CHAPITRE X

Les cavaliers en uniforme bleu clair se déchargèrent de nous à la tombée de la nuit. Ils nous remirent aux Chevaliers de Sar, vêtus d’un gris un peu plus pâle que celui de leur colonel et équipés de véhicules à moteur, eiders et puffins. On ne nous avait pas séparés. Nous traversâmes le village comme les habitants rentraient.

Un officier à trois cercles d’argent conduisait le détachement une douzaine d’hommes marchant sur deux colonnes. Nous en formions une troisième au milieu. Nous fûmes conduits dans une maison visiblement transformée en P.C. par les Chevaliers de Sar. Mais les Impériaux étaient en train de plier bagage. À peine étions-nous entrés que les habitants de la maison se présentèrent à la porte. Ils posèrent sacs et baluchons et attendirent en silence.

L’officier à trois cercles d’argent s’avança vers eux et s’inclina d’un air guindé et cérémonieux.

— Je vous remercie du prêt de votre maison au nom de notre empereur bien-aimé, Sar To Slon. Un bon de crédit vous sera remis par mon secrétaire.

— Nous refusons tout paiement, répondit un homme âgé qui était sans doute le maître de maison. Nous sommes trop heureux d’offrir cette petite contribution à notre empereur bien-aimé, ajouta-t-il sur un ton mi-sérieux, mi-moqueur.

L’ordre vint par radio de nous emmener. Les Chevaliers de Sar n’attendaient que ce signal pour lever le siège. Ils nous firent grimper dans un eider à tourelle qui évoquait à peu près comme une automitrailleuse terrestre. Entre-temps, nous avions pu nous restaurer et recevoir quelques soins.

Le conducteur du véhicule était le grand Noir que nous avions croisé en arrivant au village. Il tourna la tête vers nous une seconde, ferma lentement les yeux, en une sorte de salut, dont le sens général était « Je regrette. Bonne chance ! »

Quatre soldats prirent place avec nous dans l’étroite cabine pleine d’angles vifs. Nous étions serrés les uns contre les autres et meurtris à chaque cahot. Un des soldats décrocha de son siège et s’abattit sur moi. Le canon de son fusil m’ouvrit la pommette gauche. Il s’excusa en charabia, mais le cœur y était, et il accrocha son fusil à un clou.

La douleur me fit bientôt oublier tous mes autres soucis. Ellen dormait. Tradaï, la tête dans ses mains, faisait semblant pour ne pas avoir à parler. Je protégeais ma blessure de ma main. Inquiet, le jeune soldat qui m’avait planté son arme dans la figure me répétait des excuses.

— Bonjour, dit tout à coup Tradaï.

Ce qui était une façon de dire « Je me réveille. Je ne suis au courant de rien… » Ça pouvait aller loin. Il étira ses longues jambes comme un chat qui sort de sa sieste. Puis il parut découvrir qu’il se trouvait dans un véhicule militaire, entouré de soldats.

— Oh, oh. Ils ont fini par nous rattraper !

Il avait imaginé de feindre une sorte d’amnésie. À moins qu’il n’eût oublié pour de bon… Non, impossible.

— Où allons-nous ? Qu’est-ce que c’est que ces uniformes ?

— Les Chevaliers de Sar, répondis-je.

Il éclata de rire.

— Des chevaliers, ça ?

J’enlevai la main posée sur ma pommette et lui laissai voir ma blessure, comme si je voulais insinuer qu’elle m’avait été faite volontairement par un de nos gardiens.

— Tais-toi !

Une pensée terrifiante me vint. Tradaï avait sans doute subi un conditionnement hypnotique, pour être mon compagnon sur la route du Sa Huvlan. Selon toute probabilité, les prêtresses du Cheval-Soleil lui avaient inculqué une double fidélité à la cause et à moi. Le soupçon lui était venu que je trahissais la cause. Le mécanisme psychique monté en lui par l’hypnose s’était peut-être, tout simplement, détraqué. Mon ami Tradaï était en train de devenir fou… La folie me guettait aussi ou tout au moins l’amnésie. Il devait y avoir dans mon conditionnement une sorte de sécurité pour le cas où je me détournerais de la voie tracée par l’Archum solaire…

Oui, plus j’y pensais, plus je me persuadais que Syris et les prêtresses avaient prévu la possibilité d’un ralliement de leurs envoyés au pouvoir impérial. Et un moyen de l’empêcher ! J’attendais presque une crise comme celle que j’avais eue quand je marchais le long de la voie, en compagnie d’Ellen, avant que Tradaï nous rejoignît.

Mais je ne ressentais rien, qu’un léger trouble et une lente montée de l’angoisse. Qu’est-ce qui me protégeait ? Est-ce que je n’avais pas déjà trahi la cause de l’Archum solaire ? Tradaï aurait pu prendre mon ralliement à l’Empire pour une ruse. Mais moi, au fond de moi, je savais bien que j’étais sincère. Cet appétit de pouvoir qu’on m’avait insufflé comme un virus me possédait maintenant corps et âme. Et pour obtenir une parcelle de pouvoir, j’avais l’intention de négocier avec les Impériaux.

Rien ne se passait. Mais j’étais sûr qu’une bombe mentale chauffait dans ma tête. Je crus entendre soudain le tic-tac de la minuterie.

L’amnésie. Ce serait sans doute l’amnésie. Elle avait peut-être déjà commencé…

J’essayai rageusement de me souvenir. J’étais sûr d’avoir oublié… oublié… oublié quelque chose de très important. Mais quoi ? J’avais oublié !

La première partie du voyage dura entre deux et trois heures. L’eider s’arrêta en pleine nuit dans un gros village tout illuminé. Le colonel Frantesek nous attendait. Il nous proposa de nous restaurer dans une auberge.

— Aux frais de notre empereur bien-aimé, dit-il avec un drôle de sourire.

Il vit la blessure de ma pommette, fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Vous ne l’aviez pas en partant ?

— Un accident de transport, dis-je. Vous ne pourriez pas nous procurer un véhicule plus confortable ?

— Certainement.

Je fus conduit à une ambulance pour recevoir des soins. Le jeune Chevalier responsable de l’accident s’approcha brusquement de moi et me donna un léger coup d’épaule.

— Merci d’avoir rien dit, fit-il en sarren. Bonne chance !

Pendant que Tradaï et Ellen mangeaient des biscuits trempés dans la bière, une auxiliaire féminine pansa ma pommette. « Vor Sar ! » dit-elle en m’aspergeant de désinfectant. Et je répondis naturellement, sur le même ton : « Ker Sar ! » On me fit avaler un bol de bouillie à la bière sucrée, puis un grand verre de jus de pêche. Trop de sucre… Une intraveineuse faite par un médecin impérial, sous le regard narquois de trois ou quatre infirmiers et infirmières, calma un peu ma douleur.

Nouveau vertige, suivi cette fois d’un évanouissement complet. Ce n’était pas, me sembla-t-il, l’effet de ma blessure, mais un choc mental dû au conditionnement hypnotique. Quelque chose essayait de balayer mes souvenirs. Et quelque chose essayait de les défendre.

En revenant à moi, j’éternuai deux ou trois fois et je ne pus m’empêcher de grimacer de douleur.

Ellen était près de moi. J’admirai sa robe bleue. Elle avait encore changé de vêtements. Les Impériaux étaient vraiment pleins de prévenances pour elle.

— Rob ? Tu vas mieux ?

— Je n’ai jamais été aussi bien. On commence quand ?

— On commence quoi ?

J’essuyai avec mes paumes, brièvement, la sueur froide sur mon front et mes yeux… Une seconde plus tôt, je savais très bien ce qui devait commencer. Puis ma mémoire s’emplit de scories brillantes et je regardai tomber la neige sur mes souvenirs.

— J’ai oublié. Aucune importance.

— On va faire la suite du voyage dans un busélec. Ce sera plus confortable. Le colonel Frantesek me l’a dit.

— Nous devrions être arrivés à Anjiak depuis longtemps, non ? Ils nous font tourner en rond.

— Peut-être. Il y a beaucoup de convois militaires sur les routes. Tradaï prétend qu’il a entendu une fusillade pas loin d’ici. Et puis cette espèce de grondement…

— Quel grondement ?

— Tu as déjà entendu le canon ?

— Oui.

« Sur la Terre, pensai-je. Mais c’était une illusion… »

— D’après les soldats, c’est la canonnade.

— La canonnade ? La guerre… Mais contre qui ? Le colonel Frantesek entra dans la pièce où on m’avait installé après mon évanouissement.

— Êtes-vous prêt à repartir, Lejeran ?

Je me levai.

— Sur qui tirez-vous le canon, colonel ?

Il me tourna le dos, pendant que deux soldats gris m’encadraient pour me soutenir.

— Ce n’est qu’un exercice.

Un exercice ? Il n’avait pas nié que ce fût une canonnade. Et j’avais l’impression qu’il mentait.