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La Conquête du Royaume

L’hiver suscitait de grandes tempêtes et des bourrasques de vent, de la neige sur le sommet des montagnes et des brouillards dans les vallées parmi lesquelles s’égaraient les voyageurs. Mais ceux-ci, lorsqu’ils parvenaient dans les villages et qu’ils allaient se réchauffer auprès d’un bon feu de bûches dans les chaumières où ils étaient accueillis, racontaient à qui voulait les entendre une stupéfiante nouvelle : le royaume avait enfin un roi. À vrai dire, le petit peuple ne se sentait guère concerné par cette nouvelle qui ne modifierait en rien sa façon de vivre. Le roi était bien loin et, depuis longtemps, on avait cessé de croire qu’il pouvait améliorer le sort des plus humbles. Mais, cependant, on souhaitait ardemment que ce nouveau roi fût juste et bon et qu’il rétablît la paix en cette île de Bretagne : on n’avait que trop subi les villages incendiés par des soudards surgis de n’importe où, les récoltes saccagées, le bétail dérobé, les femmes violées, les jeunes gens pendus aux arbres. Cela avait assez duré : les cloches des églises devaient maintenant sonner pour les fêtes et non plus pour les deuils. Assez d’angoisses et de tristesses, assez de massacres et de souffrances ! Et seul un roi juste et bon, quel qu’il fût, pouvait redonner l’espoir à ce petit peuple frileusement replié à l’ombre des forêts, à l’écart des grandes routes de ce monde.

On racontait d’ailleurs des choses merveilleuses à propos de ce roi dont on savait seulement qu’il se nommait Arthur : il avait été le seul à pouvoir saisir une épée magique fichée dans un perron, signe évident que Dieu l’avait choisi pour gouverner le royaume, même si ce n’était qu’un obscur fils de vavasseur qui n’était même pas encore chevalier. Mais l’on se souvenait que le Christ était né dans une étable, dans le froid et le dénuement, et que les puissants Rois mages n’avaient pas hésité à venir de très loin pour s’incliner devant lui et lui offrir des présents. Peu importait donc que ce roi, que Dieu avait distingué parmi de grands guerriers et de nobles barons, fût le plus humble et le plus obscur de tous s’il avait le pouvoir de rétablir l’harmonie entre ses sujets. Alors, dans toutes les églises, dans toutes les chapelles du royaume, une prière fervente s’élevait, toujours la même : De profundis, Domine… Car il fallait enfin surgir des temps obscurs. À travers l’île de Bretagne, l’espoir renaissait et l’on sentait les bourgeons vibrer sous la neige.

Il n’en était pourtant pas ainsi dans les forteresses qui parsemaient le pays de leurs éperons provocants, là où résidaient les grands de ce monde, ou du moins ceux qui se prétendaient tels. D’abord abasourdis par le prodige dont ils avaient été les témoins, lorsque le jeune Arthur avait retiré l’épée Excalibur du perron, ils s’étaient inclinés devant ce qui paraissait le choix de Dieu. Mais, à présent, ils se mettaient à réfléchir et à douter. N’était-ce pas plutôt le diable qui, pour mieux les engluer dans ses pièges, avait ainsi fait désigner le plus faible d’entre tous les hommes du royaume ? Après tout, Merlin n’était-il pas le fils d’un diable ? Qui pouvait prétendre connaître les intentions réelles de ce devin qui riait sans cesse lorsqu’on lui posait une question et qui se révélait le grand maître des illusions ? Et, chez la plupart des chefs de guerre, de murmures en murmures, de palabres en palabres, la révolte grondait : allait-on accepter sans réagir une telle humiliation ? De plus, on savait maintenant que cet Arthur n’était pas le fils d’Antor, lequel n’était que son père nourricier : ce n’était donc qu’un bâtard, issu sans aucun doute de basses et louches copulations inavouables. Ulcérés, les barons pensaient qu’ils allaient être obligés de baisser la tête devant un inconnu dont on ignorait les géniteurs et qui n’était devenu roi que parce qu’il avait réussi à saisir l’épée flamboyante, alors qu’eux-mêmes, après avoir tenté vainement l’épreuve, avaient dû s’avouer vaincus. Et ces amères réflexions n’étaient pas faites pour calmer les esprits.

Cependant, quelque temps après avoir été couronné, le jeune roi Arthur, pour faire montre de son autorité et pour se conformer à la coutume du royaume, envoya des messagers à travers tout le pays pour convoquer ses vassaux à une grande cour plénière qui se tiendrait à Kaerlion sur Wysg. Les petits seigneurs, qui se sentaient flattés parce que Arthur était l’un des leurs, accoururent avec empressement et manifestèrent leur joie à rencontrer celui que Dieu avait désigné comme leur chef. Mais les grands barons du royaume, après avoir longuement délibéré entre eux, s’arrangèrent pour arriver avec du retard, manifestant ainsi leur profonde désapprobation et le peu de respect qu’ils avaient pour le nouveau souverain. Ils étaient au nombre de onze, parmi les plus valeureux guerriers de cette île. Il y avait là Loth, le roi d’Orcanie, qui avait épousé Anna, la sœur d’Arthur, et qui était le père de Gauvain ; puis il y avait le redoutable Uryen Reghed, qui avait tant inquiété Uther Pendragon avant de se réconcilier avec lui grâce à l’entremise de Merlin et de Taliesin ; il y avait encore Ydier, roi de Cornouailles, Nantre, roi de Garlot, Bélinant, roi de Sorgalles[2], et son frère Tradelinan, roi de Norgalles[3], Clarion, roi de Northumberland[4], Brangore, roi d’Estrangore[5], Agustan, roi d’Écosse, le duc Escan de Cambénic, sans oublier Karadog Brechvras[6] qui venait de la Bretagne armorique. Et ces onze barons étaient arrivés avec une centaine de cavaliers chacun afin de montrer qu’ils étaient plus importants que tous les autres.

Le roi Arthur les accueillit tous avec bienveillance, désireux de se les attacher par la confiance qu’il voulait leur manifester. Mais, lorsque le roi voulut, selon la coutume, leur distribuer de l’or, des bijoux et des terres, les onze chefs qui se prétendaient supérieurs à tous les autres s’offusquèrent grandement qu’un bâtard né de père inconnu eût la prétention de leur donner des leçons de chevalerie et de courtoisie. Ils manifestèrent leur dédain en quittant la salle et firent savoir à Arthur qu’ils ne pouvaient reconnaître pour leur seigneur un homme d’aussi bas lignage que lui. Et ils s’en retournèrent chacun dans son domaine, prêts à entreprendre en commun une action guerrière qui ferait entendre raison à cet usurpateur et permettrait de placer sur le trône un homme d’illustre naissance et ayant donné d’abondantes preuves de ses capacités à gouverner un royaume.

Autour d’Arthur n’étaient demeurés que des chevaliers modestes, ceux qui ne doutaient pas un seul instant de la vertu de l’épreuve du perron, et qui considéraient le roi comme l’élu de Dieu. Et, parmi eux, outre Antor, qui aimait toujours Arthur comme son fils, il y avait Kaï, son frère de lait, et Bedwyr, qui n’aurait jamais osé entreprendre une quelconque action contraire à celui qu’il avait choisi comme son seigneur. Et, entouré de ses fidèles, Arthur s’enferma à l’intérieur des murailles de Kaerlion, sachant très bien que les barons révoltés allaient bientôt tenter une expédition contre lui[7]. Il mit donc tous ses efforts à renforcer les défenses de la forteresse et à la bien munir d’armes et de provisions en vue de résister autant à des attaques furieuses qu’à un siège long et épuisant.

Les onze rois qui refusaient de rendre hommage à Arthur ne mirent pas longtemps à revenir, avec un grand nombre de leurs guerriers, et ils établirent leur camp sous les murailles de Kaerlion. Ils espéraient bien que cet étalage de leurs forces suffirait à démoraliser les partisans d’Arthur et que celui-ci, comprenant que la partie était perdue d’avance, abandonnerait ses prétentions à vouloir être le roi d’un royaume qui ne voulait pas de lui. Mais Arthur était bien décidé à tenir tête, d’autant plus qu’une multitude de petites gens d’alentour était venue se joindre à la troupe de chevaliers qui lui étaient restés fidèles. Quant à l’archevêque, celui qui avait présidé au couronnement d’Arthur, il monta sur les remparts et harangua le camp adverse, menaçant d’excommunier tous ceux qui se dresseraient contre la volonté du roi choisi par Dieu. Mais les onze rois, après avoir écouté poliment l’archevêque, firent savoir qu’ils ne tenaient aucun compte de son discours et qu’ils étaient disposés à aller jusqu’au bout pour débarrasser le royaume d’un bâtard qu’ils considéraient comme un usurpateur, voire un simple aventurier qui avait abusé de la bonne foi de tous. Et chacun se prépara à la bataille.

C’est alors que Merlin, après s’être glissé furtivement à travers le camp des onze rois, pénétra dans la forteresse. Il avait pris la forme d’un homme vigoureux et avait revêtu une robe de bure qui le faisait passer pour un clerc. Il alla tout de suite vers Arthur et lui dit : « Roi, si tu veux donner une leçon à ces orgueilleux, voici ce que je te conseille de faire. Fais armer tous tes gens et rassemble-les derrière la grande porte. Moi, je guetterai avec attention leurs moindres gestes et, quand je jugerai le moment opportun, je te donnerai un signal. Alors, sans crainte, tes chevaliers et toi, vous sortirez en masse et vous les attaquerez. Je te garantis qu’ils seront vite défaits et mis en fuite ! »

Sans chercher à savoir qui était ce clerc, ni d’où il venait, Arthur fit rassembler ses gens en armes derrière la grande porte de Kaerlion. Quant à Merlin, il monta sur la plus haute tour et jeta un enchantement tel que toutes les tentes et les pavillons des rebelles se mirent à flamber, ce qui provoqua un immense mouvement de panique. Alors Merlin donna le signal. La porte s’ouvrit brusquement et le roi Arthur et les siens se précipitèrent dehors aussi vite que leurs chevaux pouvaient galoper, la lance basse et le bouclier devant leur poitrine. Cette irruption inattendue accrut grandement le désordre provoqué par l’incendie, et la confusion la plus totale s’introduisit dans les rangs ennemis.

Cependant, le roi Nantre, qui était grand et fort, se dit que s’il parvenait à tuer Arthur, le combat serait bientôt terminé. Il saisit une lance courte mais très dure, à grosse tête, et courut dans la direction du roi. Arthur le vit foncer vers lui. Il s’assura sur ses étriers et, de sa lance de frêne, il heurta le roi Nantre avec tant de force qu’il lui perça son bouclier, le jetant même à terre par-dessus la croupe de son destrier, si durement que la terre résonna sous le choc. Voyant le roi Nantre en mauvaise posture, ses gens accoururent à son secours et parvinrent à le remettre sur son cheval. Quant aux gens d’Arthur, ils se précipitèrent à l’aide de leur seigneur. La mêlée devint tout à coup inextricable.

Mais la lance d’Arthur était maintenant rompue. Il saisit son épée Excalibur, celle qu’il avait retirée du perron : elle jetait autant de clarté que deux cierges allumés. Le roi la brandit au-dessus de sa tête et commença à frapper à droite et à gauche, si vivement qu’on eût dit qu’il était entouré d’éclairs. Ceux qui n’étaient pas blessés par ses coups s’enfuyaient de tous côtés, ce que voyant, six des rois rebelles se jetèrent tous ensemble sur lui, de telle sorte qu’ils parvinrent à le renverser avec son cheval. Mais Antor, suivi de Kaï et de Bedwyr, et de quelques-uns de leurs hommes, surgit de la mêlée pour protéger celui qu’il avait élevé avec tant d’affection. Kaï chargea le roi Loth qu’il connaissait fort bien et lui porta un tel coup sur le heaume qu’il l’abattit sur l’arçon. Puis, frappant sans relâche, s’acharnant sur son adversaire, il le fit choir au bas de son destrier, tout pâmé.

À ce moment, la foule du menu peuple sortit de la forteresse et se précipita à son tour dans la mêlée, armée de haches et de bâtons, si bien que les ennemis commençaient à comprendre qu’il valait mieux s’enfuir. Tout échauffé par l’ardeur du combat, Arthur, remis en selle par les siens, se jeta à la poursuite des fuyards et fit de telles merveilles à l’aide d’Excalibur que l’on ne vit plus ni couleur ni vernis sur ses armes rougies par le sang. Pareil à une statue vermeille, il rattrapa le roi Ydier et leva son épée pour le frapper sur son heaume. Mais le cheval fit un bond et l’emporta plus loin qu’il n’aurait fallu, si bien que le coup, frôlant le corps, atteignit le destrier dont il trancha net le cou. Les gens du roi Ydier dégagèrent à grand-peine leur seigneur et l’emmenèrent rapidement à l’écart. Finalement, les onze rois rebelles, rudement pourchassés par les gens d’Arthur, réussirent à prendre la fuite, mais en laissant sur le terrain tout leur bagage ainsi que leur vaisselle d’or et d’argent. Et Arthur rentra triomphalement dans la forteresse de Kaerlion où l’archevêque l’accueillit en entonnant le chant du Te Deum. Mais Arthur, qui voulait remercier le clerc qui lui avait donné de si bons conseils, eut beau le chercher parmi tous ses hommes, il ne le trouva pas. Car il y avait déjà longtemps que Merlin, satisfait du résultat de son intervention, et voulant laisser à Arthur tout le bénéfice de la déconfiture des rebelles, avait repris le chemin du Nord, pour rejoindre sa sœur Gwendydd, l’ermite Blaise et aussi cette étrange Morgane, fille d’Ygerne de Tintagel, qu’il avait entrepris de parfaire dans la connaissance des secrets de la nature.

Cependant, les onze rois rebelles, avec leurs gens en désordre, avaient erré toute la nuit, souffrant de la faim et du froid, les uns à cheval, d’autres en litière parce qu’ils étaient trop mal en point pour chevaucher. Le lendemain, harassés, ils parvinrent à la ville de Sorhaut, qui était au roi Uryen Reghed, et ils y demeurèrent quelque temps pour se réconforter et soigner leurs malades et leurs blessés.

Ils n’y étaient encore que depuis peu de temps lorsque arrivèrent des messagers de Cornouailles et d’Orcanie qui leur racontèrent comment les Saxons maudits et mécréants, que le roi Uther avait eu tant de mal à chasser de l’île de Bretagne, venaient à nouveau de débarquer, envahissant leurs terres, ravageant les campagnes, détruisant les villages et les forteresses. Ils ajoutèrent que les Saxons avaient commis tant de dommages que le cœur le plus dur et le plus félon ne pouvait se retenir d’avoir pitié des femmes et des jeunes filles à qui ils faisaient violence, et des enfants qu’ils tuaient dans leurs bras. De plus, lorsque les petites gens se réfugiaient en quelque cave ou en quelque souterrain dans les montagnes, les Saxons, qui ne pouvaient les en déloger, y mettaient le feu et les brûlaient. Une telle situation devenait intolérable, d’autant plus que, chaque jour, de nouveaux envahisseurs se présentaient sur le rivage et investissaient les ports.

En apprenant ces nouvelles alarmantes, il n’y eut aucun des rois, même le plus hardi et le plus orgueilleux, à qui la chair ne tremblât, car ils se rendaient compte qu’à cause de leur absence et de leur lutte contre Arthur, ils étaient responsables de la perte de beaucoup de leurs gens. Ils se demandaient avec angoisse ce qu’ils allaient pouvoir faire contre les Saxons, car ils savaient qu’ils ne pouvaient attendre aucun secours d’Arthur. Tout ce que leurs forces leur permettaient, c’était de garnir les forteresses et les villes de manière à empêcher le ravitaillement des ennemis. Ils se résolurent de la sorte à défendre les marches de Garlot, de Reghed, de Cornouailles et d’Orcanie qui étaient, semble-t-il, les plus menacées, et d’attendre le moment favorable pour entreprendre une expédition d’envergure afin de rejeter à la mer les envahisseurs.

Mais, pendant ce temps, de l’autre côté de la mer, dans la Bretagne qu’on appelle Armorique, d’autres événements se préparaient. Il y avait un noble roi du nom de Léodagan qui tenait la terre de Carmélide[8]. C’était déjà un vieil homme qui, malgré son courage et sa valeur, devait mener rude guerre contre des voisins toujours plus agressifs. Parmi ceux-ci, le roi Claudas de la Terre Déserte, qui voulait s’emparer des terres de Léodagan, avait rendu hommage à l’empereur de Rome[9], et tous deux avaient fait alliance avec Frolle, duc d’Allemagne[10], qui était un haut et puissant baron. Les trois alliés avaient rassemblé de grandes troupes et se dirigeaient vers le royaume de Carmélide. Léodagan ne pouvait compter que sur deux rois de la Bretagne armorique, deux frères qui avaient nom Ban de Bénoïc[11] et Bohort de Gaunes[12] ; mais ceux-ci, qui ne disposaient que de peu de ressources, avaient décidé de se rendre auprès du roi Arthur pour lui demander son aide.

Dès qu’il apprit que le roi Ban et le roi Bohort venaient pour le rencontrer, Arthur fit tendre de soieries et de tapisseries et joncher d’herbes et de fleurs les routes qui menaient à sa forteresse de Kaerlion, et il voulut que les femmes et les jeunes filles de la région allassent en chantant à leur rencontre, tandis qu’il s’y rendait lui-même, à la tête d’un magnifique cortège. Puis il donna des fêtes en l’honneur de ses hôtes, si bien que Ban et Bohort, ainsi que leur frère Guinebaut, qui était un très sage et savant clerc, en furent très satisfaits. Enfin, ils exposèrent à Arthur l’objet de leur voyage et expliquèrent avec soin quelles étaient les menaces qui pesaient sur les Bretons d’Armorique, suppliant Arthur de les aider à chasser les envahisseurs. Pour cela, ajoutèrent-ils, ils étaient tout disposés à reconnaître le roi Arthur comme leur souverain légitime et s’engageaient à le servir lorsqu’il déciderait de libérer l’île de Bretagne de tous les Saxons qui tentaient de reconquérir les terres qu’Uther Pendragon les avait contraints à abandonner. Des serments furent échangés sur les saintes reliques, en présence de l’archevêque et de tous les vassaux qui se trouvaient présents dans la forteresse. Et l’on dressa un plan de campagne grâce auquel on pourrait résoudre les difficultés actuelles au mieux des intérêts du royaume de Bretagne.

Peu de temps après, le roi Arthur rassembla les troupes qui lui étaient fidèles et, en compagnie des rois Ban et Bohort, s’embarqua sur la mer. Une fois sur les rivages d’Armorique, ils furent très bien reçus par les gens du peuple qui voyaient en eux leur sauvegarde devant les empiétements de Claudas de la Terre Déserte et de ses complices. Ils se mirent en route en toute hâte et allèrent si bien qu’ils parvinrent bientôt à Carahaise[13], en Carmélide, où le roi Léodagan tenait conseil, dans sa forteresse, avec ses vassaux. Ils se présentèrent en se tenant tous par la main et saluèrent le roi l’un après l’autre. Et le roi Ban se fit l’interprète de ses compagnons pour affirmer que tous ceux qui se trouvaient là ne se quitteraient point tant qu’ils n’auraient pas chassé les ennemis qui envahissaient leurs domaines.

Ils n’étaient pas arrivés depuis une semaine que l’armée ennemie parut devant Carahaise. Le conseiller de Rome, Ponce Antoine, qui était un très bon et preux guerrier, menait les Romains, le duc Frolle, les Allemands et Claudas, les gens de la Terre Déserte. C’était un mardi soir, le 30 avril[14]. Dès que les guetteurs aperçurent au loin les éclaireurs ennemis et la fumée des premiers incendies, on ferma les portes de la forteresse et tout le monde courut aux armes. Les hommes du roi Léodagan se rassemblèrent sous l’enseigne d’azur à trois bandes d’or, que portait le sénéchal Cléodalis. Arthur et ses bons compagnons formèrent une troupe très dense sous une bannière qui représentait un petit dragon à queue longue et tordue qui semblait lancer des flammes : chacun croyait voir sa langue bouger sans cesse dans sa gueule béante.

Il y avait, près de la grande porte de Carahaise, un vieillard qui semblait observer ces préparatifs avec beaucoup d’intérêt. Il se permettait même de donner des conseils aux guerriers à propos de leur armement et de leur maintien ; mais aucun d’entre eux n’aurait pu reconnaître en cet homme chenu, qui paraissait si faible, le devin Merlin dont on disait tant de choses admirables, mais qui semblait avoir disparu depuis que le roi Arthur avait soulevé l’épée flamboyante devant la forteresse de Kaerlion. Merlin était présent, mais il ne tenait guère à ce qu’on pût dire ensuite que le combat n’avait conduit à la victoire que grâce à lui. C’est pourquoi il se contentait d’observer les événements, attendant le moment propice pour intervenir de façon discrète.

Cependant, les premiers ennemis étaient parvenus sous les remparts, sur les bords des fossés. Ils lancèrent avec insolence leurs javelots contre la porte en signe de défi. Après quoi, ils firent faire demi-tour à leurs chevaux et commencèrent à rassembler le bétail qu’ils venaient de dérober dans les étables voisines qu’avaient abandonnées les paysans avant de se réfugier dans la forteresse. Voyant cela, Merlin se dirigea vers la grande porte. « Ouvre ! dit-il au portier, afin que ces hommes puissent poursuivre les ennemis ! – Je n’ouvrirai cette porte que sur l’ordre du roi Léodagan ! répondit le portier. – Ouvre, ou il t’arrivera malheur ! » s’écria Merlin. Et comme le portier ne voulait rien entendre, Merlin posa sa main sur le fléau, le souleva, écarta les battants aussi aisément que s’ils n’avaient été clos par une bonne serrure et fit tomber le pont en le poussant rudement. Arthur et les quarante compagnons qui s’étaient rassemblés autour de lui se précipitèrent au-dehors sans même se rendre compte du prodige qui venait de s’accomplir sous leurs yeux. Et quand ils furent tous sortis, le pont se releva de lui-même, la porte se referma toute seule, le pêne tourna sans aide et le fléau retomba de son propre mouvement, cela au grand ébahissement du portier qui n’y comprenait rien.

Cependant, Arthur et ses quarante compagnons, ayant dispersé une troupe d’Allemands qui emmenaient du bétail, rassemblaient les bêtes afin de les ramener vers la forteresse. En voyant cela, les Allemands du duc Frolle, au son des timbres, des cors, des buccins et des tambours, coururent sus au roi Arthur et aux siens[15]. Et, toujours à son poste d’observation, sur le haut des remparts, Merlin commençait à s’inquiéter, car les Bretons étaient inférieurs en nombre, risquant de succomber sous la charge de leurs ennemis. Il mit ses doigts dans sa bouche et aussitôt un sifflement strident se fit entendre : une rafale de vent souleva un immense tourbillon de poussière au milieu duquel les hommes du duc Frolle, complètement aveuglés, s’éparpillèrent dans le plus complet désordre. En voyant cela, Arthur et ses quarante compagnons piquèrent des deux et se lancèrent sur eux, lances levées, les renversant impitoyablement et dispersant leurs montures.

Le roi Léodagan et ses hommes étaient restés à l’intérieur de la forteresse. Mais quand ils s’aperçurent qu’Arthur était aux prises avec les gens du duc Frolle, Léodagan donna l’ordre de sortir et de se lancer dans la bataille. Il divisa sa troupe en deux corps, l’un sous son commandement, l’autre sous celui de son sénéchal Cléodalis. Mais Léodagan se heurta très vite aux guerriers de Claudas de la Terre Déserte et de Ponce Antoine. Les lances se heurtaient, les épées frappaient les heaumes et les boucliers, et cela provoquait un tel vacarme qu’on n’eût point entendu Dieu tonner et que les habitants qui s’étaient réfugiés dans la forteresse croyaient que la fin du monde était arrivée. Cependant, malgré tout leur courage, les hommes de Léodagan perdaient du terrain et se voyaient sur le point d’abandonner le combat.

Le roi Arthur, qui avait réussi à mettre en fuite la troupe d’Allemands, vit tout de suite que Léodagan était en mauvaise posture. Avec ses quarante compagnons rassemblés derrière lui, au grand galop, il se précipita comme une tempête sur les ennemis qui entouraient Léodagan, près de le faire prisonnier. En quelques instants, le malheureux roi fut délivré. Puis, après lui avoir donné d’autres armes et un nouveau destrier, ils repartirent à bride abattue derrière leur porte-enseigne, sur leurs bons chevaux dégoulinants de sueur. Ils s’élancèrent à la rescousse de Cléodalis qui avait fort à faire contre les Romains. Dès le premier choc, ils abattirent tous ceux qui se trouvaient devant eux, et se mirent à frapper comme des charpentiers sur leurs poutres.

Ponce Antoine, qui était un des plus vaillants combattants qui fût alors au monde, ne put souffrir de voir ainsi ses troupes massacrées. Il se jeta dans la mêlée avec ses meilleurs hommes. Mais le roi Arthur, qui avait bien vu de qui il s’agissait, jura de se mesurer au Romain qui bataillait de la sorte. Il demanda qu’on lui apportât une nouvelle lance, très dure, à fer tranchant, et il se précipita vers l’ennemi. « Arthur ! s’écria alors le roi Ban, que veux-tu donc faire ? Tu es trop jeune et trop petit pour lutter contre un si grand diable ! Je suis ton aîné, je suis plus fort et plus haut que toi ! Laisse-moi y aller ! – Je ne saurais jamais ce que je vaux, répondit Arthur, si je ne me mesurais avec n’importe lequel de ceux qui se présentent ! »

Et, sans plus attendre, il piqua des deux si rudement que le sang se mit à couler des flancs de son destrier. Sous les fers du cheval, le sol résonna longuement, et les pierres volèrent tout autour comme une bourrasque de grêle. Le Romain vint aussitôt à sa rencontre, mais Arthur appuya si violemment son coup qu’il lui perça le bouclier, le haubert et même le corps, de telle façon que le fer, et au moins une brasse du bois de sa lance, passèrent à travers l’échine. Ponce Antoine tomba sur le sol pour ne plus jamais se relever. Alors Arthur tira sa bonne épée Excalibur dont il se mit à faire des merveilles, coupant bras, poings et têtes. Sur les remparts de la forteresse, les dames et les demoiselles qui regardaient le combat ne pouvaient s’empêcher d’admirer la prestance, le courage et la volonté de ce jeune homme qui affrontait ainsi les plus redoutables guerriers du temps.

Cependant, le roi Ban de Bénoïc, qui était très grand et très large d’épaules, cherchait partout son ennemi mortel, le roi Claudas de la Terre Déserte. Midi était déjà passé lorsqu’il l’aperçut au milieu de sa troupe. Aussitôt, il vola sur lui, droit comme un carreau d’arbalète. Il leva à deux mains son épée, et Claudas eut beau jeter son bouclier pour parer le coup, l’épée s’abattit si rudement qu’elle trancha l’épée, l’arçon et même le cheval entre les deux épaules. Ban allait faire passer son destrier sur son adversaire qui gisait sur le sol, lorsqu’il vit, à quelque distance, son compagnon Bretel, la cuisse prise sous son cheval abattu, et qu’Urfin[16] essayait de protéger de son mieux. Il se jeta à la rescousse, mais la cohorte des ennemis se referma sur eux : bientôt le destrier de Ban et celui d’Urfin furent tués, et les trois Bretons n’eurent plus d’autre choix que de se placer dos contre dos afin de mieux se défendre. Mais leur position, en plein milieu d’une troupe d’ennemis acharnés, était désespérée.

C’est à ce moment que Merlin, toujours en observation, s’aperçut du danger que couraient les trois hommes. Il prit l’aspect d’un jeune page et se précipita sur le champ de bataille, à la recherche d’Arthur. Dès qu’il l’eut trouvé, il lui apprit ce qui se passait. Bohort, qui se trouvait auprès d’Arthur, s’écria : « Si mon frère était tué, de ma vie, jamais je ne connaîtrais la joie ! – Allons à son secours ! » dit Arthur. Merlin s’était emparé de l’enseigne du roi et se précipitait en direction de la mêlée. Le dragon de l’enseigne se mit à jeter par la gueule des brandons de feu, si bien que tout l’air en devint vermeil et que les bannières des ennemis prirent feu. Derrière lui, à travers une troupe d’ennemis décontenancés par le phénomène, les Bretons avançaient comme un grand navire qui laissait dans son sillage une double rangée de guerriers à terre et de destriers fuyant au hasard, les rênes traînant entre leurs pattes. Ils parvinrent ainsi jusqu’au roi Ban et à ses deux compagnons qui, à pied, leurs heaumes à moitié sur les yeux, leurs boucliers brisés, leurs hauberts rompus et démaillés, se défendaient avec l’énergie du désespoir derrière un monceau de chevaux tués, et, tenant à deux mains leurs épées, frappaient furieusement tous ceux qui tentaient de les approcher.

Quand il vit son frère dans cet état, le roi Bohort s’appuya sur ses deux étriers si rudement que le fer en plia. Sans plus tarder, il courut sus aux gens de Claudas et les heurta avec tant de rage que leurs rangs en tremblèrent. De son épée toute souillée de sang et de cervelle, il trancha au premier qu’il rencontra la tête près de l’oreille, ainsi que l’épaule gauche et tout le corps jusqu’à la ceinture ; au second, il mit à nu le foie et les poumons. Et Arthur et ses compagnons l’imitaient si bien qu’en quelques instants Ban, Urfin et Bretel furent dégagés, purent rajuster leurs heaumes et saisir des boucliers intacts. Après quoi, montant sur des chevaux sans maîtres que leurs écuyers avaient pris au passage, ils repartirent au combat, bien décidés à le conduire jusqu’à une complète victoire.

Le duc Frolle d’Allemagne montait un haut destrier très fort et très rapide. Pendant tout le jour, il avait fait grand massacre des gens de Léodagan. Quand il vit que les Romains et les hommes du roi Claudas lâchaient pied et se préparaient même à s’enfuir, il eut un violent sursaut de colère. Il saisit à deux mains sa masse de cuivre, si lourde qu’un homme ordinaire n’aurait pu la soulever, et il se mit, grand et puissant comme il était, à assener de tels coups qu’autour de lui le sang coulait en ruisseaux abondants. Pourtant, lorsque celui qui portait son enseigne eut été abattu, les hommes qui l’entouraient se mirent à fuir et il se retrouva seul. Alors, sans plus tergiverser, il fit volte-face et s’éloigna au grand galop de son cheval. Personne ne s’aperçut de sa fuite, sauf le roi Arthur, qui se mit aussitôt à sa poursuite.

C’est dans une vallée obscure, entre deux forêts très sombres, qu’il le rejoignit. Le soleil baissait à cette heure et sa clarté s’égarait dans les ramures des arbres. « Géant félon ! lui cria Arthur. Retourne-toi et tu sauras qu’un seul homme te poursuit ! » L’autre fit volte-face et ressentit un profond dépit quand il s’aperçut qu’effectivement il n’avait qu’un seul poursuivant et qu’en plus il s’agissait d’un jeune homme de taille plutôt moyenne qui paraissait un nain auprès de lui. Il fit bondir son cheval et s’élança sur Arthur, sa masse au bout de son bras droit, tenant de sa main gauche son bouclier d’ivoire. Au premier choc, le roi Arthur, brandissant sa lance, lui transperça l’épaule. Mais le géant n’en parut même pas chagriné. Il fit tournoyer sa masse afin de riposter, mais Arthur esquiva le coup en portant son cheval en avant. Le mouvement fut si rude et si soudain que les deux chevaux se heurtèrent et tombèrent. Frolle, qui était beaucoup plus puissant, mais aussi bien plus lourd, était encore à terre lorsque son jeune adversaire, déjà redressé, lui courait sus. Et l’épée Excalibur flamboyait au-dessus de sa tête. Pour parer le coup, Frolle opposa sa masse : elle fut tranchée. Alors, quelque peu stupéfait, Frolle tira sa propre épée. C’était une des meilleures lames au monde, celle-là même dont Hercule se servit quand il mena Jason dans l’île de Colchide pour conquérir la Toison d’or, et elle avait nom Marmadoise. Dès qu’elle jaillit hors du fourreau, si grande fut la clarté qu’elle répandit que le pays en fut illuminé et qu’Arthur fit un pas en arrière pour mieux la voir étinceler.

« Chevalier, dit le géant, je ne sais pas qui tu es, mais pour la hardiesse que tu as eue en m’attaquant, je suis disposé à te faire grâce. Donne-moi tes armes et je te laisserai aller. » En entendant ces paroles, Arthur rougit de dépit et de colère. « C’est trop m’insulter ! s’écria-t-il. C’est à toi de baisser cette épée et de te rendre à merci ! Sache que je m’appelle Arthur et que je suis roi de toute la Bretagne ! – Tu es donc ce bâtard que les Bretons ont choisi pour être leur roi ! En vérité, les Bretons manquent de guerriers pour en être réduits à choisir un inconnu dont on ignore la famille et les origines ! Sache que j’ai nom Frolle et que je suis duc d’Allemagne, fils d’un noble seigneur qui a accompli bien des exploits. Je tiens tout le pays jusqu’à la Terre des Pâtures. Et plus loin, ce serait encore à moi si l’on pouvait y passer. Mais on ne le peut à cause d’une statue qui empêche quiconque de s’aventurer plus avant. C’est Judas qui l’a placée là en guise de borne et pour marquer jusqu’où s’étendaient ses conquêtes. On la nomme la Laide Semblance, et les anciens disent que lorsque cette statue sera enlevée, les aventures du royaume de Logres[17] cesseront. Mais je doute que cela puisse arriver, car celui qui regarde cette statue en prend aussitôt la monstrueuse figure. Et maintenant, toi qui te prétends roi des Bretons, sache que je fais serment de ne plus connaître le goût du pain et du vin tant que je te saurai vivant ! »

Ayant ainsi parlé, il se jeta sur Arthur. Celui-ci fit un saut de côté et frappa son adversaire à l’œil droit : si son épée ne lui eût tourné dans la main, il eût certainement tué le géant. Frolle sentit son sang couler sur sa joue. Furieux, il se précipita sur Arthur qui reculait en se protégeant avec Excalibur. À ce moment, six chevaliers romains apparurent sur la pente de la montagne, galopant comme la tempête, poursuivis par Ban, Bohort et Kaï. À la vue des Bretons, le duc Frolle revint à son destrier, bien décidé à s’enfuir. Déjà il l’enfourchait lorsque le roi Arthur lui assena un si grand coup sur le bras que le géant laissa choir son épée et, tout étourdi, s’inclina sur l’arçon. Mais le cheval, qui était le plus grand et le meilleur du monde, effrayé par le choc, se cabra et partit comme une flèche, emportant dans la sombre forêt le duc qui mugissait comme un taureau blessé.

La nuit était maintenant complète. Ban et Bohort demandèrent au roi Arthur s’il n’avait point de mal. « Au contraire, répondit le roi, car j’ai fait aujourd’hui une conquête que je ne changerais pas pour la plus riche cité du monde. » Et, ce disant, il essuya la lame d’Excalibur, toute souillée de sang, et il la remit dans son fourreau. Après quoi, il ramassa Marmadoise, l’épée du géant qu’il avait vaincu, qui étincelait comme un diamant dans l’obscurité. Et les trois rois, en compagnie de Kaï, reprirent le chemin de Carahaise.

Ils chevauchèrent tant qu’ils parvinrent rapidement à la forteresse où le roi Léodagan leur fit, à eux ainsi qu’à tous leurs compagnons, le plus bel accueil qu’il put. Quand ils furent désarmés, la fille de Léodagan, qui avait nom Guenièvre, vêtue des plus riches habits qu’elle possédât, vint présenter aux trois rois l’eau chaude dans un bassin d’argent. Elle leur lava le visage et le cou de sa propre main et les essuya à l’aide d’une serviette blanche et bien brodée. Enfin, elle les recouvrit chacun d’un manteau. Et quand elle vit ainsi paré le roi Arthur, la fille de Léodagan pensa que bien heureuse serait la dame qu’un si beau et si vaillant chevalier requerrait d’amour. De son côté, Arthur regardait Guenièvre avec beaucoup d’intérêt : c’était certainement la plus belle fille qui fût alors en Bretagne la Bleue ; sous sa couronne d’or et de pierreries, son visage semblait frais et doucement coloré de blanc et de vermeil. Quant à son corps, il n’était ni trop gras ni trop maigre, avec des épaules droites et polies, des flancs étroits, des hanches basses, des pieds blancs et voûtés, des bras longs et potelés, des mains blanches et fines. C’était une joie de pouvoir la regarder. Mais si elle était la beauté, elle était également la bonté, la largesse, la courtoisie, l’intelligence, la valeur et la douceur : cela se remarquait au premier coup d’œil.

Cependant, quand le repas fut prêt, on dressa les tables. Le roi Ban et le roi Bohort firent asseoir le roi Arthur entre eux, par honneur, et Léodagan se réjouissait d’avoir des hôtes d’un tel rang et d’une telle dignité. Enfin, lorsqu’il fut l’heure, chacun alla dormir dans les chambres qui avaient été préparées à cette intention. Ainsi se reposèrent-ils des fatigues qu’ils avaient subies pendant cette dure journée où avaient été défaits et mis en fuite les ennemis qui avaient voulu s’emparer de la Bretagne armorique. Le seul regret de Léodagan et des trois rois était que Claudas de la Terre Déserte avait pu s’enfuir : il était probable qu’il ne s’avouerait pas vaincu et qu’il tenterait encore une fois d’envahir indûment les terres de ses voisins. Mais, dans l’immédiat, d’autres préoccupations se présentèrent à eux. Le lendemain, un messager venu de l’île de Bretagne leur raconta comment les Saxons, qui débarquaient toujours plus nombreux chaque jour, pillaient et dévastaient toutes les cités qu’ils rencontraient sur leur passage. Et ils assiégeaient la ville de Clarence, qui était alors l’une des plus riches de toute l’île. Les chefs qui étaient restés sur l’île avaient bien tenté de résister aux envahisseurs, mais cela ne suffisait pas, et ils demandaient au roi Arthur de revenir en hâte pour conduire leurs troupes à la reconquête du royaume. Arthur décida qu’on s’embarquerait immédiatement. Et c’est alors qu’il quitta la Carmélide, avec Kaï et Bedwyr et tous leurs compagnons, ainsi qu’avec les rois Ban et Bohort qui voulaient, de cette façon, témoigner leur reconnaissance envers celui qui les avait si bien aidés à se défaire de leurs ennemis. Et quand il fut sur son navire, le roi Arthur ne put s’empêcher d’avoir une pensée pour la belle Guenièvre, la fille du roi Léodagan, dont le visage éveillait en lui des songes qu’il n’osait pas encore s’avouer à lui-même.

Cependant, nombre de gens d’armes de toute origine commençaient à se rassembler dans la plaine de Salisbury, bien décidés à tout entreprendre pour venir à bout des Saxons maudits et mécréants. Il y avait là les gens du roi Clamadieu des Îles, ceux du roi Hélain, ceux du roi Mark, qui avait pour femme la belle Yseult la Blonde, ceux de Galehot, le fils de la Géante, seigneur des Îles Lointaines, et beaucoup d’autres encore parmi lesquels Dodinel, fils du roi Bélinant de Norgalles, qui fut surnommé le Sauvage parce qu’il chassait avec plus d’ardeur que nul autre homme les sangliers, les cerfs et les daims dans les forêts, ainsi que Sagremor, neveu de l’empereur de Constantinople, qui était venu de ses terres lointaines pour recevoir ses armes du roi Arthur. À tous ces hommes rassemblés se joignirent les gens des rois Ban, Bohort et Léodagan, ainsi que bien d’autres seigneurs de la Bretagne armorique. Et, bientôt, on vit même arriver les troupes des onze rois rebelles, ceux qui ne voulaient pas reconnaître qu’Arthur était leur souverain légitime. Ils avaient tous pour enseigne la bannière blanche à croix rouge, mais sur celle d’Arthur, que portait Kaï, on voyait un dragon au-dessous de la croix. C’est ainsi que cette grande armée se mit en marche vers la cité de Clarence qu’assiégeaient les Saxons, plus nombreux que les flots de la mer. Hérissée de ses lances, l’armée bretonne en marche était semblable à une forêt dont les frênes auraient eu pour fleurs des pointes d’acier.

Elle chevaucha toute la nuit et, au matin, elle se trouva en vue du camp des Saxons. Il y avait une brume épaisse, et bientôt une pluie fine mais insinuante se mit à tomber. Les Saxons, qui étaient plongés dans un lourd sommeil, furent brusquement réveillés par la ruée des Bretons qui chargeaient à travers le camp, rompant les cordes des tentes, abattant les mâts, renversant les pavillons et faisant un tel massacre qu’en peu de temps les chevaux pataugèrent dans le sang. Les enseignes étaient si trempées par la pluie que les deux partis ne se reconnaissaient plus qu’à leurs cris de guerre. Mais les Saxons se rallièrent au son de leurs cornes et de leurs buccins, et, constatant que toute résistance était inutile, préférèrent s’enfuir au galop, abandonnant sur le terrain tout ce qu’ils avaient d’armes et de bagages. Les Bretons s’occupèrent alors de relever leurs morts et de soigner les blessés qui gisaient sur le champ de bataille comme des brebis égorgées. Puis, après quelques heures de repos, on se remit en route vers la ville de Clarence.

À la nuit tombante, on se trouva aux abords de la ville en un lieu appelé Mont-Badon : on pouvait encore voir, dans la plaine, la masse imposante de l’armée des Saxons qui attendait le moment propice pour se lancer à l’assaut. Les Bretons dressèrent leur camp sur les collines, tout en surveillant ce qui se passait au-dessous d’eux, attentifs au moindre mouvement suspect. L’impatience qu’ils avaient de se lancer contre l’ennemi était cependant tempérée par l’obscurité, et il fut décidé qu’on attaquerait le lendemain à l’aube. Chacun se retira alors dans sa tente. Quant aux onze rois rebelles, ils s’étaient établis à l’écart des autres, pour bien montrer leur différence, et ils tenaient conseil pour savoir quelle était la conduite à tenir.

C’est alors que Merlin se présenta à eux. Il avait gardé son aspect habituel et tous le reconnurent, manifestant une grande joie et lui faisant le meilleur accueil. « Merlin, lui dirent-ils, ton absence nous a fait cruellement défaut, car nous avions besoin de tes conseils. Tu nous vois aujourd’hui dans le plus grand embarras. Et puisque tu es le plus sage des hommes, révèle-nous ce qu’il adviendra du royaume de Bretagne ! – Certes, répondit Merlin, mon absence vous a beaucoup nui, mais je voulais savoir ce que vous étiez capables de faire par vous-mêmes. Vous êtes tous des hommes courageux et intrépides. Vous êtes tous de bonne naissance et votre puissance ne peut être mise en doute. De plus, vous avez été de bons et loyaux serviteurs pour votre roi Uther Pendragon, et vous l’avez aidé à débarrasser ce pays des Saxons. Mais les temps ont changé. Aujourd’hui, vous refusez de reconnaître pour votre roi celui que Dieu a désigné, et le malheur s’est abattu sur le royaume. Il faut vous en prendre à vous-mêmes, seigneurs. Moi, je ne peux rien contre votre mauvaise volonté. »

Le roi Loth se fit l’interprète des onze. « Que faut-il donc que nous fassions ? » demanda-t-il. Merlin prit la parole et dit : « Seigneurs, le moment est venu de tout perdre ou de tout gagner. Si Dieu ne vous aide pas, le royaume de Bretagne sera soumis à la honte et à l’esclavage. Or Dieu ne vous aidera que si vous reconnaissez vos torts et si vous acceptez de prononcer le serment de fidélité envers votre seigneur légitime, le roi Arthur. Car je vous l’affirme : la défaite ne pourra être évitée que si vous faites la paix avec le roi Arthur. » Ce discours ne faisait pas plaisir à tout le monde. « Comment pourrions-nous prêter l’hommage lige à un bâtard dont nous ignorons les origines ? » demanda Uryen. Merlin se mit à rire et dit : « Roi Uryen, tu as la mémoire courte ! Tu disais presque la même chose à propos du roi Uther, et cela à cause de ton orgueil. Pourtant, tu as fait la paix avec lui et tu l’as servi fidèlement pour le bien de tout le royaume. » Uryen se sentit très gêné, mais il dit encore : « Merlin, puisque tu as la connaissance des choses secrètes, dis-nous qui est Arthur. Si ta réponse peut nous convaincre, nous pouvons t’assurer que nous serons tous les fidèles vassaux de notre roi. – Ce n’est pas encore le moment, répondit Merlin. Ce serait trop facile. Peu vous importe de savoir qui est Arthur alors que le royaume est en péril et que les ennemis menacent de vous tuer ou de vous réduire en esclavage. Rendez hommage à votre roi légitime et je m’engage, quand le moment sera venu, à vous dévoiler le secret de la naissance d’Arthur. »

Les onze rois se mirent à l’écart et se concertèrent. Puis ils revinrent vers Merlin. « Nous te faisons confiance, Merlin. Nous acceptons de reconnaître Arthur comme notre souverain légitime à condition que, le jour venu, tu nous révèles la vérité à son sujet. – C’est bien, répondit Merlin. Allez donc trouver le roi et agissez en conséquence. Mais je n’irai pas avec vous et vous demande de ne pas parler de moi. C’est de vous-mêmes que vous devez faire votre paix avec Arthur. » Et Merlin disparut. Alors les onze rois s’en allèrent jusqu’à la tente d’Arthur et, les uns après les autres, ils s’agenouillèrent devant lui, lui prêtant l’hommage qui est dû par un vassal à son seigneur. Et à chacun d’eux, Arthur confirma les possessions qu’ils avaient et les titres dont ils étaient honorés. Quand cela fut fait, Arthur dit : « Seigneurs, vous savez que je ne suis pas encore chevalier. Je demande l’honneur d’être armé chevalier par l’un d’entre vous. » Les onze se regardèrent et, après un court échange, il fut décidé que le roi Uryen aurait cet honneur. Arthur s’agenouilla devant le roi de Reghed, les mains jointes, et Uryen, lui mettant le plat de son épée sur l’épaule, accomplit le rite au milieu d’un grand silence. Après quoi, les deux hommes se donnèrent l’accolade et chacun rentra sous sa tente pour se reposer avant la bataille qu’il savait décisive pour le royaume de Bretagne.

Le matin fut très clair et radieux. Dans l’herbe épaisse qui n’avait pas encore été fauchée, les chevaux entraient jusqu’au ventre. Dans les arbres en fleurs, les oiseaux chantaient matines. Les enseignes d’or, d’argent et de soie frémissaient dans la brise légère ; et le soleil faisait flamboyer l’acier des heaumes et des lances, et luire les peintures éclatantes des boucliers. Arthur allait en tête de l’armée sur un grand cheval au pelage blanc. Lorsqu’il aperçut les Saxons qui s’avançaient à la rencontre des Bretons, il cria de toutes ses forces : « Seigneurs, l’heure est venue de montrer vos prouesses, et que Dieu vous ait en sa sainte garde ! »

Aussitôt, les barons lâchèrent le frein et éperonnèrent leurs montures Ainsi commença la fière et merveilleuse bataille entre les Bretons et les Saxons, devant la ville de Clarence. Le froissement des lances, le bruit des boucliers heurtés, le martèlement sourd des masses, le cliquetis des épées, tout cela s’entendit dans tout le pays, jusqu’à la mer. Bientôt, l’air devint rouge et fut troublé par la poussière, au point que le ciel s’obscurcit et que le soleil perdit toute sa clarté. Quand les chevaliers et les bourgeois qui défendaient la cité de Clarence entendirent le bruit des combats et aperçurent les enseignes blanches à croix vermeille, ils comprirent que c’était un secours que Notre Seigneur leur envoyait : sans perdre un instant, ils firent ouvrir les portes, sortirent de la ville et s’en allèrent se jeter eux aussi dans la bataille. Celle-ci fut rude et longue. Autant les Bretons étaient audacieux et agiles, autant les Saxons étaient plus grands et mieux armés. Mais, vers le soir, à force d’être attaqués sans relâche de tous côtés par leurs adversaires, les Saxons cédèrent du terrain, puis s’éparpillèrent dans le plus complet désordre. Nombre de leurs rois et de leurs chefs avaient trouvé la mort dans la mêlée. Poursuivis de près, ils s’enfuirent de toute la vitesse de leurs chevaux vers le rivage de la mer toute proche. Et, bien que la moitié d’entre eux fussent tués ou noyés, ils s’embarquèrent sur leurs navires, coupèrent les cordes des ancres, hissèrent les voiles en toute hâte et gagnèrent le large, s’éloignant où le vent les menait.

En cette bataille dite du Mont-Badon[18] s’illustrèrent les meilleurs guerriers de Bretagne, le roi Arthur, Kaï, son frère de lait, le redoutable Bedwyr, le jeune Nabor le Noir qui s’échauffait toujours démesurément lorsqu’il était à jeun, mais qui s’affaiblissait quand il se refroidissait, le prudent Urfin, l’orgueilleux Uryen Reghed, le courageux Ban de Bénoïc, le preux Bohort de Gaunes, le sage roi Loth d’Orcanie, et bien d’autres encore, qui reconnaissaient Arthur pour leur seigneur, et aussi le jeune Yvain, le fils du roi Uryen, qui se montra aussi ferme et déterminé que son père, et le beau Galehot, le seigneur des Îles Lointaines, qui fut plus tard le grand ami de Lancelot du Lac.

Quand la nuit fut venue et qu’on eut relevé les morts et les blessés, le roi Arthur rassembla les barons dans une grande salle de la cité de Clarence. Il partagea avec eux le butin d’or, d’argent et de pierreries qui avait été fait sur les Saxons, les riches draperies, les tentes, les pavillons et les chevaux, les meilleures armures. Et l’on but à foison vins miellés, bière et hydromel. Désormais, Arthur n’était plus seulement le roi choisi par Dieu : il était le roi reconnu par tous ceux du royaume de Bretagne, et personne ne pourrait jamais plus lui contester sa souveraineté[19].