CHAPITRE VIII
Deux heures.
Nous étions dans la cache de Mellen depuis deux heures. Nous avions soif, mais nous nous étions mis d’instinct à ménager l’eau de nos gourdes. Tradaï avait proposé de dormir. Personne – surtout pas lui-même – ne parvenait à trouver le sommeil. Aucun signe de vie ne tombait de l’étage au-dessus. Aucun bruit identifiable en provenance de la maison.
— On va être en pleine forme pour repartir demain matin ! me souffla Ellen.
Et elle pouffa nerveusement.
— Cette fois, je crois qu’on est coincés, dit Tradaï.
Il avait déjà prononcé cette phrase cinq ou six fois. Il commençait à jouer au disque rayé. C’était mauvais signe. Si nous avions été sur la Terre, j’aurais pensé que nous étions tombés dans un piège.
Pourquoi le vieux mentor possédait-il une cache de ce genre ? Pouvait-il faire partie d’un mouvement de résistance à l’Empire ? L’aspect de cette cave et son odeur me donnaient à penser qu’elle était assez ancienne. Elle avait dû être construite bien avant l’invasion du Yonk.
Bon Dieu, j’aurais dû comprendre tout de suite !
Ellen et Tradaï m’avaient laissé croire qu’ils étaient arrivés chez le vieux Ken Mellen par le plus grand des hasards. En réalité, le mentor était aussi un agent de l’Archum solaire le relais suivant sur l’itinéraire de mon pèlerinage. Le réduit était prêt de longue date à accueillir un hexarque en route pour le Sa Huvlan !
Nous regardions nos montres de plus en plus souvent. Nous écoutions jusqu’à en avoir la tête bourdonnante.
Des bruits nous parvenaient de l’extérieur, pas assez nets pour que nous puissions les nommer. Peut-être étaient-ils seulement dans notre tête. Aucun ne semblait très proche. À un moment, le sol vibra sous une série de chocs rapides. Un groupe de cavaliers au galop ? Dans la nuit ? Un troupeau en fuite ? Le temps passa. Nous buvions un peu d’eau toutes les demi-heures.
Ellen éclata d’un rire de panique. Tradaï lui mit la main sur la bouche.
Plus tard, nous avons essayé de nous installer plus confortablement, avec les couvertures tirées de nos sacs. Le froid nous gagnait. Nous avons aménagé un urinoir de fortune dans un coin du réduit. Les planches ne manquaient pas. Ni le temps à tuer. Nous n’avions qu’une seule lampe, mais plusieurs piles de recharge. Nous décidâmes de la garder allumée.
Nous étions dans ce trou depuis trois heures vingt. Nous cherchions à nous expliquer pourquoi Mellen n’était pas venu nous libérer. L’hypothèse la plus plausible nous semblait à tous l’installation pour la nuit d’un groupe de soldats impériaux dans la maison.
Je vis Ellen s’endormir. Tradaï somnolait. J’éteignis la lampe. L’excès de fatigue finissait par chasser l’angoisse. J’appelais le sommeil et je lui résistais en même temps.
J’écoutai et…
Je me réveillai, fixai aussitôt les aiguilles lumineuses de ma montre un peu plus de cinq heures et demie. Tradaï bougea, éclaira et toussa doucement.
— Je suis réveillée, dit Ellen. J’ai p… J’ai froid !
Elle claqua des dents et frissonna. Mais elle avait bien failli dire « J’ai peur. » Je me posai la question en toute sincérité « Est-ce que j’avais peur, moi aussi ? » Fait étrange, la réponse était non. Mais ce que je trouvai à la place de la peur ne me plut pas du tout.
J’avais hâte de sortir de ce trou. Et je ne pouvais me décider à bouger. Je ne me sentais pas encore prêt. Prêt à quoi ?
Ellen but avidement au goulot de sa gourde.
— Quelque chose est arrivé !
Tradaï éclata de rire « Sûr…
— Il faut essayer de sortir.
Le mot « essayer » me déplut.
— Sortons, dis-je.
— Et si la trappe est fermée de l’extérieur ? Par un verrou ou n’importe quoi ?
— Elle n’est pas verrouillée. Mais elle doit être cachée – et bloquée – par le casier à bouteilles. On y arrivera.
Tradaï cogna avec une planche. La trappe ne bougea pas.
— Ellen va monter sur mes épaules, dit le Noir. Elle écoutera puis elle poussera la trappe.
J’acquiesçai à ce projet. Elle écouta, n’entendit rien. La trappe se soulevait de dix centimètres.
Je remplaçai Ellen. Après cinq minutes ou une heure, il y eut un craquement et l’étagère qui obstruait le passage bascula et s’écroula dans la resserre avec un énorme fracas de verre brisé. De nouveau, le silence. Je me hissai le premier hors du trou. Je tirai Ellen et, à nous deux, nous n’eûmes pas trop de mal à faire remonter Tradaï. Je m’approchai de la fenêtre. Dehors, c’était encore l’obscurité. Mais une lueur blanc rosé, pareille à un pansement taché de sang, se montrait à l’est l’aube pointait.
Tradaï poussa prudemment une porte et recula d’un pas : la lampe était allumée dans la salle commune.
— Sortons par la fenêtre, dis-je.
À peine dans la cour, j’entendis au loin une longue plainte déchirante. Une autre, identique, lui répondit. Les chiens du voisinage hurlaient à la mort. Trop loin pour que nous ayons pu les entendre au fond du réduit.
Après un moment, je me risquai dans la salle commune. Devant la porte, à l’intérieur, le gros berger à poil ras que nous connaissions était étendu, tout sanglant. Tué à l’arme blanche. Nous dûmes enjamber le cadavre de la bête pour entrer. La table était renversée et de nombreux objets brisés. La vitre ronde d’une fenêtre était fêlée. Une odeur de brûlé nous saisit. Un commencement d’incendie avait été noyé avec quelques seaux d’eau. Je ressortis la gorge serrée. La guerre que j’avais tant appelée de mes vœux avait fini par me rattraper. Et maintenant, je la détestais de tout cœur. Je la vomissais.
Ma mission n’était pas de la conduire, mais de l’empêcher. Ma mission ? Non, je ne me sentais pas le moins du monde en mission. Cette formidable avidité que les prêtresses du Cheval-Soleil avaient mise en moi occupait tout mon être et commandait tous mes élans.
Deux autres chiens étaient morts en défendant leur maître, le vieux mentor. Les trois cadavres s’alignaient au fond de la cour, devant la bergerie où les moutons bêlaient désespérément. Les premiers rayons de l’aube se posèrent comme par miracle sur le visage paisible du vieux mentor. Je me penchai pour fermer les yeux de Mellen. Je me sentais un peu coupable de sa mort. La vraie responsabilité incombait sans doute à l’Empire d’un côté et aux prêtresses du Cheval-Soleil de l’autre. Mais j’en avais aussi ma part du simple fait d’avoir accepté leur jeu.
Ellen, assise sur une pierre, pleurait et hoquetait à quelques pas. Tradaï tournait dans la cour en trainant les pieds, la tête basse et les bras ballants. Je me dressai, regardai la tache rouge du soleil s’élargir à l’est, au-dessus de la forêt. Rouge, couleur de sang frais. Le soleil levant a la couleur du sang, me dis-je comme si c’était une découverte. Ce symbole me mit en rage.
Je m’approchai d’Ellen, posai la main sur son épaule. Elle écarta ses mains de son visage, un sourire trembla sur ses lèvres.
— Les enfants ? Nad et Melle ? Ils les ont tués aussi ?
Une boule de glace coula dans ma poitrine. Les enfants ? Qui paierait leur mort assez cher si les soldats impériaux les avaient tués aussi ? Mais nous n’avions pas trouvé les corps.
— Emmenés, dis-je. Ils les ont emmenés.
— Si nous n’étions pas venus ici… crois-tu qu’ils auraient tué Mellen ?
— La police impériale savait d’une façon ou d’une autre que nous devions le rencontrer, qu’il était notre relais. Pourquoi Font-ils tué au lieu de le conduire à leur quartier général pour interrogatoire ? Je ne comprends pas. Ou bien ils l’avaient déjà interrogé et…
Ellen se leva, me regarda puis détourna la tête. Je prononçai son nom et je fus ému par similitude avec celui du vieux mentor. Était-ce un pur hasard ?
Nous avions marché vers l’est et maintenant nous sortions de la forêt. Le soleil était déjà à la moitié de sa course de la matinée. Nous avions passé deux heures à creuser une tombe pour le vieux Mellen et à le mettre en terre. Au risque d’être surpris par un retour des soldats impériaux… Mais j’avais décidé de prendre ce risque et Tradaï, à ma grande surprise, n’avait émis aucune objection.
J’observais depuis un moment les toits rouges d’un petit village en contrebas. Je remarquai un four solaire assez important. Il devait produire énergie et chaleur pour une verrerie proche, à en juger par les multitudes d’éclats et de scintillements que les objets en verre lançaient un peu partout. Toutes les maisons avaient de larges baies et des verrières sur le toit. Des statues de verre jalonnaient les abords du village, construit parmi les arbres, chênes et cèdres géants.
L’endroit semblait calme, presque trop calme. On ne distinguait aucun signe d’activité. Seuls quelques troupeaux de moutons paissaient à bonne distance des maisons.
Le village se trouvait à deux cents mètres sur notre droite et nous ne l’avions pas vu avant de sortir du couvert. Nous ne pouvions l’éviter qu’en rebroussant chemin. Nous n’avions vu personne cela ne signifiait pas que personne ne nous avait vus.
Tradaï me questionna du regard. Tout ressort était brisé en lui. Il m’abandonnait totalement la responsabilité de l’aventure.
— Allons-y, dis-je. Aucune importance.
J’étais décidé à me laisser capturer à la première occasion. À ce moment, un groupe de quatre ou cinq enfants se montra dans le sentier qui montait en pente raide rejoindre notre chemin. Ellen les vit et ne put se retenir. Elle dévala à leur rencontre en criant :
— Seigneur, ils sont vivants. Merci, merci !
Elle s’arrêta devant les enfants effrayés, se retourna vers nous.
À ce moment, je remarquai une passerelle tendue entre le sentier et le toit du temple. Elle s’élançait au milieu des arbres et les feuillages en cachaient une partie. Quelqu’un, promeneur ou guetteur, homme ou femme, se tenait au milieu, appuyé à la balustrade, légèrement penché en avant. Selon toute probabilité, nous étions repérés. Je descendis le sentier, mon compagnon silencieux sur les talons. Je savais que c’était la fin.
D’une façon ou d’une autre, c’était la fin.
En nous voyant arriver, les enfants avaient pris la fuite par les buissons, abandonnant au milieu du sentier Ellen désemparée et honteuse.
Tradaï l’interpella avec sévérité :
— Qu’est-ce qui t’a pris ?
Elle le regarda longuement, sans le voir.
— Je suis à bout.
— Nous sommes tous à bout, Ellen. À bout de fatigue et à bout d’espoir. Allons voir ce qui se passe dans ce village. Je crois que les soldats impériaux sont partis, ajoutai-je pour vaincre l’hésitation de Tradaï.
Le Noir m’adressa une grimace moqueuse. Il savait que je mentais.
— Ouais. Ils évacuent.
Regroupés, nous arrivâmes à la rue principale. Ellen s’exclama et montra une vélelle écrasée contre un mur : Accidentée ou… L’observateur de la passerelle avait quitté son poste. Je crus le voir sortir du temple et disparaître dans une ruelle.
— Personne ? fit Ellen. Où sont passés les habitants ?
— Ils font la grasse matinée, dit Tradaï. C’est le jour du soleil.
Le jour du soleil, appelé autrefois jour du seigneur. Ou dimanche… Mais l’explication ne me semblait pas suffisante. Les soldats impériaux étaient venus ici. Ils se cachaient peut-être encore dans le village.
Un personnage hagard et hirsute, vêtu de hardes, s’avança à notre rencontre. Un idiot-philosophe à la mode du Yonk. Sans doute lui que j’avais vu sur la passerelle. Il s’arrêta à dix pas de nous, reprit son souffle, fit entendre une sorte de borborygme et nous envoya un salut grimaçant.
Il se dandinait au milieu de la rue, le buste incliné, une jambe pliée, et ricanait d’un air tout à fait stupide. Il approcha encore un peu, changea d’expression et prononça à voix basse, sans arrêter ses contorsions :
— Les soldats occupent tout le pays. Les habitants du village sont partis dans la forêt !
Peut-être avions-nous le temps de fuir. Pourquoi fuir ? Je n’en avais aucune envie. Mais j’avais peur pour Ellen et pour Tradaï. Si je me rendais seul, il existait une petite chance pour que la police impériale renonce à les poursuivre. Si nous étions pris ensemble, il en existait une autre pour qu’on leur fasse subir le sort du vieux Mellen.
J’ai donc hésité. Tradaï regardait le sol, épaules courbées, poings pendants, comme assommé par le destin.
— Vous avez oublié vos instruments de musique dans la forêt ? ricana l’idiot-philosophe. Les jolis musiciens qui ont oublié leurs instruments dans la forêt !
Il jouait son rôle de façon outrée, afin que les Impériaux le prennent pour un véritable idiot. J’acceptai la suggestion.
— Nous allons reprendre nos tzelles qui sont restées accrochées à un arbre.
Ellen éclata de rire. L’idiot se dandina.
— La musique ! La musique !
Je fis demi-tour sans hâte et m’éloignai d’un pas mesuré. Je tournais le dos au soleil et je sentis sa chaleur sur ma nuque. Cela me parut la brûlure d’un rayon prêt à griller sur place. Mais les soldats de Sar ne possédaient sans doute pas d’armes à rayons. Je voyais la forêt devant moi, très loin, au fond d’un tunnel lumineux. Je ne savais même pas si les autres me suivaient. Je prenais ce risque pour eux ; mais je ne pouvais pas le leur dire.
La sueur coulait sur mes yeux, tiède, et glacée dans mon dos. Et soudain, je vis un soldat impérial. Un grand Noir dégingandé qui ressemblait à Tradaï. Le casque à la main, le fusil sur l’épaule, crosse en l’air. Il sourit de toutes ses dents et me fit un grand geste de la main. Il venait sans doute de se promener dans les champs ou peut-être d’accompagner une bergère et son troupeau et il rentrait au cantonnement.
Je serrai les dents. Sur un ordre de ses chefs, ce grand garçon paisible et souriant pouvait se transformer en machine à tuer. Non, pas la guerre. Pas la guerre ! Je me retournai et le regardai s’éloigner.
— Tradaï ! Ellen !
Mes deux compagnons levèrent la tête, car je me trouvais un peu avant dans le sentier et un mètre plus haut qu’eux.
— Si je fuis, ce sont les habitants du village qui paieront, tôt ou tard. Les habitants de ce village ou d’un autre. Je vais me rendre pour éviter une nouvelle tuerie. Je pense qu’ils vous laisseront tranquilles quand ils me tiendront.
— Tu veux dire qu’il vaudrait mieux qu’on parte rejoindre la population dans les bois ? fit Ellen.
Tradaï secoua la tête.
— Non. Je ne sais pas si tu as tort ou raison. Je crois que nous ne passerions pas, de toute façon. Et je ne vais pas te lâcher maintenant. Je me rends aussi.
— On se rend tous les trois, décida Ellen. Je n’irai pas plus loin. J’ai trop peur.
Il y eut un cri au-dessus de nous dans le chemin du bois. Puis un ordre, en sarren, aussitôt répété en yonkaï.
— Les mains en l’air !
Un coup de feu. Un soldat a tiré dans les buissons à trois mètres de nous, pour appuyer l’injonction et donner l’alerte. Il m’a semblé que la détonation éclatait dans ma tête. La balle a frôlé Ellen. La jeune femme a fait un bond sur place. J’ai cru qu’elle allait fuir. J’étais trop loin pour la retenir. Par chance, elle a résisté à ce réflexe. Un petit nuage de poussière s’est envolé le long de la pente, à ma gauche. J’ai croisé les mains sur ma tête.
Notre premier interrogatoire a eu lieu sur la passerelle, à huit mètres du sol. Nous étions appuyés à la frêle balustrade. D’une simple poussée, les soldats impériaux pouvaient nous précipiter en bas. Le jeune officier aux cheveux bouclés et aux mains de pianiste qui nous avait capturés doutait encore de l’importance de sa prise. Nous nous étions presque jetés dans ses bras. Cela ne collait pas avec l’idée qu’il se faisait des dangereux personnages traqués par toute une armée.
Il essaya de retracer notre itinéraire depuis le moment où nous avions quitté le train d’Anjiak. J’avais décidé de répondre à toutes les questions, en oubliant l’épisode Mellen. Il tenait sa carte d’état-major d’une main, un crayon rouge de l’autre et frappait du pied à chaque réponse.
— Tu mens, chien !
La passerelle vibrait. Les très jeunes soldats qui nous surveillaient se faisaient plus menaçants.
— Tu mens, chien !
Tradaï éclata de rire. L’officier leva le poing comme pour frapper, puis se retint.
Je n’avais pas prévu que nous aurions à prouver aux Impériaux que nous étions bien ceux qu’ils cherchaient – avec tant de maladresse. Je supposai que d’autres suspects avaient été arrêtés et expédiés au quartier général de la police politique. Notre arrivée inopinée embarrassait plus les militaires qu’elle ne les comblait.
— Je m’appelle Rob Lejeran, répétai-je avec calme. Je viens du temple de Raënsa, au Serellen. Je suis un envoyé de l’Archum solaire et je me rends au Sa Huvlan pour rencontrer…
Je m’attendais à l’habituel « Tais-toi, chien ! » Mais le lieutenant frisé s’étrangla de rire.
— Et moi, je suis le prince Lor To Gellan !
Je baissai la tête d’un air coupable.
— En réalité, nous sommes de paisibles explorateurs serelleniens. Nous nous rendons au Sa Huvlan pour visiter les ruines.
— Tu mens !
— C’est vrai, dit Tradaï. Vous avez raison de vous méfier de lui, mon lieutenant. C’est le plus sale menteur que j’aie jamais connu !
— Est-ce que vous vous foutez de moi ? gronda le lieutenant en sarren. Je vais vous dire ce que vous êtes. Vous êtes des voleurs, des pillards !
— Où est notre butin ? demandai-je.
— Planqué dans les bois. Mais je vous forcerai à avouer et je le trouverai ! Très bien, vous réfléchirez en cellule. Non, attendez !
Il leva la tête, se campa les mains sur les hanches au milieu de la passerelle.
— Ce serait dommage de vous priver du soleil. Une chaude journée en plein ciel vous éclaircira les idées.
Il se retourna, furieux.
— Vous êtes des voleurs, des pillards et j’ai très envie de vous faire pendre tout de suite, ici même. Votre seule chance est de dire la vérité !
— La vérité, la vérité, marmonna Tradaï, ça me rappelle quelque chose.
Le lieutenant nous abandonna dans cette triste position, sous la surveillance d’une demi-douzaine de soldats, dont un à chaque extrémité de la passerelle. Un vent brûlant soufflait. Le miroitement des surfaces de verre dans le village et aux abords était tel que nous ne pouvions plus baisser les yeux. Et au-dessus de nous, le ciel s’enflammait. Nous avions la gorge sèche et nous ne pouvions nous empêcher de regarder nos gourdes pleines, à dix pas de là les soldats nous les avaient enlevées en même temps que nos sacs et les avaient jetées sur le plancher de la passerelle. Au bout d’un moment, le chef du peloton, un long type mince, à la peau cuivrée et au crâne nu, s’aperçut que nous avions soif. Il prit les gourdes une à une et les jeta au loin d’un geste athlétique. Puis il revint en roulant les épaules.
— J’étais un champion du disque. J’ai arrêté la compétition depuis deux ans. De temps en temps, il n’est pas mauvais de vérifier qu’on a gardé la forme.
Tradaï poussa un rire qui ressemblait à un hennissement.
— Navré de te décevoir, chef. Tu es doué pour le lancer du disque à peu près comme un cochon pour le saut à la perche. Et à y regarder de près, tu n’es qu’un cochon étiré !
Il avait parlé en yonkaï. Le sous-officier répondit dans cette langue que les hommes ne semblaient pas comprendre.
— Économise ta salive. Tu en auras besoin. Et pour être étiré, tu ne vas pas tarder à l’être. Au bout d’une corde !
Ellen se mit à sangloter. Il s’approcha d’un air narquois.
— Calme-toi, la fille. Je ne pense pas que le lieutenant ait l’intention de te pendre. On s’occupera de toi !
— Je suis un voleur, dit Tradaï. Mais pas eux !
— Tu raconteras ça au lieutenant quand il reviendra. Mais tes aveux, on s’en fout. Faudra que tu nous conduises à ton butin.
— Je vous conduirai. Si vous donnez à boire à mes amis !
Le sous-officier parut indécis.
— Quand le lieutenant reviendra, tu lui parleras. J’espère pour toi qu’il voudra bien te croire.
Je me taisais, luttant de toutes mes forces contre la rage qui me gagnait. L’Empire avait mobilisé deux ou trois régiments pour nous chasser. Et maintenant, ces imbéciles nous traitaient comme des brigands de troisième zone, tombés entre leurs mains par le plus grand des hasards… Notre seule chance résidait dans une confrontation avec la police politique de Sar, si elle existait, ou quelque officier supérieur, moins stupide que ses subordonnés.
Je cherchais désespérément un moyen de convaincre ces brutes que j’étais le plus dangereux ennemi de l’Empire à cent lieues à la ronde. J’avais le cerveau sec comme la bouche. Il me semblait que dix gouttes d’eau sur la langue m’auraient donné la solution !
J’hésitais à gaspiller le peu de salive qui me restait, en l’absence du lieutenant. Je me résolus à patienter. Jamais le temps ne m’avait paru aussi long, même dans le réduit de Mellen.
Je pouvais toujours méditer sur la situation absurde dans laquelle nous nous étions mis. Nous avions commis une erreur grossière en nous dénonçant. Les individus redoutables que traquait en vain l’armée impériale ne pouvaient pas se livrer aussi facilement…
« Le mal est fait, pensai-je. La leçon me servira… si je ne suis pas pendu dans l’heure qui vient ! »