CHAPITRE XXIII
L’an I de la nomenklatura

La purge n’a pas seulement ouvert la voie à une nouvelle génération politique, elle a accompagné et amplifié, du haut en bas de la société, les bouleversements engendrés par l’industrialisation et la collectivisation. À cet égard, rien n’est plus éclairant sur sa nature que la manière dont elle a frappé l’intelligentsia. Les écrivains et les intellectuels qui ont sympathisé avec la révolution d’Octobre sont impitoyablement éliminés : Babel, Pilniak, Averbakh, la majorité des « écrivains prolétariens », Meyerhold, Mikhail Koltsov, le publiciste du régime, l’ancien menchevik rallié dès 1920, parmi des centaines de noms. À quelques exceptions près, les autres sont épargnés, quoique souvent réduits au silence ou au demi-silence (Boulgakov, Akhmatova, Prichvine, Kouprine, que le Guépéou réussit à faire revenir en URSS en 1937 !). Le comte Alexis Tolstoï, qui demande une villa de onze pièces, en reçoit une… de neuf.

Le cas de Vernadski est particulièrement significatif. Ce savant manifeste une indépendance de comportement étonnante en pleine Terreur : il multiplie les lettres à Molotov, Vychinski, Iejov et Staline pour défendre ses amis, parfois avec succès, proteste – là aussi finalement avec succès – auprès du directeur du Glavlit, organisme de la censure, contre le découpage de pages dans la revue anglaise Nature et le blocage des revues scientifiques étrangères, et réussit même à esquiver la signature d’une pétition exigeant la peine de mort pour les condamnés du troisième procès de Moscou ! Son journal intime, qu’il ne craint pas de continuer à tenir à l’heure même où l’écrivain Prichvine brûle les lettres jadis reçues de Boukharine, est parsemé de notations critiques : « Le Parti est gangrené, mais le pays tient, même à leur insu, par la conscience des masses. » Un peu plus tard, il note : « Le Guépéou et le Parti ont exterminé leur intelligentsia, les gens qui avaient fait la révolution », ou encore : « Les millions de détenus forment une main-d’œuvre gratuite, qui joue un rôle énorme, très sensible, dans l’économie de l’État[966]. » Malgré son indépendance d’esprit, il n’est pas inquiété et meurt d’un infarctus en janvier 1945. Le NKVD, il est vrai, n’a jamais lu son Journal. Vernadski y décrit avec dégoût l’ascension des profiteurs, où il voit une erreur de Staline, et non une politique : « Staline a commis une erreur fondamentale en détruisant, par vengeance ou par peur, la fine fleur de son parti ; cela a causé des dommages irréversibles, car les conditions de vie réelles provoquent un afflux colossal de toutes sortes de voleurs qui continuent de se faufiler dans le Parti[967]. »

Cette ascension s’accompagne d’une différenciation sociale croissante. L’urbanisation galopante ruralise les vieilles villes, flanquées de sinistres cités ouvrières dortoirs où s’installent en masse les paysans qui fuient la campagne. Les camps de concentration entassent dans des baraquements de fortune environ deux millions de déportés, condamnés à un travail forcé épuisant et sous-alimentés. Au-dessus d’eux, la nomenklatura s’empiffre. La vie luxueuse des hauts dignitaires frappe l’ambassadeur américain Joseph Davies. Le 10 février 1937, après un dîner à la datcha de Rosengoltz, où il a rencontré Vorochilov, Mikoian, Vychinski qui, dit-il, a conduit « le procès des traîtres » d’une manière admirable, Davies note, étonné : « Ces commissaires vraiment se soignent bien[968]. » En même temps, il répète la rumeur qui veut que Staline soit étranger à ce luxe et que la simplicité spartiate qui est la sienne reflète une profonde rigueur morale : « C’est l’avis de tous que Staline est un homme simple, mais doué d’une extraordinaire sincérité et d’une incroyable capacité de travail […] un homme digne qui mène une vie propre[969]. » Staline ne manifeste certes aucun goût du luxe pour lui-même ; il ne coûte – cher – à l’État que pour sa sécurité personnelle, mais il n’hésite jamais à recourir aux grands moyens pour corrompre, et la sincérité est certainement la moindre de ses vertus.

Le XVIIIe congrès, en mars 1939, sanctionne l’avènement de cette nouvelle nomenklatura, à laquelle Staline offre une promotion fulgurante. En éliminant plusieurs couches de vieux cadres et militants, il a suscité une immense aspiration vers le haut. Des jeunes, jusqu’alors au bas de l’échelle sociale, occupent les dizaines de milliers de postes libérés à tous les échelons par la purge massive, sans compter les milliers de postes que Staline a créés. Ainsi, non seulement la quasi-totalité des directions des commissariats du peuple est remplacée, mais, au lendemain du congrès, le nombre de commissariats passe de 14 à 34 ; de même, le nombre de Républiques de l’Union passe de 7 à 11, le nombre de territoires et de régions de 70 à 110. À chaque fois, tout un bouquet de postes de commissaires, de commissaires adjoints, de secrétaires, de secrétaires adjoints, de présidents et de présidents adjoints est offert à la jeune génération, qu’un véritable typhon emporte vers les sommets. Nombre de jeunes cadres gravissent alors les échelons du pouvoir à une vitesse vertigineuse qui les grise. Certains trébucheront, éliminés par leurs rivaux, dans cette course éperdue, mais les survivants se souviendront toute leur vie de cette fièvre comme de la période la plus lumineuse de leur existence et porteront aux nues l’homme qui leur a ainsi dégagé la voie vers l’Olympe. C’est alors que commence la carrière politique des Kossyguine, Brejnev, Souslov, Oustinov, Gromyko, qui dirigeront le pays jusqu’au début des années 1980. Appuyés sur la jeune nomenklatura, ils seront les véritables grands prêtres du culte du Chef.

Le maréchal Koulik exprime fortement ce sentiment quasi filial à l’égard de celui qui lui a ouvert l’accès au maréchalat avant de l’envoyer, demain, au peloton d’exécution. En 1942, accusé d’incompétence et de désobéissance par Staline, il écrira à son maître accusateur : « Je vous suis personnellement redevable de mon ascension. C’est vous qui, sous l’angle politique, avez fait de l’ancien gars de la campagne que j’étais un bolchevik, et qui m’avez donné le plus grand signe de confiance que l’on peut recevoir dans notre pays, en me faisant entrer au Comité central[970]. » En remplaçant Comité central par comité régional, des milliers d’hommes auraient pu écrire une lettre semblable. Souslov dira plus tard au dirigeant géorgien Mgueladzé : « Tu comprends, c’est uniquement grâce à Staline que nous avons tous fait carrière. C’est uniquement grâce à lui que nous avons tout[971]. »

Au congrès, Staline consacre le nouveau mode oratoire qu’il a adopté depuis deux ans. Il s’exprime lentement, solennellement, en détachant ses mots, en s’arrêtant après chaque phrase pour prendre la pose. Il justifie les procès avec un cynisme qui ravit son auditoire. Comment, s’exclame-t-il, on voit dans ces procès à l’étranger un signe de crise de notre société ? Mais après le procès des militaires se sont tenues les élections au Soviet suprême de l’URSS, et les listes du bloc du Parti et des sans-parti ont obtenu 98,6 % des voix ; après celui de mars 1938, aux élections aux soviets des Républiques, elles ont obtenu 99,4 % des voix. Les procès et le régime ont donc le soutien massif de la population.

Le Comité central de mai 1939 souligne ce bouleversement social. L’un de ses nouveaux membres, Chtykov, salue en Staline « l’homme qui nous fait sortir, nous les militants praticiens de la base, de l’impasse dans laquelle nous nous trouvions[972] ». L’impasse sociale qui bouchait leur carrière s’est brusquement et largement ouverte devant eux et ils vénèrent celui qui leur a frayé la voie. Mikhail Koltsov chante ce mouvement par lequel des milliers « de petits et modestes rouages » s’élèvent « à un travail responsable sans cesse plus grand et important ». Paradant aux premiers rangs depuis les années 1920, il sera bientôt lui-même la victime du système. Vorochilov déclare à une réunion de lieutenants, en pleine Terreur : « Chacun de vous est potentiellement un maréchal. » Il souligne le 29 novembre 1938 devant le Conseil militaire : « Nos hommes sont tous des hommes jeunes, encore inconnus de tous[973]. » Berejkov, affecté au commissariat aux Affaires étrangères au début de 1940, constate à son arrivée qu’il n’y reste qu’une toute petite poignée des anciens collaborateurs de Litvinov et Tchitchérine.

Les chiffres confirment que le parti stalinien de 1939 s’est construit sur les débris de l’ancien parti bolchevik. En 1939, à la veille du XVIIIe congrès, le Parti communiste russe comporte 1 589 000 membres. Seuls 0,3 % d’entre eux (soit environ 5 000) ont adhéré avant 1917, et 16 000 (soit 1 %) ont adhéré en 1917. Il reste 10 % des adhérents des années 1918 à 1920. Certes, la guerre civile avait décimé les rangs du Parti, et les épurations de 1921 écarté des milliers d’adhérents jugés douteux, mais, vingt-deux ans seulement après la révolution, ces chiffres témoignent de l’ampleur extraordinaire de la purge.

Cette jeune génération bénéficie de la redistribution des richesses sociales, séquestrées par le vol et le pillage légaux. Les promus se répartissent ainsi tout ou partie du patrimoine des condamnés au titre de l’article 58 du Code pénal, qui prévoit en règle générale la confiscation de leurs biens, et leur transmission à leurs dénonciateurs ou aux officiers et agents du NKVD – qui se sont déjà servis au passage lors des perquisitions en raflant vaisselle, montres ou bijoux. Ainsi, Anton Antonov-Ovseenko, découvrant dans le dossier de son père le relevé des objets confisqués lors de son arrestation, n’y trouve pas trace de nombre d’objets de valeur que ce dernier avait accumulés au fil des ans. Le fils et la femme du général Iona Iakir, arrêtés peu après lui, ne trouveront, après leur réhabilitation, aucun inventaire des meubles, de la vaisselle, des milliers de livres qui avaient été saisis chez eux. Tout avait été volé et, pour l’essentiel, revendu.

Le NKVD dispose d’un réseau de magasins où il vend à vil prix les objets recensés à ses agents. Les femmes d’ennemis du peuple, arrêtées et déportées ou emprisonnées, ainsi que leurs enfants, expédiés en orphelinat, libèrent des dizaines de milliers d’appartements meublés et équipés, livrés aux promus. Staline s’achète ainsi à moindres frais leur fidélité sous le couvert d’une idéologie de plus en plus déconnectée de la réalité. Le « philosophe » stalinien, l’inculte Mitine, dépourvu de tout diplôme, nommé en 1930 par Staline rédacteur en chef de la revue de philosophie Sous le drapeau du marxisme, couronne symboliquement ce pillage. Dans le cinquante-septième volume de la Grande Encyclopédie soviétique, il publiera, sous son nom, l’article « Philosophie », rédigé… par le philosophe boukharinien Sten. Son seul et unique apport : une bordée d’insultes à l’adresse de ce dernier. Mitine s’était distingué en écrivant en 1933 un article intitulé « Staline et la dialectique matérialiste », où il célébrait le Chef comme « le plus éminent dialecticien matérialiste de notre époque ». Par un involontaire aveu, il trouvait très complexe d’analyser son apport « car la simplicité, la clarté, la concision remarquables de ses travaux constituent le résultat d’un énorme travail théorique préalablement effectué sur l’interprétation des lois du développement de la réalité objective du point de vue de toute l’expérience mondiale du mouvement prolétarien incarné dans les enseignements du léninisme[974] » ! Le 22 décembre 1939, au lendemain même de son anniversaire officiel, Staline se fait élire à l’Académie des sciences, ainsi placée sous son contrôle étroit, en compagnie de Vychinski et de ce Mitine qu’il désigne également à la tête de l’institut Marx-Engels-Lénine dirigé jusque-là, bougonne-t-il, par des « ignares ».

Les promus ont pour Staline la même reconnaissance (mais décuplée), qu’avait eue la noblesse d’Empire pour Napoléon. Elle prend à Moscou la forme d’une vénération béate de miraculés pour le thaumaturge qui les a tirés du néant. La noblesse d’Empire gagnait ses titres et ses terres sur les champs de bataille. Les nouveaux élus soviétiques ne doivent à peu près rien à eux-mêmes, et tout à Staline. Ils doivent donc en faire beaucoup plus que les barons impériaux dans l’adoration. Le 17 mars, quatre jours après la clôture du troisième procès de Moscou et l’exécution des condamnés à mort, Staline reçoit au Kremlin les aviateurs Tchkalov, Baïdoukov et Beliakov, qui ont récemment effectué le premier vol Moscou-Vancouver sans escale. Dans un long toast, Staline exalte l’héroïsme soviétique qu’il oppose au culte du dollar, puis apostrophe Tchkalov qui s’écrie : « Je suis prêt à mourir pour Staline ! » Il le flatte. Tchkalov s’écrie à nouveau : « Nous mourrons pour Staline ! » Staline le morigène. « Je m’excuse beaucoup pour ma grossièreté, certains me jugent parfois grossier, mais n’importe quel imbécile est capable de mourir […]. Je bois à ceux qui veulent vivre… […]. Je bois à la santé de ces jeunes qui nous survivront avec plaisir à nous les vieux. » Une vibrante ovation salue ces paroles, et Tchkalov, exprimant avec emphase les sentiments de tous ses semblables s’exclame : « Aucun des présents ne veut survivre au camarade Staline. Personne ne nous enlèvera Staline, nous ne permettrons à personne de nous enlever Staline. Nous pouvons le dire hardiment : s’il faut lui donner nos poumons, nous donnerons nos poumons à Staline, s’il faut lui donner notre cœur, nous donnerons notre cœur à Staline, s’il faut lui donner notre jambe, nous donnerons notre jambe à Staline[975]. »

Le journal intime d’un de ces jeunes promus, Malychev, confirme la profondeur de ces sentiments. Khrouchtchev avait proposé cet ingénieur comme candidat au Soviet suprême. À la première séance, où les nouveaux élus sont majoritaires, le 12 janvier 1939, il ressent « une joie et une agitation exceptionnelles en voyant le camarade Staline[976] ». Trois semaines plus tard, c’est l’extase. Malychev est convoqué au Kremlin. On le fait entrer dans le bureau de Staline, flanqué de sept autres dirigeants, qui l’attendent depuis une heure. Staline, si intolérant pour les retards, l’accueille avec le sourire et lui annonce sa nomination à la tête de l’un des trois commissariats du peuple issus de la démultiplication de l’ancien commissariat à la Construction mécanique. Malychev, ébaubi, bafouille un refus ; Staline objecte : « Comment ? On vous aurait attendu une heure pour rien et vous vous seriez traîné pour rien de Kolomna à Moscou[977] ? » Malychev repart sur un petit nuage, d’où il ne redescendra pas avant longtemps. Aux plénums du Comité central, puis au Comité de la défense où il est coopté, aux séances du Bureau politique où il est invité, il écoute les discours de Staline avec ravissement. « Après ses interventions, écrit-il, tout ce qui était le plus compliqué et le plus incompréhensible devient compréhensible, simple et clair[978]. » Le 21 décembre 1939, il souligne l’attention que porte Staline à cette jeune génération : « Le trait caractéristique du camarade Staline, c’est sa capacité à écouter les gens. Il écoute toujours les objections et les propositions, même, semble-t-il, les plus insignifiantes[979]. » Ce Malychev, comme les autres « jeunes promus », se distinguera au fil des ans par son goût des coûteux et fréquents banquets bien arrosés.

Cette attention portée aux jeunes contraste avec la brutalité qu’il réserve aux plus anciens. Malychev note, étonné, dans son Journal, le 13 septembre 1939, qu’à la réunion du Comité de la défense Staline a étrillé Kaganovitch « pour son incapacité à affecter correctement les gens[980] ». D’ailleurs, il lui a été interdit de muter les cadres tous les mois. Il accuse ainsi Kaganovitch de désorganiser le travail de son propre secteur. Staline donnera lui-même la clé de cet acharnement contre les anciens en deux occasions, qu’enregistre Malychev. Le 17 janvier 1941, après la réunion du Bureau politique, il invite les participants à boire dans son appartement. Au cours de la beuverie, qui dure jusqu’à sept heures du matin, il porte un toast « aux vieux qui transmettent de bonne grâce le pouvoir aux jeunes et aux jeunes qui acceptent de bonne grâce ce pouvoir[981] ». Trois semaines plus tard, lors du soixantième anniversaire de Vorochilov, il lance un avertissement dans un toast qui justifie la Grande Terreur et en annonce une possible nouvelle étape : « Les vieux doivent comprendre que, s’ils ne laissent pas les jeunes diriger, c’est la fin. Nous, les bolcheviks, nous sommes forts parce que nous poussons hardiment les jeunes en avant. Les vieux doivent céder le pouvoir aux jeunes de bonne grâce[982]. » De toute façon, ils n’ont pas le choix.

Les vainqueurs se reconnaissent entre eux. Le 2 avril 1939, Staline et son groupe de dirigeants assistent au Bolchoï à la première de l’Opéra Ivan Soussanine de Glinka, qui raconte comment l’héroïque paysan russe, en 1613, égara les soldats polonais dans les forêts et périt. À l’entracte, avant le final de cette œuvre patriotique, les dirigeants quittent la loge du gouvernement, sur le côté, où ils s’installent d’ordinaire, et prennent place dans l’ancienne loge impériale, centrale, pour assister à la fin du spectacle. Dès que les spectateurs, essentiellement de nouveaux promus, les aperçoivent, ils se lèvent et applaudissent jusqu’à la fin de l’entracte. Ils recommencent à la fin, lorsque le rideau s’abaisse puis se relève. Les acteurs alors applaudissent à tout rompre les dirigeants qui les applaudissent à leur tour pendant que le public des promus, éperdu, applaudit les uns et les autres dans une communion enthousiaste.

Les rares rescapés de la purge jettent sur ces promus un regard méprisant. Le 5 juin 1939, Alexandre Soloviev rencontre Maxime Litvinov, limogé l’avant-veille de ses fonctions de commissaire aux Affaires étrangères. Litvinov n’a jamais eu la langue dans sa poche, mais son congé, qui devrait pourtant annoncer une arrestation, la lui délie davantage. Ce jour-là, il se contente de ricaner : « Regarde qui entoure le Génie, que des lèche-bottes[983] ! » Le rencontrant à nouveau deux semaines plus tard, il lui dresse un portrait accablant de l’entourage de Staline et de ce dernier. Il dénonce chez lui « l’étroitesse d’esprit, l’extraordinaire fatuité, l’extraordinaire assurance, la vanité, l’entêtement, le carriérisme et le pouvoir illimité, héritage d’un obscurantisme et d’une inculture séculaires […]. Pour lui, l’essentiel c’est de savoir si on est d’accord ou pas avec son opinion, il cherche à effacer ou à anéantir ceux qui pensent autrement, même si ce sont des gens utiles. […]. Pourquoi est-ce que les vieux cadres éprouvés ont été liquidés ? Parce qu’ils sont plus intelligents que lui et qu’ils l’ont percé à jour. » Litvinov exécute en quelques mots les courtisans, qu’il connaît bien : « Staline ne supporte pas les gens intelligents, il choisit des imbéciles limités et obéissants […] le lourdaud Molotov, les carriéristes Kaganovitch, Mikoian, Beria ou encore Mekhlis, le médiocre Malenkov, Khrouchtchev le crétin et autres lèche-bottes et flatteurs du même acabit[984]. »

Les mœurs et le comportement de l’entourage de Staline justifient ce portrait de groupe peu flatteur. Jdanov, le responsable des intellectuels, aimait à raconter en gloussant l’anecdote suivante : « Un jour, Staline se plaint d’avoir perdu sa pipe et grommelle : "Je donnerais beaucoup pour la retrouver." Trois jours plus tard, Beria a déjà trouvé dix coupables qui ont tous "avoué". Le lendemain, Staline retrouve sa pipe tombée derrière un divan de sa chambre[985]. »

Le réel vaut l’imaginaire. Khrouchtchev, un jour de 1938, se plaint à Staline : le NKVD a torturé un jeune instituteur moldave pour lui faire avouer que le chef du gouvernement ukrainien, Korotchenko, est un agent de la cour de Roumanie et que Khrouchtchev a une attitude louche. Staline trouve l’histoire amusante et demande si « ce n’est pas plutôt à la reine » que ce Korotchenko est lié et demande l’âge de la reine. Khrouchtchev répond, sur le même ton égrillard : « Le roi n’est pas encore majeur [donc pas encore marié], mais il y a la reine mère. Il était sûrement en relations avec la reine mère. » Les deux hommes s’esclaffent. Staline innocente Korotchenko et soumet au Bureau politique, en décembre 1938, une résolution contre les enquêteurs du NKVD qui ont monté l’affaire contre lui : « Organiser un procès public, fusiller les coupables et le faire savoir dans la presse[986]. »

Autodidactes aux rares connaissances mal digérées, ne parlant en général aucune langue étrangère et mal la leur, les dirigeants staliniens illustrent la médiocrité de cette nouvelle couche dirigeante, qui n’excelle que dans les intrigues d’appareil. Ils ne connaissent qu’une façon de diriger : exiger, menacer, faire pression, arrêter, déporter, fusiller. Après son arrestation, le 26 juin 1953, Beria écrira plusieurs lettres à ses anciens camarades pour implorer leur pitié ; elles sont parsemées de fautes de grammaire et de syntaxe, de phrases bancales et d’incohérences. Malenkov, grassouillet homme de bureau, qui semble être né avec un double menton, n’est capable que de lire les rapports insipides que lui prépare son appareil. Khrouchtchev n’est longtemps, dans l’ombre de Kaganovitch, qu’un apparatchik ignare, bredouillant des discours parsemés de formules toutes faites et de fautes de syntaxe. Chepilov, membre du Bureau politique, éliminé par lui en 1957, le présente aussi comme un parfait inculte. Lors d’un affrontement verbal, Khrouchtchev répond d’ailleurs à l’énumération que fait Chepilov de ses diplômes par la phrase typique d’un apparatchik issu des tréfonds de la société et fier de son ascension : « Moi, j’ai étudié chez un pope un hiver pour le prix d’un sac de patates[987]. »

La servilité de son entourage irrite parfois Staline et il prend plaisir à la souligner. Selon Volkogonov, à la veille du XVIIIe congrès, en mars 1939, Staline invite Molotov, Jdanov, Malenkov, Beria à Kountsevo. Après le repas, il les invite à donner leur avis sur son projet de rapport au congrès. C’est à qui sera le plus enthousiaste, jusqu’au moment où Staline grogne : « Je vous ai donné la variante que j’ai bâclée et vous chantez alléluia… J’ai entièrement réécrit la variante que je vais lire ! » Les convives restent bouche bée. Beria trouve la parade : « Mais même dans cette variante-là on sent votre patte ; si vous l’avez réécrite, alors on peut s’imaginer la puissance de ce nouveau texte[988]. »

Les promus, comblés, doivent être dociles. Certains ne le comprennent pas tout de suite. Ainsi, au Comité central de juin 1939, Staline propose que le nombre minimum de « journées de travail » que les paysans doivent faire au kolkhoze pour percevoir une rémunération, par ailleurs purement symbolique, soit de cent. Un nouveau, Tchoubine, proteste : dans les exploitations de coton, cent journées de travail c’est trop pour les femmes élevant des enfants âgés de moins de douze ans, et propose d’abaisser ce minimum à cinquante ou soixante. Staline le rembarre au nom de la dignité de la femme. Tchoubine insiste : « Mais, il s’agit de la femme chef de famille. – Raison de plus », tranche Staline[989]. La discussion est close.

Nommé commissaire à la Marine en mars 1939, Nicolas Kouznetsov ressent et supporte mal cet état de choses : « Staline n’aimait plus les objections et n’écoutait même guère les spécialistes. Autour de lui s’était formée une cour de lèche-bottes et d’adulateurs […] son avis ne suscitait aucune objection, même chez ses plus proches collaborateurs […]. Nous, les jeunes promus sur la vague de "la période inquiète" des années 1937-1938, et qui, par inexpérience, nous efforcions "d’avoir notre propre opinion", nous nous sommes vite convaincus que notre rôle était d’écouter plus et de parler moins[990]. »

Promoteur de la nouvelle aristocratie, Staline est le dieu protecteur de la différenciation sociale. Rien ne le montre mieux que la traduction salariale de la réforme militaire introduite en 1934. Cette réforme a abouti à une augmentation moyenne, largement supérieure à l’inflation, de 284 % de la solde des sous-officiers et officiers. Le détail des chiffres souligne les différences hiérarchiques : 240 % pour un chef de section, 263 % pour un commandant de compagnie, 254 % pour un commandant de bataillon, 300 % pour un commandant de régiment, 337 % pour un commandant de division, et 364 % pour un commandant de corps d’armée. Le revers de ces augmentations est l’insécurité qui plane sur ces cadres militaires, jamais certains de ne pas se retrouver le lendemain en cellule ou au Goulag. Leur plaisir est ainsi plus qu’à demi gâché, et Staline ne sera jamais assuré de leur fidélité.

La promotion d’une nouvelle aristocratie se double d’une législation antiouvrière brutale : Staline instaure, le 28 décembre 1938, un nouveau livret de travail pour enregistrer et pérenniser les sanctions contre les « fautes » de l’ouvrier. Un second décret, du même jour, prévoit des sanctions sévères pour retards injustifiés et absentéisme au travail. Une semaine plus tard, un autre décret assimile à un délit tout retard de plus de vingt minutes, situation fréquente dans un pays aux transports collectifs lamentables. Un décret du 26 juin 1940 annule les dispositions du décret de 1927 sur la journée de sept heures et le repos hebdomadaire, et rappelle les sanctions pour retards injustifiés ; la durée de la journée de travail est portée à huit heures, la semaine de sept jours proclamée, interdiction est faite à l’ouvrier de « quitter l’entreprise de sa propre initiative ». Un décret du 10 août 1940, enfin, punit l’absence injustifiée (dont le retard supérieur à vingt minutes), la production de rebut et le chapardage sur le lieu de travail d’une peine de prison ou de camp allant de un à trois ans.

Quel est le bilan chiffré de la répression stalinienne, à la veille de la guerre ? Le secret bureaucratique en a favorisé l’inflation. L’enquête d’une commission du Comité central du PCUS en 1961 dresse le bilan suivant : « En 1934, 68 415 individus ont été arrêtés ; en 1935, 104 716 ; en 1936, 85 530. Un peu plus de 3 000 ont été fusillés. […]. En tout, en 1937-1938, 1 372 392 individus ont été arrêtés, dont 681 692 ont été fusillés ». Parmi eux, plus de 110 000 membres du Parti. « En tout, en 1939-1940, 121 033 individus ont été arrêtés, dont 4 464 ont été fusillés[991]. » Il faut ajouter à ces chiffres les millions de paysans morts de la « dékoulakisation » et les centaines de milliers de détenus du Goulag, non condamnés à mort, mais morts de faim, de froid, d’épuisement, de maladie. Les sept millions de morts de la famine de 1932-1933 sont aussi victimes de la politique stalinienne.

De 1929 à 1941, de la collectivisation forcée à la guerre, le régime a vécu dans une tension permanente et ne se maintient que par la Terreur permanente et généralisée, qu’il peut certes moduler, mais qui reste indispensable à son maintien au pouvoir. Son équilibre instable ne repose néanmoins pas sur elle seule. La paysannerie est, dans sa majorité, hostile au régime ; la classe ouvrière, elle, a une attitude passive, critique, voire hostile également à l’égard de la couche dirigeante. Cet antagonisme s’exprime surtout dans la haine des ouvriers pour les stakhanovistes, les chefs de brigade, les contremaîtres. L’arrivée d’Hitler au pouvoir a resserré les rangs autour des dirigeants face à la menace extérieure, et Staline en a tiré profit. Le système a créé une base industrielle qui, en dépit des conditions lamentables de travail et de vie, traduit un dynamisme économique et social réel. Il a développé l’alphabétisation et la formation professionnelle. Il a dégagé une aristocratie ouvrière (les ouvriers de choc et les stakhanovistes, les contremaîtres et les chefs de brigade, qui touchent des primes, disposent de cantines distinctes et reçoivent des appartements, tandis que les simples travailleurs restent inscrits sur les listes d’attente). Il a élargi et renouvelé la couche des ingénieurs et techniciens, et surtout sa base sociale spécifique, la bureaucratie, issue des rangs ouvriers et paysans (directeurs d’usines et présidents de kolkhozes, secrétaires du Parti, des Jeunesses communistes, des syndicats, officiers, instructeurs politiques). Toutes ces fonctions sont assorties d’avantages, certes limités, mais refusés à la masse de la population. Cette couche, dont la Terreur de 1936-1938 a bouleversé la composition, représente environ 10 % de la population. Elle constitue l’appui principal du régime, malgré l’instabilité que la chasse récurrente au sabotage suscite en elle.

Staline est, dans son mode de vie, le reflet achevé de cette couche sociale. S’il a, comme elle, des goûts modestes pour l’habillement et l’ameublement, il adore banqueter et surtout il aime ses aises. À la veille de la guerre, il dispose d’une quinzaine de villas : outre Kountsevo où il vit, il en possède une à Zoubalovo, une à Gorki près de la dernière résidence de Lénine, une à Lipki, à la sortie de Moscou, au bord d’un étang, dans un parc immense planté de tilleuls, une à Valdaï, dans les bois, près de Novgorod, trois à Sotchi, dont une près des eaux de Matsesta, trois autres encore en Géorgie, une appelée « la datcha de la rivière froide », sur le lac Ritsa, une à Borjomi, autre ville d’eaux, une à Tskhaltoubo, une près de Pitsounda, une à Kislovodsk, encore une vieille ville d’eaux, une enfin en Crimée. En 1938, Staline a envoyé au Goulag où il passera dix-sept ans l’architecte Miron Merjanov qui avait construit la plupart de ces villas. Un personnel placé sous le contrôle de Vlassik dessert chaque demeure toute l’année et prépare à tout hasard chaque jour un repas pour Staline, sans doute pour camoufler ses déplacements réels. Plusieurs centaines de cuisiniers et femmes de chambre sont ainsi mobilisés en permanence. Ce luxe en grande partie inutile coûte très cher à l’État. La modestie traditionnellement affirmée des goûts de Staline est donc surtout destinée à tromper l’opinion.

À la veille de la guerre, Staline a assuré son pouvoir personnel. Son aspect extérieur s’est modifié : le balancement d’ours s’est transformé en une démarche lente qu’il veut majestueuse ; un voile de somnolence semble entourer désormais son visage immobile. Quand il téléphone, il annonce sèchement : « Staline. Je veux le camarade un tel. » À l’audition de sa voix rauque et basse, les promus de tous rangs et grades se lèvent et se mettent au garde-à-vous, combiné en main, et répondent brièvement : « Oui, camarade Staline. Non, camarade Staline. Certainement, camarade Staline. » Les réponses doivent être brèves, car il n’admet ni hésitation, ni interrogation, ni objection. Du haut en bas de l’appareil, ses subordonnés reproduisent sa façon d’être à l’égard de leurs propres subordonnés.

Le culte de Staline pose le problème de sa représentation dans l’univers imaginaire de la création artistique. Staline ne l’a jamais réglé de façon claire. Au début de 1939, le Comité des arts et la direction du théâtre Tchekhov envoient le texte de la pièce de Boulgakov, Batoum, au Comité central pour obtenir l’autorisation de la représenter. La réponse, immédiate, est : non. « Une personne comme Joseph Vissarionovitch Staline ne peut pas être transformée en héros littéraire et placée dans des situations imaginaires. Aucun mot imaginaire ne peut être placé dans sa bouche[992]. » En octobre 1939, Staline aurait déclaré au metteur en scène Nemirovitch-Dantchenko : « Batoum est une très bonne pièce, mais elle ne peut pas être jouée. »

En 1934, la censure avait laissé passer des allusions douteuses à Staline dans le roman de Panferov, Brouski. Un personnage y affirmait que, dans le futur, on se rappellerait le nom de Staline comme celui d’un ancien tyran. Certes, l’auteur de cette phrase sacrilège était un « ennemi du peuple », mais, lors de la réédition du roman en 1937, la censure la supprima, ainsi que l’affirmation d’un vieux bolchevik qui prétendait avoir adhéré au parti cinq ans avant Staline. Elle censura également une scène montrant Staline riant devant la noyade de paysans insurgés dans la rivière voisine. Elle fit également disparaître l’affirmation du Guide selon laquelle un communiste russe qui va à l’étranger n’a pas besoin de connaître une langue étrangère. En revanche, en 1947, lors de la réédition du troisième tome de ce roman, un Géorgien roué de coups par la soldatesque pour tentative de fuite, et jusque-là resté anonyme, se verra honoré du nom de Joseph Staline. Les exigences de la stature de héros varient en fonction de critères obscurs.

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