CHAPITRE III
Je racontai à Dann mon entrevue avec les prévôts.
— À ton avis, les coutumiers ne seraient-ils pas noyautés par les agents de Sar ?
Je dus lui expliquer ce que j’entendais exactement par ce mot noyauté. Il hocha la tête d’un air de doute.
— Non, je ne crois pas. Ils sont sincères et honnêtes. Pour eux, nous sommes des imbéciles et des salauds. Ils ne peuvent tout simplement pas imaginer qu’une menace pèse sur leur liberté. Je ne sais pas si le Serellen mérite d’être défendu, mais je pense qu’ils ne le défendront pas. À moins que…
Il eut un drôle de sourire en regardant le ciel. J’insistai :
— À moins que ?
— À moins qu’on ne les réveille !
Pour clore la discussion, Dann déclara qu’il avait besoin de réfléchir et qu’il voulait profiter du beau temps pour se promener. Il m’offrit de me montrer la rue de Justice de Nezren. Je lui demandai des précisions.
— Rue de Justice vivent les délinquants, les criminels, les pervers. Il y en a peu. Bref, tous les gens condamnés dans le Hall du Fond à une assignation de résidence. Et aussi ceux qui veulent aider les prisonniers en vivant avec eux. Et encore ceux qui ont à se plaindre de la société, qui se croient victimes ou menacés d’injustice. Alors, ils viennent habiter la rue pour attirer l’attention du Hall…
Tandis que Dann parlait, les souvenirs me revenaient. J’avais su tout cela, puis je l’avais oublié, pour une raison inconnue.
La rue de Justice remplace les prisons dans la plupart des villes du Serellen, toutes peut-être.
J’aurais dû être en route, déjà, pour le Sa Huvlan. Mais Syris avait voulu que le voyage soit long pour que j’aie le temps de me souvenir. Quand j’aurais fini de retrouver la mémoire, je serais prêt. Il fallait, si possible, que j’arrive au Sa Huvlan à ce moment-là… Je décidai brusquement de passer deux ou trois jours au milieu des condamnés. Ce ne serait pas du temps perdu, j’en étais sûr. Comment l’expliquer ? Je ne l’expliquais pas ; mais j’étais sûr. Je ne confiai pas tout de suite mon projet à Dann il n’aurait pas compris.
Une peu impressionnante barrière fermait la rue de Justice. Une foule de curieux ou de postulants à l’entrée se pressait devant. Deux cerbères en costume rayé défendaient le passage, dans les deux sens.
— Mon camarade est étranger, dit Dann. Il voudrait visiter la rue. Seulement visiter.
Le plus jeune des deux gardes hocha la tête, nous traça une croix dans la main et nous fit signe de passer. Trop facile. Je me mettais à la place du fonctionnaire impérial chargé de régler le cas des prisonniers. Il serait ahuri, puis révolté. Il penserait « C’est absurde, grotesque, et… et ça ne peut pas marcher ! » Un troisième personnage en costume rayé nous interrogea sur les raisons de notre visite. Étaient-elles bonnes ? Oui, elles l’étaient.
Honnêtes ? Oui, elles l’étaient. Généreuses ou personnelles ? Heu, plutôt personnelles.
J’avais envie de crier : « Nous venons voir pour la dernière fois une institution qui aura disparu dans un mois ou dans un an… parce que les Impériaux l’auront remplacée par une bonne et saine prison ! »
Mais les braves gens en costume rayé m’auraient pris pour un fou. Je préférai renoncer à la visite, quitte à revenir plus tard. J’étais excédé et un étrange désir de combat bouillonnait dans mon cœur et dans ma tête. Dann me quitta pour vaquer à ses affaires, dont j’ignorais tout. Je regagnai la haute ville dans une sorte de tramway. C’était la fin de l’après-midi. Le ciel avait pris brusquement un air automnal. De lourds nuages violets, pareils à des vaisseaux en lévitation, montaient à l’assaut d’une escadre de fins voiliers tordus par le vent. Le ciel est toujours le ciel. Le soleil, pareil à celui que je connaissais, semblait assiégé par une horde de sous-marins rouges. Une bruine tiède flottait dans l’air.
L’air, le ciel, le soleil étaient les miens. Ce monde était le mien. Je me sentais de moins en moins étranger. Je ne croyais même plus à l’existence de cette Terre lointaine, d’où j’étais censé venir.
Deux hommes et une femme m’attendaient dans ma chambre minuscule. Il ne restait pas de place pour un quatrième visiteur. Parmi ceux-là, le prévôt coutumier qui m’avait déjà interrogé. Je savais maintenant son nom, par Dann Kinder. La femme était très grande, les cheveux blancs, un air de souveraine outragée. À côté d’elle, mon troisième invité, un petit rouquin nerveux, paraissait un nain.
— Nous voulons en savoir plus sur Dann et sur toi ! s’écria Kinder sur un ton de colère.
Je regardai la femme et lui donnai cinquante ans.
Elle était belle et grave. Ses yeux bleus brillaient d’un éclat fiévreux. « Son masque hautain, pensai-je, lui est peut-être imposé par le rôle qu’elle joue. Elle doit être quelque chose comme la Mère ou la Reine d’une coutume… »
— Je représente les bâtisseurs, dit-elle.
— Moi, les machinistes, dit le petit homme roux.
— Je m’appelle Rafaël Kinder. Je suis délégué de la Terre chaude et des aériens.
— Vous cumulez, dis-je.
— Ici, c’est une ville de coutumière, reprit le rouquin. Nous sommes très accueillants, c’est vrai, c’est connu. Mais nous sommes obligés de faire attention. Nous n’aimons pas les gens bizarres qui viennent d’on ne sait où pour fomenter des troubles !
— Vous voulez parler des soldats impériaux ?
Il me fixa en soupirant tristement.
— Je veux parler du Yonkaï Njen Dann et de toi. D’après nos renseignements, tu serais un réfugié sarren…
— Vous n’aimez pas les étrangers ?
Kinder donne un coup de pied au tabouret le plus proche. La femme esquisse un geste de la main, comme pour chasser une guêpe importune.
— Ne renversez pas les rôles, Lejeran.
— Attendez, fit le rouquin sur un ton conciliant. Je m’appelle Moho et je ne suis pas un mauvais type. Nous sommes tous un peu nerveux, hein. Vaut mieux en convenir.
— Je ne suis pas nerveux, riposta Kinder. Ariane non plus. Il n’y a pas de raison d’être nerveux. Il ne se passe rien.
— Il ne se passe jamais rien, n’est-ce pas ? dis-je. Depuis bientôt des siècles, il ne se passe jamais rien au Serellen et ça doit durer ?
— Qu’est-ce que vous voulez dire au juste avec cette ironie méchante ? demanda Ariane.
La plupart des hommes que j’avais rencontrés refusaient de voir la montée du danger. L’Empire contredisait leur mode de vie et de pensée. Ils le niaient. Les femmes auraient dû être plus réalistes. Je mettais désormais mon espoir en elles.
— L’empereur Sar To Slon a-t-il oui ou non annexé le Yonk ? Voit-on oui ou non des eiders chargés de troupes impériales sur les routes du Serellen ?
Kinder haussa les épaules avec mépris.
— Ah, c’est ça ? Rien que ça ? Les coutumes ont leurs sources de renseignements. Je pense qu’elles valent bien les vôtres… si vous êtes sincères, Dann et vous, ce qui est douteux. Nous ne voyons aucune raison de nous alarmer ni d’interdire le passage aux véhicules de Sar.
Ariane intervient avec un geste apaisant de sa longue main baguée.
— Nous ne sommes pas venus pour discuter cette question. Nous sommes chez nous et ce sont nos affaires. Nous avons de la sympathie pour tous les étrangers. Dann est yonkaï, c’est vrai. Je ne pense pas qu’il ait à se plaindre de l’accueil du Serellen où il travaille depuis dix ans ?
— Il ne se plaint pas. Au contraire. Mais depuis l’annexion du Yonk, il est de fait sujet de l’Empire et ça ne lui plaît pas du tout.
— C’est grotesque, dit Kinder.
— Nous avons entendu parler de cette histoire, dit Ariane. Bien entendu, elle n’a aucun sens. Personne ne peut être sujet d’un État ou de n’importe quoi. Il est évident que ça ne marcherait pas. Et d’ailleurs, l’Empire de Sar n’est rien… ce n’est qu’un mot.
Je me sentis tout à coup très fatigué. L’envie me prit de rentrer chez moi. Chez moi ? Sur la Terre ? Je ne connaissais pas le secret du passage. La Terre existait-elle vraiment ? De toute façon, il me fallait continuer le voyage, rejoindre Syris au Sa Huvlan.
— C’est bon, dis-je. Qu’est-ce que vous me voulez ?
Ils avaient l’air très gênés, tous les trois. Kinder se décida enfin. Il me dévisageait avec hostilité.
— As-tu… des documents… qui prouvent… ton identité et ton… origine ?
En clair, ça signifiait « Tes papiers ! » Mais il n’y a pas de « papiers » au Serellen. L’état civil même, autant que je sache, obéit à la plus grande fantaisie. Je réfléchis, fouillai mes poches, d’instinct. Non, pas le moindre document. Je haussai les épaules. Une inspiration me vint.
— Je suis un étranger sans passeport. Un fraudeur et un fauteur de troubles. Un espion peut-être… Faites-moi enfermer dans la rue de Justice.
Les trois coutumière se regardèrent longuement, puis ils se tournèrent vers moi avec ensemble.
— C’est une demande ?
Ils avaient l’air très soulagés. J’approuvai d’un signe de tête.
— C’est une demande.
— Veux-tu fixer toi-même la durée de ton internement ?
C’était le jeu. Je proposai cinq jours. Kinder grogna : « Trop peu ».
— Vingt jours, dit Ariane.
— Non, je dois rentrer chez moi, au Sa Huvlan. Il faut que je parte dans une semaine au plus tard.
Pour finir, j’acceptai de prendre pension durant dix jours dans la rue de Justice. De toute façon, je m’en irais quand ça me plairait. Pourquoi respecter des règles qui n’auraient plus cours bientôt ? D’ailleurs, la morale en coure au Serellen refusait la contrainte et niait la valeur des sanctions.
— Merci pour votre coopération, dit Ariane.
Même le rude Kinder se dérida.
— Nos amis viendront vous conduire. Ne quittez pas votre chambre, s’il vous plaît.
Ils sortirent à la queue leu leu. Moho se retourna sur le palier.
— Bon voyage de retour chez vous. J’espère que les douaniers impériaux ne vous empêcheront pas de passer !
Sans doute une plaisanterie savoureuse, car le petit homme roux éclata de rire en refermant la porte.
Je vivais depuis trois jours rue de Justice. Je partageais une chambre pittoresque et inconfortable avec un jeune Noir nommé Tradaï.
Un Yonkaï comme Dann, avec une sorte d’humour qui échappait complètement aux gens du Serellen.
— Les Impériaux, disait-il par exemple, ne se pressent pas de venir nous libérer !
Et Janak, la Serellenienne, le regardait avec une totale incompréhension, mêlée d’anxiété et de soupçon. Len Janak avait tué son enfant elle ne savait pas pourquoi.
Mais les habitants de la rue de Justice semblaient beaucoup mieux informés que les citoyens libres. Comme il y avait parmi eux une proportion forte de Yonkaïs, l’annexion du Yonk par l’Empire était au centre des conversations et des inquiétudes. Je me sentais à ma place au milieu des prisonniers de la rue-geôle, mais je ne pouvais pas rester avec eux bien longtemps. Même pas dix jours. Même pas une semaine. Syris m’attendait.
Tradaï se faisait de plus en plus provocant.
— Écoutez, ladies and gentlemen, je suis yonkaï donc sarren. Autrement dit, je représente dans la rue le pouvoir impérial. J’ai bien envie de me mettre à faire la loi. Qu’en dites-vous, ladies and gentlemen ?
D’où sortait-il ces mots anglais ? Ces mots d’un autre monde ? Je me promis de le lui demander. En attendant, il poursuivait son numéro.
— Je suis le chef. La plus belle femme doit coucher avec le chef. Vous êtes tous d’accord ? Janak, tu viendras dans mon lit cette nuit !
— Soleil ! s’écria Janak. Tu veux bien ? Quelle joie ! Je viendrai, ô Tradaï !
Mais Tradaï mimait une juste colère.
— Quoi ? Tu veux bien. Moi, je ne veux plus. J’ai changé d’idée. Je suis le chef. Le chef peut changer d’idée quand il veut. Il a toujours raison. Tu es bien trop brune et bronzée pour moi. Le chef, même noir, ne peut coucher qu’avec des blondes.
Janak le regarda d’un air humble et désespéré qui me fit très mal.
— Tradaï… ô Tradaï ?
Janak vivait depuis quatre ans rue de Justice et ne comprenait toujours pas son geste. Elle s’était accusée devant le Hall du Fond et avait réclamé contre elle-même une réclusion de durée indéterminée. Quand elle s’estimerait prête à sortir, elle se présenterait de nouveau devant le Hall… Elle voulut bien parler de son crime. Quelle importance ? Eh bien, supposons que je sois ici pour me battre d’une façon ou d’une autre. J’aurais aimé savoir si la société du Serellen valait d’être défendue contre l’Empire.
Janak voulait surtout se raconter, s’accuser encore, plus violemment que devant le Hall. « Car, me dit-elle, j’ai été bien trop indulgente pour moi… »
— Trublion, fraudeur, espion ! s’écria Tradaï sans rire. Tu n’apportes que le désordre partout où tu passes. Tu ferais mieux de prendre un fusil et de courir sur la route de Raënsa pour arrêter les soldats impériaux !
Je ne goûtai pas d’abord tout le sel de la plaisanterie. Janak, sans savoir, m’aida par ses questions naïves :
— Quel fusil ?
— Un fusil à deux coups. Non, à six coups !
— Pourquoi six coups ?
— Pour tuer cinq soldats impériaux plus leur caporal !
— Tuer ! Tuer ! Aaaah !
Janak s’enfuit en hurlant. Je me rappelai soudain un détail essentiel.
— À ton avis, Tradaï, où peut-on trouver un fusil au Serellen ?
— Bonne question, Lejeran. Je te la renvoie.
— Même pas un fusil de chasse ?
— Au Serellen, on chasse à l’arc, à la sarbacane, au faucon. Pas au fusil. C’est à peu près pareil chez moi, au Yonk.
— Si on veut arrêter les Impériaux, il faudra le faire avec des flèches, des gourdins et des couteaux ?
Tradaï pouffa.
— En voilà un qui sait rire !
Gaieté factice, jouée, provocante. Le trait dominant de son caractère semblait en réalité une incurable tristesse. Sur son visage long et désolé, son sourire las faisait une déchirure.
— Le problème avec les gens du Serellen, dit-il, c’est qu’ils n’ont pas l’habitude de voir les événements du monde extérieur se répercuter sur leur vie. Ils ne connaissent pas d’État susceptible de prendre soin d’eux aussi bien que de les écraser. Ils n’imaginent pas d’État capable de prendre, loin d’eux, une décision engageant leur avenir. Ils s’occupent eux-mêmes de leurs affaires. Les villes sont autonomes. Les coutumes sont des organisations très souples, divisées en clans, groupes, familles. Elles obéissent à des traditions communes, mais jamais à un pouvoir suprême. Et voilà.
— Et voilà, répétai-je.
— Voilà pourquoi nous n’avons aucune chance !
L’Empire était un phénomène que les Serelleniens ne comprenaient pas. Certains niaient jusqu’à son existence. Les autres discutaient sur sa nature. Rares étaient ceux qui pouvaient imaginer l’occupation étrangère, la perte de leurs libertés, l’extension à leur pays d’un système absurde à leurs yeux. Je fouillai mes souvenirs de la Terre. Les Juifs avant la Seconde Guerre mondiale… La plupart d’entre eux, malgré l’expérience des pogroms, ne pouvaient croire au danger hitlérien. Quelques-uns accordaient même un certain crédit au régime et le défendaient contre leurs frères plus lucides. Ils ne pouvaient pas, tout simplement pas imaginer l’holocauste en train de germer dans l’esprit d’Hitler et des siens.
Mais Tradaï avait distribué autour de lui, avec ses gros rires et ses provocations, les premiers effluves de l’inquiétude. Maintenant, les prisonniers acceptaient de réfléchir sur le monde. Ils acceptaient d’envisager la menace impériale et les moyens d’y faire face. Un seul moyen, en fait, du moins pour le moment, la résistance passive.
— On raconte qu’il y a des armes au Sa Huvlan, dit soudain le Noir d’un air rêveur.
Je bondis sur mon tabouret.
— Au Sa Huvlan ?
— Quelque part dans le désert, enterrées dans une cave profonde. Ou dix caves, ou cent !
La rue était presque vide. Je compris pourquoi lorsque je vis la plupart des habitants s’entasser devant le Hall du Fond. Une séance de justice en cours.
— J’avais oublié ça, dit Tradaï. Eh bien, allons-y.
On jugeait deux coutumière qui avaient gravement blessé un ouvrier occasionnel en le tabassant. Ou plutôt les deux coutumière se jugeaient eux-mêmes par-devant les arbitres du Hall.