CHAPITRE II

La ville s’appelait Nezren. Comparée à Raënsa, la « cité du soleil et du vent », elle me parut d’abord sombre, austère. Deux rues importantes et la place centrale étaient seules éclairées. Mais je ressentis bientôt une impression de chaleur et de vie.

Une foule insouciante et gaie occupait les trottoirs et la bonne moitié des chaussées les lucines et les vélelles se frayaient un passage au milieu des piétons à une allure d’escargot. On n’entendait jamais un cri de protestation ni même un grincement de frein.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ici ?

Njen Dann, le Yonkaï à la main mutilée, avait quitté ses compagnons pour me suivre. Ou plutôt pour me guider, car j’étais encore plus étranger que lui au Serellen.

— Il se peut que les Impériaux me cherchent.

— En quel honneur ?

— Je viens d’un pays qu’ils n’aiment pas.

Dann se contenta de cette explication. On voyait de temps en temps des véhicules militaires sarrens sur les routes ; mais les soldats de l’Empire ne se montraient pas encore dans les villes. La plupart des gens que nous rencontrions affichaient une complète indifférence. L’invasion du Serellen ne les troublait pas. Certains l’ignoraient peut-être encore. Comment les réveiller ? Était-ce bien mon rôle ?

Ce mot, réveiller, me hantait. Je le prononçais souvent à mi-voix, dans toutes les langues que je connaissais. J’avais parfois le sentiment qu’il renfermait à lui seul le secret de ma présence dans cet univers.

Sur Terrego, notai-je, le pouvoir (politique, militaire, économique… tout pouvoir) est en sommeil. Au pays de Sar, il a été réveillé accidentellement voici une quarantaine d’années. Il n’a pas voulu se rendormir et il est devenu monstrueux.

En passant rue Hors-le-Vent, j’aperçus une guérite qui ressemblait à une cabine téléphonique terrestre. J’examinai l’appareil. Pas très différent des nôtres… avec un quart de siècle de retard. Sans doute un système semi-automatique. Cadran carré avec cinq lettres et cinq chiffres… Mais à qui pouvais-je téléphoner et pour quoi faire ?

J’aurais voulu parler à Fen Yeru, la prêtresse qui m’avait accueilli au temple de Raënsa, lui demander des précisions sur le rôle que Syris m’avait imparti. À quoi bon ? Elle me répondrait sans doute que je devais le découvrir par moi-même. Ou bien elle me dirait de me hâter vers le Sa Huvlan, où m’attendait Syris. Et d’ailleurs, qu’est-ce que je faisais à Nezren ?

Je rejoignis Njen Dann à l’auberge où nous avions loué une chambre rustique de coutumiers, c’est-à-dire, à peu de chose près, d’ouvriers itinérants.

— Il faut que je parte.

— Où vas-tu ?

— Au Sa Huvlan.

— C’est loin.

Il regarda ma veste aux couleurs vives, mais déjà tachée et déchirée.

— Tu devrais te procurer d’autres vêtements. Le froid va venir et il n’y a pas beaucoup de boutiques au Sa Huvlan.

— C’est un désert, n’est-ce pas ?

— Je ne te demande pas ce que tu vas y faire. Mais, avec l’invasion, je crois que beaucoup d’autres auront la même idée.

— Tu penses que le Sa Huvlan pourrait devenir un centre de… de résistance à l’Empire ?

— La police secrète de Sar est peut-être déjà parmi nous. Nous devrons apprendre à taire nos projets.

— Je n’ai pas d’argent pour les vêtements.

— Allons à la banque d’honneur. Elle te fera des billets de crédit. Je te parrainerai.

— Toi ?

— Oui, moi. Je ne suis pas assez bien pour maitre Lejeran, le voyageur mystérieux ?

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Comment peux-tu parler aussi bien la langue du Serellen et tout ignorer de la vie dans ce pays ? Ne me raconte pas que tu es amnésique. Tu aurais peut-être oublié ton nom, mais pas les règles élémentaires de survie.

— Mes souvenirs reviennent peu à peu.

— Ouais. Si tu étais un agent de Sar, tu ne jouerais pas les ignorants, voilà ce qui me rassure. Mais je ne comprends toujours pas qui tu es.

— Moi non plus !

Dann éclata de rire.

— Je te crois sincère, mais ça ne nous avance pas beaucoup. Une hypothèse si tu t’étais évadé d’un camp de Sar, après un lavage de cerveau ?

— Lavage de cerveau, ça existe ici aussi ?

Dann haussa les épaules. Je le suivis à la banque d’honneur, où on me remit vingt billets de cent sols, contre un engagement que je signai sans le lire.

Dann signa aussi. Un compagnon coutumier de la terre chaude, rencontré par hasard, servit de témoin. J’étais émerveillé par cette facilité, par la confiance que les gens du Serellen se faisaient les uns aux autres et qu’ils accordaient même sans rechigner aux étrangers à l’identité incertaine. J’allai ensuite dans un magasin de vêtements. Cela ressemblait fort à une solderie. J’achetai deux ensembles, veste et pantalon, dont un d’hiver, quelques sous-vêtements chauds et une solide paire de mocassins.

En marchant au hasard des rues, je vis soudain une boutique de messages. « Petits Messages Sans Coutume » disait l’enseigne. Je décidai de téléphoner au temple de Raënsa. Une fois dans la boutique, curieusement, je me sentis tout à fait chez moi. Je feuilletai un annuaire, sans trop hésiter, relevai le numéro du temple.

Par chance, Dann ne m’avait pas accompagné. S’il m’avait vu à la boutique des petits messages, il aurait eu quelques bonnes raisons de mettre en doute ma sincérité.

— Attendez, dit une voix sèche.

Un opérateur, sans doute. J’attendis. On n’était pas pressé, au Serellen. Une autre voix, masculine aussi, me demanda mon nom. Je n’avais aucune raison de le cacher. Je ressentis une impression de menace. Que se passait-il au temple ? Pourquoi ces voix d’homme ?

— Que voulez-vous ?

— Je voudrais parler à Se Fen Yeru.

« Se » était un titre réservé aux rares dignitaires du Serellen et naturellement aux prêtresses du Cheval-Soleil. Je ne sais trop pourquoi je l’avais employé. Peut-être parce que j’étais en colère.

— Se Fen Yeru ne peut pas vous parler maintenant. Mais elle vous recevra au temple quand vous voudrez.

— Je n’ai pas l’intention de revenir à Raënsa.

— Je crois que ce sera nécessaire, dit l’homme sur un ton d’autorité, avec un léger accent étranger.

Je coupai la communication. Une souricière ? Le temple de Raënsa était-il occupé par l’armée impériale ? Ou peut-être par l’équivalent sarren de la Gestapo ou du K.G.B. ?

En sortant de la boutique, je vis une pile de journaux sur une table. L’information était rare à Nezren, et sans doute dans tout le Serellen, mais elle était gratuite. Je pris une feuille. C’était L’Air. Je m’assis sur un banc, au milieu d’une place, pour le lire.

Beaucoup d’articles consacrés aux problèmes de l’énergie, à la vie des techniciens et ouvriers de l’énergie. Je m’arrête à un croquis que je crois reconnaître les molécules en forme d’ailes de moulin à vent. Elles existent aussi sur la Terre, bien sûr. Il n’y a pas de différence fondamentale entre nos deux mondes… Ce sont des molécules métallo-isocyanhydriques qui servent à libérer l’hydrogène de l’eau par photolyse. Elles sont un élément clé de la technologie du Serellen et du Yonk. La production d’hydrogène à l’aide du rayonnement est réalisée à grande échelle sur Terrego, monde écologique… Ce numéro de L’Air traite presque exclusivement de la question.

Les trois grandes coutumes du pays, Soleil, Vent et Terre chaude, ont cessé pour un jour de se chamailler. Elles fêtent ensemble la millième usine hydrosolaire du Serellen. Ce procédé, suivant lequel la lumière du soleil, frappant une molécule de catalyseur, décompose l’eau en ses éléments, est connu sur la Terre depuis longtemps, mais encore peu appliqué. Les pluies acides qui détruisent peu à peu nos forêts vont sans doute relancer la voie hydrogène… Sur Terrego, l’hydrogène paraît être le premier combustible, avant les sources d’énergie traditionnelle, « terre chaude » (c’est-à-dire la géothermie), les aérogénérateurs, les capteurs solaires et la force marémotrice. Les véhicules qui me semblaient marcher « au gaz » sont en fait des engins à hydrogène. Un détail : les coutumiers de la Terre chaude ne s’occupent pas seulement de la géothermie ; ils semblent gérer plusieurs secteurs annexes ou voisins, et ils disputent la production de l’hydrogène aux gens du Soleil et à ceux du Vent (la coutume des moulins à vent ayant plus ou moins absorbé il y a quelques dizaines d’années celle des moulins à eau, elle réclame maintenant le contrôle de l’énergie hydraulique et de l’hydrolyse…).

La Terre chaude semble le corps organisé le plus puissant du pays. C’est peut-être autour de cette coutume que pourrait naître la résistance à l’invasion. Je note : prendre contact avec les gens de la Terre chaude. Mais qui suis-je pour parler de résistance ?

Une carte. Nous sommes ici presque au nord d’un vaste continent, à proximité d’une mer intérieure. Le Yonk, à quelques centaines de kilomètres au sud, jouit d’un climat presque tropical… Après un coup d’œil, cette géographie me paraît familière. Je suppose que Syris m’a montré les cartes de son pays, sur la Terre. Mais l’explication ne me satisfait pas.

À la quatrième et dernière page, je trouve des informations sur les « mouvements de troupe de l’Empire Sarren ». Mouvements de troupe, tiens donc. Les eiders de l’armée impériale circulent sur les routes du Serellen comme il leur plaît. Ma foi, en bon langage, c’était un mouvement de troupes ! La suite laissait deviner – plus qu’elle n’annonçait vraiment – l’occupation entière du Yonk, moins quelques poches de dissidence, et le déferlement des armées impériales dans le sud du Serellen. Mais personne ne semblait attacher d’importance aux « démonstrations de force de l’Empire ».

Je jurai comme un Terrien.

— Nom de Dieu, que foutent donc les dirigeants ?

Les dirigeants ? Le système politique du Serellen est tout à fait indéfinissable d’après les concepts de Terre 1. Il existe une assemblée populaire habilitée à prendre les décisions très importantes : on ne la réunit presque jamais. Il n’y a pas d’administration, pas d’armée, pas de dirigeants et pas de nation…

Le Cheval-Soleil et ses prêtresses ? Le Cheval-Soleil symbolise les forces de la vie. C’est à la vie qu’est dédié, en réalité, le culte qu’on lui voue. Ce mysticisme païen joue un grand rôle sur Terrego. Mais le Cheval-Soleil peut-il, même en se dressant sur ses pattes de derrière, arrêter les chars et les avions de Sar ?

D’autres articles dans L’Air. À propos de médecine… Je découvre ou me souviens qu’elle peut être coutumière, libre ou rattachée au temple. Il existe une coutume hospitalière, assez influente dans le sud.

La justice. Une rue entière – la Rue de Justice – lui est consacrée. J’ai oublié – si je l’ai jamais connu – le système pénal du Serellen.

Comment peut-on se passer d’une force de maintien de l’ordre ? Il n’y a pas d’ordre à maintenir au Serellen… La réponse est un peu facile. Après des siècles, les gens sont habitués. La civilisation de Terrego est très ancienne. Cette humanité a connu les triomphes et les désillusions, les conquêtes et les errements des Terriens. Elle a choisi, pour subsister sur un monde usé, un mode de vie bucolique, archaïque et anarchisant. Jusqu’au jour où l’Empire…

 

J’accompagnai Dann à une réunion des coutumiers de la Terre chaude. L’indifférence aux événements me parut pire que celle de la presse.

— Maintenant, dit Dann, je suis citoyen… euh, plutôt sujet de l’Empire !

Il éclata d’un grand rire provocant.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda un chef coutumier.

— La vérité. Je suis yonkaï. Le Yon est annexé depuis la semaine dernière par l’empereur Sar To Slon. Je suis sarren. Voilà.

— Drôle d’idée. Mais si tu ne veux pas être sarren, personne ne peut te forcer.

— Personne ? C’est à voir.

Je me mêlai prudemment à la conversation.

— Les Impériaux sont déjà au Serellen.

Le coutumier détourna la tête d’un air gêné.

— Quelques eiders. Ils ont le droit, en payant les taxes de coutume. Et même sans payer les visiteurs sont exonérés.

Dann posa la main sur l’épaule de l’homme, l’obligeant à se retourner.

— Tu ne crois pas qu’il serait utile de réunir l’Assemblée populaire ?

— Du diable ! Je ne m’occupe pas de ce genre de choses. Et on ne réunit l’Assemblée que pour des affaires très importantes, n’est-ce pas ?

— L’invasion du Serellen par les Impériaux n’est pas une affaire importante ? demandai-je sans pouvoir cacher mon ironie.

Le coutumier fronça les sourcils. Son gros visage de chien fidèle prit une expression peinée et boudeuse.

— Bah, est-ce que ça l’est, selon vous ? Les Impériaux ont eu envie de visiter le Serellen. Traitons-les par le mépris. Ils repartiront comme ils sont venus.

Dann intervint, sur un ton las :

— On ne pourrait pas en parler à la réunion ?

— En parler ? Qui ?

— Toi, par exemple.

— Tu voudrais que… Tu me demandes de…

J’abandonnai découragé et rentrai chez moi, décidé à partir dès le lendemain pour le sud. J’occupais maintenant une chambre à la Maison des Coutumiers, une grande bâtisse mi-bois, mi-brique, vaste et pittoresque. Ma chambre était petite en surface, tout en hauteur et d’un volume appréciable. Je passais mon temps sur des échelles et ne descendais au fond du puits que rarement. De plus, le loyer était dérisoire.

Je lus un manuel de géographie et écoutai le poste de radio que Dann m’avait prêté. Aucune nouvelle des événements. Les Serelleniens commençaient à m’exaspérer. Je me pris à souhaiter que les Impériaux leur donnent une leçon.

On cogna à la porte. J’ouvris. Deux hommes se tenaient sur le seuil, je reconnus l’un d’eux que j’avais vu à la réunion de la Terre chaude. Il me salua d’un signe de tête un peu sec.

— Nous sommes prévôts coutumiers.

Ce qui se rapprochait le plus d’un policier, au Serellen.

— Nous avons à te parler, ajouta l’autre.

J’offris des tabourets. Le premier prévôt posa son poing sur la table et le contempla d’un air pensif.

— Tu es un ami d’Er Njen Dann ?

Er signifie à peu près camarade. J’approuvai d’un signe de tête. Le second demanda sur un ton froid :

— Tu le connais depuis longtemps ?

— Depuis un certain temps.

— Tu approuves ses idées ?

— Quelles idées ?

— Dann essaie d’ameuter la coutume contre les étrangers.

— Je suis étranger. Il m’a beaucoup aidé.

— D’où viens-tu ?

— Dann est lui-même yonkaï. Je viens de plus loin… du Sa Huvlan.

— Dann joue un jeu dangereux en inquiétant les gens au sujet de l’Empire.

— Vous croyez que l’annexion du Yonk et l’invasion du Serellen ne méritent pas qu’on s’inquiète un peu ?

— Tu peux t’inquiéter si tu veux. Chacun a le droit de penser ce qui lui plaît. Mais nous n’apprécions pas tellement que ton copain et toi veniez troubler une réunion de la coutume avec vos délires xénophobes. Voilà, c’est tout.

Les deux prévôts se levèrent ensemble, me regardèrent avec mépris, longuement. Délire xénophobe… Voilà ce que nous étions pour les coutumiers, Dann et moi de pauvres types déboussolés par la crainte des étrangers. Pourtant, nous étions nous-mêmes des étrangers, moi bien plus encore que Dann. Tenir des propos racistes ou xénophobes était un délit grave, au Serellen.

Est-ce que ça valait la peine de se battre pour cette société ?