CHAPITRE XXIX
De l’internationalisme au patriarcat

Pour amadouer Churchill et Roosevelt, Staline décide de dissoudre le Comintern. Le 8 mai, Molotov invite Dimitrov à rédiger, avec Manouilski, un projet de texte annonçant et justifiant cette dissolution, menée au pas de charge. Le 11 mai, les deux hommes remettent leur projet à Staline, qui les reçoit dans l’après-midi et valide leur texte, qui est donc aussi le sien. Staline leur déclare : « L’expérience a montré qu’il est impossible d’avoir un centre dirigeant international pour tous les pays[1211]. » Il suggère qu’un jour peut-être d’éventuelles unions régionales seront constituées. Il avait pensé à dissoudre le Comintern dès 1941, mais avait alors craint de paraître céder à Hitler. Un cadeau aux Alliés est moins gênant.

La courte déclaration révise de fond en comble l’histoire du Comintern, de sa fondation et de ses objectifs tels qu’ils étaient définis en 1919 : le Comintern, explicitement constitué alors pour renverser partout le capitalisme, aurait simplement eu pour fin de contribuer « à mobiliser les masses laborieuses […] pour la lutte contre le fascisme et la guerre qu’il préparait, pour le soutien de l’Union soviétique […] à démasquer, longtemps avant la guerre, sans se lasser, l’abominable besogne des hitlériens pour saper les fondements des États étrangers[1212] ». Le texte, totalement muet sur les aspirations des peuples coloniaux à l’indépendance, gênantes pour l’allié britannique, insiste sur la consolidation de la coalition antihitlérienne et s’achève sur la nécessité pour tous d’aider à sa victoire militaire. La biographie officielle de Staline affirme : « Ayant achevé sa mission historique, l’Internationale communiste au cours de la Seconde Guerre mondiale a cessé d’exister[1213] », comme s’il s’agissait d’une mort naturelle, alors que sa mission historique initiale, la révolution socialiste mondiale, n’a pas été réalisée.

La dissolution, rendue publique le 15 mai, est effective trois semaines plus tard. Le 8 juin, le Comité exécutif, le Secrétariat et le présidium du Comintern sont dissous. La Pravda l’annonce triomphalement le 10. Le 12, Staline réunit dans son bureau du Kremlin Molotov, Vorochilov, Beria, Malenkov, Mikoian, Chtcherbakov et Dimitrov, et décide la création secrète d’une Section d’information internationale du Comité central du PC soviétique, placée sous la direction effective de Dimitrov, mais présidée formellement par Chtcherbakov, « afin, dit Staline, que nos ennemis ne puissent pas utiliser le fait que Dimitrov dirige cette section[1214] ». Staline suggère donc une opération de camouflage. Est-ce une raison pour y voir une mystification, derrière laquelle l’appareil du Comintern continue à fonctionner comme avant ? En réalité, la modification de structure parachève sa marginalisation et sa transformation en simple appendice du Kremlin. Transformer les anciennes instances du Comintern en section du PC soviétique, désigner à sa tête un membre de son Bureau politique et faire des deux anciens dirigeants de l’Internationale ses adjoints, c’est souligner la subordination directe de chaque parti communiste à Moscou et l’appartenance de l’idée de révolution mondiale à un passé bien révolu. Dans une interview à l’Agence Reuter, Staline le reconnaît d’ailleurs, en soulignant que la dissolution du Comintern vise à démasquer « le mensonge des hitlériens qui prétendent que Moscou aurait l’intention de s’ingérer dans la vie des autres Etats pour les bolcheviser[1215] ». Même devenue fictive, son existence maintenait l’idée d’une permanence de ses fins et l’apparence d’égalité entre ses partis constituants.

Dans le droit fil de cette mesure, Staline supprime, en juin 1943, la revue mensuelle des philosophes soviétiques Sous le drapeau du marxisme, restée sans successeur jusqu’en juin 1947. Peu après, le Parti communiste américain se transforme en société de propagande philosophique du communisme. En même temps, Staline continue de rétablir à la manière tsariste les distinctions entre les corps de l’État. Le 28 mai 1943, le personnel des Affaires étrangères se voit attribuer des grades indiqués par des pattes d’épaules constituées d’une passementerie tissée avec des fils d’argent et portant des emblèmes dorés représentant deux palmes croisées, des insignes distinctifs et des uniformes dont le chic est hiérarchisé en une savante gradation du troisième secrétaire à l’ambassadeur de première classe. Il rétablit les grades, supprimés au lendemain de la révolution et remplacés par une simple indication de fonction : commandant de compagnie, de régiment, de division, de corps d’armée.

Roosevelt a, un instant, pensé proposer à Staline une rencontre à deux, sans Churchill, en Alaska. Le président américain est, en effet, beaucoup plus ouvert à l’idée d’un débarquement prochain en France que Churchill, préoccupé d’abord par la défense de l’Empire britannique et le contrôle de la Méditerranée. À cette fin, il envoie, au début du mois, l’ancien ambassadeur américain en URSS, Joseph Davies, que Staline reçoit dès le lendemain de son arrivée à Moscou, après avoir téléphoné le matin à Dimitrov pour l’inviter à accélérer la dissolution effective du Comintern : « Est-il impossible de donner aujourd’hui à la presse la décision du présidium ? Il faudrait se dépêcher de la publier ! » Il espère ainsi influer sur la réunion anglo-américaine qui s’est ouverte à Washington le 12 mai. Dimitrov s’excuse : il faut bien consulter sur le texte les partis, qui n’ont pas été interrogés au sujet de la décision finale. Le 21 mai, une réunion du Bureau politique en discute. Kalinine émet des réserves sur la décision, que Staline balaie d’un revers de main. Mais, entre-temps, la conférence de Washington, close le 25 mai, a décidé de ne pas ouvrir de second front en 1943 et d’attendre le printemps 1944. Le 4 juin, Roosevelt en informe Staline qui, furieux et exaspéré, rappelle à Churchill, dans une lettre du 11 juin, ses promesses du 26 janvier et du 12 février à ce sujet.

Ses enfants ne le détournent pas de ses soucis quotidiens. Pendant la guerre, il ne les voit quasiment jamais, mais les frasques de l’ivrogne Vassili, nommé colonel, et qui multiplie beuveries et bagarres, lui reviennent souvent aux oreilles. Le 26 mai, informé d’un nouveau scandale, il entre en rage et le limoge. Son ordre au commandant des forces aériennes de l’URSS souligne, par ses maladresses d’écriture, la fureur que provoque en lui le discrédit ainsi jeté sur son nom. Non content de le démettre de son commandement d’un régiment d’aviation, il ordonne de « déclarer au régiment et à l’ancien commandant du régiment que le colonel Staline est relevé de ses fonctions de commandant du régiment pour ivrognerie et débauche, et parce qu’il corrompt et déprave le régiment[1216] ».

Outre la dissolution du Comintern, qui clôt une époque, juin 1943 annonce aussi le deuxième grand tournant de la guerre. Hitler veut lancer la Wehrmacht à Koursk, dans une grandiose offensive appelée « opération Citadelle ». À la fin du mois, l’état-major soviétique met la dernière main à la préparation de sa contre-offensive sur le saillant qu’y dessine la Wehrmacht. Staline, pressé, très tendu, harcèle les chefs militaires qu’il insulte copieusement. Joukov souligne à cette occasion l’un des traits de son comportement dans les prises de décision militaires : « Il ressemblait à un boxeur plein de tempérament, s’échauffait souvent et se hâtait d’entrer dans la bataille. S’échauffant et se hâtant, Staline ne prenait pas toujours correctement en compte le temps nécessaire à la préparation complète d’une opération[1217]. » Il manifeste sur ce plan une nervosité inquiète, à l’inverse du sang-froid flegmatique – voire de la lenteur – qu’il montre en politique.

Le 5 juillet, les blindés allemands attaquent par centaines. Ils se heurtent à un déluge de feu. Les canons et les « tobrouks » (tourelles de chars enfoncées dans des blocs de béton) de l’Armée rouge déversent des millions de tonnes d’obus sur eux et sur les lignes allemandes. Ce pilonnage dure une semaine. Puis l’infanterie et les chars se lancent à l’assaut, le 12 juillet. L’opération la plus gigantesque de la Seconde Guerre mondiale s’achève, le 23 août, par la libération de Kharkov et par un désastre allemand. La Wehrmacht a perdu un demi-million d’hommes, 1 500 tanks et 3 700 avions. Mais surtout, l’Armée rouge a brisé l’épine dorsale de la Wehrmacht, contrainte à un recul permanent, qu’elle pourra, au mieux, et malgré les hurlements de Hitler dans son bunker, freiner ou suspendre.

Joukov propose d’exploiter ce succès en encerclant pour les anéantir des unités de la Wehrmacht. Staline s’y oppose : « Notre tâche est de chasser au plus vite les Allemands de notre territoire ; nous les encerclerons quand ils seront plus faibles. » Et il lance, du nord au sud, l’Armée rouge dans des offensives frontales, très coûteuses en hommes. Il ne donnera son accord aux manœuvres d’encerclement qu’au début de 1944.

Du 1er au 3 août, il effectue sa deuxième et dernière visite aux alentours du front. Un train de quelques wagons, dont l’un est ouvert, plein de bois de chauffage pour donner à ce convoi l’allure d’un innocent transport de marchandises, conduit Staline et Beria à Gjatsk, à 180 kilomètres à l’ouest de Moscou. Staline y rencontre le maréchal Sokolovski, commandant du front Ouest. Le lendemain, il se rend en voiture à Khorochevo, 60 kilomètres plus au nord, près de Rjev, et rencontre le général Ieremenko, puis il revient à Moscou. Volkogonov attribue cette courte visite, assez loin de la ligne de front elle-même, à son souci de poser pour l’histoire. Mais sa biographie officielle, publiée en 1948, n’en dit mot. Elle lui sert en fait à esquiver la rencontre proposée par Roosevelt et Churchill à Scapa Flow, base aéronavale britannique, et à impressionner ses interlocuteurs en prenant l’attitude d’un chef de guerre sur le terrain. Son message du 8 août au premier s’ouvre sur ces lignes : « Ce n’est qu’aujourd’hui, à mon retour du front, que je puis répondre à votre message du 16 juillet. » Celui qu’il adresse le lendemain à Churchill commence de même : « Je viens de rentrer du front. » Ce détail, gonflé au-delà de toute mesure, l’amène à insister ensuite sur la fréquence (imaginaire) de ces visites : « Je dois visiter plus souvent les différents secteurs de combat et suis obligé de subordonner tout le reste aux intérêts des opérations », écrit-il à Roosevelt. Il bluffe davantage encore avec Churchill : « Je me trouve plus souvent qu’à l’ordinaire dans l’obligation de me rendre aux armées dans certains secteurs de notre front. » Il insiste lourdement : « La situation militaire […] m’empêche à mon grand regret de m’absenter et d’abandonner mes contacts avec le front, même pour une semaine. » La conclusion s’impose d’elle-même : « En de telles circonstances, tout long voyage m’est actuellement impossible », écrit-il aux deux hommes, puis à Churchill : « Cette situation m’interdit donc d’accepter maintenant une rencontre avec vous et le Président à Scapa Flow ou en tout autre endroit éloigné. » S’ils veulent rencontrer ce grand capitaine, ce sera à eux de se déplacer.

Les services d’Hitler pensent-ils alors à assassiner Staline ? Le 5 septembre, à six heures du matin, une patrouille du NKVD dans un bourg voisin de Smolensk, avertie du vol bizarre d’un avion allemand, intercepte un homme et une femme à motocyclette : Piotr Tavrine, bardé de décorations, qui se présente comme major du SMERCH (abréviation de « Mort aux espions »), et Lidia Chilova, secrétaire dans le même service. Le couple est en possession d’une somme énorme (428 400 roubles), de sept pistolets, deux fusils de chasse, cinq grenades, plusieurs chargeurs de balles explosives et empoisonnées, une mine et un petit appareil pouvant percer un blindage de 45 millimètres, dit Pantzerknacke. Après un interrogatoire serré, le couple avoue avoir été envoyé par le service d’espionnage allemand Zeppelin pour assassiner Staline. Mais l’histoire est rocambolesque : Tavrine devait changer d’identité à Moscou, louer un appartement, se faire enregistrer officiellement, entrer en relations avec des membres du personnel technique du Kremlin, s’informer sur les itinéraires de déplacement de Staline et de ses collaborateurs, se faire inviter aux réceptions officielles du gouvernement, s’approcher de Staline et l’abattre ! C’est une mission impossible. Mais le NKVD, informé à l’avance de la mission du couple d’agents nazis, leur a fait avouer ce qu’il a voulu pour mettre en valeur auprès de Staline l’efficacité et la rapidité de son intervention.

Sur le plan intérieur, Staline renforce son orientation nationaliste, marquée par les thèmes patriotiques de sa propagande. Dans la nuit du 4 au 5 septembre 1943, flanqué de Molotov, il reçoit les métropolites orthodoxes Serge, Alexis et Nicolas, leur annonce des réouvertures d’églises et leur demande de lui communiquer une liste de prêtres emprisonnés pour étudier leur réhabilitation et leur libération éventuelle. Les trois métropolites, méfiants, craignent un piège et se gardent de fournir une telle liste. L’entrevue aboutit à la décision de créer un Conseil des affaires de l’Église orthodoxe, effectivement constitué un mois plus tard, et débouche sur la promesse, qui sera tenue, d’autoriser la réunion du concile des évêques orthodoxes, chargé d’élire le patriarche de toutes les Russies.

Au sortir de la réunion, le métropolite Nicolas, « ému et ébranlé de joie », souligne « l’attention de Iossif Vissarionovitch envers les besoins de l’Église ». Dans son enthousiasme, il salue en Staline « le chef très aimé de notre peuple, le génial commandant en chef de nos armées, désigné par Dieu pour servir glorieusement notre Patrie en cette année d’épreuves ». Désigné par Dieu ? Mais oui ! Nicolas insiste : « Les croyants russes voient dans le chef suprême de notre pays le père de notre peuple, que Dieu lui a donné[1218]. » Staline est donc un don de Dieu. Tous les métropolites ne vont pas aussi loin, mais ils accablent tous Staline de compliments ampoulés et de souhaits de longue vie. En 1993, un prêtre orthodoxe constatera avec dépit : « Si le Seigneur avait écouté les prières de nos hiérarques […] la féroce dictature stalinienne aurait duré jusqu’au Jugement dernier[1219]. » Dès cet instant, à la fin des banquets qui ponctuent leurs réunions, les dignitaires de l’Église portent un toast d’abord à Staline, puis au patriarche. En 1945, le métropolite de Kiev affirmera même que Staline « a créé l’Armée rouge et pour elle une stratégie et une tactique où l’esprit a dominé la matière[1220] ». Staline, par cette entreprise d’union nationale russe, prépare aussi sa prochaine rencontre avec Roosevelt et Churchill à Téhéran. Après avoir dissous le Comintern, il protège l’Église. Roosevelt, le défenseur de la foi, sera content.

Georges Alexandrov, qui a remplacé en 1940 Jdanov à la tête du département d’agit-prop du Comité central, tente d’accentuer et de formaliser la politique nationaliste de Staline. Dès août 1942, il rédige une note au Secrétariat du Comité central sur la « déformation de la politique du Parti dans la nomination, la promotion et la formation des cadres dirigeants des institutions artistiques[1221] ». Deux tableaux en illustrent le sens. Le premier relève que, sur douze fonctions dirigeantes au Bolchoï, dix sont occupées par des juifs. Le second fait ressortir que les sept responsables des rubriques littéraires et artistiques des sept principaux journaux sont juifs. Les mutations, transferts, mises à l’écart se multiplient dans ces secteurs, au point que, le 13 mai 1943, le vieux communiste Grinberg dénonce, dans une lettre à Staline, la politique qui mène des responsables du Parti à « poser tout à fait officiellement le problème de la "pollution" de l’appareil du Parti par les juifs » et à mettre en pratique un numerus clausus de fait. Il demande à Staline d’« éclaircir personnellement[1222] » l’affaire. Mais la lettre ne lui parvient pas ; elle est retournée à Alexandrov, qui se gardera bien d’y répondre.

Staline, passionné de cinéma, veut voir couronner son tournant nationaliste par le septième art. Au début de septembre, il reçoit le scénario de la première partie d’Ivan le Terrible d’Eisenstein. Le 13, il fait connaître son approbation, dans un court billet condescendant, et exige que le film soit mis en scène rapidement : « Le scénario n’est pas mauvais. Le camarade Eisenstein […] ne rend pas mal l’image d’Ivan Grozny comme force progressiste de son temps, et l’opritchnina [la garde personnelle d’Ivan] comme son instrument efficace[1223]. » Ivan le Terrible est progressiste, car il a décimé la caste nobiliaire des boyards comme Staline a décimé la vieille garde qui empiétait sur son pouvoir. C’est un rassembleur de terres russes. Et l’opritchnina annonce modestement le NKVD et Maliouta Skouratov, son chef, Beria…

Staline engage alors le troisième acte de son tournant nationaliste (l’adoption de l’hymne officiel soviétique). Il a sollicité les projets, et les poètes les plus connus ont écrit des textes : Simonov, Olga Bergoltz (les deux seuls qui ne citent pas le nom de Staline), Asseiev, Dolmatovski, Antokolski, Sourkov, Demian Biedny, Issakovski, Tikhonov. Vers le 15 octobre 1943, il donne sa préférence au projet de Mikhalkov et El Registan. Il leur propose, au téléphone, quelques aménagements de vocabulaire, les reçoit personnellement, leur attribue un bureau au Kremlin pour revoir leur texte, corrigé par lui. Il leur fait remplacer les deux vers : « Lénine nous a éclairé le chemin de l’avenir /Staline, l’élu du peuple, nous a élevés » par « Le grand Lénine nous a éclairé le chemin / Et Staline nous a élevés dans la fidélité au peuple ».

Le surlendemain, dans la salle Beethoven du Bolchoï, les chœurs de l’Armée rouge doivent interpréter les projets retenus. Staline est présent, en tenue de maréchal. Les meilleurs compositeurs sont là : Chostakovitch, Prokofiev, Khatchatourian, et d’autres moins connus. Il les note : il donne le maximum à Chostakovitch et Khatchatourian, mais finalement retient l’orchestration pompeuse d’un certain Rogal-Levitski. Le nouvel hymne chante la grandeur de la Russie. Il entre en vigueur le 1er janvier 1944. Staline invite les lauréats dans la loge gouvernementale du Bolchoï pour « arroser cela selon la coutume russe[1224] ». L’arrosage dure jusqu’à cinq heures du matin : seuls les vainqueurs et Staline alimentent la conversation. Les autres se taisent ou se contentent de rire aux moments requis. Soudain, sans raison apparente, Staline lance : « Nous n’aimons pas les timides, mais nous n’aimons pas non plus les effrontés[1225]. » Qui sont ces effrontés ? Peut-être les écrivains soviétiques, qui ont pris quelques libertés avec la discipline idéologique pendant la guerre. Staline, n’a guère eu le temps de s’occuper d’eux. La victoire approchant, il peut consacrer plus de temps à l’ordre intérieur. Et le tableau qu’il découvre le mécontente si fort qu’il décide alors qu’aucun prix Staline d’art et de littérature ne sera attribué pour l’année 1944.

Le nationalisme russe et la liquidation de l’internationalisme sanctionnée par la dissolution du Comintern sont les deux faces d’une politique d’entente avec les Alliés, qui se heurte à de graves difficultés en Yougoslavie. Au début de la guerre, la radio soviétique n’a parlé que des tchetniks, petit mouvement de résistance monarchiste dirigé par le général Mihailovic, alors que les partisans communistes, dirigés par Tito, rassemblent bientôt la masse de la population. Sous la pression de ce mouvement populaire, les partisans communistes, réunis à Jajce en octobre 1943, élaborent un programme de socialisation de l’économie, proclament la déchéance du gouvernement royal, réfugié à Londres, et interdisent au roi Pierre II de rentrer en Yougoslavie. Staline, furieux, ordonne à la station de radio Yougoslavie libre, installée à Moscou, de censurer ces décisions. Manouilski écrit à Tito : « Le Patron est très mécontent ; il dit que c’est un coup de poignard dans le dos de l’Union soviétique et une manœuvre contre la conférence de Téhéran », première d’une série de rencontres entre Alliés destinées à organiser le monde de demain.

Le 30 octobre 1943, Staline fait un nouveau pas en direction des Américains. Il reçoit à dîner les représentants des États-Unis et de l’Angleterre, après la réunion des trois ministres des Affaires étrangères soviétique, anglais et américain. Entre deux des innombrables toasts qui égaient la soirée, Staline se penche vers son interprète, et chuchote à son oreille l’ordre de communiquer très discrètement au ministre américain Hull, pour transmission à Roosevelt, une information qu’il veut encore garder secrète : « Le gouvernement soviétique a pris la décision d’intervenir contre le Japon dès la fin de la guerre en Europe, une fois que les Alliés auront défait l’Allemagne hitlérienne[1226]. » Ainsi, plus tôt les Alliés débarqueront en France, plus tôt l’URSS déclarera la guerre au Japon.

Le 6 novembre, l’Armée rouge libère Kiev. Vingt jours plus tard, Staline part pour Téhéran discuter avec Roosevelt et Churchill de la future organisation de l’Europe. Il emmène avec lui Molotov et Vorochilov. Depuis quelques mois, l’avance rapide de l’Armée rouge inquiète les Américains. Et Harry Hopkins souligne que si la Grande-Bretagne et les États-Unis n’agissent pas vite en Europe, le risque est grand que « l’Allemagne devienne communiste[1227] ». Soucieux de ce danger, Roosevelt affirme : « Ce sont les États-Unis qui doivent prendre Berlin[1228]. » Mais les troupes alliées débarquées en Italie avec pour objectif premier les Balkans ne pourront jamais y parvenir : les Alpes y font obstacle. Il faut donc mettre en œuvre l’opération Overlord de débarquement en France.

La conférence commence le 28 novembre. Avant son ouverture, Staline dîne avec Roosevelt. Peu sûr de lui, il a fait des efforts inhabituels d’élégance : sa tunique de maréchal et son pantalon aux bandes rouges ont été soigneusement repassés, ses bottes caucasiennes souples, où il enfonce d’ordinaire les jambes de son pantalon, reluisent avec éclat. Des talonnettes, fixées sous les talons de ses bottes, le font paraître plus grand que d’ordinaire. Il s’arrange, selon son interprète, pour éviter que « son visage ravagé par la petite vérole soit trop éclairé ». Après quelques échanges polis sur la « fameuse pipe de Staline » et les méfaits du tabac, on passe aux choses sérieuses[1229]. Roosevelt profite de l’absence de Churchill pour aborder le problème colonial, puisque ni les États-Unis ni l’Union soviétique ne sont des puissances coloniales et qu’à son avis les empires coloniaux disparaîtront peu après la guerre. Staline reste prudemment évasif, mais, soucieux de voir se terminer au plus vite une guerre qui saigne l’URSS, il propose à Roosevelt de revenir sur l’exigence de reddition inconditionnelle présentée aux puissances de l’Axe, qui, dit-il, ne peut qu’exaspérer leur volonté de se battre. Mieux vaudrait demander des réparations en armes et moyens de transport à livrer par elles en cas d’armistice. Roosevelt ne relève pas cette suggestion. La guerre, qui ruine l’URSS, renforce le potentiel économique des Etats-Unis.

Au nom d’impératifs de sécurité, Staline persuade Roosevelt d’habiter les locaux de l’ambassade soviétique, truffés d’un appareillage d’écoute ultramoderne. Un jeune agent du NKVD, Irina Zaroubina, s’occupe de l’intendance. Au cours de ses conversations privées avec ses collaborateurs, Roosevelt se répand en compliments sur Staline. Dans la discussion, en revanche, il ruse. Staline répète à Molotov que Roosevelt se moque de lui et cherche à le tromper en invoquant le Congrès, qui lui interdirait toute concession. « C’est simplement lui qui ne veut pas et il se dissimule derrière le Congrès. C’est une plaisanterie ! Il est le chef militaire, le commandant suprême. Qui oserait lui faire des objections ? Ça lui est très pratique de se cacher derrière le Congrès. Mais il ne me roulera pas…[1230] »

Staline revient sept fois sur l’ouverture du second front en Europe occidentale. Les opérations en Italie n’en sont qu’une caricature puisque, dit-il, les Alpes interdisent aux armées alliées d’attaquer l’Allemagne. Churchill veut, pour sa part, préparer un débarquement anglo-américain dans les Balkans pour insérer un coin entre l’Armée rouge d’un côté, la Roumanie, la Hongrie et l’Autriche de l’autre. Comme Roosevelt le dira à son fils, Staline a clairement compris l’intention de Churchill qui, en même temps, se refuse à fixer une date pour Overlord. D’ailleurs, souligne Roosevelt, partisan du débarquement en France, le commandant en chef de l’opération n’est pas encore désigné, et sans commandant en chef elle ne peut évidemment être planifiée. Staline conclut : « Dans ce cas, l’opération Overlord n’est qu’un sujet de conversation. »

Mais elle est le sujet de conversation principal à Téhéran. Devant l’obstruction britannique, Staline joue le 30 novembre une variante de sa vieille comédie de la démission. Il se lève brusquement et dit à Molotov et Vorochilov : « Nous avons beaucoup trop d’affaires à régler chez nous pour perdre notre temps ici. On n’arrivera manifestement à rien de sensé. » Churchill, ignorant les règles de la comédie stalinienne et craignant de voir la conférence capoter, s’écrie aussitôt : « Le Maréchal m’a mal compris. On peut fixer la date exacte : mai 1944[1231]. » Staline se rassied. Une déclaration commune de Roosevelt et Churchill confirme la date. Au retour de Téhéran, Staline annonce à l’état-major que Roosevelt lui a fermement promis de débarquer en France en 1944. « Je pense, commente-t-il, qu’il tiendra parole. Mais s’il ne tient pas parole, nos propres forces suffiront pour abattre l’Allemagne hitlérienne[1232]. » Cette crainte poussera les Alliés à débarquer.

En novembre 1943, les Soviétiques ont téléguidé la création sur le sol américain de deux organisations fantômes, la Ligue Kosciuszko à Detroit, dirigée par un prêtre polonais catholique, Stanislas Orlemanski, et le Congrès slave américain, animé par un émigré polonais, citoyen américain, Oskar Lange, professeur d’économie à l’université de Chicago. Peu après, Staline suggère à l’ambassadeur américain Averell Harriman, étonné, que ces citoyens américains entrent dans un gouvernement polonais de coalition. Il invite Orlemanski en URSS et, le 28 avril 1944, la Pravda le montre sur une photo, en première page, en compagnie de Staline et Molotov. Orlemanski annonce à Radio Moscou que ses trois frères sont également prêtres catholiques aux États-Unis. Reçu deux heures durant par les deux dirigeants soviétiques, Orlemanski, à sa sortie, s’extasie : « Staline est l’ami des Polonais […]. Staline ne vise nullement à intervenir dans les affaires intérieures de la Pologne. » Il renchérit le lendemain : « L’avenir montrera que Staline est un ami de l’Église catholique romaine. » Reçu une seconde fois par les deux dirigeants, il s’enflamme : « Mon second entretien avec Staline et Molotov a dépassé toutes mes espérances. » Il les qualifie de « grands hommes » et, dans un compliment inattendu, remercie de tout cœur « ces deux gentlemen[1233] ».

L’opération Orlemanski est un fiasco. Staline a-t-il été joué dans cette affaire ? C’est improbable. Le NKVD savait bien qu’Orlemanski ne représentait au mieux que ses trois frères et lui-même. Mais, habitué à fabriquer à son gré complots imaginaires et organisations fantoches, Staline, enfermé dans son bureau de Moscou, a mal apprécié la capacité politique de l’Église catholique (dont le représentant à Moscou, Braun, est logé dans l’ambassade américaine). Pour tenter de compenser l’effet désastreux produit par cette affaire grotesque, Staline fait venir de Chicago Oskar Lange et se fait photographier avec lui et Molotov, à nouveau, dans la Pravda. Ce futur premier ambassadeur de la Pologne populaire à Washington ne représente que lui-même. La manipulation est grossière.

Loin de ces manœuvres internationales, l’approche de la défaite allemande emplit d’une douce euphorie les dirigeants du Comité antifasciste juif. Au début de l’année 1944, la libération de la presqu’île étant imminente, ils décident de formaliser leur idée d’une installation massive des juifs soviétiques en Crimée et de la création d’une République juive de Crimée soutenue financièrement par les juifs américains. Mikhoels et Fefer en avaient évoqué l’idée lors de leur voyage aux États-Unis avec le président du Jewish Russian War Relief et avec les dirigeants du Joint Committee qui avait, dans les années 1920, financé des colonies agricoles juives en Crimée. Fefer en avertit, à leur retour, la Sécurité d’État. Cette idée, que le poète yiddish Peretz Markich considère, à juste titre, comme une pure provocation, Mikhoels la présente en janvier 1944 à Molotov, qui répond par un évasif : « Nous allons voir. »

Qui a suggéré à Mikhoels d’écrire à Staline ? On ne le sait. Mais les deux autres signataires de la lettre envoyée le 15 février 1944 (Fefer et Epstein) pour lui demander l’installation massive de juifs en Crimée, d’où il se prépare à déporter les Tatars, sont des agents du NKVD. Staline ne répond pas à cette lettre et la fait classer aux archives, d’où elle ressortira quatre ans plus tard. Staline n’est pas pressé. Le Comité antifasciste juif peut encore lui servir. Mais ses jours sont déjà comptés. Staline ne peut accepter que ce comité reçoive les plaintes de centaines de juifs, victimes de l’appareil et de l’antisémitisme, les collationne et les transmette aux autorités en demandant une réponse à leurs plaintes, et que cet organisme se transforme ainsi d’instrument de propagande en représentant des juifs. S’il l’acceptait pour eux, il faudrait l’accepter pour d’autres dans cet empire de plus de 140 nationalités. Alors qu’une aspiration dangereuse à des changements démocratiques se fait sentir en URSS, il ne peut tolérer cette entorse au monopole du Parti.

La pression policière sur la société est pourtant considérable. Le NKVD a épuré le Comité central du mouvement des partisans, trop indépendants. Il passe maintenant au peigne fin les territoires libérés. Dans un rapport à Staline, Beria note qu’en 1943 les troupes du NKVD chargées de la protection des arrières de l’Armée rouge ont interpellé 931 549 individus « dont 80 296 ont été arrêtés comme espions, traîtres, vendus, bourreaux, déserteurs, maraudeurs et simples criminels ». Beria organise ensuite, sur ordre de Staline, la déportation de peuples entiers accusés de trahison, de novembre 1943 à mai 1944, au fur et à mesure de l’avancée de l’Armée rouge. Les 69 000 Karatchaïs sont déportés en novembre 1943, les 80 000 Kalmouks en janvier 1944, les 309 000 Tchétchènes et les 81 000 Ingouches en février, les 37 000 Balkars en mars, les 200 000 Tatars de Crimée en mai, les 86 000 Meskhètes en juillet. Ils sont tous déplacés, au cours de voyages meurtriers de quatre à cinq semaines, vers la Sibérie, la Kirghizie, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, dans des wagons de marchandises, ces mêmes wagons qui manquent si cruellement pour acheminer rapidement armes et matériels au front[1234].

Staline signe les décrets et suit au jour le jour les opérations de rafle et de transfert de ces populations essentiellement composées de vieillards, de femmes et d’enfants, puisque les pères et les maris sont au front. Il demande à Beria et à ses adjoints des rapports réguliers sur leur déroulement. Beria, chargé de leur conduite, lui adresse régulièrement des bulletins de victoire. Les camps de filtrage brassent des dizaines de milliers de soldats suspects ; entre le 1er janvier et le 20 octobre 1944, ils en ont vu passer entre leurs barbelés 354 590, dont les deux tiers ont été renvoyés au front, mais près de 12 000 expédiés au Goulag, ainsi qu’une partie des 51 615 soumis à une « vérification » complémentaire. À la même date, le NKVD a raflé et déporté 140 000 Ukrainiens, maquisards nationalistes et civils suspects de sympathiser avec eux. Staline fait ici preuve d’aveuglement : en envoyant dans les camps des milliers de sous-officiers et d’officiers qui ont affronté la Wehrmacht et la mort, il y sème des graines d’insubordination, voire de révolte.

Il a pour le moment des soucis plus vastes : l’organisation de l’Europe d’après-guerre. L’offensive soviétique du printemps 1944, commencée début mars, libère tout le territoire de l’URSS, dégage Leningrad et conduit l’Armée rouge à la frontière roumaine en avril, en Biélorussie, en Lituanie et à la frontière polonaise en juillet. Fin juillet, elle entre à Lublin, où est installé un gouvernement polonais à la botte de Moscou. Le 17 août, elle touche à la frontière allemande de Prusse-Orientale. Le 8 juillet, Staline, pour une fois de bonne humeur, reçoit Joukov et Antonov et leur commente ainsi la situation : « Aujourd’hui, ni Roosevelt ni Churchill ne feront un arrangement avec Hitler[1235]. »

À la fin de juillet, les avant-postes soviétiques arrivent au bord de la Vistule, dans les faubourgs de Varsovie qui s’étend de l’autre côté de la rive. Le 1er août, l’Armia Krajowa, cette armée de résistants subordonnée au gouvernement de Londres, soulève Varsovie contre la Wehrmacht, pour placer l’Armée rouge devant le fait accompli d’un gouvernement polonais indépendant dans la capitale libérée. Staline, conscient du calcul, considère avec scepticisme cette insurrection d’habitants, peu et mal armés, contre les 16 000 hommes de la garnison allemande qui tiennent Varsovie. Le 3 août, il reçoit au Kremlin une délégation polonaise dirigée par le chef du gouvernement polonais de Londres, Mikolajczyk. Ce dernier lui annonce la libération imminente de Varsovie et réclame des fournitures d’armes aux insurgés. Staline émet des doutes sur leur succès. Dans la guerre moderne, dit-il, une armée seulement équipée d’un armement léger insuffisant, sans artillerie, sans tanks et sans aviation, ne peut vaincre un ennemi qui en dispose. Les insurgés ne pourront donc pas chasser les Allemands de Varsovie. Et il ajoute qu’il n’admettra pas que l’Armia Krajowa agisse sur les arrières de l’Armée rouge[1236].

Malgré l’entrée dans Varsovie de puissants renforts allemands, les insurgés tiennent. Le 9 août, Staline reçoit une seconde fois Mikolajczyk qui sollicite une aide immédiate en armes aux insurgés. Staline ne le berce pas d’espoir : « Toutes ces actions à Varsovie semblent irréelles. Il pourrait en être autrement si nos armées étaient arrivées aux abords de Varsovie, mais la vive résistance opposée par les Allemands dans les combats pour la prise des faubourgs de Prague les en a empêchées. » Il lui faut prendre le temps de regrouper les forces de l’Armée rouge et d’amener de l’artillerie supplémentaire. Enfin, par air, on ne peut parachuter que des fusils et des mitrailleuses, dans une cité où les soldats allemands omniprésents risquent bien d’en récupérer l’essentiel. Mais enfin, promet-il, il fera au mieux : « Nous ferons tout ce qui dépend de nous pour aider Varsovie[1237]. » En réalité, il met à profit les vigoureuses contre-attaques allemandes pour faire décrocher les troupes soviétiques de la Vistule. Il peut ainsi feindre de ne pouvoir soutenir les insurgés et répond par un calcul politique au calcul politique des partisans de Londres.

La résistance polonaise, qu’il déclare condamnée à l’échec, provoque finalement la fureur de Staline. Le 14 août, les Alliés lui demandent l’autorisation de faire atterrir sur des bases soviétiques des bombardiers américains stationnés au sud de l’Italie, à Bari. Refus. Le 16, Staline écrit à Churchill : « L’opération de Varsovie constitue une aventure insensée et horrible qui coûte à la population un grand nombre de pertes. » C’est bien la première fois que des victimes civiles préoccupent Staline, qui ajoute que « le commandement soviétique […] est contraint de se désolidariser de l’aventure varsovienne ». Le 20 août, Roosevelt et Churchill renouvellent leur demande dans une lettre à Staline qui leur répondra le surlendemain. Il dénonce « la poignée de criminels qui, pour s’emparer du pouvoir, ont déclenché l’aventure de Varsovie[1238] ». Sa réponse est claire : le crime de l’Armia Krajowa, c’est bien d’avoir voulu installer un gouvernement indépendant de Moscou, non d’avoir déclenché une insurrection aventureuse. Puis Staline autorise les avions américains à atterrir à Poltava, ce qu’ils feront… le 18 septembre. La majorité des containers d’armes légères, de nourriture et de médicaments lâchés sur la capitale tomberont entre les mains des Allemands, comme Staline, triomphant, l’avait prévu. Le 2 octobre, après 63 jours de combats acharnés, les insurgés, qui ont perdu 22 000 tués, capitulent. La ville n’est plus qu’un amas de ruines ; 180 000 civils ont péri.

Les difficultés polonaises rendent plus nécessaire un arrangement précis entre les Alliés. C’est l’objet de la fameuse rencontre du 9 octobre 1944 entre Staline et Churchill, seuls avec leurs interprètes. Staline s’affirme prêt à discuter de tout. Churchill esquisse un partage de l’Europe. Il propose de laisser la Roumanie à l’URSS et la Grèce aux Anglais : « La Grande-Bretagne doit être la puissance dominante en Méditerranée, et j’espère que le maréchal Staline reconnaît notre poids décisif en Grèce, tout comme je suis prêt à reconnaître le poids décisif du maréchal Staline en Roumanie. » Staline donne son accord, la Grande-Bretagne doit contrôler la Méditerranée. Churchill lui propose alors de « matérialiser ces choses en termes diplomatiques, en évitant les formules sur le partage des "sphères d’influence" qui choqueraient les Américains… ». Staline lui rappelle que, pour Roosevelt, leurs conversations à deux ont une fonction uniquement préparatoire. Churchill acquiesce, mais les deux hommes peuvent avoir des « conversations intimes ». « Il me semble, reprend Staline, que les États-Unis prétendent obtenir pour eux de trop grands droits en laissant à l’Union soviétique et à la Grande-Bretagne des possibilités limitées. » Churchill tire alors de son veston une feuille de papier pliée en quatre, qu’il qualifie de « document douteux », puis tend à Staline sa fameuse proposition de partage en zones d’influence. En Roumanie : Russie 90 %, les autres pays 10 % ; en Grèce : Grande-Bretagne 90 % (en accord avec les États-Unis), Russie 10 % ; en Yougoslavie et en Hongrie 50 %-50 % ; en Bulgarie : Russie 75 %, les autres 25 %. Staline examine les chiffres, prend un crayon, barre d’un petit trait bleu le haut du document et le rend sans dire un mot à Churchill qui s’interroge : « Est-ce que le fait que nous décidions ainsi simplement de questions concernant le sort de millions d’hommes ne sera pas considéré comme trop cynique ? Brûlons ce papier. — Non, réplique Staline, gardez-le chez vous[1239]. »

Le lendemain, Molotov, rencontrant le ministre des Affaires étrangères britannique Eden, propose de modifier ces chiffres : en Hongrie et en Yougoslavie, comme en Bulgarie, 75 % pour la Russie, 25 % pour les autres. Eden proteste, Molotov propose alors 90-10 pour la Bulgarie et à nouveau 50-50 pour la Yougoslavie. Eden renâcle : Molotov propose alors 75-25 pour la Hongrie et pour la Bulgarie, et 60-40 pour la Yougoslavie, etc. Ce marchandage s’inspire des règles établies entre les grandes puissances au lendemain de la Première Guerre mondiale. Mais, en 1944-1945, ces négociations se mènent entre des puissances qui ont chacune un régime de propriété radicalement différent ; or la liquidation soviétique de la propriété privée des moyens de production, son instauration de la propriété d’État avec monopole du commerce extérieur interdisent toute influence politique directe liée matériellement à la propriété privée et au libre-échange, même régulé. Ce marchandage supposait que Staline maintienne la propriété privée dans tous ces pays.

Le 14 octobre, Staline et Churchill se rencontrent une dernière fois pour évoquer la question polonaise qui, si elle n’est pas réglée, dit Churchill, sera une plaie purulente dans les rapports entre l’Union soviétique et les pays anglo-saxons. « Les Polonais, ajoute-t-il, sont d’accord pour reconnaître dans une déclaration la ligne Curzon comme frontière [c’est-à-dire le rattachement à l’URSS des territoires orientaux conquis en 1939] mais en faisant état de leur protestation. » Bref, ils veulent bien capituler mais en faisant savoir… qu’ils en sont mécontents. Pas question, tranche Staline ! Churchill grogne alors que le Comité de Lublin n’est composé que de communistes, à commencer par Bierut, ce qui est vrai. Comment ? s’étonne Staline, Bierut a quitté le parti communiste en 1937 ou 1938. Et pour cause, puisque Staline avait dissous son parti[1240]. La ruse est grossière, mais Churchill l’ignore. Il ne réagit pas et soupire : ne parlons pas de cette question dans les trois semaines à venir pour ne pas gêner la réélection de Roosevelt, mais il faudra la régler plus tard – en espérant que les Polonais ne s’entêteront pas.

Il fait remarquer à Staline que « les petits pays européens sont mortellement effrayés par la révolution bolchevique [car] avant la liquidation du Comintern le gouvernement soviétique manifestait sa volonté de prosélytiser [sic !] tous les pays européens, et lui, Churchill, se rappelle à quel point en 1919-1920 le monde entier tremblait devant la révolution mondiale ». Staline le rassure : « Le monde ne tremblera pas de peur. L’Union soviétique n’a pas l’intention de faire des révolutions bolcheviques en Europe[1241] », ce qui est parfaitement vrai, mais n’empêche pas que Staline veuille mettre la main sur l’Europe centrale.

Le 3 décembre 1944, il reçoit au petit déjeuner le général de Gaulle, qui a passé sous silence, dans ses Mémoires, ce frugal repas et la brève conversation où Staline étale une modestie inhabituelle et un sens de l’humour assez grossier. Il travaille beaucoup, dit-il par deux fois, parce qu’il a peur de se tromper. La conversation s’achève sur une douteuse plaisanterie. Les Allemands, dit Staline, sont des adversaires si têtus que « parfois il ne suffit pas de briser la colonne vertébrale d’un Allemand, il faut encore regarder à l’intérieur. L’Allemand peut être encore vivant après ça. Il faut alors lui couper les jambes, et s’il est toujours en vie, il faut alors lui couper la tête ». De Gaulle veut se hisser au même niveau et affirme : « Si l’on veut couper une jambe, il vaut mieux avoir deux chirurgiens que quatre ou cinq. » Staline conclut : « Cela dépend de l’opération. » Et cette conversation entre hommes d’État s’achève là[1242].

Le soir, elle reprend, languissante, au cours d’un festin au Kremlin qui laisse de Gaulle pantois par son « luxe inimaginable ». « On servit, écrit le Général, un repas stupéfiant », au cours duquel Staline engloutit force rasades de vin de Crimée. À la fin du repas, Staline se lève une trentaine de fois pour boire à la santé des personnes présentes. Afin de souligner la docilité craintive de ses subordonnés, il interrompt brusquement la discussion en ricanant : « Ah ! ces diplomates ! Quels bavards ! Pour les faire taire, un seul moyen : les abattre à la mitrailleuse. Boulganine, va en chercher une ! » En fin de soirée, il se tourne vers l’interprète Podzerov et, la voix dure, lui lance : « Tu en sais trop long, toi. J’ai bien envie de t’envoyer en Sibérie ! » Quittant la salle de réception où vient de s’achever ce plantureux banquet, de Gaulle se retourne : Staline resté seul s’est rassis et, penché sur la table, dévore comme un affamé…[1243]

En décembre 1944, les communistes grecs, largement majoritaires dans la résistance antinazie, capitulent d’abord devant le gouvernement monarchiste de Papandréou, soutenu par les anciens collaborateurs pro-nazis et Churchill, puis, en réaction à la répression qui les frappe, s’insurgent, contre la volonté de Staline. Il explique à Dimitrov, le 10 janvier 1945 : « J’ai conseillé en Grèce de ne pas commencer cette lutte […]. Ils se lancent dans une entreprise pour laquelle leurs forces sont insuffisantes. » Staline ajoute que l’Armée rouge n’entrera pas en Grèce et conclut : « Les Grecs ont fait une bêtise[1244]. »

À la mi-décembre, la Wehrmacht contre-attaque dans les Ardennes belges et refoule les Anglo-Américains de quelques dizaines de kilomètres. Le 6 janvier, Churchill informe Staline que « la bataille est très dure » et lui demande pour soulager les Alliés « une grande offensive russe le long de la Vistule ou ailleurs en janvier ». Staline répond le lendemain, arguë de conditions météorologiques défavorables, mais assure son interlocuteur que le GQG a décidé d’accélérer la préparation d’une offensive qui « commencera dans la deuxième moitié de janvier au plus tard[1245] ». En réalité, l’offensive de l’Armée rouge se déploie dès le 12 janvier sur les 700 à 1 000 kilomètres de front et s’achève le 2 février. L’Armée rouge a pris Cracovie, Szczecin, est arrivée aux portes de Koenigsberg, a libéré toute la Silésie et pénétré en Allemagne jusqu’à 60 kilomètres de Berlin, dont la prise semble imminente à certains généraux soviétiques. La présence de l’Armée rouge sur tout le territoire polonais permet à Moscou de reconnaître, dès le 4 janvier, le gouvernement formé à Lublin par des communistes et des compagnons de route, qui peut s’installer, à la suite de l’Armée rouge, à Varsovie le 17 janvier. Staline a ainsi réglé la question polonaise avant la conférence de Yalta. Pour arriver à Berlin avant les Alliés, il assume lui-même la coordination des 1er et 2e fronts de Biélorussie et du 1er front ukrainien. Force est de constater que cette coordination est à ce point défaillante qu’elle donne l’impression d’une concurrence organisée entre les armées de Koniev et celles de Joukov.

Alors qu’au cours des purges l’adhésion au Parti fut suspendue puis étroitement limitée, Staline poursuit pendant la guerre son œuvre de dissolution effective d’un parti qui n’en est désormais plus un : en 1942, il recrute 573 606 nouveaux membres, en 1943, 1 006 174, en 1944, 1 124 853 et, en 1945, 765 606, alors même que dans les années 1942-1943 une part importante de la Russie d’Europe se trouvait sous occupation allemande. Staline accentue l’effacement du Parti en ne convoquant qu’une seule fois le Comité central pendant la guerre, le 27 janvier 1944, en une réunion sans procès-verbal, destinée à faire entériner la liquidation du maréchal Koulik, accusé de la perte de la presqu’île de Kertch en 1942[1246]. Pas une seule fois de toute la guerre il n’a réuni le Bureau politique, auquel s’est substitué le « groupe des cinq » (Staline, Beria, Molotov, Malenkov, Mikoian) membres du Bureau politique, un moment transformé en « groupe des six » avec l’inclusion de Vorochilov, qui en est écarté au début de 1944. Les archives contiennent pourtant des liasses entières de documents de ce Bureau politique qui ne s’est jamais réuni : Malenkov a formalisé en décisions émanant de cet organisme celles que prenait le groupe informel des « cinq » ou des « six ».

Dans les pays d’Europe centrale et orientale, les États aux gouvernements pro-nazis (Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Slovaquie, pays baltes) s’effondrent. En Yougoslavie, les partisans communistes parviennent au pouvoir, portés par un véritable mouvement de résistance populaire. La guerre a ébranlé l’ordre mondial antérieur et la vague de la décolonisation ébranle les vieux empires coloniaux, réduisant la France et l’Angleterre au rang de puissances secondaires. Les États français et italien, dont les gouvernements ont collaboré jusqu’au dernier moment, se disloquent. Staline répond à leur effondrement en tentant de les consolider. Lorsqu’en juillet 1943 Mussolini est chassé et que le maréchal Badoglio, dignitaire du Grand Conseil fasciste, constitue un gouvernement d’union nationale, Staline envoie Palmiro Togliatti y occuper un ministère. Il donne à son choix une justification politique : il est partisan d’une Italie forte en Méditerranée. Au moment où la France est libérée, il convoque, le 19 novembre 1944, Maurice Thorez, réfugié à Moscou depuis le début de la guerre, et lui donne des conseils de modération et de prudence, l’invitant à dissoudre les organisations communistes armées de la Résistance. Il propose notamment que les communistes français participent à la construction d’un « mouvement pour la reconstruction d’une France forte et pour le renforcement de la démocratie » et il insiste sur la nécessité de « la remise en route des entreprises industrielles, avant tout des industries d’armement », bref sur la nécessité de maintenir, voire de sauver, l’ÉTAT français[1247]. Pourquoi ? Il reprend devant Thorez sa ritournelle sur la faiblesse de la classe ouvrière française et du parti communiste. Il veut aider, dit-il, à l’instauration d’une France bourgeoise forte (et d’une Italie bourgeoise forte) avec qui l’URSS pourrait s’allier face aux États-Unis. Au retour de Thorez en France, le Parti communiste français traduira cette politique d’union nationale par le slogan : « Un seul État, une seule armée, une seule police », au nom duquel seront dissoutes les formations armées du parti communiste, les Francs-tireurs et Partisans, contraints de rendre leurs armes à des gradés qui s’étaient parfois compromis jusqu’au bout avec le régime de Vichy.

Staline, en revanche, ne peut admettre l’ingérence anglo-américaine dans son domaine réservé. Début janvier, dans une directive aux commandants de fronts en Hongrie, Roumanie et Pologne, il dénonce la multiplication récente des cas d’atterrissage d’avions alliés sur le territoire occupé par l’Armée rouge. « Une bonhomie nuisible, une confiance superflue et la perte de la vigilance […] permettent à des éléments hostiles d’utiliser ces atterrissages pour envoyer des terroristes, des saboteurs et des agents du gouvernement émigré de Londres en Pologne[1248] », qui est le nœud du désaccord entre les Alliés.

La victoire lui a donné une assurance nouvelle, qui prend la forme d’un cynisme tranquille. À de Gaulle, il déclare en décembre 1944 : « Je connais Thorez, à mon avis c’est un bon Français. Si j’étais à votre place, je ne le mettrais pas en prison… Du moins pas tout de suite[1249]. » Un peu plus tard, il déclare à Tito qui se refuse à remettre le roi Pierre II de Yougoslavie sur le trône : « Tu n’as pas besoin de le restaurer pour toujours. Reprends-le momentanément, et à la première bonne occasion poignarde-le tranquillement dans le dos[1250]. »

La fin de la guerre approchant, Staline et son entourage adoptent peu à peu un nouveau mode de vie qui perdurera jusqu’à sa mort en 1953. L’atmosphère du Kremlin est celle d’une cour morne où, selon le Yougoslave Milovan Djilas qui se rendra plusieurs fois à Moscou entre 1944 et 1948, les ripailles constituent « la distraction la plus fréquente et le seul luxe dans la vie de Staline qui, par ailleurs, apparaissait fort monotone et fort triste[1251] ». Festins et boissons égaient une existence paperassière faite de rapports et de décrets. Lors d’un dîner en compagnie des dirigeants communistes yougoslaves, il propose à ses invités de deviner la température extérieure : chacun devra boire autant de verres de vodka qu’il indiquera de degrés en plus ou en moins du thermomètre. Les compétitions alcooliques le ravissent, lui et sa cour.

La beuverie aiguise sa manie d’humilier ses proches. Au cours de ces ribotes, Staline brocarde volontiers ses collaborateurs avec la brutalité d’un montreur d’ours. Au vieux Kalinine, presque aveugle et rongé par un cancer, qui demande à Tito une cigarette yougoslave, il jette d’un ton rogue : « N’en prenez pas, ce sont des cigarettes capitalistes ! » Kalinine, tremblant, laisse tomber la cigarette. Staline s’esclaffe[1252]. Un soir, désignant du doigt à Tito ses adjoints, il raille leur nullité : « Boulganine, ce perroquet, ce gandin affublé d’un uniforme et qui se prend pour un militaire, presque pour un stratège. En réalité, il ne sait que se traîner sur le parquet […]. Molotov, son cerveau est pétrifié autant que son visage est immobile. Il ne comprend rien aux choses les plus simples, il n’est capable de trouver aucun État sur une carte et il se mêle des Affaires étrangères […]. Khrouchtchev […] il a déjà outrepassé ses petites capacités[1253]. » Il aime humilier Molotov et lui dire en public : « Quand tu es soûl, tu es capable de raconter n’importe quoi. » Avec les interlocuteurs étrangers, il se donne un air « peuple ». De Gaulle note : « Staline […] se donnait l’air d’un rustique, d’une culture rudimentaire, appliquant aux plus vastes problèmes les jugements d’un fruste bon sens[1254]. »

Il les applique au contrôle de l’activité intellectuelle du pays auquel il se consacre à nouveau pleinement. Les intéressés le savent. Le 1er avril, par exemple, l’actrice de cinéma Kouzmina écrit à son « cher, bon et aimé lossif Vissarionovitch » une lettre désespérée : elle est l’actrice principale du film de Romm sur la guerre, Matricule 217. Or, malgré la haute opinion qu’ont de ce film tous ceux qui l’ont vu à la Maison du cinéma, il n’est toujours pas autorisé. « Tout cela parce que vous, Iossif Vissarionovitch, vous ne l’avez pas encore vu. Je pourrais penser que vous n’avez pas le temps, mais depuis que ce film reste sur les rayons, vous avez vu huit ou neuf autres films différents, tournés après le nôtre, et ni aussi bons ni aussi nécessaires que le nôtre[1255]. » Elle le supplie de visionner son film. Elle insiste par deux fois avec vigueur. On ne sait s’il l’a regardé, toujours est-il que le film obtiendra un prix Staline l’année suivante.

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