CHAPITRE XXXIII
La traque finale

Un soir de 1948, une voiture de la Sécurité d’État vient cueillir à son domicile le poète Arseni Tarkovski, le père du réalisateur d’Andreï Roublev, et l’emmène au siège du Comité central. Là, le secrétaire des Jeunesses communistes, futur chef du KGB sous Brejnev, Alexandre Chelepine, lui explique : le soixante-dixième anniversaire de Staline approchant, la décision a été prise de publier en russe les poèmes de jeunesse de Staline, écrits en géorgien, et de lui confier le grand honneur de les traduire. On lui tend une serviette de cuir contenant les précieux textes.

À la date fixée, Tarkovski n’a pu traduire que les quatre premiers vers du premier poème. Lorsqu’on vient le chercher, il est au désespoir. On l’introduit dans le bureau de Chelepine, qui lui déclare : « Avec la modestie qui lui est propre, le camarade Staline a mis son veto sur notre décision. » On paie, pour son brin de traduction, une somme coquette à Tarkovski qui confiera plus tard : « C’étaient des vers tout à fait acceptables, très convenables. Et innocents. Rien sur la lutte des classes, rien sur l’inégalité sociale […]. Il parlait des fleurs, des petits oiseaux[1411]. » Quel mobile a pu pousser Staline à finalement interdire la publication de ses vers de jeunesse ? Sa « modestie » officielle n’y est pour rien, bien sûr. Sans doute craignait-il de cautionner une poésie étrangère au « réalisme socialiste ». Ses vers de jeunesse étaient trop dangereusement inoffensifs…

Cette année-là, il part tard en vacances. Descendant au tout début de septembre en train vers Sotchi, le spectacle du blé pourrissant dans des wagons sans toit entassés sur des voies de garage le met en fureur : « Sur toutes les routes, de l’Ukraine à Simferopol, écrit-il au Bureau politique, une grande quantité de blé stocké gît dans les gares à ciel ouvert. S’il pleut, le blé périra. Il faut en finir avec ce crime[1412]. » Il exige la punition du ministre responsable de la collecte, Dvinski, bientôt limogé. Le scandale découle à ses yeux de la seule défaillance individuelle ; il ne s’interroge pas sur l’indifférence des autorités locales, des kolkhoziens, cheminots et chefs de gare, et sur ses raisons. Partout ailleurs, pourtant, le blé continue à pourrir en plein air.

Un mois plus tard, il va visiter Sébastopol, dévastée par les violents combats de 1942 et 1944. La cité n’est plus qu’un champ de ruines qui dément les communiqués officiels sur la reconstruction du pays. Staline informe le Bureau politique de son indignation face à l’impression accablante que produit la ville, dont la renaissance traîne lamentablement. « Sans l’intervention de Moscou, la ville restera longtemps encore en ruine, démonstration vivante de notre incurie, que l’on interprétera comme un signe de notre impuissance. » Et, faisant allusion au récent tremblement de terre qui avait à moitié détruit Achkhabad, au Turkménistan, il s’emporte : « Faudra-t-il attendre un tremblement de terre à Sébastopol pour s’occuper enfin de reconstruire la ville ? » Le Bureau politique constitue aussitôt une commission. Le tremblement de terre d’Achkhabad suscite aussi sa colère ; plusieurs milliers d’habitants, surpris, sont morts écrasés sous les débris. Nul ne les a avertis. Staline s’indigne de l’image de l’État donnée par cette impéritie. « On peut penser que nous ressemblons à l’Éthiopie[1413]. » C’est fâcheux, car l’État c’est lui.

Son attitude dans ces affaires exprime le rapport ambigu qu’il entretient avec la couche bureaucratique qui règne sur l’État. Il en défend les privilèges, multiplie ses distinctions tout en la maintenant dans un état de tension, d’incertitude et d’inquiétude permanent. Les différentes castes parasitaires à travers l’histoire, la noblesse, les clergés de toute sorte, la bureaucratie nazie, ont vécu dans l’assurance, parfois trompeuse, mais intériorisée, de leur présent et de leur avenir au moins proche. Leur maître et protecteur pouvait être brutal et capricieux, mais s’il l’était trop, ses protégés s’en débarrassaient : c’est le sort qu’ont connu Caligula, Néron, Domitien, le tsar Paul Ier et bien d’autres. Les disgrâces individuelles, plus ou moins nombreuses, découlaient de motifs repérables et donc évitables, et ne faisaient pas peser, comme en Union soviétique, une menace permanente et diffuse sur l’organisme lui-même. Sur ce point, la méfiance organique et l’espionnite maladive de Staline n’expliquent pas tout. En réalité, l’épuration permanente, quoique de rythme variable, de la bureaucratie interdit la formation de clans stables et durables, dangereux pour le pouvoir personnel de Staline, et, en créant un vide dans ses rangs, permet d’aspirer en son sein une partie de la classe ouvrière en croissance constante. Elle contribue ainsi à l’équilibre du pouvoir bureaucratique lui-même. L’interruption de ce processus sous Brejnev paralysera le système. Cette « stagnation », comme on la qualifiera sous Gorbatchev, marquera une étape décisive de sa crise incurable.

Ce processus répète, avec moins de brutalité et plus de lenteur, celui des années 1936-1938. Ayant, dix ans plus tôt, éliminé les vieux cadres bolcheviks et promu dans l’appareil une nouvelle génération, Staline n’a ni l’intention ni les moyens de renouveler cette dernière de fond en comble. Il veut surtout la tenir en haleine et substitue à la purge sanglante un jeu de bascule complexe entre les divers clans, laissés chacun dans l’ignorance des intentions réelles du chef. De 1945 à 1948, un jour il pousse en avant Jdanov, le lendemain son adversaire, Malenkov, puis dresse contre Beria Kouznetsov, à qui, le 17 septembre 1947, il a confié le contrôle de l’appareil du ministère de la Sécurité d’État…, avant de préparer sa disgrâce. Il organise aussi une concurrence brutale entre les deux piliers de l’ordre répressif : le MGB (ministère de la Sécurité d’État), dirigé de 1946 à juillet 1951 par Victor Abakoumov, ancien chef du SMERCH, et le MVD (ministère de l’Intérieur) dirigé par Serov. Il modifie, d’une année sur l’autre, les fonctions attribuées à chacun et encourage l’inimitié entre les deux ministres. Abakoumov rassemble un dossier contre Serov, qui le dénonce à son tour dans deux lettres à Staline où il se plaint de l’hostilité « encore jamais vue » qui règne entre les agents de la Sécurité d’État et ceux du ministère de l’Intérieur, et demande à Staline – ravi de cette concurrence – d’enquêter sur la Sécurité d’État. Mais le moment n’est pas encore venu.

Staline mène le même jeu de bascule dans tous les domaines. Ainsi, dans la littérature, tantôt il appuie le secrétaire général de l’Union des écrivains, Fadeiev, membre du Comité central, ivrogne invétéré, qui, quatre ou cinq fois par an, disparaît des jours entiers à la suite de beuveries gargantuesques, et son adjoint, Constantin Simonov, plus sobre et plus modéré, tantôt il soutient le comité d’agit-prop du Comité central, dirigé par Chepilov, l’adjoint de Jdanov, un apparatchik pas encore membre du Comité central et qui veut jouer les intellectuels. Il les pousse l’un contre l’autre. Chaque clan sait qu’aucune position n’est définitivement acquise et se tourne vers Staline pour arbitrer les conflits.

La mort de Jdanov, le 31 août 1948, ouvre une période de règlements de comptes féroces dans l’entourage immédiat de Staline. Le Maréchal détestait Leningrad. Il en avait nettoyé l’appareil du Parti zinoviéviste en 1926, puis avait purgé la ville et l’appareil du Parti une seconde fois en 1935, après l’assassinat de Kirov. Au lendemain de la guerre, Leningrad apparaissait comme une ville martyre, qui s’était libérée par ses seuls efforts. Les dirigeants du Parti de la ville, Jdanov, Kouznetsov, Popkov, Lazoutine, étaient de fidèles staliniens, mais il fallait peu de chose pour que Staline les suspecte de vouloir constituer un clan.

Staline trouve trois prétextes d’un coup pour lancer la chasse aux dirigeants et à l’appareil de Leningrad. En décembre 1948, ils ont en effet organisé dans cette ville une foire commerciale pour toute la Russie sans demander l’autorisation préalable du Bureau politique. Ensuite, lors de la conférence du Parti de Leningrad, qui s’est achevée le 25 décembre, le nom de certains dirigeants a été rayé sur plusieurs bulletins lors de l’élection (deux fois pour l’un, quatre fois pour l’autre, quinze fois pour le plus mal élu), mais le communiqué final les a tous déclarés élus à l’unanimité. Quelques jours plus tard, une lettre anonyme d’un membre de la commission de dépouillement dénonce la fraude au Comité central. Staline en a vu d’autres, mais juge intolérable cette « atteinte à la démocratie ». Enfin, Popkov, le secrétaire du Parti de Leningrad, a proposé de créer un parti communiste russe doté d’un Comité central, à l’image des autres Républiques de l’Union. Ce qui reviendrait à dresser un parti russe contre le parti soviétique…

Staline sent dans tout cela l’odeur sulfureuse du « fractionnisme ». À la fin de janvier 1949, il constitue une commission d’enquête sur les dirigeants de Leningrad, sous la férule de Malenkov. Elle boucle son travail en deux semaines, et dépose sur le bureau de Staline un dossier accusant les Léningradois de constituer une fraction clandestine désireuse de s’emparer du Parti et de l’État. Le 16 janvier 1946, Kouznetsov a souhaité que « Leningrad fournisse au pays tout entier de nouveaux cadres, hommes de sciences, dirigeants du Parti et de l’État[1414] ». Ce plan perfide a été mis en œuvre à la conférence fatale de décembre 1948. Popkov s’y est en effet vanté que le parti de Leningrad ait promu 800 militants à des tâches de direction « aux frontières de la région ». Il y a donc bien un clan organisé qui veut contrôler l’URSS…

Staline, avant de s’en prendre à eux, veut boucler la première étape de l’affaire du Comité antifasciste juif. La Sécurité s’y consacre durant tout le mois de janvier 1949. Le 28 décembre, elle a déjà arrêté sur son lit d’hôpital le nouveau directeur du Théâtre-Juif, Zouskine…, avant de fermer l’établissement. Le 13 janvier, elle arrête Jozef Iozefovitch et Boris Chimeliovitch. Le même jour, Malenkov et Chkiriatov, président de la commission de Contrôle, convoquent Salomon Lozovski, lui rappellent la lettre du 15 février 1943 qu’il a corédigée – demandant la création d’une République juive en Crimée –, l’invitent à reconnaître le caractère criminel de ses activités, puis, dans une note à Staline, demandent que Lozovski soit exclu du Comité central. Il l’est effectivement le 18 janvier 1949, puis est arrêté le 25. La Sécurité arrête, les jours suivants, les écrivains Leib Kvitko, David Bergelson, Peretz Markich, l’académicienne Lina Stern, Solomon Bregman, vice-ministre du Contrôle d’État de Russie. En tout une cinquantaine de dirigeants et membres du Comité se retrouvent sous les verrous.

Le 15 février 1949, Staline fait condamner par le Bureau politique les « actions anti-Parti de Kouznetsov, Rodionov et Popkov », d’abord simplement blâmés et démis de leurs fonctions. La résolution et les sanctions restent secrètes. Six jours plus tard, leurs affaires se gâtent. Lors d’une réunion des cadres de Leningrad, Malenkov dénonce leur « esprit de groupe » et les accuse d’avoir suivi « l’exemple de Zinoviev[1415] ». L’accusation relie les « coupables » aux fusillés de 1936. Kouznetsov est arrêté le 13 août, Voznessenski, rattaché au groupe, est chassé du Bureau politique en mars, démis de toutes ses fonctions gouvernementales en septembre et arrêté le 27 octobre, « pour lien avec le groupe anti-Parti de Leningrad[1416] ».

L’instruction de l’affaire constitue, toutes affaires cessantes, l’essentiel de l’activité du Bureau politique, qui y consacre dix de ses seize réunions en 1949. Ainsi, en pleine guerre froide, l’année même de l’expérimentation de la bombe atomique soviétique, le Bureau politique de Staline consacre plus de la moitié de son temps à la purge interne de l’appareil ! C’est la seule raison de l’augmentation inattendue du nombre de ses réunions. Le 21 juillet 1949, dans une note à Staline, le ministre de la Sécurité, Abakoumov, affirme que Kapoustine, le deuxième secrétaire du PC de Leningrad, est un vieil agent de l’Intelligence Service. Les dirigeants de la Sécurité d’État de Leningrad, écrit-il, le savaient depuis longtemps mais leur chef, Koubalkine, a fait hypocritement détruire le dossier, ce qui évite à Abakoumov d’avoir à le vérifier. Staline, indigné de cette double perfidie, contresigne la décision d’arrêter les deux hommes. Abakoumov, comme Malenkov, tente de tracer un fil rouge reliant les victimes aux opposants du passé, dont l’image hante toujours Staline. Ainsi accuse-t-il la sœur de Voznessenski, Maria, d’imaginaires sympathies pour l’Opposition ouvrière en 1921. Le nouveau dirigeant de Leningrad nommé par Staline, Andrianov, reproche aux dirigeants déchus d’avoir « fait passer subrepticement dans les documents qu’ils faisaient publier et imprimer de façon masquée des articles des pires ennemis du peuple Zinoviev, Kamenev, Trotsky et d’autres[1417] ». L’accusation invraisemblable est gravissime, même si les coupables ont réussi à le dissimuler, malgré sa vigilance, à la censure elle-même.

Après la biologie, en pleine traque du Comité antifasciste juif, Staline pense un instant s’attaquer à la physique et aux physiciens. Il fait signer par le président de l’Académie des sciences et par le ministre de l’Enseignement supérieur une lettre demandant l’organisation à Moscou d’une conférence de physiciens et de mathématiciens pour débusquer et anéantir l’« idéalisme », et son jumeau le « cosmopolitisme », en physique. Les auteurs dénoncent les « conclusions philosophiques idéalistes tirées de la physique théorique contemporaine (mécanique quantique et théorie de la relativité) », leur adoption par certains enseignants et la surabondance de noms étrangers dans les manuels. Un comité d’organisation, mis en place en décembre, doit préparer l’exécution solennelle. Du 30 décembre 1948 au 16 mars 1949, il se réunit 42 fois et prépare un pogrome. « La physique est une science du Parti », déclare un enseignant ; « la lutte politique réfléchissant la lutte des classes s’exprime de façon de plus en plus aiguë dans la physique », affirme un deuxième ; un troisième stigmatise les savants soviétiques qui ânonnent les conceptions des physiciens idéalistes bourgeois tels Frenkel, Ioffé, Fok, Tam, Landau, Guinzbourg, Mandelstam, Papaleksi ; un autre accuse ces deux derniers d’être des espions allemands. La salle proteste…

La dernière réunion du comité d’organisation, le 16 mars, annonce l’ouverture pour le 21 d’une conférence, qui ne se tiendra jamais. Seul Staline pouvait annuler une mise en scène préparée depuis trois mois par le Secrétariat. Pourquoi ce revirement ? Lyssenko et la chasse aux biologistes ne mettaient en péril que l’agriculture ; la chasse aux physiciens met en danger la bombe atomique. Quelqu’un a dû l’alerter sur les conséquences pratiques du pogrome des physiciens soviétiques. C’est sans doute Beria qui, au début de 1949, a demandé à Kourtchatov s’il fallait abandonner la théorie de la relativité et la mécanique quantique au motif qu’elles sont idéalistes. Kourtchatov lui répond que la fabrication de la bombe atomique repose sur la théorie de la relativité et sur la mécanique quantique et que renoncer à l’une et à l’autre, c’est renoncer à la bombe[1418]. Staline préfère renoncer à sa dénonciation des physiciens idéaliste plutôt qu’à sa bombe.

Il se rattrape en déclenchant la campagne contre le cosmopolitisme qui accompagne la liquidation, gardée secrète, du Comité antifasciste juif. Elle relaie et élargit la campagne contre la servilité devant l’Occident, esquissée dès décembre 1946. Il avait alors réuni plusieurs philosophes soviétiques et démoli devant eux le livre du chef de l’Agit-prop, Georges Alexandrov, L’Histoire de la philosophie occidentale, pourtant proposé peu avant pour un prix Staline. Le seul crime du livre est de ne pas vouer aux gémonies l’ensemble de la philosophie occidentale. Jdanov, lançant la campagne publique contre ce livre, souligne qu’« il aura fallu l’intervention du Comité central et personnellement du camarade Staline pour démasquer les faiblesses[1419] » du livre d’Alexandrov. Cette mise en avant de Staline met certes en évidence la modestie de Jdanov, mais démontre surtout un zèle maladroit.

Les campagnes successives répéteront le même scénario. Staline se tient en coulisses, au su de tous : il est l’initiateur et le régisseur, mais, comme tel, n’apparaît jamais en public. Plus il vieillit, plus il aime jouer ce rôle de metteur en scène invisible et omnipotent, déjà rodé lors des procès de Moscou.

C’est ainsi, donc, qu’il procède au cours de cette nouvelle campagne, qui donne au domestique de l’Occident les traits de l’homme sans patrie, l’apatride, donc le juif innommé. Il a commandé au Bureau d’organisation un article contre la critique théâtrale soviétique, sans autre précision. Le Bureau réunit le 24 janvier, en séance exceptionnelle, 42 personnes, 12 membres du Bureau d’organisation du Secrétariat et toute une série de responsables. Staline n’y participe pas. Le Bureau adopte un projet d’article assez anodin « contre les déformations esthético-bourgeoises dans la critique théâtrale » rédigé par Chepilov, qui paraît, très alourdi, le 28 janvier 1949 dans la Pravda, au nom de la rédaction, sous le titre : « Sur un groupe antipatriotique de critiques dramatiques », accusés de servilité devant l’Occident, de mépris pour les dramaturges soviétiques et de penchant pour le formalisme décadent. Tous les critiques cités, sauf deux, sont juifs (Iouzovski, Borchtchtagovski, Gourvitch, Varszavski, etc.). Seul, une fois de plus, Staline a pu modifier un texte émanant du Bureau d’organisation, dont il est membre, mais auquel il n’assiste jamais.

Gamaleia, microbiologiste, membre de l’Académie des sciences médicales de l’URSS, âgé de quatre-vingt-dix ans, écrit, le 2 février, une lettre de protestation à Staline contre « la renaissance d’un phénomène aussi honteux que l’antisémitisme qui a réapparu dans notre pays depuis quelques années », et rappelle combien ce fléau a ravagé la Russie tsariste. Il n’est pas le seul à le penser, affirme-t-il. Il dénonce sans ambages les responsables : « L’antisémitisme renaissant […] est propulsé d’en haut par une main invisible. L’antisémitisme vient aujourd’hui de personnes haut placées, qui siègent dans les organes dirigeants du Parti, et sont responsables du choix et de l’affectation des cadres », c’est-à-dire le Secrétariat et le Bureau d’organisation, dont Staline est membre. L’accusation est brutale. Gamaleia énumère ensuite les signes publics de cet antisémitisme, qui confirment, explique-t-il, qu’« il vient d’en haut et est dirigé par une "grande main" » : élimination systématique des juifs des fonctions gouvernementales, des postes de direction, de toutes les académies. Les « grandes mains » sont rares dans l’URSS stalinienne. Si le coupable n’est pas Staline lui-même, il fait partie de sa garde rapprochée…

Deux semaines plus tard, pour son 90e anniversaire, le 16 février 1949, le savant en colère est décoré de l’ordre de Lénine. Cette tentative de l’apaiser échoue. Il récidive et, dans une seconde lettre à Staline, fait un éloge vibrant de Lina Stern, Boris Chimeliovitch et Jacob Parnass, membres du Comité antifasciste juif, récemment arrêtés. Il accuse le ministère de l’Intérieur et réclame l’intervention personnelle de Staline : « Leur arrestation est une manifestation de cet antisémitisme qui a étrangement, mais très largement, fleuri ces dernières années dans notre pays. » Il lui demande de s’occuper personnellement de cette affaire pour éviter « l’arbitraire et la condamnation d’innocents[1420] ». Staline ne répond pas plus à cette seconde lettre qu’à la première, mais laisse son auteur en paix.

Le nom de Staline n’est prononcé à aucun moment au cours de la campagne engagée, qui se traduit par la chasse aux pseudonymes (derrière Kholodov se cache Mayerovitch, derrière Jasny, Finkelstein, derrière Malniko, Melmann, etc.). Certains de ces journalistes avaient pris des pseudonymes russes pendant la guerre sur la demande expresse du Bureau d’information soviétique ou de leur rédacteur en chef pour démentir la propagande nazie sur le judéo-bolchevisme. La campagne dure trois mois, jusqu’à un article de la Pravda du 7 avril, qui dénonce dans le cosmopolitisme un « instrument idéologique de la réaction américaine ». Pendant ce trimestre de chasse aux sorcières, Staline n’intervient jamais en public contre les victimes réduites au chômage (mais pas au Goulag). Fin février, il a réuni les rédacteurs en chef des grands journaux et les a sermonnés : « Il est inadmissible de dénoncer les pseudonymes littéraires, cela a un relent d’antisémitisme[1421]. »

Contraint de laisser tranquilles les physiciens, Staline pense à se rattraper sur les médecins. Un jour d’été 1949, pendant ses vacances à Sotchi, il convoque le ministre de la Santé, Efim Smirnov, et lui demande de préparer une « discussion » sur la physiologie, qu’il veut mettre au pas. Lors d’une promenade au milieu des orangers, il se tourne soudain vers Smirnov et lui demande : « Pourquoi est-ce le même médecin qui a soigné Jdanov et Dimitrov [qui venait de mourir dans un hôpital de Moscou en juillet 1949] ? » Smirnov lui rappelle les causes de la mort des deux hommes. « Le même médecin[1422] », reprend Staline pensif, qui trouve le premier fil d’une intrigue aux ramifications complexes.

C’est le début d’un entrelacs de cabales qu’il va tenter de relier les unes aux autres en un écheveau unique : la traque du Comité antifasciste, la liquidation des dirigeants de Leningrad, la mise à l’écart de ses derniers vieux lieutenants, la mise en cause de la Sécurité d’État et la fabrication d’un complot de médecins assassins. En mars 1949, il remplace au poste de ministre des Affaires étrangères Molotov, dont la femme, Jemtchoujina, a appartenu au Comité antifasciste juif, par Vychinski, cet homme qu’il terrorise. Il vise aussi Kaganovitch et Mekhlis. Abakoumov demande à Fefer d’indiquer les positions de Kaganovitch sur les problèmes juifs, et en particulier sur la Crimée, et de confirmer si les Américains ont invité Mekhlis aux États-Unis. Staline prépare donc des dossiers sur les derniers juifs du Comité central.

Envisage-t-il alors de préparer un procès public ? Abakoumov semble le subodorer. Et l’instruction tente d’imputer aux accusés un nationalisme juif débouchant sur l’espionnage systématique. Le résultat de l’instruction est lamentable. Tous les écrivains sont accusés d’avoir écrit en yiddish pour maintenir la langue yiddish et affirmer par là une conscience juive. Un journaliste se voit reprocher d’avoir rendu public le nombre de juifs liquidés par les Allemands en Biélorussie, et en particulier dans le ghetto de Minsk, informations que l’enquêteur juge confidentielles et relevant du secret militaire et du secret d’État. Un écrivain est convaincu d’avoir communiqué aux Américains des renseignements « concernant les recherches sur de nouveaux traitements de maladies de l’estomac ». Et la liste s’allonge : un journaliste est accusé d’avoir livré aux Américains le nom du chef, juif, de l’atelier d’outillage de l’usine automobile Staline et de leur avoir fourni des renseignements ultraconfidentiels sur Svetlana Staline. « Les Américains voulaient connaître les changements de sa vie, ses occupations avant la guerre, ses activités préférées. Ils s’intéressaient aussi à ses activités culturelles pendant la guerre, si elle fréquentait l’opéra et le ballet, voulaient connaître ses espoirs personnels, ses souhaits, ses plans d’avenir, son attitude envers l’Amérique, son opinion sur la situation des femmes et sur les raisons qui poussaient les femmes à combattre le fascisme. » C’est ainsi que la CIA complotait contre l’URSS. L’enquêteur croit bon d’ajouter : « Il est inutile de préciser l’importance de tels renseignements[1423]. » Certes, mais Staline n’en semble pas convaincu. Comment monter un procès public sur la base de telles fadaises ?

En revanche, la campagne antiyougoslave semble se dérouler au mieux. Une troisième réunion du Cominform se tient du 16 au 19 novembre 1949 en Hongrie. Une semaine auparavant, le Comité central du parti polonais a chassé de ses rangs Wladyslaw Gomulka, que la police politique arrêtera le 31 juillet 1951. Son expulsion donne le ton à la réunion qui a été préparée dans des conditions conspiratrices très strictes : ni le lieu ni la date de la rencontre n’ont été rendus publics. Rakosi, chargé de l’organiser, ne comprend pas, et, vingt ans après, ne comprendra toujours pas, les raisons de ce secret. « Mais, écrira-t-il, puisque Staline insistait là-dessus, nous le soutenions naturellement[1424]. » La réunion se tient dans le sanatorium de Gaiadete, préalablement fermé, officiellement pour réparations. Les trois rapports, chefs-d’œuvre de la langue de bois, celui de Souslov sur la lutte pour la paix contre les fauteurs de guerre, celui de Togliatti pour l’unité des forces démocratiques, et celui de Gheorghiu-Dej pour le renforcement de la lutte contre la clique de Tito, tout comme les résolutions adoptées, relèvent de la routine bureaucratique. Les vraies décisions se prennent ailleurs.

Ce goût du secret témoigne d’une méfiance généralisée que le vieillissement accéléré a radicalisée. Ainsi, lorsqu’il quitte le Kremlin pour aller rejoindre sa villa en compagnie de ses lieutenants, Staline dicte au chauffeur un itinéraire compliqué, qu’il s’applique chaque soir à varier pour tromper d’imaginaires ennemis embusqués. Khrouchtchev, installé dans la seconde voiture, s’étonne de ces fantaisies auprès de Beria et de Malenkov, en général installés d’habitude dans la voiture du Guide, et leur demande un jour ce qu’ils ont à zigzaguer par les ruelles. Les deux hommes se défendent : « Ce n’est pas nous qui définissons l’itinéraire. C’est Staline lui-même qui désigne les rues[1425]. » C’est à cette époque qu’il fait construire une seconde palissade à sa villa : des chiens de garde arpentent l’espace entre la première et la seconde. En même temps, note Khrouchtchev, « la solitude lui pesait ; il ne supportait pas de rester seul, il avait besoin des gens ». À peine levé, il appelle un membre du Bureau politique pour parler de n’importe quoi et cherche tous les prétextes pour faire durer la discussion, même si elle porte sur un problème que « l’on aurait pu régler en deux minutes[1426] », note Khrouchtchev, qui ajoute plus loin, en évoquant sa disparition : « Depuis longtemps, la mort le suivait comme une ombre » de plus en plus envahissante qui s’étend sur son entourage : « Nous tous, autour de Staline, nous étions des condamnés en sursis[1427] », note encore Khrouchtchev. Autrement dit, plus il fait le vide autour de lui, plus il souffre. Mais rien ne l’arrête.

À compter de cette époque, souligne sa fille, « il était aigri contre le monde entier, n’avait plus confiance en personne ». Il réagit même à quelques remarques critiques bénignes qu’elle s’autorise en lui reprochant de tenir, elle aussi, « des propos antisoviétiques ». Jugeant désormais impossible de lui dire quoi que ce soit, elle l’évite ; de son côté, il ne cherche plus à la rencontrer. Elle ne le voit plus dès lors que deux, trois ou quatre fois par an et, ajoute-t-elle, « chaque fois que j’allais chez lui, j’avais envie de me sauver[1428] », tant l’atmosphère était irrespirable. Le Kremlin, où il ne se rend plus, l’est tout autant et, en 1952, elle le quitte. Il ne fait plus illusion sur grand monde. Rakosi, qui le voit chaque année, affirme pourtant qu’en 1950, « Staline avait encore l’esprit assez vif[1429] ». Mais le fidèle Molotov lui-même fait un constat presque unanimement partagé : « Dans les dernières années, Staline a commencé à baisser […] chez Staline, la sclérose se voyait beaucoup ; en outre, il devenait très nerveux et soupçonnait tout le monde. Sa dernière période, selon moi, a été très dangereuse. Il tombait dans certains excès[1430]. » Pour le moins. La mémoire et la lucidité, de plus en plus intermittentes, baissent inéluctablement. Un jour de 1949, il convoque dans son bureau du Kremlin plusieurs de ses collaborateurs et leur déclare : « La Pravda célèbre sans retenue le culte de la personnalité. Il faut changer le comité de rédaction ! » L’assistance, muette, attend. Qui oserait confirmer l’existence de ce culte ? Staline déambule d’un pas lent et lourd en égrenant les noms des « nouveaux promus » au comité de rédaction de la Pravda, dont certains ont été fusillés depuis longtemps. Il arrive ainsi à Staline vieillissant de mélanger le présent et un passé qui le hante et d’évoquer Zinoviev ou Boukharine comme s’ils étaient encore en vie. Pétrifiées, les personnes présentes ne soufflent mot. Par chance, le rédacteur en chef désigné, Mikhail Souslov, est vivant…

Cette sclérose se marque aussi dans l’attention croissante qu’il accorde à des détails, destinée à suggérer son souci des problèmes quotidiens des gens. Ainsi, le 1er mai 1949, recevant à sa datcha un groupe de cadres du Parti, dont le premier secrétaire du PC de Moscou, Popov, il porte, à la fin du repas, un toast à ce dernier, puis lui demande s’il est vrai que les toilettes publiques ont disparu à Moscou. Si oui, dit-il, « il faut régler rapidement cette question. Il faut installer à Moscou une quantité suffisante de bonnes toilettes. Il faut construire des toilettes souterraines dans le centre de la ville […] et aussi sur la place Rouge ». Il ne précise pas s’il envisage de les faire installer en face du Mausolée, mais, faisant allusion à la parade du 1er Mai, qui mobilise, des heures durant, des centaines de milliers de citoyens à l’enthousiasme obligatoire, il s’attendrit sur leur sort : « Tenez, aujourd’hui, il n’est pas possible que des gens restent debout six ou sept heures sans pouvoir se rétablir. C’est difficile. » Et il propose pour les grandes fêtes d’installer des toilettes mobiles montées sur voitures[1431].

Le seul ministère des Affaires étrangères soumet à son examen, pendant les mois d’été 1949, le projet de directive à la délégation soviétique au premier congrès international des biochimistes, l’invitation en URSS des équipes de lutteurs tchécoslovaques et finlandais et de l’équipe hongroise de football Vasas, l’envoi des équipes masculine et féminine soviétiques de volley-ball au championnat du monde, le remplacement de l’exarque du patriarcat de Moscou en Europe occidentale et la nomination de l’administrateur ecclésiastique des paroisses orthodoxes de Hongrie. Cette hypercentralisation tatillonne s’effectue au détriment même des affaires de l’État. Le courrier du Kremlin qui lui est apporté chaque jour reste non ouvert dans son bureau de Kountsevo des semaines, voire des mois durant.

Un comité de 74 dirigeants et académiciens chargé de préparer le soixante-dixième anniversaire de Staline se réunit le 17 décembre pour enregistrer les décisions prises ailleurs : organiser une grande soirée au Bolchoï le 21 décembre, une grande réception gouvernementale au Kremlin le 22 décembre à partir de neuf heures du soir, attribuer l’ordre de Lénine à Staline. Il propose de créer de cinq à dix prix Staline internationaux « pour le renforcement de la paix entre les peuples » (sans aucun doute une idée de Staline lui-même). Dans les débats, Molotov souligne : « Les mesures proposées se distinguent par leur grande modestie. Cela répond à l’esprit et aux désirs du camarade Staline lui-même[1432]. » Pas question de s’y opposer, on s’en tiendra donc là. Le comité confirme. Les prix Staline de la paix, décide-t-on notamment, seront attribués le 21 décembre de chaque année ; les lauréats recevront, outre un diplôme, une médaille en or représentant Staline et un prix de 100 000 roubles (à l’époque, le salaire mensuel moyen d’un travailleur était de 70 à 80 roubles). Le premier de ces prix sera attribué en 1950. Un cinéaste propose qu’il soit attribué à Staline lui-même. Donner un prix Staline à Staline ? Étrange… L’idée est rejetée.

La cérémonie se déroule dans une atmosphère de ferveur religieuse. Staline, à moitié assoupi et le regard vide, paraît vaguement absent. Au nom du PC hongrois, Mathias Rakosi salue « notre père Staline[1433] ». Toute la suite est de la même eau… Cet anniversaire suscite un véritable délire organisé dans le monde entier par les partis communistes des cinq continents. Staline est le plus grand savant et le plus grand génie de toute l’histoire de l’humanité et semble même triompher du temps. Plus il se rabougrit et se ride dans la réalité, plus il rajeunit sur ses portraits. La Pravda du 21 décembre 1949 publie un grand article intitulé « Notre Staline bien-aimé », revu par lui-même. On reconnaît sa main dans les éloges dithyrambiques et les métaphores à la cohérence douteuse qui donnent l’impression d’un pastiche : « Le peuple voit dans le camarade Staline un aigle des montagnes » qui, « tel un brillant flambeau, illumine la voie vers les sommets du communisme. Ce nom est l’incarnation du courage, de l’héroïsme, de la gloire et des grandes victoires des travailleurs qui vivent à l’époque stalinienne […] et réunit les meilleurs des traits de l’humanité laborieuse, ses espoirs, et ses attentes, sa puissance et sa gloire […]. Ses plans géniaux qui jettent les bases de notre grandiose présent et de notre avenir encore plus radieux […] transforment les travailleurs moyens en combattants, en héros, et multiplient chaque jour des exploits sans précédent ». L’aigle se transforme plus loin en pilote qui « surmonte toutes les difficultés, contourne les écueils, sûr de lui, avec un sens génial de l’anticipation ». L’aigle pilote est aussi thaumaturge. La Pravda du 17 février 1950 exhorte ses lecteurs : « Si vous rencontrez des difficultés dans votre travail ou si vous doutez soudain de vos capacités, pensez à lui, pensez à Staline […]. Si vous vous sentez fatigués à un moment où vous ne devriez pas l’être, pensez à lui, pensez à Staline, et votre travail sera achevé à la perfection. » L’article n’indique pas si la recette vaut aussi pour les détenus du Goulag. Loin des contraintes moscovites, Paul Eluard chante, lui aussi, le septuagénaire :

Et Staline pour nous est présent pour demain

Et Staline dissipe aujourd’hui le malheur

La confiance est le fruit de son cerveau d’amour…

Car la vie et les hommes ont élu Staline

Pour figurer sur terre leurs espoirs sans bornes[1434].

La nature est censée obéir à ses lois : il décide ainsi d’inverser le cours des fleuves de Sibérie en faisant couler vers le sud leurs eaux absurdement dirigées vers le pôle à travers la taïga et la toundra désertiques ; il envisage de barrer la Russie centrale d’une gigantesque ceinture forestière pour arrêter les vents qui dessèchent l’humus ; ses innombrables portraits au fronton des palais, dans les bureaux et les usines, attestent sa jeunesse inaltérée et inaltérable, ses statues dressées partout, du mont Pamir au canal Volga-Don, de Budapest à Sofia, lui confèrent l’éternité que les empereurs romains croyaient jadis obtenir en multipliant leurs effigies, brisées d’ordinaire au lendemain de leur mort… En 1951, il fait affecter 33 tonnes de cuivre à l’érection d’une statue colossale non loin de Stalingrad sur le canal Volga-Don. Ce culte tapageur masque le durcissement de la répression qui s’observe tout au long de 1949 et qui annonce une nouvelle Terreur. La Sécurité rafle tous les anciens déportés libérés à l’expiration de leur peine les années précédentes. En mars, pour briser la résistance nationaliste, il a fait déporter en Sibérie 32 000 Lituaniens (qui s’ajoutent aux 40 000 déportés en 1948), 42 000 Lettons, 20 000 Estoniens. Près de 100 000 Moldaves sont expédiés en Sibérie au cours de l’année. Mais ce n’est là encore que broutilles.

Les échecs de sa politique étrangère renforcent la nécessité de la terreur intérieure. Après la rébellion des communistes yougoslaves en 1948, 1949 est l’année de son revers cinglant en Chine. Staline a appuyé jusqu’au dernier instant Tchang Kai-shek. Pour justifier ce soutien à son entourage, il décrit Mao Tsé-toung comme un radis (« rouge à l’extérieur, blanc à l’intérieur »). C’est la version légumière de l’individu à double face traditionnel, celui dont il faut se méfier. En juillet 1949, la Sécurité arrête Mikhail Borodine, vieux bolchevik, longtemps conseiller militaire de Mao. Malgré l’appui militaire et financier américain, mais aussi le soutien politique de Staline, le régime de Tchang Kai-shek, qui s’enfuit à Formose avec les débris de son armée, s’effondre. En octobre 1949, l’Armée populaire chinoise prend Canton, et la République populaire de Chine est proclamée. Staline, rancunier, fera fusiller Borodine en mai 1951.

La victoire de la révolution chinoise accroît la défiance, sinon l’hostilité de Staline à l’égard des communistes chinois. Mao Tsé-toung en discutera longuement, sept ans après, avec l’ambassadeur soviétique à Pékin, loudine, l’ancien rédacteur en chef du journal du Cominform. Selon lui, la première source de cette défiance s’expliquait par la crainte que la Chine ne devienne une seconde Yougoslavie, crainte qui se vérifiera plus tard. Les mêmes raisons produisent les mêmes effets : les communistes chinois ayant pris le pouvoir, comme les Yougoslaves, à la tête d’un profond mouvement populaire qui balaie l’ancien État, son appareil et les rapports sociaux sur lesquels il reposait, il y a toutes les raisons de penser qu’ils aspireront à l’indépendance complète. On me qualifiait alors souvent, dit Mao Tsé-toung, de « Tito chinois[1435] ».

À la mi-décembre 1949, Mao Tsé-toung se rend à Moscou pour demander la signature d’un traité de collaboration et d’entraide entre la Chine et l’URSS qui se substituerait à l’ancien traité signé avec le Koumomintang. Staline décide d’abord d’humilier le dirigeant chinois. À l’arrivée du train à Moscou, Mao invite les deux dirigeants de la délégation soviétique, Boulganine et Molotov, à goûter avec lui des spécialités préparées à leur intention. Les deux hommes, mandatés à cet effet, refusent. C’est une première offense. Le 16 décembre, Staline reçoit brièvement au Kremlin Mao Tsé-toung, qui lui demande de signer le traité de collaboration. Il esquive la question et plastronne : « L’Amérique a beau brailler à la guerre, elle a peur de la guerre plus que tout ; l’Europe a peur de la guerre ; il n’y a personne pour se battre avec la Chine[1436]. » Il fait installer Mao dans sa villa la plus éloignée de Moscou, celle où il ne se rend jamais, à Oussovo, et l’y oublie. Mao insiste et propose de faire venir à Moscou son ministre des Affaires étrangères, Chou En-laï, pour le signer. Selon Mao, Staline s’insurge : « Ce serait inopportun, la presse bourgeoise se mettra à crier que tout le gouvernement chinois se trouve à Moscou ! » Il refuse ensuite de rencontrer Mao, qui, au bout de quelques jours, téléphone chez lui. On lui répond que Staline n’est pas là et on lui propose de rencontrer Mikoian. « Tout cela m’offonsa[1437] », dit Mao. « Mao était terriblement vexé », confirme l’interprète Kovaliov qui, mandaté par Staline, proposa à Mao de faire du tourisme dans le pays. Le dirigeant chinois refusa et répondit qu’il préférait se reposer à la villa, où il se calfeutra.

Un mois plus tard, on lui remit le texte d’une interview signée par Staline. Mao y lut avec satisfaction l’annonce que des négociations – en réalité pas encore ouvertes – avaient commencé à Moscou en vue de la signature d’un traité d’amitié entre l’URSS et la Chine. L’Angleterre et l’Inde avaient, au début de janvier 1950, reconnu la Chine populaire. Staline ne pouvait donc faire moins. Il reçut Mao, le 22 janvier 1950, et parapha avec lui… un traité de type colonial. À l’initiative de Staline, souligne Mao, la Mandchourie et le Sin-kiang devenaient zones d’influence soviétique, et Port-Arthur une base militaire soviétique. Le traité créait quatre sociétés mixtes qui allaient mettre en œuvre le pillage des richesses de la Chine au profit de Moscou.

Pour préparer la nouvelle purge, Staline doit donner un nouveau visage à l’ennemi du peuple. Le trotskyste, c’était hier, le titiste, c’est pour les démocraties populaires, le juif ne peut pas être proclamé publiquement. Et voilà qu’il trouve : l’ennemi, aujourd’hui, c’est le badaud qui manque de vigilance, le « naïf aveugle ». Il le définit, lors d’une rencontre au Comité central, dès le 30 mars 1949 : « Où se trouve aujourd’hui le danger principal ? Chez les crétins et les aveugles naïfs. Notre pays peut périr à cause de ces gens honnêtes mais aveugles […]. Les ennemis mènent leur politique par la main de ces imbéciles[1438]. » L’ennemi avéré manipule ainsi l’ennemi inconscient qui se prend et que l’on prend pour un ami.

La même année, de plus en plus soucieux de sa sécurité personnelle, il fait construire par les usines ZIS (Usines Staline) une voiture blindée spéciale. Ce véritable monstre ne se distingue pas par son apparence extérieure du modèle standard pour dirigeant. Mais les vitres, d’une épaisseur de 8 millimètres, pèsent près de 100 kilos. La voiture comporte un double plafond et un double plancher. Le poids total de ce petit tank est de 7,3 tonnes. Sa disposition intérieure est curieuse. Un vaste espace sépare les sièges avant du siège arrière, et un strapontin est fixé au dos du siège arrière droit. Son occupant est à peu près invisible de l’extérieur. C’est sur lui que Staline, hanté par l’idée d’un attentat, s’assied le plus souvent, tassé devant les deux gardes confortablement installés… De 1949 au printemps 1953, Staline fait construire trente de ces voitures. Vingt sont stationnées à Moscou, deux à Leningrad, les autres, en Crimée, à Sotchi, au Caucase, prêtes à tout moment à accueillir le guide et ses deux gardes du corps. Après sa mort, Khrouchtchev les fera fondre. Une seule échappera à la destruction : elle se trouve au musée des Voitures de Riga…

En janvier 1950, Staline rétablit la peine de mort. Mais il sait qu’il n’est pas de bonne terreur sans bonne propagande et s’attache à régler la crise économique menaçante par un mélange de désinvolture, dont la baisse annuelle des prix est une forme, et de brutalité répressive. En décembre 1949, il a décrété une baisse des prix, renouvelée les trois années suivantes, des principales denrées : 10 % sur le pain, le beurre, le saucisson et la viande, 20 % et plus sur la vodka et sur les objets rares (les montres) et rarissimes (les postes de télévision). La mesure, économiquement impraticable, exige la baisse du prix d’achat aux paysans, de moins en moins incités à vendre leur production personnelle, avec pour conséquence des ruptures de plus en plus fréquentes de l’approvisionnement. La baisse du prix d’une denrée accroît ainsi la difficulté de se la procurer. La mesure aggrave les difficultés économiques. Sa reconstruction s’étant effectuée à l’ancienne, en dehors de la division internationale du travail, l’économie soviétique accuse, au début des années 1950, un retard croissant sur celle des pays européens et sur les États-Unis, que le pillage des démocraties populaires ne comble pas. Privilégiant toujours le charbon, Staline se soucie peu du pétrole et de l’industrie chimique, quasiment inexistante. La productivité du travail reste de trois à quatre fois inférieure à celle des pays capitalistes avancés. L’agriculture ne nourrit pas convenablement les 180 millions de Soviétiques.

Il laisse aller à vau-l’eau la préparation du cinquième plan quinquennal, qui doit débuter en janvier 1950, et ne sera promulgué qu’en août 1951, c’est-à-dire avec vingt mois de retard. Depuis 1947, Staline ne préside plus les séances du Conseil des ministres. En ce début d’août 1951, il s’installe à la place du président, empoigne le dossier contenant le projet de plan, lit un bref rapport oral et déclare aux ministres présents : « Voici le plan. Qui est contre ? » Rien dans l’attitude de Staline ne suggère qu’il soit hostile à un projet qu’il n’a d’ailleurs, d’après Khrouchtchev, pas lu. Les ministres se regardent et se taisent. Staline demande « Adopté ? » Un oui unanime lui répond. Le texte est voté. Le tout a duré dix minutes. À la sortie de la séance, Staline invite les membres du Bureau politique présents à venir voir un film. Une fois entré dans la salle de cinéma, il se tourne vers eux et s’exclame : « Nous les avons bien roulés, hein[1439] ? »

La seconde réponse au marasme économique, plus sérieuse, mais aussi inefficace, est l’extension du Goulag, auquel Staline accorde de plus en plus d’attention et d’intérêt dans les dernières années de son règne.

Dès janvier 1948, il a fait créer des « camps spéciaux », installés à Kolyma, dans le Grand Nord sibérien, et au Kazakhstan, pour y interner, à l’expiration de leur peine, « les espions, les saboteurs, les terroristes, les trotskystes, les droitiers, les mencheviks, les socialistes-révolutionnaires, les anarchistes, les nationalistes, les émigrés blancs, les membres d’autres organisations antisoviétiques et groupes, et les personnes présentant un danger à cause de leurs liens antisoviétiques et de leur activité hostile ». Un décret du Conseil des ministres du 1er février 1948 fixe l’objectif de 180 000 détenus politiques jugés particulièrement dangereux. Le 2 octobre 1948, une instruction précise le « régime sévère » de ces détenus, utilisés prioritairement « à des travaux physiques pénibles » et soumis à « des exigences sévères concernant l’exécution des normes de production[1440] ». Leur journée de travail est fixée à dix heures. Le 5 mars 1950, le ministre de l’Intérieur, Krouglov, demande à Staline de hausser l’objectif à 250 000 détenus. Accordé. Au 1er janvier 1953, les dix camps spéciaux existants abriteront 210 000 détenus sur les 2 700 000 de l’ensemble du Goulag.

Chaque camp, normal ou spécial, adresse au ministère de l’Intérieur, section du Goulag, un rapport détaillé mensuel, trimestriel et annuel sur l’ensemble de son activité, La section opérationnelle du Goulag rédige une synthèse de ces rapports, qui finit sur le bureau de Staline. Ce dernier suit de près également le travail du réseau des « charachkas », systématisé par Beria, mini-camps scientifico-techniques qui rassemblent des savants, des chercheurs, des ingénieurs, des techniciens pour des travaux de recherche scientifique ou technique.

Staline exige que le ministère de l’Intérieur consacre l’essentiel de son activité au Goulag. Au début de 1949, il lui retire la gestion de la « milice » (la police), transférée au ministère de la Sécurité d’État. La majorité des rapports du ministère de l’Intérieur au Bureau politique portent sur l’activité du Goulag. En janvier 1950, par exemple, six sur dix, en deux semaines : sur le bilan du plan de ses grands travaux en 1949, sur le bilan de sa production industrielle en 1949, sur le creusement du canal Volga-Don, décidé en juin 1946, sur la construction de la route Moscou-Kharkov-Simferopol et de voies ferrées en 1949. C’est un souci qui augmente chaque année : les quatre rapports de janvier 1952 sont consacrés à la production du Goulag[1441]. Le ministère de l’Intérieur, devenu le ministère du Goulag, unifie ainsi la terreur politique de plus en plus impuissante et le travail forcé de plus en plus inefficace. Les convulsions qui secouent le système des camps avant même la mort de Staline en témoignent avec éclat et reflètent une situation plus générale.

On a longtemps attribué au Goulag et à sa main-d’œuvre d’esclaves une place prépondérante, voire centrale, dans l’économie de l’URSS stalinienne. Cette affirmation s’appuie sur l’organisation du Goulag en branches économiques et sur une estimation généreuse du nombre des détenus : la place attribuée au travail forcé dans l’économie soviétique est proportionnelle à cette évaluation. Le silence du Kremlin a longtemps favorisé la publication de chiffres astronomiques, allant de 5 à 17 ou même 20 millions de détenus. L’ouverture des archives du ministère de l’Intérieur a réglé la question : le Goulag en renfermait en chiffres ronds entre 2 500 000 et 2 760 000 au 1er janvier 1950, 1951, 1952 et 1953[1442].

À la main-d’oeuvre forcée du Goulag, on pourrait ajouter, après la guerre, les peuples déportés en totalité (Coréens en 1937, Allemands soviétiques en 1941, peuples du Caucase en 1943-44), ou partiellement (Moldaves, Estoniens, Lituaniens, Lettons) en 1940-1941, 1944-1945 puis 1949, au total 2 600 000 personnes. Mais, parqués à ciel ouvert, sous des tentes, des huttes, dans des zemlianki, dans des lieux inhospitaliers, ces peuples déportés ont consacré l’essentiel de leurs forces à survivre. La misère des Kalmouks déportés, par exemple, était si grande que Staline, dont le sentimentalisme n’est pas la vertu première, les a libérés en 1945 et 1946 des livraisons obligatoires à l’État, de l’impôt agricole spécial et de l’impôt sur le revenu !

Le Goulag est une institution typiquement stalinienne : sur le papier la liste de ses réalisations est impressionnante, la réalité (sauf pour la répression !), elle, est fantomatique. Le Goulag a construit des villes entières, creusé des canaux, construit douze voies ferrées, deux routes, trois centrales hydro-électriques, quatre combinats, exploité des mines de charbon, d’uranium, de cuivre, d’or, coupé du bois, etc. Les détenus fabriquent de tout, sauf, dit Soljenitsyne, de la charcuterie et de la confiserie, et cela sans aucun moyen mécanique, à la pelle, au pic et à la pioche, souvent sans gants ni vêtements chauds, dans des régions inhospitalières où règne un froid glacial la majeure partie de l’année.

Mais la réalité est bien différente du bilan statistique. Soljenitsyne l’affirme sans ambages : « Tout ce que les détenus du camp fabriquent pour leur cher État est du travail ouvertement, et au suprême degré, bousillé[1443] » : puits de mine creusés dans le sol gelé, comblés, recreusés, tranchées inutiles, production pourrissante ou détruite mais comptabilisée, et ainsi de suite, sont le tout-venant du Goulag. Même l’extraction des minerais (or, cuivre, nickel, chrome, fer) et du charbon est déficitaire. Les souvenirs des détenus insistent sur ce qu’ils appellent la « truffe » : les faux états, les relevés fantaisistes, les chargements fantômes, les malfaçons comptabilisées comme production effective, des canaux inutilisables comme le Bielomorkanal, des lignes de chemin de fer impropres à la circulation : ainsi la ligne Salekhard-Ingark, longue de 1 200 kilomètres, construite dans la toundra, et dont les rails se gondolent, ou la ligne Oussa-Vorkouta dont les rails, alignés sur les ossements de milliers de détenus, « flottent », et sur laquelle la locomotive et les wagons tanguent, même après l’exécution des constructeurs fusillés pour « sabotage ».

Selon Zoubtchaninov, déporté à Vorkouta, le charbon de Vorkouta revenait deux fois plus cher que le charbon du Donetz. Le transport, l’entretien et la surveillance des détenus, leurs multiples activités non productives et le coût de l’appareil policier représentent une part considérable du prix de revient du charbon. À Vorkouta, à peine plus d’un quart des déportés extraient du charbon. Soljenitsyne conclut : « Non seulement l’Archipel ne fait pas ses frais, mais le pays en est même réduit à payer fort cher le plaisir de le posséder[1444]. »

Effectivement, si « tout » ce que les détenus fabriquent est « bousillé » et donc inutilisable, le Goulag, géré par un énorme appareil policier bureaucratique pillard, coûteux et improductif, n’est pas rentable. Le détenu, mal nourri, mal soigné, mal vêtu, mal logé, mal chauffé, quoique bien surveillé, est peu productif. Les méthodes de travail manuel archaïques, la contrainte et la violence omniprésentes interdisent qu’il en soit autrement.

Le zek (ou déporté) affamé mais coûteux est un symbole du gâchis stalinien. Pour réduire leur coût, les camps passent, en 1949, au régime de l’autofinancement. Cela, pourtant, ne change rien. À cet égard, il est bien à l’image de l’économie stalinienne tout entière. Sa fonction répressive domine et entrave l’accomplissement de sa fonction économique. Le travail forcé, loin d’être au ceeur de l’économie stalinienne, n’est qu’une fonction dérivée et seconde d’un régime de terreur politique et policière, d’importance variable selon les secteurs, et dont, globalement, le rôle économique est secondaire.

Les dernières années de Staline sont marquées par l’extension d’un Goulag où s’entendent les premiers craquements, qui annoncent sa dislocation prochaine. L’administration est impuissante face à la lutte entre factions de droit commun rivales, qui étendent leur influence sur la masse des détenus. Chacune contrôle son site de travail ; les politiques s’allient souvent à elles contre l’administration, confrontée à une conjonction de forces jusqu’alors adverses. Comme l’écrit Soljenitsyne, « au début des années 1950, le système stalinien des camps, notamment dans les camps spéciaux, était mûr pour la crise. Du vivant même du Tout-Puissant, les indigènes avaient déjà commencé à rompre leurs chaînes[1445] ».

Le désordre au Goulag n’est que le reflet exacerbé de celui qui règne dans la société tout entière sous le talon policier et derrière l’apparence d’un ordre absolu. Staline tente de le pallier par l’extension de l’uniformité idéologique. Après la littérature, le cinéma, la biologie et l’histoire, la linguistique semblait promise à subir la campagne de rectification engagée depuis 1946. La victoire de Lyssenko en août 1948 donne des ailes aux disciples du linguiste « prolétarien » Marr, mort en 1934. Le 22 octobre 1948, le conseil scientifique de l’Institut de la langue à Leningrad condamne, dans une résolution communiquée à Staline, huit linguistes accusés de « refléter servilement les théories pourries du saussurianisme et du structuralisme » et de « lutter contre la linguistique matérialiste soviétique », et demande « des mesures concrètes visant à écraser la linguistique réactionnaire idéaliste[1446] ».

L’un des huit linguistes dénoncés, le Géorgien Tchikobava, avait écrit à Staline pour dénoncer le saccage de la linguistique soviétique par les marristes. En mars 1950, Staline le convoque à sa villa. Le 10 avril, il lui ordonne d’écrire un article qu’il discute attentivement. Tchikobava, surpris et ravi de voir qu’« on pouvait discuter avec lui », revient deux fois à la datcha de Staline s’entretenir longuement du texte final. « Staline ne supportait pas les obscurités, indique-t-il. Il s’intéressait aux questions de linguistique fondamentalement en rapport avec la question nationale[1447] », souci politique compréhensible dans ce pays aux 140 nationalités, soumises par Staline à une politique de russification rampante.

L’article de Tchikobava, publié dans la Pravda du 9 mai 1950, suscite une controverse dans les colonnes du journal jusqu’à ce que se produise un véritable coup de tonnerre. Le 20 juin, la Pravda publie un article de Staline, « À propos du marxisme en linguistique », bientôt suivi de « Quelques questions de linguistique », et enfin, le 2 août, d’une « Réponse aux camarades » (suivent quatre noms, dont celui d’un certain Kholopov, qui avait osé signaler à Staline qu’il écrivait en 1950 le contraire de ce qu’il avait écrit en 1930 sur la fusion des langues). Entre-temps, la Pravda publie des autocritiques de marristes, convaincus que leur plan d’écrasement de leurs adversaires se retourne contre eux. L’un d’entre eux, Tchemodanov, dans la Pravda du 23 mai, s’extasie en se flagellant : « Le nouveau travail génial du camarade Staline est un tournant dans l’évolution des sciences sociales […] l’exposé le plus remarquable, le plus complet et le plus systématique du marxisme dans le domaine de la linguistique. » Staline, pourtant, s’était contenté d’égrener quelques truismes et deux ou trois bourdes, comme l’affirmation, qu’il contredira lui-même cinq semaines plus tard, que les dialectes et les jargons constituent des ramifications de la langue nationale commune. Mais ces vétilles n’importent guère au regard de l’essentiel.

En feignant d’ouvrir une libre discussion sur la linguistique, il poursuit une double fin ; la première est de façade, la seconde plus profonde. Il reproche d’abord aux linguistes de ne pas se soucier d’élaborer une grammaire, un dictionnaire, des manuels pour la soixantaine de langues et dialectes oraux parlés en URSS, qui en sont dépourvus, et, en même temps, de ne pas préparer, ce faisant, les conditions pour faire du russe une langue « zonale », dominante en attendant d’être unique, sur tout le territoire de l’URSS. Le débat sur la linguistique est un élément de la politique de russification impulsée par Staline depuis 1945, à un rythme sans cesse accéléré.

Il poursuit une autre fin plus obscure. Staline s’avance toujours masqué. Dans son dernier texte du 4 août, il affirme, comme en passant : la thèse d’Engels selon laquelle, « après la victoire de la révolution socialiste, l’État doit dépérir », est fausse. Seuls peuvent y croire « les scolastiques et les talmudistes ». Pourquoi ? « Comme la révolution socialiste n’a triomphé que dans un seul pays et que le capitalisme domine dans tous les autres, le pays de la révolution victorieuse doit consolider au maximum l’État et son appareil, les services de renseignements, l’armée, s’il ne veut pas être écrasé par l’encerclement capitaliste. » Et il insiste : « La formule d’Engels […] est inapplicable dans le cas où le socialisme triomphe dans un seul pays pris à part, alors que le capitalisme domine dans tous les autres[1448]. » Tous les autres ? La formule est brutale : les démocraties populaires et la Chine, où la révolution vient de triompher, seraient-ils donc des pays capitalistes ? Le fameux « camp socialiste » ne serait-il donc à ses yeux socialiste qu’à moitié et truffé de chevaux de Troie bourgeois ?

Staline, ce faisant, conteste sa propre théorie du « socialisme dans un seul pays » : si l’appareil de coercition sociale, qu’il veut renforcer au maximum, est le reflet de la violence extérieure faite à la société soviétique par l’impérialisme avide de reconquérir un marché perdu, et qui peut lui imposer un énorme et coûteux développement de l’appareil d’État, la « société socialiste » autarcique subit donc le diktat et la marque du monde capitaliste environnant. Staline n’a cure de cet aveu. La théorie, chez lui, est toujours la servante de la pratique. La théorie du renforcement croissant de l’État et de ses organes coercitifs doit justifier le renforcement de la répression et annoncer une nouvelle étape de la Grande Terreur. Le faire au détour d’une libre discussion sur la linguistique est une de ces ruses auxquelles Staline se complaît.

Le procès à huis clos des dirigeants de Leningrad s’ouvre le 29 septembre 1950. Le 30 janvier, Staline avalise les propositions de condamnations que lui a soumises Abakoumov. Le procès, expédié au pas de charge, consacre vingt minutes à chaque victime. Les accusés sont convaincus d’avoir constitué, dès 1938 (l’année du troisième procès de Moscou, celui du « bloc des trotskystes et des droitiers »), un groupe antisoviétique et tenté de dresser le parti de Leningrad contre le Comité central. La lecture du verdict s’achève à une heure du matin dans la nuit du 30 septembre. Voznessenski, Kouznetsov, Popkov et trois autres dirigeants sont condamnés à mort et fusillés sur-le-champ. D’autres procès de Léningradois, débusqués aux quatre coins de la Russie fin octobre et début novembre, se concluent devant le peloton d’exécution.

L’affaire du Comité antifasciste juif semble atteindre sa conclusion avant le dernier acte de Leningrad. Jemtchoujina figure dans l’acte d’accusation, établi le 25 mars 1950, d’où a disparu le nom de Kaganovitch. Mais la faiblesse du scénario irrite Staline. Il fait juger et condamner, dans des procès à huis clos, quelques victimes de second plan, mais suspend l’instruction de l’affaire. Cet échec coûtera à Abakoumov sa carrière.

En septembre 1950, l’affaire de Leningrad est bouclée. Comme jadis Iejov, Abakoumov, on le sent bien, a fait son temps. Staline attend l’occasion de le liquider. Mais il n’a pas le temps de s’en occuper immédiatement. Il part en vacances et reprend son souffle. Pendant cinq mois, son bureau du Kremlin restera désert. Il n’y recevra personne entre le 1er août et le 22 décembre 1950.

Il ne se manifeste d’ailleurs plus en public, si l’on excepte quelques apparitions rituelles sur le Mausolée aux fêtes du 1er mai et du 7 novembre. Il semble se terrer. De 1946 à 1950, il n’écrit que quelques messages de bonne année et quelques réponses laconiques à des journalistes. Malgré la tension de la guerre froide, il ne rencontre l’ambassadeur américain Bedell Smith que quatre fois en trois ans. Mais alors même qu’il semble s’effacer, son culte prend des dimensions nouvelles. Toutes les capitales d’Europe orientale, à l’exception de Varsovie, érigent d’immenses statues à sa gloire. Ce tapage peuple le silence maladif et soupçonneux où il se terre.

Pour pallier la paralysie du système, qu’il amplifie par son absence, Staline procède à des réorganisations incessantes du Conseil des ministres, de ses bureaux spécifiques à géométrie variable, et de son Bureau général aux prérogatives obscures. La stérilité de ces efforts le conduit à préparer une grande purge du type de celle de 1937-1938, qui avait entièrement renouvelé l’appareil du Parti et de l’État et liquidé des témoins gênants du passé. Dans cette perspective, il tente de rompre le monopole de la Sécurité d’État (MGB) en développant les fonctions répressives de l’appareil du Parti lui-même et en instaurant une sorte de sécurité d’État du Parti dont la direction est confiée à Malenkov et à Chkiriatov. Il crée à cet effet, au début de 1950, une prison spéciale du Comité central, placée sous l’égide de la commission de Contrôle, que préside Chkiriatov.

Ce gardien de la morale du Parti annonce déjà les privatisateurs mafieux de l’ère Eltsine : le 15 mai 1949 Dekanozov, vice-président du Gousimz, informe Beria que Chkiriatov a déposé 800 000 francs suisses sur un compte secret en Suisse, sous le pseudonyme de Vladlen Nicolaievitch Klimov. Beria transmet au Bureau politique. Staline ne bronche pas[1449].

Malenkov supervise la construction de la prison en question qui peut accueillir jusqu’à 40 détenus. Une centaine de cadres du Parti y sont affectés. Staline avait déjà, à plusieurs reprises, insisté sur sa nécessité. Il avait même convoqué Beria, Mikoian et Boulganine pour prendre la décision de la construire. Bien que située à l’intérieur de la fameuse prison de la Sécurité d’État, Matrosskaia Tichina (en russe, « Le silence du matelot »), ce bloc échappe aux ministères de la Sécurité et de l’Intérieur. Selon Boulganine, cette prison spéciale était destinée aux « criminels du Parti », c’est-à-dire à des cadres dirigeants dont Staline voulait régler le sort sans passer par la Sécurité, peut-être parce qu’il prévoyait de l’utiliser contre certains de ses dirigeants. « C’est ainsi que Staline posa la question […]. Je pense, ajoute Boulganine, qu’il n’avait même plus confiance dans le MGB » et voulait « s’isoler des organes du MGB[1450] », plus exactement, s’affranchir de leur pouvoir, dont l’étendue menaçait le sien. Le 28 février 1950, Staline lui affecte un directeur et y fait transférer les accusés de l’affaire de Leningrad et certains dirigeants du Comité antifasciste juif, ainsi qu’un officier de sa garde personnelle, Fedosseiev. Le 12 juin 1951, le directeur de la prison, surpris, y recevra le ministre de la Sécurité lui-même, Abakoumov, puis, le lendemain, ses principaux collaborateurs. Après quoi ce bloc sera transféré sous le contrôle du ministère de l’Intérieur. Il était donc bien destiné à piéger les chefs de la Sécurité.

Comme au début de la grande purge de 1936-1938, Staline met peu à peu à l’écart un certain nombre de ses vieux collaborateurs relégués sur des voies de garage : après l’avoir placé à la tête de la commission de Contrôle en Hongrie, de 1945 à 1947, il nomme, malgré son inculture notoire, Vorochilov au poste dérisoire de président du Bureau de la culture du Conseil des ministres et simple membre du Conseil militaire principal du ministère de la Guerre. Il remplace par Khrouchtchev Kaganovitch, éphémère Premier secrétaire du PC ukrainien de mars à décembre 1947, puis le nomme à la fonction subsidiaire de président du Comité national de l’approvisionnement. Vorochilov racontera plus tard à Vassili : « Pendant ses dernières années, ton père manifestait de grandes étrangetés […]. Parfois, il me demandait comment allaient mes affaires avec les Anglais. Il me qualifiait même d’espion anglais […]. Je n’ai survécu que parce qu’il me connaissait depuis l’époque du front de la guerre civile[1451] », où les deux hommes vivaient côte à côte avec leur femme. Entre intimes, il soupçonne Molotov d’être un agent de la CIA. Sans doute dit-il cela, au début, sur le ton de la grosse blague, cherchant tout de même à intimider ses vieux et dociles camarades. Mais à force de répéter ces plaisanteries Staline leur donne consistance à ses propres yeux. Quoi qu’il en soit, elles débouchent sur la disgrâce des victimes : il n’invite plus Vorochilov au Bureau politique, ni à sa datcha. Peu avant son soixante-dixième anniversaire, il fait arrêter la femme, juive, de son fidèle secrétaire personnel Poskrebychev, qui, après trois ans d’instruction, sera fusillée pour espionnage, ainsi que la femme, juive elle aussi du fidèle Andreiev, Dora Khazan, les tantes de Svetlana, son premier mari, juif, Grigori Morozov, et le père de ce dernier.

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