d’un tunnel resserré. Je suis obligé de baisser la tête. Derrière moi, Tradaï marche tout courbé et grogne. Le plafond s’abaisse encore. Ellen doit se baisser à son tour. La lumière s’éteint. La pente remonte et nous progressons au milieu des éboulis en nous aidant des mains. L’air devient plus frais. L’odeur change. Nous approchons de la sortie, mais j’ai peine à croire que nous sommes en pleine campagne.

— Nous allons quitter ce tunnel et en prendre un autre. Il nous faudra parcourir une cinquantaine de mètres à l’air libre.

— Nous en avons fait plus que ça, au milieu des soldats impériaux.

Elle étouffe un éclat de rire, la main devant sa bouche.

Nous émergeons au bord de l’eau : une rivière stagnante, bordée de massifs et d’arbres régulièrement espacés. Nous sommes encore à Anjiak. Nous courons sur le sentier de la berge, protégés par un talus d’un mètre. La masse sombre d’un pont découpe le ciel devant nous.

Soudain, le bruit caractéristique des bottes frappant le pavé en cadence. Au moins douze paires. La patrouille semble se rapprocher de nous. Nous sommes maintenant sous le tablier du pont, le dos collé à la paroi humide. Une lueur blafarde ajoure l’horizon du côté du levant. Un léger vent souffle vers l’amont. Des reflets courent sur l’eau. Nous nous taisons. Nos mains se joignent. La patrouille impériale est maintenant au-dessus de nous. Le martèlement des bottes devient plus sec quand les soldats impériaux s’engagent sur le pont, qui vibre au rythme de leur pas. J’ai un moment l’impression qu’ils piétinent sur place. En réalité, ils sont déjà loin.

Le bruit résonne encore dans ma mémoire. J’ai déjà entendu cent mille fois ce fracas à nul autre pareil. C’est comme si tous les bruits de bottes de l’histoire du monde éclataient d’un seul coup dans ma tête.

Ils sont passés. Je n’oublierai jamais.

— Nous sommes tranquilles, dit Ellen.

— Sauvés, ajoute Yemena.

Et Tradaï ricane doucement.

— C’est la belle vie !

Derrière une minuscule guérite, s’ouvre une fente verticale d’un mètre de hauteur sur quarante centimètres de largeur l’entrée du second tunnel. Elle y pénètre, l’épaule en avant. Je la suis. Tradaï passe difficilement, Yemena le pousse. Nous avançons en crabe sur quelques mètres. Le passage s’élargit puis descend brusquement. Le plafond se relève.

Elle fait claquer une pastille sur son pouce. La lumière de sa main nous révèle un couloir plus étroit que l’autre, mais plus haut, avec des murs bâtis de pierre rectangulaire. Un ouvrage très ancien, sans aucun doute.

— Attention à l’écho, chuchote Yemena.

— Il y a cinq cents mètres à faire et nous serons hors de la ville, dit Ellen. Et hors de danger !

Je voudrais bien la croire ; mais ce trajet me paraît trop court et trop facile. Une sourde inquiétude me vient. Et si cette fuite n’était que… Mais quoi ? Un leurre, un simulacre ? Un piège, une manœuvre de la police impériale ?

 

Un chien aboya au loin. Un autre lui répondit plus loin encore. Puis le silence se fit, à peine troublé par les coassements intermittents et doux des batraciens un monde si paisible.

Orion s’effaçait du ciel. L’aube pointait à l’horizon brumeux. Yemena s’arrêta au milieu du chemin pour lancer un cri d’oiseau de nuit.

— On joue à la guerre de Vendée ? demandai-je.

— Oui, Charette !

Nous marchions entre deux haies, en parlant à voix basse.

— Lejeran, dit Tradaï, rappelle-moi ce que signifie au juste le mot romantique ?

— Il manque la lune !

— Les vrais romantiques préfèrent l’aube au crépuscule, dit Ellen. J’espère que vous êtes de ceux-là, parce que le soleil va se lever dans dix minutes.

Un cri de chouette répondit enfin à l’appel de Yemena. Une silhouette surgit dans un bruit de feuillage froissé une jeune femme, très jeune et très mince, ses cheveux blonds serrés sous un foulard. Elle échangea un mot de reconnaissance avec Yemena et la petite troupe s’élança derrière elle dans les hautes herbes et les plantes aquatiques.

— Nous sommes dans la région des marais, au sud d’Anjiak, dit Yemena. Un endroit très dangereux pour qui ne connaît pas très bien les sentiers de terre et d’eau. L’armée impériale n’est pas près de s’y risquer.

Nous suivions notre guide en terrain découvert. Une vélelle apparut au milieu des roseaux. Je me demandai comment elle avait pu arriver là à travers les marais. Puis je me rendis compte que c’était un appareil volant. La coque gris métal luisait sous la lumière rasante du petit matin. Yemena me posa par surprise un baiser sur le coin de la bouche.

— Bonne chance. Nous nous reverrons au Sa Huvlan !

— C’est un léso biplace, dit Ellen. Nous sommes obligés de nous séparer.

La coque de l’appareil s’entrouvrit d’elle-même devant nous. Je m’installai sur l’un des deux sièges étroits et moulants. Ellen prit place à côté de moi. Le cockpit se referma sur nous. Avant qu’il ne fût complètement abaissé, Tradaï se pencha en riant.

— N’oubliez pas d’envoyer un pigeon voyageur !

Le léso décolla en silence.

— Automatique, dit Ellen.

— Il ne lui manque que la parole ?

— Il comprend un certain nombre de mots.

— Direction Sa Huvlan ! commandai-je.

Ellen étouffa un rire qui se changea en roucoulement.

— Pas assez d’autonomie. Et puis nous serions abattus par la chasse impériale avant d’avoir fait le quart du chemin.

L’aube se déployait autour de nous et la lumière devenait plus vive à mesure que nous montions. Pas de chasseur en vue. Le léso atteignit la couche des nuages. Nous étions maintenant à l’abri.

— Où allons-nous ? demandai-je.

— Maidzun, un village à cent kilomètres d’ici, au pied de la montagne. La résistance y est déjà organisée.

— La résistance ? J’ai peine à y croire.

— Nous sommes tout près de la frontière. Les habitants de cette région subissent les exactions des Impériaux depuis des années. Ils savent à quoi s’en tenir.

Oui, c’était plausible. Je regardai ma montre. Nous avions quitté la maison-bateau d’Ellen et Yemena depuis un peu moins d’une heure.

— Quelque chose ne colle pas, dis-je. Notre évasion a été trop facile !

Ellen noua la main sur son genou relevé. Elle dit, les yeux fixés sur le ciel vide :

— Réflexion intéressante. On fera mieux la prochaine fois.

La prochaine fois ? J’essayai de distinguer un signe de connivence sur son visage. Elle me parut bizarrement impassible, fermée, lointaine, absente.

Le léso était une machine très perfectionnée, construite par les techniciens de la cité du désert à une époque de haute technologie. Il aurait certainement pu nous conduire au Sa Huvlan d’un seul coup d’aile… Non, il n’avait pas d’ailes, mais le résultat était le même.

Or nous allions seulement à cent kilomètres d’Anjak, dans un village perdu à la frontière de l’Empire.

Et le colonel Frantesek semblait bien avoir facilité notre fuite…

L’Archum solaire me trompait d’une façon ou d’une autre.