CHAPITRE V

Les Impériaux étaient partis sans fouiller les maisons. Ils n’avaient même pas pris la peine d’examiner les corps des fugitifs qu’ils avaient abattus et abandonnés sur place. L’armée de Sar s’imposait par sa brutalité, mais elle n’avait jamais rencontré d’adversaire. Elle ne devait pas être très efficace ni très aguerrie. La résistance était peut-être possible.

Je raisonnais en Terrien…

Un vacarme éclatant emplit le ciel au-dessus de nous. Les hélicoptères, ou quelque chose de ce genre. Le brouillard absorba le bruit dès que les appareils se furent éloignés. Simple démonstration de force ? Il nous fut assez facile de quitter la ville que les soldats n’avaient pas pris la peine d’encercler. Et une forêt s’avançait à un kilomètre des dernières maisons.

Mais la route serait longue d’ici au Sa Huvlan. Et nous avions tous un rude apprentissage devant nous.

Le jour se levait. De longues formes blanchâtres, étirées, s’étendaient sur un plateau rocailleux, entre les bois de vastes bancs de brouillard, éclairés par les rayons de l’aube, Orion s’éteignait dans le ciel sombre.

— On tourne le dos au Sa Huvlan ! s’exclama Tradaï.

— Peu importe, dis-je. Il faut d’abord s’éloigner de la ville.

Nous suivions des sentiers glissants, des chemins creusés de flaques, au milieu des troncs serrés qui semblaient danser sur place autour de nous.

— Je connais une maison pas loin d’ici, dit Janak. Et les gens qui l’habitent…

Mes pieds trempés n’étaient plus que deux paquets de viande gelée. Comme je peinais un peu, Tradaï passa devant. Nous devinions à peine la montée du soleil derrière les branches des hêtres et des bouleaux. Un village forestier apparut dans une trouée. J’aurais bien aimé m’asseoir devant un bon feu pour sécher mes jambes et mes chaussures. Janak était pieds nus.

— J’ai perdu un soulier et jeté l’autre. N’allons pas à ce village, ajouta-t-elle. La maison que je connais est maintenant tout près. Je pourrais m’y rendre les yeux fermés !

Nous arrivâmes, les yeux ouverts, non sans mal, une heure plus tard. C’était à mon tour de claquer des dents. L’apprentissage de la clandestinité. Ma principale préoccupation : savoir si je tiendrais le temps de m’aguerrir. Janak, couverte de boue sanglante jusqu’à mi-jambes, paraissait ne plus sentir le froid. Mais son visage était cadavérique et son regard fixe et brûlant de fièvre. Or notre voyage n’était même pas commencé.

La maison se composait de trois ou quatre gros chalets de bois, accolés, avec une tour, pareille à un phare, au beau milieu. Nous fûmes accueillis par une horde de chiens, bruyants mais peu agressifs, et des biches demi apprivoisées, parquées autour des bâtiments. Un cerf géant s’approcha de nous, derrière sa clôture et brama un appel. Le soleil perça enfin le brouillard. La nappe devint fluorescente et le paysage féerique. Une femme s’avança vers nous. Presque une adolescente. Mais ses vêtements longs, épais et gris, le foulard sombre qui cachait ses cheveux blonds la vieillissaient beaucoup.

— Janak ? Tu es venue enfin !

Elle se tourna vers nous.

— Vous êtes ses amis ? Bienvenue à Iandelline. Je suppose que vous êtes en fuite ?

Tradaï lança un rire qui effraya les biches et fit taire les chiens.

— Il n’y a plus de droit au Serellen. Nezren est occupée par les soldats impériaux. Nous leur avons échappé de justesse.

— Nous n’avons pas l’intention de nous arrêter chez vous, dis-je. Mais nous vous demandons l’hospitalité pour une heure. Le temps de nous réchauffer un peu.

— Je ne comprends rien à ce que vous racontez. Janak ?

— C’est la vérité, Hannah.

— Non, je ne te crois pas. Pourquoi me raconter une fable idiote ? Je souhaite vous accueillir. Une heure ou un jour ou plus. Je suis maîtresse de chance, Janak le sait. Je peux vous aider. Mais dites-moi la vérité.

Le froid me mordait les pieds, comme un chien affamé rongeant désespérément un os sec. Une crampe me nouait le dos, j’avais faim et soif, je mourais de fatigue. Et je savais que mes compagnons, même le robuste Tradaï, étaient à peu près dans le même état que moi.

— Vous n’écoutez jamais les informations ? demandai-je à la jeune Hannah.

Des mots de la Terre. Avaient-ils un sens au Serellen ? Elle secoua la tête, puis se retourna vers la maison d’un air inquiet. Nous prenait-elle pour des fous ? Un homme sortit et s’approcha à son tour. J’insistai :

— Nous vous avons dit la vérité. Les forces de Sar ont envahi le Yonk et maintenant le Serellen. Je viens du temple de Raënsa. Nous partons pour le Sa Huvlan. Nous avons besoin de votre aide.

L’homme, jeune aussi, vêtu de cuir, s’arrêta à une trentaine de mètres, balança l’arc qu’il portait à l’épaule, prit une flèche à sa ceinture. Hannah recula de deux pas.

— Je vous ai dit le prix de l’hospitalité : la vérité.

Janak poussa un hurlement. Quand elle fut calmée, elle montra le poing à Hannah.

— Il y a un bonhomme à Iandelline. Je veux le voir !

Je me souvins des bonshommes de la tradition cathare. Hannah s’éloigna. Son compagnon nous surveillait toujours, l’arme au pied. Longtemps après, un gros garçon d’environ trente ans se dirigea vers nous, les mains dans les poches d’un tablier de cuir. Il avait le teint rouge, les yeux malins, le sourire aux lèvres et le ventre bien rond sous son tablier.

— Bonjour, camarades. Je ne sais pas pourquoi vous avez raconté des âneries à cette pauvre Hannah. Ce n’est pas gentil, mais après tout, rien ne l’interdit. Vous êtes peut-être des voyageurs masqués ou des diseurs de fables. Peut-être avez-vous seulement la tête un peu fêlée. Je m’en moque. Ce n’est pas la peine que vous me répondiez parce que je suis sourd et je passe mon temps à chanter. Suivez-moi et taisez-vous. Je vais vous donner à boire et à manger et vous aider à vous sécher. Après, vous pourrez aller raconter vos bêtises ailleurs !

Il se mit à fredonner une complainte sur les malheurs d’un bûcheron solitaire, en marchant à grands pas vers la maison. Janak me prit la main et m’entraîna en courant derrière le gentil bonhomme de Iandelline. Tradaï suivit, non sans grommeler à mi-voix.

Nous nous étions cachés tout le jour dans la forêt. À la tombée de la nuit, nous avions rejoint la route dans l’espoir de trouver passage à bord d’un eider ou d’un rhino roulant vers le sud. Le brouillard commençait à monter. On ne voyait aucune étoile.

Les seuls véhicules à circuler sur les routes étaient désormais les eiders lourds des forces impériales transports de troupes et camions-mitrailleurs. La plupart montaient vers le nord, poursuivant l’occupation du pays. Quelques-uns roulaient vers le sud, d’autres s’engageaient sur les voies secondaires desservant la zone rurale et forestière, à l’est de Nezren.

— J’essaie d’imaginer l’arrivée d’un commando de Sar à Iandelline, dit Tradaï. Pauvre Hannah !

— Elle a été bien bonne avec moi, autrefois, geignit Janak.

Cachés dans un fourré, nous guettions les véhicules militaires qui défilaient sur la route. La jeune femme semblait fascinée par les gros camions blindés, bossus comme des dromadaires. Les phares mobiles balayaient sans arrêt l’espace devant eux ça devait être assez gênant pour les conducteurs, aussi ne dépassaient-ils pas le trente à l’heure.

— Que fait au juste une maîtresse de chance ? demandai-je.

Tradaï se contenta de ricaner. Janak expliqua à voix basse, sur un ton appliqué et convaincu.

— Elle t’aide à trouver ton destin, à être toi-même… pour avoir plus de chance.

Je me souvins. Les maîtres et maîtresses de chance étaient des sortes de mages qui disputaient aux prêtresses du Cheval-Soleil l’âme et la foi des Serelleniens.

Nous repartîmes en longeant la route vers le sud. Janak la première repéra un feu de camp des coutumière avec leurs roulottes.

— On pourrait leur emprunter un véhicule, dit Tradaï. À long terme ! ajouta-t-il en ricanant.

Le clan avait l’air de fêter la fin d’un chantier. Dans ces occasions, le vin et l’alcool coulaient à pleins litres.

— L’armée impériale fonce sur la route qu’ils viennent de réparer et ces imbéciles font la fête.

Nous nous glissons à travers bois en contournant le camp en liesse. Une trouée au milieu des bouleaux nous offre un poste d’observation passable. Un cavalier barbu veille sur la troupe. Des ombres s’affairent autour d’une de ces grosses cuisines roulantes appelées « Mère l’Oye ».

— Ils ont tous un patriarche barbu et une Mère l’Oye du même modèle, dit Tradaï avec mépris.

Il s’occupe de repérer les véhicules. Au Serellen, pour les biens mobiliers, usage vaut propriété. Le vol n’existe pas. Mais les coutumière ont un droit particulier et leur matériel est sacré. Le genre d’emprunt que Tradaï projette maintenant est sanctionné, si l’on se fait prendre, par de longues journées de travaux forcés au service de la coutume.

Soudain, je me rends compte que Janak n’est plus avec nous dans la clairière. J’entends un bruit de branches brisées du côté de la route. Dans la nuit très noire, je distingue la tache claire de sa veste en mouton. Je me lance à sa poursuite. Plusieurs fois déjà, il a fallu la retenir pour qu’elle ne se jette pas à la rencontre des soldats impériaux ou sous les roues de leurs camions. Elle veut être punie.

Elle m’entend approcher et se met à crier. Sur la route, un ronflement de moteur grossit très vite. C’est un bruit énorme. Sans doute un convoi sarren. J’hésite un instant. Dans la forêt embrumée, on ne voit pas un tronc de bouleau à deux mètres. Les hautes flammes des feux de camp allumés par les coutumiers se réfléchissent sur la nappe de brouillard recouvrant la route. D’un côté, l’obscurité totale. De l’autre, un scintillement éblouissant sur lequel l’œil glisse. Et, plus loin, le camp illuminé… Spectacle féerique mais angoissant.

Janak se tait. Je reviens à la clairière. Bon, Tradaï n’y est plus. Je repars vers la route, en essayant de faire le moins de bruit possible. Je suppose que Janak veut se rendre aux soldats ou aux coutumiers. Je voudrais l’en empêcher. Mais en ai-je le droit ?

J’arrive à proximité de la route au moment où le convoi surgit. Je m’aplatis derrière une touffe de genêts. Il me semble entendre de nouveau les cris de Janak. Mais c’est peut-être un oiseau de nuit. Il y en a beaucoup dans la forêt. Maintenant, le grondement feutré des moteurs à hydrogène étouffe les autres bruits.

Soudain, une silhouette humaine apparaît dans la lueur des phares, les bras levés, tournoie une seconde entre deux véhicules. Je reste figé, incrédule. Puis je m’élance et cours vers la route. Le long grincement plaintif des freins traverse ma tête comme un chant de mort. Je continue de courir, flottant dans la nappe de brouillard. Je me cogne à un tronc, me déchire le visage à un buisson épineux. Je tombe dans un fossé plein d’eau, je me relève péniblement et atteins la route en boitant.

La prudence me commandait de rester caché dans le bois et d’abandonner Janak à son sort. Mais je ne peux pas.

Elle était étendue, blessée, peut-être morte, à cinq ou six mètres du rhino qui l’avait accrochée et projetée en avant. Des soldats en uniforme gris se rassemblaient autour d’elle. Ils attendaient visiblement quelqu’un, un officier sans doute. J’avais presque oublié que ces hommes étaient des envahisseurs.

Des mots furent échangés dans la langue de Sar, que je comprenais un peu. J’avançai les bras levés. Deux fusils se braquèrent sur moi. Je m’arrêtai, nouai mes mains derrière ma tête et baissai les yeux sur Janak blessée mais vivante. Je prononçai avec difficulté, en sarren :

— Il faut… l’emporter… à l’hôpital.

Les mots me revenaient ; mais mon accent devait être affreusement pâteux. Un jeune soldat grogna en cachant son visage dans ses mains. Le conducteur du camion il se sentait coupable d’avoir accroché Janak. Mais j’étais presque sûr que la jeune femme s’était jetée volontairement sous ses roues.

Tous les soldats sarrens que je voyais autour de moi, dans la lueur des phares, me semblèrent très jeunes et, selon toute probabilité, peu aguerris. Le conducteur du rhino avait l’air sur le point de pleurer. Un officier arriva, d’un pas lent, balancé. Les hommes eurent le réflexe de se rapprocher les uns des autres, comme pour faire bloc, avant de manifester à leur supérieur, assez mollement, les signes extérieurs de respect de l’armée impériale une sorte de garde-à-vous, buste raidi, tête inclinée, et une sorte de salut, la main gauche sur le front.

J’étais dans la gueule du loup. J’avais peut-être une chance de le faire bâiller en lui chatouillant le palais.

L’officier s’adressa à moi en serellenien.

— Qui es-tu ? Que fais-tu ici ? Qu’est-ce qui est arrivé ?

— J’ai vu l’accident, dis-je. Le rhino…

Les soldats ne me laissèrent pas le temps de répondre. Leurs explications véhémentes ne tardèrent pas à exaspérer l’officier. Je me penchai sur Janak. Sa jambe gauche formait un angle impossible ; son épaule du même côté semblait broyée. Une traînée de sang maculait son visage ; une tache s’arrondissait sur sa veste de mouton. Un filet rouge coulait dans son cou. Elle était sans connaissance et sa respiration sifflait. Que pouvais-je encore pour elle ?

— C’est ta compagne ?

— Non. J’ai vu l’accident par hasard.

— Qu’est-ce que tu as vu ?

— Il y a un camp de coutumière là (je tendis le bras). Je suis venu voir si je pouvais trouver un peu d’alcool. La femme s’est jetée entre deux camions.

Hannah, de Iandelline, exigeait la vérité. C’était peut-être le meilleur moyen d’aider Janak.

— Elle a besoin d’être soignée tout de suite. Allez-vous l’emporter à l’hôpital ?

— Qu’est-ce que ça peut te faire si elle ne t’est rien ?

— Vous n’êtes pas obligés, après tout. Le conducteur du camion (je montrai du doigt le jeune soldat aux lèvres pincées et aux mains tremblantes)… le conducteur du camion n’a commis aucune faute.

— C’est bon. Je vais enregistrer ton témoignage.

Je remarquai alors son uniforme, sobre mais élégant, sans aucune marque de grade. Seulement une étoile bleue à sa poche de poitrine… De plus, il était aussi jeune que ses hommes. Tout à coup, d’autres officiers nous entourèrent. L’un d’eux avait cinq cercles sur la manche. Les soldats refluèrent pour s’aligner au garde-à-vous.

Le jeune chef à l’étoile bleue sortit un magnétophone d’une sacoche qu’il tenait à la main et dit en me regardant :

— Je suis le prince impérial Lor To Gellan !

Un officier à trois cercles m’interrogea. « Quel est ton nom ? Où habites-tu ? Qu’est-ce que tu faisais ici ? Qu’est-ce que tu as vu ? » Je m’inventai un nom et un domicile dans la forêt. Je répétai mon témoignage qui dégageait le conducteur de toute responsabilité. Les soldats me regardaient avec sympathie. Je ne regrettais pas d’avoir pris un risque. Mon premier contact avec l’armée impériale. Et un hasard étrange avait voulu que je tombe sur le prince Lor To Gellan, fils cadet de l’empereur… Le prince se tourna vers les officiers de sa suite d’un air satisfait et prononça une phrase sèche qui déclencha deux claquements de talons tout à fait dans le style de la Terre. Puis à moi :

— Tu es un bon sujet. Si un jour tu as des difficultés dans la vie, tu pourras en appeler à la justice du prince impérial. Disparais !

— La femme…, dis-je.

— Nous la transporterons à notre hôpital volant.

Les soldats, par jeu, braquèrent de nouveau leurs fusils sur moi. Je bondis loin de la route et m’enfonçai dans les genêts. J’écoutai les camions démarrer, gronder en accélérant puis s’éloigner vers le nord. Une longue voiture portant un fanion bleu et or passa en quatrième position. D’autres véhicules légers la suivaient.

D’après l’idée que je me faisais des Impériaux, le convoi du prince n’aurait pas dû s’arrêter pour une femme écrasée sur la route, en pleine nuit, au milieu des bois. Mais il s’agissait d’une troupe d’élite commandée par le fils de l’empereur. Les dirigeants de Sar tenaient à se montrer corrects avec les habitants du Serellen pour susciter leur collaboration. À côté de l’armée régulière, il existait sans nul doute des corps spéciaux, du genre police politique, qui n’hésitaient pas à tirer sur les fugitifs… Intéressant à savoir. Mais pour quoi faire ?

Je vis des lumières sur la route. Les coutumiers examinaient les traces de sang et cherchaient à comprendre ce qui s’était passé. Ah, ils avaient trouvé… quoi ? Une chaussure ! Un des mocassins donnés à Janak par le bonhomme de Iandelline.

Est-ce qu’ils se rendaient compte que l’invasion impériale changerait leur monde et leur vie avant longtemps ? Oh, pas plus que les autres, sans doute. Le moment de la prise de conscience n’était pas encore venu.

J’avais froid. Mon cerveau et mes muscles s’engourdissaient ensemble. Mon sac, qui contenait quelques vêtements et moins d’une journée de provisions, me semblait lourd comme une montagne. Tiens, les soldats impériaux ne l’avaient pas fouillé. Surtout, ne pas compter sur une pareille négligence à ma prochaine rencontre avec la police politique.

Je ne savais que faire. Je me demandais si Tradaï n’avait pas été pris par les coutumière en essayant de leur voler une voiture. Ou bien si, ayant réussi son coup, il n’était pas parti sans moi. Non, impossible.

Je résolus de m’approcher du camp, d’où montaient des cris et des chants. De grandes ombres se balançaient autour des feux, comme soufflées par les flammes vacillantes. Je gardais les yeux fixés sur le périmètre illuminé et je ne distinguais plus rien dans l’obscurité qui m’entourait.

J’avançai prudemment le long d’un sentier boueux. Je me heurtai soudain à un obstacle vivant. Je me sentis saisi par les jambes et basculai par-dessus l’homme accroupi. Je tombai le visage dans la boue et suffoquai. Je me tendis pour un combat que je savais perdu d’avance.

— Toutes mes excuses, camarade !

Je reconnus son rire plus que sa voix.

— Tradaï !

— Filons d’ici. J’ai récupéré une vélelle.

Rires étouffés, mots échangés à voix basse. Nous étions très près du camp des coutumière, d’où montait toujours un brouhaha excité.

Tradaï m’aida à me relever.

— Où est passée Janak ?

— Elle nous a fait ses adieux. Je te raconterai.

Deux cents mètres plus loin, Tradaï s’arrêta et me serra le bras.

— Lejeran, tu te rappelles Hannah, la fille de Iandelline ?

À l’instant même, je sentis où il voulait en venir. Une angoisse insupportable m’écrasa la poitrine. Hannah avait dit « Le prix de mon hospitalité, c’est la vérité ! » Tradaï, je le sentais, se préparait à me demander à peu près la même chose.

— Je ne peux pas te répondre, dis-je.

— Je ne t’ai pas posé de question.

— Tu n’allais pas tarder.

— Ouais. On peut faire encore un bout de chemin ensemble.

— Et après ?

— Chacun sa route.

— Dommage.

— Pas possible de voyager jusqu’au Sa Huvlan si on se fait pas confiance.

— Je te fais confiance, Tradaï.

— Ben, ça en a pas tellement l’air.

— Tu veux savoir qui je suis, d’où je viens, si j’ai une mission ou quelque chose comme ça ?

— Tu crois pas que ça serait mieux ?

— Je ne t’ai rien dit parce que je ne sais rien. Ou parce que j’en sais trop peu. Mais ce peu, je vais te le raconter. Libre à toi de penser comme Hannah.

— Plus tard, dans la vélelle.

Nous roulions vers le sud, sur une petite route que les Impériaux ne semblaient pas fréquenter. Je racontai à Tradaï mon réveil au temple de Raënsa, la mémoire vide, à part mes souvenirs d’un autre monde, l’arrivée de Fen Yeru, le rendez-vous que Syris m’avait fixé au Sa Huvlan… Tradaï m’écouta en silence. Je pris ma tête dans mes mains.

— Tu ne me crois pas ? Désolé. Maintenant, mes souvenirs reviennent peu à peu. Je suppose que je finirai par retrouver le chaînon manquant. Mais il sera peut-être trop tard.

Il y eut encore un long silence. La veilleuse du tableau de bord éclairait faiblement le visage de mon compagnon. Il me parut troublé à un point extrême.

— On se sépare quand tu veux, dis-je.

— Non, excuse-moi, je… je reste avec toi. Je… j’obéirai à tes ordres.

Sa voix tremblait. Je crus avoir mal entendu.

— Mes ordres ?

— Tu es forcément un envoyé de l’Archum solaire. Ce n’est pas par hasard que nous nous sommes rencontrés.

— Peut-être.

— Tu as oublié… le réveil du pouvoir ? Tu as oublié comment l’Empire est né il y a cinquante ans ?

Je convins que j’avais oublié.

— Mais je recommence à me souvenir.

— Tu veux que je te rafraîchisse la mémoire ? Au siècle passé, le système de Sar était exactement le même que celui du Serellen et du Yonk. Une année, il y a eu une forte poussée du désert, le Sa Huvlan, je crois. De nombreux réfugiés ont envahi le territoire sarren. Des centaines de milliers, peut-être des millions. Ce n’était pas la première fois que ça arrivait, mais ça n’avait jamais été aussi grave… Tu te souviens ?

— Oui.

— La situation était terrible et personne ne savait comment y faire face. Un symposium populaire s’est donc réuni à Orolan.

— Oui. Le symposium d’Orolan je me souviens.

— Bon. Alors, tu sais ce qui est arrivé ? Une très faible majorité des participants a décidé de réveiller le pouvoir. Réveiller le pouvoir qui dormait depuis des siècles au pays de Sar… C’est la mission du temple, devenu Archum solaire. Les prêtresses du Cheval-Soleil en gardent jalousement le secret, n’est-ce pas ? Le pouvoir a donc été réveillé – c’est-à-dire les hommes et les femmes préparés à leur insu pour l’exercer…

— À leur insu, dis-je. Depuis leur enfance, ces hommes et ces femmes avaient donc reçu une formation hypnotique qui leur donnait une double personnalité. C’est bien ça ?

— Tu dois le savoir mieux que moi.

— Le poisson n’est pas forcément le plus averti en ichtyologie – si c’est ce que tu veux dire.

— Ils étaient six. Je crois qu’ils sont toujours six. On les appelle les hexarques… Ils ont constitué un gouvernement. C’est bien le mot ? Ils ont créé une armée, une administration, une police et je ne sais quoi encore. Et après, beaucoup plus tard, le gouvernement s’est occupé des réfugiés. Du moins de ceux qui avaient survécu jusque-là, par miracle.

— Quant au désert, personne n’a pu l’empêcher d’avancer. Sa progression est faite de vagues successives. Mais durant un demi-siècle environ, il n’y a eu que des vaguelettes. La situation s’est à peu près stabilisée jusqu’à notre époque. Maintenant, l’avance du désert a recommencé… Et le pouvoir sarren ne s’est pas rendormi.

— Au contraire, il n’a cessé d’étendre son emprise et de durcir son autorité. L’Empire de Sar a été fondé. Il a trouvé son philosophe, Do Don Gasi, transfuge du Serellen et ennemi mortel du Cheval-Soleil.

— Comme le désert mord de plus en plus sur son territoire, à l’est et au sud, l’Empire a décidé de s’étendre à l’ouest et au nord, en occupant les pays voisins, le Yonk d’abord, puis le Serellen. Les peuples désarmés sont une proie tentante pour un État militaire et policier.

— Et les forces impériales occupent partout, en priorité, les temples du Cheval-Soleil, dont les prêtresses ont la charge de réveiller le pouvoir !

J’arrêtai Tradaï d’un geste. Les souvenirs se bousculaient dans ma mémoire. Une douleur aiguë me perçait la tête, du front à la nuque. J’aurais voulu un répit. Mais un point me troublait et je ne pus m’empêcher de l’avouer à Tradaï.

— Le symposium populaire ne s’est pas réuni au Serellen. Les prêtresses du Cheval-Soleil ont décidé elles-mêmes de réveiller le pouvoir… c’est-à-dire les hexarques secrets !

— Et tu es l’un d’eux, bien sûr. À tes ordres, hexarque Lejeran ! Question d’urgence. Il faut des semaines, peut-être des mois pour réunir un symposium. Trop tard. Les Impériaux sont déjà les maîtres du Serellen. Ils ne réuniront jamais l’Assemblée du peuple.

— Ils la réuniront. À leur botte ! Ils l’obligeront à décider le rattachement du Serellen à l’Empire… Mais le pouvoir réveillé sans l’accord des représentants du peuple est-il un pouvoir légitime ?

— Tu as peur d’être un usurpateur, hexarque Lejeran ? Supposons que je sois le peuple. Je te reconnais ça va ?

Je pris ma tête dans mes mains. Difficile d’admettre que je n’étais pas un étranger, mais un citoyen du Serellen préparé depuis toujours pour le rôle qu’il me fallait bien jouer maintenant.

*

Et la Terre, où je croyais avoir toujours vécu en m’éveillant, la Terre, ma Terre n’existait pas. Ce n’était qu’une illusion, un simulacre qu’on m’avait fourré dans l’esprit !