CHAPITRE X
La retraite
La déroute polonaise se conjugue avec une crise larvée, puis ouverte, du communisme de guerre. Dès l’été 1918 et jusqu’à la fin de 1920, la guerre civile a dominé la vie politique, économique et sociale du régime. Le communisme de guerre, marqué par la militarisation générale de la société, impose sa marque à toutes ses institutions : tout y est subordonné à l’effort de guerre et à l’entretien en armes, en vêtements, en bottes et en alimentation d’une armée qui rassemble – déserteurs compris – près de 5 millions d’hommes, dont moins d’un cinquième sont opérationnels en même temps. Du coup, l’activité productive non directement liée à ses besoins s’effondre et la population meurt de faim. Pendant l’hiver 1920, la ration alimentaire quotidienne la plus élevée, celle d’un ouvrier occupé à des travaux pénibles, est de 225 grammes de pain, 7 grammes de viande ou de poisson (d’ordinaire pourri), et 10 grammes de sucre – soit moins que la ration de base du futur Goulag.
Le communisme de guerre est, selon Trotsky, « une réglementation de la consommation dans une forteresse assiégée[363] », fondée sur la réquisition systématique de toute la production agricole. Cette réquisition suscite la résistance de larges couches de la paysannerie et la formation de bandes insurrectionnelles, dites « armées vertes », qui se battent contre les Rouges, et plus encore contre les Blancs, et exigent avant tout de disposer librement de leur récolte et de leur bétail. Mais le communisme de guerre tend petit à petit à s’émanciper de la nécessité qui l’a vu naître. Le gouvernement tente en effet de transformer cette réglementation contingente d’une consommation déclinante en une organisation totale de la production et de la consommation. Cette tentative utopique de passer du communisme de guerre au communisme tout court dans la pénurie, le dénuement et la ruine généralisés ne pouvait évidemment qu’échouer.
Pour survivre et pallier la ruine d’ensemble et la désorganisation généralisée de la production, le régime tente, dès 1918, d’imposer l’obligation du travail. Trotsky la justifie dans Terrorisme et communisme. Les machines s’usent, écrit-il, le matériel roulant se détériore, la guerre civile a détruit les voies ferrées, les ponts, les gares, or la Russie soviétique ne peut recevoir de machines de l’étranger ; et comme, par ailleurs, elle ne produit quasiment pas d’articles manufacturés, n’a ni marchandise ni outillage à vendre au paysan, la main-d’œuvre indispensable aux activités élémentaires (déblaiement des voies ferrées, extraction du charbon, travaux de construction) ne peut être mobilisée par le versement de salaires puisque l’argent, faute de marchandises, ne vaut plus rien : elle ne peut donc être fournie que par le travail obligatoire, ce qui suppose la coercition. Staline, d’accord mais prudent, se garde de justifier par écrit le travail forcé.
L’échec du système apparaît à certains dirigeants bolcheviks dès le début des années 1920. En janvier, le VIIIe congrès des soviets décide donc de remplacer les réquisitions par un impôt laissant aux paysans la libre utilisation de leurs surplus. Mais Lénine, pour qui le commerce libre engendre le capitalisme, fait annuler la résolution. En février 1920, Trotsky dénonce au Comité central « la politique actuelle de réquisition des produits alimentaires [qui] provoque la décadence progressive de l’agriculture, la dispersion du prolétariat industriel, et menace de désorganiser complètement la vie économique du pays ». Il propose de la remplacer « par un prélèvement proportionné à la quantité de la production […] établi de telle façon qu’il soit néanmoins avantageux d’augmenter la surface ensemencée ou de mieux la cultiver[364] ». Lénine l’accuse de faire le jeu des koulaks, et sa proposition est repoussée par 11 voix (dont Staline) contre 4. Le communisme de guerre, qui subordonne toute l’activité économique à l’État centralisateur, bien que moribond, continue à déployer ses effets de façon presque mécanique : le 20 novembre toutes les entreprises employant plus de cinq travailleurs, si elles ont un moteur, ou plus de dix, si elles n’en ont pas, sont nationalisées.
Trotsky essaie de rationaliser le fonctionnement de ce moribond, entreprise condamnée d’avance et dont il paiera longtemps les traites. Que faire des 3 millions de soldats démobilisables dans un pays exsangue, dévasté, ruiné, où des fantômes d’ouvriers rôdent dans des fantômes d’usines, et où 4 500 000 orphelins, affamés et pouilleux, errent dans les villes et les campagnes ? Les renvoyer à la vie civile, c’est les condamner au chômage et au banditisme. Le IXe congrès du Parti (29 mars-4 avril 1920), qui condamne la « désertion du travail », reprend la proposition de Trotsky de les organiser en « armées du travail », utilisées à la coupe du bois, aux travaux de réfection, d’entretien, de reconstruction. On ignore ce qu’en pense Staline, muet, une fois de plus, tout au long du congrès, sauf à huis clos au sein de la commission sur les syndicats. Mais il vote pour. Huit armées du travail sont créées.
La première Armée du travail restaure des kilomètres de voies ferrées encombrées de wagons délabrés et de détritus divers, mais les soldats, harassés, ne rêvent que de démobilisation et les paysans de liberté du commerce. Une fois les armées blanches battues et la guerre avec le « Polonais » terminée, la paysannerie ne supporte plus les réquisitions. Pendant la guerre civile, elle avait défendu tantôt sa terre contre les anciens propriétaires, tantôt ses intérêts, bafoués par les réquisitions alimentaires, contre l’Armée rouge, la crainte du retour des anciens propriétaires la ramenant du côté des bolcheviks. Mais une fois la guerre finie, assurée d’être définitivement maîtresse de la terre, elle se dresse contre ces derniers. En novembre 1920, dans la région de Tambov, près de 50 000 paysans armés de fourches, de haches, de fusils, de mitrailleuses et même de canons se soulèvent sous la conduite d’un jeune militant SR, Antonov. Si l’Union de la paysannerie laborieuse appelle les paysans à « renverser le pouvoir des bolcheviks-communistes[365] », les émeutiers se dressent contre les réquisitions, pour la liberté du commerce des grains, non contre le régime lui-même. Ces émeutes paysannes locales ou régionales, sans véritable perspective politique, dégénèrent souvent en pillages. Un parti pourrait les fédérer, mais face au soulèvement de Tambov, les SR eux-mêmes se divisent entre le soutien et l’abstention, alors que le sort du régime ne tient qu’à un fil.
La crise suscite dans le parti bolchevik une discussion fiévreuse autour du rôle et du devenir des « syndicats » dans le communisme de guerre. Trotsky, poussant jusqu’au bout la logique du système, veut transformer les syndicats en organisations groupant les travailleurs pour la production et luttant pour l’augmentation de la productivité du travail ; il propose à cette fin de « secouer » la direction des syndicats et d’en nommer les responsables. Il résume ses propositions par le slogan « militariser les syndicats », expression que ses adversaires, dont Staline, utiliseront à loisir contre lui à partir de 1923, quand il opposera la démocratisation à la bureaucratisation galopante du Parti. Les plates-formes fleurissent autour de cette question au moment où le communisme de guerre agonise : celle de Trotsky et Boukharine, celle du centralisme démocratique, celle de l’Opposition ouvrière, dirigée par Chliapnikov, Medvedev, le président du syndicat des métallurgistes, Kisselev, le président du syndicat des mineurs, et Alexandra Kollontai, qui réclame le transfert de la gestion de l’économie aux syndicats et dénonce la bureaucratisation du Parti, enfin la plate-forme dite des « Dix » (membres du Comité central) de Lénine, Zinoviev et Staline.
Depuis longtemps, ces deux derniers cherchaient à persuader Lénine que Trotsky rassemblait des hommes contre lui, comme avant la guerre. La « querelle syndicale », à l’occasion de laquelle chacun peut compter ses partisans, leur permet de le convaincre. Dans la bataille publique contre Trotsky, Staline, une fois encore en retrait, n’intervient qu’une seule fois avec un article mesuré, intitulé « Nos divergences ». Prenant de la hauteur, il distingue, dans une parodie de synthèse, « la méthode de la contrainte (méthode militaire) et la méthode de la conviction (méthode syndicale) », mais, dit-il, la contrainte comprend des éléments subordonnés et auxiliaires de conviction, laquelle à son tour renferme des éléments de contrainte tout aussi subordonnés et auxiliaires…[366]
Le 6 janvier 1921, sur proposition de Zinoviev, les communistes de Petrograd demandent que les élections au Comité central se fassent non plus sur la base des listes de candidats proposées par les délégations régionales, mais à partir des votes sur les plates-formes syndicales. Cela revient à programmer l’élimination de plusieurs signataires de la plate-forme minoritaire de Trotsky. Le 12 janvier, le Comité central adopte la proposition. Lénine veut donner une leçon aux initiateurs d’une discussion à ses yeux malencontreuse dans un pays en lambeaux. L’État ne perçoit plus les impôts qui, en janvier, représentent seulement 1 % de ses recettes ; l’émission de papier-monnaie, dont le coût de production dépasse la valeur réelle, fournit les 99 % restants. La production de fonte représente 2 % de celle d’avant-guerre, celle de l’acier 2,4 % ; dans certaines régions, le bois est le seul combustible d’une industrie essentiellement artisanale. Un million d’ouvriers, affamés et absents la moitié du temps, travaillent dans des usines aux machines vieillies, rafistolées au petit bonheur, dont les pièces et la moitié de la production se trafiquent au marché noir. En ce mois de janvier, les grèves secouent Petrograd, Moscou, la province.
C’est au cours de ce sinistre mois de janvier que Nadejda Alliluieva met au monde son premier enfant, Vassili. L’appartement du Kremlin est à nouveau un peu étroit, d’autant que, la guerre civile s’achevant, Staline s’y trouve plus souvent. Il en demande un autre plus grand. Bien que son vieil ami Abel Enoukidzé gère la répartition des appartements et malgré ses titres, les choses traînent en longueur. Nadejda n’avait pu militer pendant sa grossesse. La commission d’épuration du parti de son arrondissement l’exclut « pour absence totale d’intérêt pour la vie du Parti[367] ». Staline n’intervient pas. Lénine demande la réintégration de l’exclue, mais ne parvient à la faire réadmettre que comme simple stagiaire, contrainte de faire ses preuves. Elle ne retrouvera son statut de membre titulaire qu’en 1924. Le parti bolchevik ne vit pas encore à l’heure des chefs.
Depuis décembre 1919, par une décision « archisecrète », selon le vœu de Lénine désireux d’éviter les remous dans un parti à la base très égalitariste, une ration spéciale dite « académique » est attribuée à 500 savants et spécialistes divers, étendue au cours de l’été 1920 aux responsables des quatorze commissariats du peuple, du Conseil supérieur de l’économie nationale, du Conseil central des syndicats, à la Direction des statistiques et aux membres de leurs familles (avec un maximum de quatre rations). À la fin de 1920, 18 000 cadres politiques, savants, techniciens supérieurs et spécialistes, en majorité non communistes, bénéficient de cette ration spéciale qui leur permet de se nourrir et de travailler normalement. Elle est composée, par mois, de 8 kilos de farine, 600 grammes de beurre, 1 litre d’huile, 200 grammes de thé, 400 grammes de sucre, 600 grammes de sel, 2 800 grammes de gruau, 4 kilos de poisson (séché en général), 16 kilos de légumes (en majorité des pommes de terre), 400 grammes de savon, 3 boîtes d’allumettes, 4 kilos de viande. Mais l’appareil considérera vite comme normaux ces privilèges exceptionnels du temps de la guerre civile et voudra les pérenniser. Ce sera l’une des premières mesures de Staline après son accession au poste de Secrétaire général.
Le monopole du pouvoir et la guerre civile facilitent le développement de ces privilèges. La sœur du bolchevik Mouralov dénonce ainsi la corruption des dirigeants de Stavropol dans le sud de la Russie : « Ici, le mot communistes désigne des gens qui, avant tout, vivent bien, mangent à satiété, ne font rien, boivent, ne se gênent pas pour mettre la main sur les biens publics, et recourent à la violence, au fouet et aux coups de poing pour régler le plus petit problème[368]. » Les mineurs du Donetz pensent la même chose. Les privilèges réels et ces mœurs, enflés par la rumeur, alimentent les dénonciations enflammées de tracts anonymes contre les « dirigeants qui se promènent dans de brillants phaétons, fiacres et voitures », entourés de « hordes de laquais », « mangent grassement et dorment tranquillement, et, loin de penser aux masses populaires, veulent encore plus de privilèges ». À Petrograd, le bruit court que Larissa Reisner, l’épouse de Raskolnikov, imitant Poppée et ses bains de lait, prend des bains de champagne. C’est faux, mais elle vit bien.
Ces privilèges émeuvent le Parti. Au plénum du Comité central de la mi juillet 1920, Preobrajenski pose le problème de l’inégalité, dénonce un certain nombre de privilèges, de malversations, d’abus, et fait adopter au début d’août son point de vue par le Bureau politique. Ce même mois, la IXe conférence nationale du Parti désigne une commission d’enquête sur les inégalités. Un additif secret de la résolution publique concerne les « privilèges des occupants du Kremlin[369] ». La commission dispose de pouvoirs exceptionnels d’investigation. Ses trois membres (dont Ignatov, dirigeant de l’Opposition ouvrière) remettront leur rapport le 2 mars 1921 et chercheront à le faire discuter au Xe congrès, mais les insurgés de Cronstadt, dont le soulèvement dure jusqu’à la fin du congrès, dénoncent au même moment les « privilèges des commissaires ». Le congrès peut dif ficilement combattre la révolte et la nourrir en même temps…
La commission confirme l’existence au Kremlin de privilèges réels bien qu’assez modestes. Le siège du pouvoir comporte deux cantines, l’une à l’usage du Comité exécutif central des soviets, l’autre à celui du Conseil des commissaires du peuple et du Comintern. Au repas de midi, un occupant de la première a droit à 96 grammes de viande ou de gibier, 72 grammes de gruau, de riz ou de pâtes, 8 grammes d’huile, de beurre ou de lard, celui de la seconde respectivement à 282, 128 et 24 grammes, et l’un et l’autre ont droit à 12 grammes de sel (s’ils n’ont reçu ni huile, ni beurre, ni lard). En 1920, 1 112 civils vivent au Kremlin, 183 membres du Parti et 929 sans-parti. La majorité bénéficie des rations du Comité exécutif. Les trois rapporteurs proposent de réduire la surface de la plupart des appartements occupés par des dirigeants en divisant les grandes pièces, et de réviser sensiblement les normes de ravitaillement, surtout celles des malades, qui reçoivent en plus 2 œufs et 1 livre de pain par jour, étant donné le grand nombre de « malades permanents, dont l’existence suscite le mécontentement et l’indignation légitimes des masses travailleuses[370] ».
Les marins-paysans de l’île de Cronstadt, dans le golfe de Petrograd, qui se soulèvent le 1er mars élaborent un programme en quinze points, assez proche de celui de Tambov : réélection des soviets, liberté de parole pour tous les partis socialistes, suppression des barrages routiers, abolition des détachements de combat communistes, liberté totale pour le paysan qui ne recourt pas à la main-d’œuvre salariée, liberté du commerce. Une partie des communistes de l’île soutient cette plate-forme, dont la devise devient : « Les soviets sans communistes », formule pourtant absente du texte. La révolte est écrasée après dix jours de combats furieux.
Malgré les révoltes paysannes de Tambov et de la Sibérie occidentale, la guerre civile tire à sa fin. Le bilan est accablant : l’Armée rouge a perdu 980 000 hommes, dont les deux tiers ont succombé à des blessures mal soignées, au manque d’hygiène et de médicaments, à la faim, au froid, à la gangrène, au typhus, à la dysenterie. La majorité des six millions de morts de la population civile ont péri pour les mêmes raisons. Des millions d’orphelins miséreux ravagés de poux hantent les villes en ruine ; la démobilisation de l’armée jette sur le pavé des hordes de soldats-paysans sans travail. Le pays est exsangue. La famine rôde.
Au Xe congrès du parti bolchevik, réuni du 8 au 16 mars, Lénine insiste sur l’isolement des communistes au pouvoir, le Parti étant suspendu dans le vide entre une classe ouvrière épuisée, décimée, affamée, mécontente, une paysannerie révoltée, désireuse de tirer enfin profit des terres que la révolution lui a données et les soldats-paysans que la « démobilisation jette sur le pavé, qui ne trouvent pas de travail, sont habitués uniquement au métier des armes et répandent le banditisme[371] ». Il faut donc changer de politique. Et tandis que l’Armée rouge écrase la révolte de Cronstadt, Lénine fait voter le remplacement de la réquisition par l’impôt en nature : une fois réglé cet impôt, le paysan est désormais libre de vendre ses surplus. C’est l’amorce du retour à la liberté du commerce, à partir de laquelle va s’affirmer la nouvelle politique économique (NEP).
À ce congrès, Staline est chargé d’un rapport sur les tâches du Parti dans la question nationale, dont Cronstadt éclipse la discussion, réduite à trois brèves interventions. Le congrès s’achève par un changement décisif dans l’appareil dirigeant. Les trois secrétaires du Comité central précédents (Krestinski, Preobrajenski et Serebriakov) ayant signé la plate-forme syndicale de Trotsky, aucun d’eux n’est réélu au Comité central, pourtant élargi ; ils sont remplacés au Secrétariat par trois hommes liges de Staline : Molotov, Iaroslavski et Mikhailov. Le congrès constitue une commission centrale de contrôle, dirigée par Aaron Soltz, proche de Staline.
Staline a été élu en sixième position avec 458 voix sur 479 ; la victoire de la motion des Dix a largement ouvert le Comité central à son clan, qui repose sur les groupes de Bakou et de Tsaritsyne : le bouillant et irascible Ordjonikidzé, Enoukidzé, le docile Vorochilov, l’intrépide mais limité Boudionny, plus Molotov, sec bureaucrate dit « cul de fer », Iaroslavski, publiciste verbeux, Petrovski et Kouibychev. Tous ces hommes, unis par leur aversion pour Trotsky considéré par eux comme un intrus, irrités par la formule populaire du « parti de Lénine et de Trotsky », n’ont, pour la plupart, joué qu’un rôle de second plan dans la révolution et la guerre civile. Autour de ce premier .noyau, Staline agrège des hommes marqués par une tache à effacer : Andreiev a voté pour la plate-forme syndicale de Trotsky ; Kirov a travaillé avec des Cadets avant la guerre. Zinoviev, fort de ses titres, de l’appui de Lénine, de l’amitié de Kamenev, et sûr de manipuler Staline à sa guise, n’a placé au Comité central que Frounzé.
Les rapports avec le peuple sont plus délicats à gérer que ces manœuvres de sommet. Pour fêter l’invasion de la Géorgie, Staline se rend à Tiflis au lendemain du congrès, descend au dépôt de chemin de fer haranguer les cheminots, en grande majorité mencheviks, qui le chassent de la tribune et le sortent de la salle à bout de bras. Il effacera de sa biographie toute trace de ce voyage et de cette humiliation.
La NEP se met en place en mai 1921. À cette date, les entreprises employant moins de 21 personnes (moins de 11 si elles utilisent un moteur) sont dénationalisées et cédées à des particuliers contre la rétrocession de 10 à 15 % de leur production à l’État pour une durée de deux à cinq ans. La NEP, rétablissant le secteur privé et le marché, est conçue à la fois comme une pause et comme une politique à long terme : tout dépendra de la marche de la révolution dans les autres pays. Lénine l’expliquera dans son discours au IVe congrès de l’Internationale, le 13 novembre 1922. En raison de l’arriération, de l’inculture, de l’isolement et de l’héritage bureaucratique tsariste de la Russie soviétique, il faut y édifier les fondements d’une industrie qu’il qualifie de capitalisme d’État, en attendant que la révolution se produise dans un pays civilisé. Si les partis communistes étrangers « comprennent réellement l’organisation, la structure, la méthode et le contenu de l’action révolutionnaire […] les perspectives de la révolution mondiale seront excellentes[372] » et la NEP une simple pause. Sinon, des générations entières seront nécessaires pour transformer la mentalité paysanne. Staline acquiesce en silence.
La NEP met en lumière certains traits de l’héritage des trois longues années écoulées depuis Octobre. L’énorme appareil bureaucratique du tsarisme n’a été ni détruit ni démantelé ; seul son recrutement a été partiellement renouvelé. L’appareil de l’État, maintenu, a continué à s’élargir. Une partie de ses membres ont adhéré au parti dirigeant. Ainsi, en 1920, les 1 300 000 ouvriers d’usines, cheminots et traminots, formant une classe ouvrière désintégrée, en partie déqualifiée et vivant d’expédients, ne représentent que 1 % des 130 millions d’habitants d’une Russie soviétique qui compte deux fois plus d’employés de bureau. Au Xe congrès du Parti, en mars 1921, Chliapnikov raille Lénine, qui a constaté la désintégration du prolétariat russe, et le « félicite de constituer l’avant-garde d’une classe qui n’existe plus[373] ».
La situation se rétablit lentement et difficilement à la campagne. Depuis octobre 1917, le nombre d’exploitations est passé de 16 à près de 25 millions. Le morcellement des propriétés (en moyenne 2 hectares par famille), l’absence de chevaux de trait dans une ferme sur trois, l’utilisation de l’araire de bois primitif dans deux fermes sur cinq réduisent la grande majorité des exploitations à ne produire que pour leur propre alimentation, souvent insuffisante et toujours menacée. Dernière convulsion de la guerre civile et du communisme de guerre, une famine terrible ravage, en 1921-1922, le bassin de la Volga, frappe en Russie 23 millions de personnes, répand le typhus, et fait finalement près de 3 millions de victimes.
Le parti bolchevik de 1921 ressemble assez peu à celui de 1917. En trois ans, un demi-million de cadres et de militants, mobilisés à chaque tournant de la guerre civile, sont partis au front. La majorité des 200 000 militants de 1917 y ont péri. Un sur cinq en est revenu estropié et invalide. Des dizaines de milliers d’autres, entrés dans la Tcheka ou mobilisés dans les détachements de réquisition de blé chez les paysans, ont exercé quotidiennement la contrainte et la violence. Les rares militants revenus en usine y sont secrétaires du Parti ou du syndicat.
Au cours de cette année 1921, Staline peaufine son image de libéral. Le 22 août, le Comité central le nomme à la tête de sa section d’agitation et de propagande (Agit-prop). C’est sa septième responsabilité officielle. S’abritant derrière l’autorité de Lénine, il joue les conciliateurs et les arbitres. En septembre 1921, des protestations contre le caporalisme de Zinoviev secouent le Parti à Petrograd. Le 21, Lénine, Staline et Molotov forment une commission de conciliation Le 23, Lénine reçoit, dans l’appartement de Staline, l’intrigant Ouglanov, adversaire de Zinoviev, désavoué par la commission. À la veille du XIe congrès pourtant, Staline éloigne Ouglanov. Il gagne sur les deux tableaux : il a soutenu les partisans de la démocratie et protégé Zinoviev qui lui renvoie aussitôt la balle.
Il se sent déjà assez fort pour rudoyer Kroupskaia, la femme de Lénine. Le 24 novembre, elle demande au Bureau politique de délimiter clairement les fonctions de l’Agit-prop dirigée par Staline, et de la Direction politique de l’Instruction publique qu’elle préside, en insistant sur le gonflement exagéré de l’appareil de l’Agit-prop. Staline répond par retour à Lénine : il accuse Kroupskaia de manifester « légèreté » et « hâte », de fournir des chiffres erronés (ce qui est faux !), de raconter « de pures vétilles », puis il reproche à Lénine de vouloir en réalité l’évincer de l’Agit-prop alors qu’on lui a imposé ce travail, auquel il ne postulait pas. Il se dit prêt, néanmoins, à s’effacer. « Mais, dit-il, si vous posez la question précisément maintenant […] vous nous mettrez tous deux, vous et moi, dans une situation fâcheuse. Trotsky et d’autres penseront que vous faites cela "à cause de Kroupskaia", que vous exigez une "victime", que je suis d’accord pour être une "victime", ce qui n’est pas souhaitable[374]. » Lénine, accusé de céder à sa femme, cède à Staline. Il est déjà affaibli ; la maladie lui interdit à la mi-décembre 1921 d’assister à la XIe conférence nationale du Parti. Les échéances de la succession se rapprochent.
Staline le pressent et prépare soigneusement le prochain congrès. Au début de janvier 1922, il convoque Anastase Mikoian et lui confie une mission « au nom de Lénine » qui l’ignore : Trotsky et ses partisans, dit-il, se tiennent tranquilles par tactique, pour introduire au Comité central un grand nombre d’entre eux, puis préparer un coup. Les « trotskystes » sont nombreux en Sibérie. Il demande à Mikoian de s’y rendre et de réduire au minimum le nombre de leurs délégués au congrès.
Il fait feu de tout bois. Le 28 janvier 1922, dans la cantine du Conseil des commissaires du peuple au Kremlin, une vingtaine de militants chevronnés, dont Staline, créent la Société des vieux bolcheviks, en l’absence de Zinoviev, Kamenev et Trotsky. Qui en sera membre dans un parti qui compte alors 514 000 adhérents ? Staline s’oppose, au nom de l’égalité et de la démocratie, à l’idée avancée par un participant de « distinguer parmi les membres de la société les fondateurs des autres : cela donnerait une nuance de privilèges […] la société doit être composée uniquement de vieux bolcheviks qui ont adhéré avant 1905 et n’ont jamais quitté le Parti[375] ». Les statuts qu’il a rédigés sont adoptés à l’unanimité. La société est un club fermé : de 1922 à 1927, le nombre de ses adhérents ne dépassera guère les 500 membres.