CHAPITRE VI

Le train, formé d’un grand nombre de wagons hauts et courts, serpentait souplement entre deux baies touffues d’arbres et de bambous. Il avait plu. Les feuillages luisants, frisés par le vent d’ouest, chuintaient un lent murmure. La température était douce dans cette région du sud, à la limite imprécise entre le Serellen et le Yonk… La motrice, placée à l’arrière du train, faisait à peine plus de bruit qu’une feuille tremblante. Les roues glissaient sur les rails presque en silence.

Même depuis la plate-forme supérieure, sur laquelle je me trouvais en compagnie d’une voyageuse yonkaï, nommée Ellen, on ne pouvait distinguer le paysage de l’autre côté des arbres. Pas plus qu’on ne pouvait de la plaine environnante observer la voie et le train. Au début de mon voyage vers le sud, je prenais de loin les voies ferrées pour des rivières. La voie devenait ainsi un élément du décor naturel. Et le pays restait caché aux voyageurs. Ceux qui voulaient le connaître n’avaient qu’à s’arrêter à la prochaine gare et visiter tel était l’esprit du pays.

Pour le moment, cela m’ennuyait. J’aurais bien voulu voir les routes et les campagnes pour savoir si les forces impériales occupaient le secteur.

— Je n’ai pas vu le drapeau de Sar depuis deux heures, dis-je à Ellen. Je me sens orphelin.

La jeune femme se tenait près de moi, appuyée contre le garde-fou de la galerie, très occupée à arranger ses cheveux blonds noués sur sa tête en lourde tresse. Elle leva les yeux au ciel en riant.

— Pauvre petit orphelin !

Comme si mes paroles avaient été un signal, trois avions impériaux jaillirent d’un nuage et piquèrent sur nous. Leur bruit enfla. On n’entendit plus les feuillages remués par le vent, on n’entendit plus le ronronnement de la motrice ni le glissement feutré des roues qui nous portaient. Le fracas des moteurs grondant au-dessus de nos têtes couvrait tous les autres bruits. Les appareils étaient courts, avec des ailes larges, carrées, ornées de la croix potencée. Ils évoquaient un peu les stukas allemands de la Deuxième Guerre mondiale… sur cette Terre qui n’existait pas. Ellen se mit à crier :

— Ils vont nous bombarder ! Ils vont nous tirer dessus !

Cette réflexion me causa un vif plaisir. Enfin, quelqu’un qui avait le sens de la réalité, qui ne prenait pas les soldats de l’Empire pour de gentils touristes. Les mentalités évoluaient bien trop lentement à mon gré.

Je souhaitai de tout cœur que les chasseurs de Sar attaquent le train ; mais j’avais plutôt le sentiment qu’ils effectuaient une opération de reconnaissance, jointe à une démonstration de force. Je fis comme si je craignais aussi une attaque. Je me laissai tomber à genoux sur le plancher de la galerie. J’attirai Ellen assez brutalement et l’obligeai à s’allonger contre moi. Je rampai jusqu’à la partie couverte de la plateforme. Piètre abri en cas de mitraillage. Ellen me suivit docilement.

Déjà, les avions remontaient en chandelle. J’aurais tant voulu que des chasseurs amis surgissent dans le ciel pour se lancer à la poursuite des Impériaux. Un jour, un jour peut-être, les forces unies du Serellen et du Yonk passeraient à la contre-attaque, avec des avions et des chars… Non, je n’avais plus la force d’espérer. C’était l’histoire des moutons et des loups. Comment faire une armée avec des moutons qui ne croient même pas au loup ?

Je désirais la guerre. J’eus honte un instant. Mais j’avais été préparé pour cela. Je n’y pouvais rien. Au fond de moi, se cachaient la volonté du pouvoir et l’appel de la violence que les prêtresses du Cheval-Soleil avaient injectés dans mon âme.

Je connaissais la guerre et son cortège de misère et d’horreur. Avais-je le droit d’entraîner les populations pacifiques du Serellen et du Yonk dans une lutte sans merci et peut-être sans espoir ? Mais je n’avais pas le choix. Je ne pouvais plus échapper à la force qui me poussait.

Les avions sarens s’étaient perdus dans l’immensité du ciel. Je me relevai en oubliant d’aider Ellen. Oubli un peu volontaire. Je la regardai rajuster son gilet de velours noir sur son corsage à lacets, défroisser sa jupe rouge à volants. Le costume traditionnel des femmes du Yonk.

— Tu ferais bien de trouver un pantalon et une veste avec de grandes poches, dis-je. À la guerre comme à la guerre !

— La guerre ? Quelle guerre ?

Elle eut un grand rire clair et insouciant. Mais je savais que la peur restait tapie en elle. L’inquiétude montait dans son cœur.

— Tu crois qu’on va se… se battre contre les soldats de Sar ?

— Qu’en penses-tu toi-même ? Je suis un étranger.

— C’est… impossible, dit-elle.

— Pourquoi ?

Elle hésita.

— Nous n’avons pas d’armes.

— Bonne réponse. Mais vous pouvez en trouver. Par exemple, en prenant celles de l’ennemi.

— L’ennemi ? L’Empire est notre ennemi ? Admettons. Mais nous ne savons pas nous battre.

— Vous apprendrez. Mais tu as raison. Pour se battre, il faut un ennemi. Vous n’en avez pas. Vous aurez un maître.

— L’empereur ?

— Il faut choisir : obéir ou lutter.

Ellen fixa sur moi, longuement, ses grands yeux verts, à la fois interrogateurs et méfiants ; puis elle fit une moue boudeuse et se détourna.

Un homme vêtu d’une tunique violette, avec l’écusson des coutumiers transporteurs – un cheval noir debout – traversa la plate-forme en courant. Les wagons communiquaient par la galerie supérieure. L’homme mit la main en visière sur ses yeux. Une douzaine de personnes se tenaient sur la galerie de la dernière voiture. Ailleurs, les voyageurs commençaient à se rassembler à l’air libre. Un groupe de travailleurs, pieds nus mais coiffés de grands chapeaux à plumes, nous entouraient maintenant, Ellen et moi.

Le coutumier esquissa un salut.

— Chers passagers, je vous transmets les regrets de la coutume. Nous arrivons à Anjiak. La ville est occupée… j’ai bien dit occupée… par les forces impériales. Que chacun comprenne ce qu’il voudra, ce n’est pas mon affaire.

« La coutume proteste hautement. Mais elle ne peut rien faire pour changer cette situation. Certains d’entre vous n’ont peut-être pas envie de rencontrer les Impériaux ? Je ne leur demande pas pourquoi : c’est pas mon affaire…

Il tournait sur place, gesticulait, bâillait comme s’il avait été réveillé en sursaut quelques minutes plus tôt.

— Nous allons arrêter le train dans la forêt, dit-il en mimant un freinage de façon assez comique. Dans la forêt, oui. Juste le temps pour ceux qui voudront de descendre et de disparaître. La coutume des transporteurs leur souhaite bonne chance… et bonne fin de voyage à ceux qui resteront !

J’hésitai une seconde. J’aurais aimé voir à l’œuvre l’armée d’occupation. Mais le Sa Huvlan était encore loin et je n’avais pas de temps à perdre. De plus, Tradaï était dans un autre wagon et il choisirait certainement de quitter le train. Nous nous étions séparés par mesure de sécurité, après avoir abandonné la vélelle pour ne pas être pris ensemble. Il y avait une autre raison. Nous nous supportions mal. Il m’accablait de ses protestations d’allégeance, sur un ton narquois et provocant. En même temps, il essayait de m’imposer ses vues à tout bout de champ, interpellait railleusement les gens et menaçait d’en découdre avec les Impériaux à la première occasion.

Je ne voyais pas comment le forcer à la discipline, même si j’étais un des six envoyés de l’Archum solaire. Il commençait à me gêner, mais je ne voulais pas me séparer de lui. Du moins pas encore. L’essentiel pour moi était d’aller au rendez-vous de Syris, dans le Sa Huvlan ; mais je voulais m’informer le plus possible au cours du voyage. En outre, je devais retrouver le maximum de souvenirs. Il me semblait que j’aurais besoin de toute ma lucidité en face des prêtresses du Cheval-Soleil. Si ma mémoire était encore brouillée à ce moment-là, je risquais d’être trop facilement manipulé par ce mystérieux Archum solaire.

Les excentricités de Tradaï étaient de trop dans le programme. Mais je l’aimais bien et je voulais aussi le protéger contre lui-même.

Et Ellen ? Elle regardait ses pieds d’un air boudeur. Elle était plus consciente que la plupart des Serelleniens et des Yonkaïs que nous avions rencontrés ; mais elle n’avait pas la moindre envie de quitter le train pour se joindre à un inconnu aux propos menaçants.

Je regardai le ciel et ne repérai aucun avion impérial. La présence des appareils à la croix potencée m’aurait peut-être aidé à la convaincre.

La motrice chuinta et cogna ; le train commença à ralentir.

— Je pars, dis-je. Je te charge d’embrasser pour moi le prince impérial Lor To Gellan, si jamais il vient à passer par Anjiak.

Elle me regarda avec un étonnement non feint. Ma plaisanterie était du genre de celles que lançait Tradaï au moins deux fois par heure. Sans aucun succès. Les soldats de l’Empire arrivaient à temps le sens de l’humour était sur le point de se perdre au Serellen et au Yonk. Je n’étais quand même pas très fier de moi. Je demandai pardon à Ellen et lui dis que je regrettais de ne pas pouvoir m’expliquer.

Elle haussa les épaules avec une feinte indifférence.

— Ma famille m’attend à Anjiak. J’ai deux enfants.

Nous entrions dans la forêt à la vitesse d’une paire de bœufs à reculons. Au-dessus de nous, le vent chassait les nuages et le temps s’éclaircissait. Un bel après-midi se préparait. Les bambous qui bordaient la voie firent place à des chênes verts, dominés de loin en loin par les têtes rondes des pins parasols. Je pris l’échelle extérieure du wagon et descendis sans regarder en arrière. Mon destin était désormais de ne plus jamais regarder en arrière.

À peine au milieu de l’échelle, j’entendis les avions ennemis gronder de nouveau. Les avions ennemis – forcément puisqu’il n’existait pas d’avions amis. Je serrai les dents et me jurai de voir un jour l’emblème de Serellen danser dans les nuées, sous les ailes rondes de nos appareils. J’avais maintenant un but dans la vie. Et le voyage au Sa Huvlan n’était qu’une étape minuscule de ce projet.

Par chance, la forêt se resserrait de chaque côté du train. Des branches venaient frôler les wagons. Avec une secousse, le convoi s’arrêta dans le tunnel vert foncé où les fugitifs pourraient s’enfoncer. Les coutumière avaient jugé avec raison le site propice à un arrêt clandestin. Je vérifiais que ma gourde était pleine, jetai mon sac sur mon épaule et sautai à terre.

 

Cette fois, j’ai le sentiment d’entrer pour de bon dans la clandestinité. Nous nous retrouvons une demi-douzaine sur un passage d’un mètre de large, entre la voie et les fourrés. Le train est déjà reparti. Cinq voyageurs descendus de l’autre côté s’approchent de nous. Tropisme le groupe le moins nombreux se joint à l’autre.

Nous sommes onze, mais je ne vois pas Tradaï. Une main se pose sur mon bras.

— Rob ?

— Ellen !

— Je t’ai suivi.

— Je vois.

Peut-être attendait-elle que je la félicite pour son courage. Elle le méritait. Tradaï aurait trouvé une formule du genre « Le peuple te remercie. » Le peuple du Yonk – puisqu’elle était yonkaïe – lui voterait peut-être des remerciements longtemps après sa mort. Je regrettais maintenant de l’avoir entraînée dans une aventure désespérée.

Mais une petite dizaine de voyageurs avaient aussi choisi de quitter le train pour éviter les soldats impériaux. C’était encourageant. Je souris à Ellen.

— Et tes enfants ?

— Mes sœurs s’occuperont d’eux. Ils m’attendront.

— Je vais au Sa Huvlan. C’est loin.

— Je te quitterai avant. Mais je voudrais que tu m’expliques certaines choses.

Trois chasseurs bruns planaient au-dessus de la forêt. Ceux-là portaient sur la coque et les ailes le S impérial. Ils appartenaient probablement à la garde personnelle de Sar To Slon. L’empereur était-il donc près d’ici ? Les avions volaient bas.

— Mettons-nous à couvert, dis-je.

Je tirai Ellen dans un fourré. L’absence de Tradaï m’ennuyait. Les autres nous suivirent. Les appareils sarrens passèrent à environ cent mètres d’altitude, perpendiculairement à la voie. Ellen m’échappa et courut en arrière pour essayer de les voir. Ou peut-être pour prouver à tout le monde qu’elle n’avait pas peur.

Je la vis agiter un mouchoir comme pour saluer les pilotes impériaux. Ce n’était qu’une provocation. Une façon de me prouver qu’elle gardait son indépendance. Les mots « ennemi », « invasion », « occupation », n’avaient pas encore pris tout leur sens. Inutile de les employer tant que la plupart des gens ne les comprenaient pas. J’attendis patiemment Ellen et ne lui fis aucune réflexion lorsqu’elle me rejoignit.

— Où va-t-on ?

Je regardai sa longue jupe à volants.

— Avec ça, pas loin.

— Ma robe ne te plaît pas ?

Nous nous étions rassemblés dans une clairière. J’aurais aimé connaître les raisons précises qui avaient déterminé les autres à quitter le train. Mais nous n’avions pas le temps de discuter.

— Il faut se disperser, dit un homme de haute taille, sans doute un Serellenien du nord.

Il avait le teint sombre, les pieds nus et pas de bagages.

Son idée ne plaisait pas trop aux autres. Il avait raison, au moins dans l’absolu. Il aurait fait une excellente recrue pour ma future armée, qui ne comptait encore qu’un sous-officier, porté manquant, et une auxiliaire féminine, qui avait le goût fâcheux de saluer les avions ennemis avec son mouchoir. Mais ce n’était pas le moment de recruter.

Un nouveau grondement dans le ciel hâta la dispersion de la petite troupe. Ellen ne manifesta aucune velléité de me quitter.

— Allons, dis-je, comme si je savais où me diriger.

Le bruit des chasseurs impériaux commençait à nous devenir familier. L’homme aux pieds nus s’éloigna en marchant au bord de la voie. D’autres s’enfoncèrent dans la forêt. Je décidai de suivre provisoirement la lisière des fourrés, en direction du sud. Cette fois, les avions volaient beaucoup plus haut. Ils passèrent loin de nous. Nous avancions sur un terrain difficile et la robe de ma compagne la gênait beaucoup. Mais elle prenait l’épreuve comme un jeu. Elle trouva un sentier et s’y engagea. C’était une piste fréquentée par les animaux sauvages. Elle fit un accroc à sa jupe. Le premier accroc de la guerre contre l’Empire ! Un sentiment de dérision me serrait le cœur. Je comprenais Tradaï et son envie de se battre tout de suite pour chasser la tentation de tout abandonner.

À un moment, Ellen s’arrêta.

— Je ne peux pas continuer comme ça.

Elle s’essuya le visage et le cou, déboutonna son gilet, secoua sa jupe, la déboucla et la laissa tomber à ses pieds en riant. Elle portait dessous un mignon jupon blanc qui découvrait aux trois quarts ses jambes musclées… Je m’étais assis à quelques pas, dans un repli ombreux du fourré. Je n’appréciais pas le spectacle autant qu’il le méritait. J’avais trop chaud moi aussi… Trop chaud ? Une sueur glacée ruisselait sur mon front et dans mon dos. Un trou noir se creusait dans ma tête, avalant les souvenirs qui m’étaient revenus en masse au cours des dernières heures.

J’avais subi d’autres crises depuis mon départ de Nezren ; mais celle-ci s’annonçait plus violente, décisive peut-être.

 

Je suis couché sur le sol, haletant. Ellen se penche sur moi, s’agenouille. Je la vois mal, je n’entends pas du tout les mots qu’elle prononce. D’autres mots emplissent ma tête de leur bruissement fiévreux.

Pourtant, mon sens de l’humour survit quelque part sous mon crâne où le sang bat furieusement. Je me demande si Ellen a pu déclencher mon malaise en se déshabillant à moitié devant moi. Ce serait à mourir de rire. J’ai envie de mourir. Sans rire.

Non, ce n’est pas Ellen. Plutôt les avions… En venant me narguer, les chasseurs de Sar m’ont forcé à mesurer la distance entre ce que je suis maintenant et ce que je dois devenir pour répondre à la volonté des prêtresses du Cheval-Soleil.

Je me vois fugitif, seul ou presque, errant en pays inconnu. Mais l’ordre – ou mieux, le désir fou… – de me dresser contre l’Empire, seul s’il le faut, a été mystérieusement imprimé dans mon esprit.

J’appelle Syris.

— Je t’en prie, délivre-moi. Je ne peux pas. JE NE PEUX PAS !

Elle est là tout de suite, comme si elle avait guetté ma première défaillance.

— Tu peux. Tu peux parce que tu dois.

— Oui… je peux tendre le poing contre les avions de Sar quand ils passent dans le ciel ? J’ai plutôt envie d’agiter mon mouchoir, comme Ellen !

— Tu dois rassembler le peuple pour lutter contre les envahisseurs.

— Le peuple s’en moque. Pas un Serellenien n’est prêt à se battre pour sa liberté.

— Le peuple ne sait pas ce qu’est la servitude. Mais il apprendra.

Je me tords de douleur sur l’herbe, les cailloux, les broussailles, qui me déchirent, me blessent. La grande-prêtresse avait prévu cette crise. Elle connaissait par avance mes objections. Ses réponses ont dû être enregistrées par hypnose dans ma mémoire. Mais elles tombent parfois à côté.

— Tu n’es pas seul, Rob Lejeran. Tu es un maillon essentiel d’une chaîne en train de se tendre. Aie confiance.

Je commence à délirer. Je le sens, mais je n’y peux rien. Des pensées folles m’échappent.

— Je veux cent avions. Mille avions !

— Il y a cent mille fusils au Sa Huvlan, répond Syris.

— Qui tiendra ces fusils ? Je veux des avions amis dans le ciel. Tout de suite !

— Je t’attends. Nous nous battrons ensemble.

D’un coup, ma tension s’apaise. Je me sens très faible, mais délivré. J’ai perdu la foi au Cheval-Soleil et à ses prêtresses – si je l’ai jamais eue. Et aussi la foi en la victoire du peuple réveillé. Le peuple ne se réveillera pas. Perdu la foi en ma mission qui me semble grotesque… Je n’ai plus de haine pour l’Empire de Sar.

Au contraire.

Une sorte de retournement se fait en moi. L’admiration, peu à peu, m’envahit.

Ellen m’aida à me relever. Un homme sortit du bois et marcha vers nous en souriant.

Tradaï. Il prononça mon nom. Je criai le sien. Je m’élançai pour le rejoindre, puis m’arrêtai net. J’avais changé. Celui que j’étais devenu en l’espace de quelques minutes ne voyait plus en Tradaï un allié, un ami.

Le Noir serra Ellen contre lui. On eût dit que ces deux-là se connaissaient depuis toujours. Elle se mit à danser autour de nous en chantant une ronde. Tradaï la regardait d’un air affectueux et moqueur. Il se tourna vers moi. Nous n’avions pas encore échangé un mot.

— Quand les coutumiers nous ont avertis que le train allait s’arrêter dans la forêt, je me suis préparé très vite. J’ai gagné l’arrière et j’ai sauté discrètement-dès que nous avons ralenti. Pourquoi ? Je pensais qu’un agent impérial pouvait se trouver dans le train. Je ne savais pas quelle serait son attitude. J’ai préféré ne pas me mêler au groupe des fugitifs. Et je vous ai suivis de loin… pour le cas où vous auriez eu envie de vous isoler.

Il lança son rire habituel, provocant et chaleureux. Ellen se précipita pour l’embrasser. Aucun doute ces deux-là se connaissaient. Ellen m’avait joué la comédie. Je cherchai en vain une explication.

— En route, dit Tradaï. Le Sa Huvlan est encore loin.

 

Nous marchions tous les trois vers le sud. Nous avions quitté la voie ferrée qui sortait de la forêt après un coude brusque, pour nous engager dans une futaie claire, parsemée de buissons, de lauriers, de hautes herbes. Nous descendions en pente douce. Il y avait maintenant de grands espaces nus entre les pins et les oliviers sauvages. Par une trouée, on apercevait la prairie, une rivière, un village et, au loin, une ceinture de collines boisées…

Je me taisais. Tradaï et Ellen m’inspiraient tout à coup la même irrépressible méfiance. Je savais maintenant que je ne les avais pas rencontrés par hasard. Ils avaient été placés l’un et l’autre sur mon chemin par les prêtresses du Cheval-Soleil. Comme Dann, l’homme à la main mutilée. Dann m’avait conduit à Tradaï, Tradaï à Ellen…

Ellen gardait encore son masque d’innocence parce que Syris et ses prêtresses avaient jugé que je m’attacherais mieux ainsi. Tradaï jouait le rôle opposé, pour m’obliger sans cesse à le modérer. Je devais pousser Ellen et retenir Tradaï. Les deux rôles avaient été programmés par l’Archum solaire. Je faisais ainsi l’apprentissage de ma future tâche.

J’étais en outre sous haute surveillance. Cela me déplaisait fort et je décidai de me débarrasser dès que possible de mes deux encombrants complices. Une fois libéré de leur tutelle, j’aviserais…

Je commençai à étudier une hypothèse excitante. Je pourrais me rendre à la police impériale et demander la protection du prince Lor To Gellan. Puis je raconterais mon histoire et…

Ils seraient forcément intéressés. Après, on verrait.

J’appelai Syris dans ma tête.

— Désolé, ton plan n’a pas marché. Je peux même te dire où est l’erreur. Tu as créé pour moi un univers trop différent et trop… réel. Tu as fait de moi un… Terrien. Maintenant, je réagis en Terrien. Nous n’avons aucune chance contre l’Empire.

Aucune. Mieux vaut négocier, se rallier, quitte plus tard à…

Je m’aperçus que Tradaï me regardait d’un air bizarre, un peu inquiet peut-être. Il me fallait détourner ses soupçons, parler, parler…

— J’avoue que je ne comprends pas pourquoi tous ces gens ont quitté le train pour se disperser aussitôt, sans chercher à se connaître, à former un groupe. Et ça me tracasse.

Tradaï s’arrêta, réfléchit une seconde, repartit d’un pas comme alourdi.

— La partie sera dure. C’en est une preuve. Ces gens n’ont pas quitté le train parce qu’ils voulaient se lancer dans la résistance contre les Impériaux. Tous ou presque devaient être des solitaires. Ils craignaient d’être embrigadés, enrôlés et contraints au travail. Si on voulait les recruter, ils auraient le même réflexe.

« Je me demande comme toi qui nous obéira ? »