CHAPITRE XXXII
En 1948 comme en 1937 ?

Le 27 décembre 1947, Abakoumov, accompagné de son vice-ministre, Ogoltsov, remet à Staline le procès-verbal des interrogatoires de Goldstein. L’entrevue dure une heure et demie. Staline donne-t-il alors aux deux hommes l’ordre précis de liquider Mikhoels, le président du Comité antifasciste juif ? Le fait-il lorsqu’il reçoit Abakoumov avec ses deux adjoints ?

On envoie Mikhoels à Minsk, flanqué d’un critique de théâtre agent de la Sécurité, sous prétexte d’y examiner les candidatures à l’attribution d’un prix Staline de dramaturgie. Un coup de téléphone invite bientôt les deux hommes à un mariage juif. Ils seront abattus en chemin, aux environs de la villa du chef de la Sécurité de Biélorussie, Tsanava. Un camion écrase leurs cadavres, qui sont ensuite déposés dans une ruelle près de la gare de Minsk pour déguiser le meurtre en accident. Un responsable de la Sécurité informe Staline du succès de l’opération par téléphone.

Staline fait embaumer Mikhoels par Zbarski, l’embaumeur de Lénine, publier un article élogieux sur lui dans la Pravda du 14, et organiser des funérailles solennelles en son honneur, le 15 janvier. Le soir même de la cérémonie, le poète yiddish Peretz Markich, membre du présidium du Comité antifasciste juif, écrit un acte d’accusation poétique transparent (« J’avance, sabré, tué, mon dernier souffle étranglé/Pareil à mon peuple, je garde les traces du forfait/Pour que tu me reconnaisses par ces plaies[1379] »).

Dans l’intelligentsia, surtout juive, le bruit court que Mikhoels a été assassiné. Staline contre-attaque aussitôt : en janvier-février, il fait attribuer à des juifs près d’un quart des 190 prix Staline et donne le nom de Mikhoels au Théâtre-Juif. Entre-temps, après la littérature et la philosophie, il s’est attaqué à la musique. Il a confié à Jdanov la rédaction d’un rapport contre la musique moderne, dite formaliste. Jdanov rédige un rapport général. Staline veut des coupables ! Jdanov, qui jouait du piano avec un doigt, peut-être deux, dénonce alors les plus grands dans son rapport : Mouradéli, Chostakovitch, Khatchatourian, Prokofiev. Clouer au pilori des idées n’intéresse pas Staline si elles ne s’incarnent pas dans des individus livrés à la vindicte publique du Chef. À la mi-janvier, un décret du Comité central condamne explicitement la musique « formaliste », déclarée « totalement fausse » parce que oublieuse du vieux folklore national. Mais Staline sait manier la carotte et le bâton, et cette condamnation n’empêchera pas au bout du compte Chostakovitch de recevoir cinq prix Staline, et Prokofiev six. Ils sont utiles, à leur corps défendant, au prestige international de l’URSS.

Le décret musical n’est qu’un intermède entre deux épisodes de l’affaire du Comité antifasciste juif. Abakoumov, dans une déclaration à Beria communiquée par celui-ci à Malenkov, le 2 avril 1953, prétendra que Staline a organisé lui-même, dans le détail, le meurtre de Mikhoels : « Staline a confié [à Abakoumov] la mission urgente d’organiser rapidement la liquidation physique de Mikhoels. » Apprenant que Mikhoels partait à Minsk, il lui « ordonna aussitôt de le tuer en simulant un accident de voiture ». L’ancien ministre de la Sécurité de Biélorussie, Tsanava, impliqué dans l’assassinat, insiste lui aussi : Abakoumov lui a téléphoné et demandé d’exécuter une mission importante « sur un ordre personnel de Staline ». Arrivé à Minsk, Ogoltsov annonça, lui aussi, la nécessité de liquider « Mikhoels sur décision du gouvernement et sur ordre personnel de Staline[1380] ». Ce texte qui cite cinq fois le nom de Staline est suspect. En effet, quatre semaines après sa mort, Abakoumov, emprisonné, et deux généraux de la Sécurité en disgrâce ne pouvaient décider seuls de mettre en cause le chef défunt en citant son nom comme celui d’un vulgaire mortel, alors que la Sécurité d’État se contentait toujours d’une vague dénomination, « l’Instance ». Seul Beria pouvait leur suggérer de charger Staline. Mais si ce dernier a effectivement discuté avec Abakoumov et ses adjoints des détails pratiques, c’est un changement notable : jusqu’alors il se contentait de fixer l’objectif. Aux exécutants d’en régler les modalités.

Le recours à l’assassinat s’explique avant tout par le fait que Staline ne voulait pas d’un procès public du Comité antifasciste juif. C’est qu’il soutient alors la création de l’État d’Israël. Un procès public aurait gêné sa politique étrangère. Mais l’assassinat permet aussi de déclencher un processus d’ensemble. À la mi-mars, Abakoumov remet à Staline une note sur l’activité antisoviétique d’un « réseau clandestin nationaliste juif en URSS ». Il explique : Mikhoels et Fefer se sont, dès 1943, vendus aux Américains lors de leur voyage aux États-Unis, ils leur ont promis de lutter pour la constitution d’une République juive de Crimée, futur « champ d’opération de la clique militaire américaine », et de diffuser le sionisme. Quelques jours plus tard, Lev Cheinine, juif, directeur de la section des enquêtes du ministère de l’Intérieur, ancien bras droit de Vychinski, puis assistant de Roudenko, le principal accusateur soviétique au procès de Nuremberg, part à Minsk enquêter sur la mort de Mikhoels. Staline, par cette diversion, suggère que cette mort est douteuse et qu’il veut la vérité.

La restalinisation de l’URSS au lendemain de la guerre se prolonge et s’aggrave dans les pays d’Europe centrale et septentrionale. Moscou y a imposé des gouvernements de coalition qui, en 1947-1948, se transforment en gouvernements des seuls partis communistes, ces derniers imposant la fusion aux partis sociaux-démocrates pour interdire à la classe ouvrière toute représentation indépendante des PC et réduire les autres au rang de faire-valoir. La prise du pouvoir par le Parti communiste tchécoslovaque à Prague, le 20 février 1948, parachève le processus. Ces « démocraties populaires » sont soumises à un pillage systématique de la part de l’URSS, qui y prélève, de 1946 à 1953, l’équivalent de 14 milliards de dollars de l’époque, par le canal des sociétés mixtes.

Au début de l’année, deux événements aggravent la tension entre Moscou, Belgrade et Sofia. Le 22 janvier, Dimitrov tient une conférence de presse dont il n’a pas averti Staline, et dont la Pravda reproduit un communiqué le lendemain. Il y annonce la réalisation prochaine d’une fédération balkanique, unissant toutes les démocraties populaires et la Grèce, où la victoire des partisans est, selon lui, proche. Staline, furieux, l’accuse, par un télégramme chiffré, le 24 janvier, d’avoir pris une « initiative nuisible qui porte tort aux pays de la nouvelle démocratie et facilite le combat des Anglo-Américains contre ces pays[1381] ». Il fait publier dans la Pravda du 28 une note qualifiant cette fédération de « problématique et tirée par les cheveux ». Staline est d’autant plus furieux que les Yougoslaves ont, en réalité, déjà pris deux décisions dans ce sens : ils ont, à la fin de 1947, créé deux unions balkaniques des syndicats et de la jeunesse, qui rassemblent les organisations de ces pays sans représentants de l’URSS. Aucun parti communiste concerné n’y a vu malice, et tous y ont fait adhérer les organisations sous leur contrôle. Dimitrov cède aussitôt. Il informe Moscou, et Staline personnellement, qu’il reconnaît son erreur. Mais c’est la deuxième fois en six mois que cet ancien élève docile désobéit à Staline…

L’ambassadeur soviétique à Belgrade, Lavrentiev, assaillait Moscou, depuis octobre 1947, de lettres et de télégrammes dénonçant le « nationalisme local » et l’« étroitesse nationale » des dirigeants du PC yougoslave. Staline n’y avait pas réagi pendant plusieurs mois. Mais l’ambassadeur n’aurait pas continué à bombarder Moscou de semblables brûlots s’il avait eu le sentiment de déplaire. Le 19 janvier, Tito, sans en avertir Staline, sollicite et obtient du dirigeant albanais Enver Hodja son accord pour l’envoi d’une division yougoslave en Albanie en vue de faire face aux menaces d’invasion grecque. Staline l’apprend par ses agents et se fâche. Après la fédération balkanique, c’est la deuxième initiative incontrôlée. Il convoque les dirigeants yougoslaves et bulgares à Moscou, le 10 février. Les signes d’indépendance des dirigeants communistes de l’Est l’inquiètent : ainsi les Polonais ont d’abord approuvé le projet de fédération de Dimitrov et Tito, et n’ont reculé que parce que Staline l’a dénoncé ; leur première réaction souligne le risque de contagion des velléités d’autonomie.

Le 10 février, au Kremlin, Staline morigène ses quatre invités, et surtout Dimitrov que Molotov accuse de faire le jeu des Anglais et des Américains en les aidant à renforcer leur intervention en Grèce. Il raille le goût pour les conférences de presse de Dimitrov, qui « parle de toutes ces questions sans être mandaté par personne[1382] ». Dimitrov bafouille des excuses ; Staline l’interrompt constamment et ricane : « Les Polonais et les Tchèques rient de votre fédération[1383] », puis il refroidit l’enthousiasme de ses interlocuteurs sur la Grèce : « Ces derniers temps, je commence à douter de la victoire des partisans » et, attribuant à ses interlocuteurs sa propre pensée, il ajoute : « Si vous n’êtes pas sûr de la victoire des partisans, alors, il faut réduire le soutien au mouvement partisan[1384]. »

En lieu et place d’une grande fédération balkanique, il propose, pour faire diversion, trois mini-fédérations orientales : une polono-tchèque, une hungaro-roumaine et une albano-bulgaro-yougoslave. Il feint même d’encourager l’union rapide des trois, mais dès que Tito et Dimitrov auront le dos tourné, il encouragera l’Albanais Enver Hodja à résister à un tel projet. Pour montrer sa souplesse d’esprit, il fait son autocritique sur la Chine : « Moi aussi, je doutais que les Chinois puissent gagner et je leur conseillais de s’entendre provisoirement avec Tchang Kai-shek. Ils ont été, dans la forme, d’accord avec nous, et, dans les faits, ils ont continué leur politique, à mobiliser les forces du peuple chinois […]. Il est apparu qu’ils avaient raison et nous tort. » Puis, grand seigneur, il ajoute : « Peut-être qu’ici aussi il s’avérera que nous avons tort[1385]. » Après avoir littéralement assommé Dimitrov, il conseille aux Yougoslaves de prendre l’Albanie intelligemment. Les Bulgares et les Yougoslaves s’engagent par écrit à se concerter avec les dirigeants soviétiques avant toute initiative internationale. Deux jours plus tard, Tito fait savoir qu’il envisage de venir prochainement à Moscou discuter avec Staline des malentendus concernant l’Albanie. Staline lui fait connaître sa satisfaction le surlendemain.

Ainsi rabroués et rassurés à la fois, Dimitrov et Tito doivent être dressés l’un contre l’autre et mis au pas. L’urgence est d’autant plus grande que le docile Rakosi lui-même demande, le 19 février, une réunion du bureau du Cominform pour discuter de l’attitude à adopter vis-à-vis de la fédération balkanique. Le 21 février, à Belgrade, Tito, Kardelj et Djilas reçoivent les deux dirigeants du Parti communiste grec, les informent de l’opinion de Staline sur leur absence d’avenir, mais leur affirment la nécessité de poursuivre la guerre de partisans et leur promettent l’aide yougoslave. Après ce pied de nez à Staline, le Bureau politique du PC yougoslave franchit le Rubicon le 1er mars : il s’affirme réservé sur la fédération avec la seule Bulgarie, craignant que la soumission étroite de ses dirigeants au Kremlin ne les transforme en instruments antiyougoslaves. Le ministre des Finances Jouyovitch, membre du Bureau politique, fait à l’ambassadeur soviétique un compte rendu de la réunion, immédiatement transmis à Moscou. Une semaine après, les dirigeants yougoslaves refusent de fournir à la mission commerciale soviétique les données chif frées qu’elle réclame sur l’état de leur économie. Lavrentiev en informe Moscou.

Staline le convoque en urgence et le reçoit le 12 mars, en présence des autres membres du Bureau politique. La réunion s’achève sur la décision d’écraser les prétentions yougoslaves à l’autonomie. Le 18 mars, la foudre s’abat sur Tito, nullement désireux de rompre avec Staline, et sur ses camarades. Un long télégramme de Molotov lui dénonce en effet une douzaine de péchés yougoslaves, dont « la prétention à un rôle dirigeant dans les Balkans et dans les pays danubiens », et l’informe du retrait de tous les conseillers économiques et militaires soviétiques[1386]. Staline s’attend à la capitulation. Mais rien ne vient. Le 27 mars, jour anniversaire de la révolte du 27 mars 1941 contre le gouvernement pro-nazi de Belgrade, Staline adresse à la direction du PC yougoslave une lettre secrète comminatoire, signée de Molotov et de lui, développant le contenu du télégramme précédent. Il lui reproche de proférer « des accusations antisoviétiques généralement enveloppées dans une phraséologie de gauche », de déclarer, comme jadis Trotsky, que « le PC russe dégénère » et sombre dans le chauvinisme russe, de bafouer la démocratie à l’intérieur du Parti communiste yougoslave, soumis au contrôle de la Sécurité d’État. Enfin, la lettre affirme que les dirigeants yougoslaves sont des « mencheviks » et le vice-ministre des Affaires étrangères yougoslaves un espion britannique[1387] !

Cette décision a des conséquences littéraires inattendues. Quatre jours plus tard, la commission pour l’attribution des prix Staline se réunit. Pour le prix de poésie, l’Union des écrivains a placé en numéro un de ses propositions une œuvre du poète Nicolas Tikhonov au titre malheureux, Le Cahier yougoslave. Impossible, dit Staline, de lui donner le prix. Tikhonov n’y est pour rien, on lui donnera le prix l’an prochain pour une autre œuvre (qui reste à écrire), mais « le problème est que ces derniers temps Tito se conduit mal ». Il déambule et reprend : « Il se conduit mal. Très mal », et, après un silence, ajoute : « Je dirais qu’il se conduit en ennemi[1388]. »

Le Kremlin soupçonne les dirigeants de plusieurs autres partis communistes est-européens d’être habités par les mêmes velléités d’indépendance que les Yougoslaves. Fin mars, le secteur de politique extérieure du Comité central du PCUS, dirigé par un protégé de Staline, Souslov, le futur « Cardinal gris » de la direction du Parti sous Brejnev, rédige donc une note sur « les fautes nationalistes de la direction du parti communiste hongrois[1389] ». Le 5 avril, il en rédige deux autres, l’une sur « les positions idéologiques antimarxistes de la direction du PC polonais », la seconde « sur quelques fautes du Parti communiste de Tchécoslovaquie[1390] ». Le cœur de la cible, c’est le nationalisme, c’est-à-dire le refus de se plier totalement aux volontés de Moscou. Les services de Staline constatent un étrange manque d’empressement des dirigeants de tous ces partis, en dehors du parti hongrois, à réagir à la réception de la lettre de Staline et Molotov du 27 mars aux dirigeants yougoslaves. Dimitrov fait voter à son Bureau politique la solidarité avec la position des Soviétiques mais oublie de les en avertir, alors qu’il informe Tito qu’il souhaite le voir à son prochain retour de Tchécoslovaquie. Gomulka et Gheorghiu-Dej, le secrétaire du PC roumain, trouvent outrée la mise en accusation des Yougoslaves.

Sur ces entrefaites, le 14 mai 1948, le mandat britannique cesse de prendre effet en Palestine. Le 15, Ben Gourion proclame l’État d’Israël. La guerre commence aussitôt avec les États arabes, qui soutiennent les Palestiniens. La Tchécoslovaquie livre massivement à l’armée israélienne des moteurs d’avion, des armes légères, des munitions. La plupart de ses avions de chasse sortent des usines Skoda. Des pilotes israéliens s’entraînent en Tchécoslovaquie. Un pont aérien fonctionne entre Prague et Tel-Aviv. La docilité du chef de l’État Gottwald, et du Secrétaire général du Parti, Slansky, vis-à-vis de Moscou, interdit de penser que Moscou n’a pas été consulté sur chacune de ces mesures auxquelles Staline a donné son aval et qu’il a, sans doute, même encouragées. De nombreux juifs tchécoslovaques partent en Israël. Des bureaux du Joint Committee fonctionnent à Prague, à Bucarest, à Budapest. De nombreux juifs, dans ces trois pays, partent en Israël ou s’engagent dans l’armée israélienne. À Moscou, Staline reçoit des centaines de lettres enthousiastes de juifs soviétiques demandant à partir pour Israël, voire de constituer une escadrille israélienne du nom de Joseph Staline. Le Cominform, son bureau et sa presse restent muets sur la question…

Le 24 mai, une grande soirée en l’honneur de Mikhoels est organisée dans son vieux théâtre. Derrière l’hommage à son président assassiné, Staline prépare la liquidation du Comité antifasciste juif. Mais il se concentre pour le moment sur les Yougoslaves. Il réunit alors régulièrement le « groupe des neuf », qui prend des allures de cellule de crise sur cette question, et tient lieu de Bureau politique. Le 8, puis le 16 juin, il prépare la seconde réunion du Cominform du 19 au 23 juin et rédige lui-même la résolution condamnant les Yougoslaves. Ce texte, soumis à la réunion des rédacteurs du journal du Cominform à Belgrade, est voté à l’unanimité.

Réuni les 13 et 14 avril, le Comité central du PC yougoslave réfute les accusations de Staline, qui, le 4 mai, frappe un second coup. Dans une seconde lettre, rédigée sur le ton d’un père sévère s’adressant à des enfants qui joueraient les adultes, il raille « l’orgueil exagéré des leaders yougoslaves » qui « ont cru que la mer ne leur arrivait qu’aux genoux ». Il prophétise : « L’orgueil provoquera leur chute. » Cette analyse psychologique sommaire est le leitmotiv de la lettre. Staline semble plus touché par le défi à son autorité que par les conséquences politiques mêmes de ce défi : « Les leaders yougoslaves ne sont pas atteints de modestie et continuent d’être étourdis par leurs résultats, pas si grands, après tout […] avec leurs vantardises exagérées ils ont cassé les oreilles à tout le monde[1391]. » Ce rappel à l’ordre, méprisant et lourdement ironique, traduit la certitude qui habite Staline : les dirigeants yougoslaves capituleront aujourd’hui ou dans quelques semaines. Devant leur résistance, Staline et Molotov leur envoient deux nouvelles lettres, les 4 et 22 mai, dont les copies, comme celles de la précédente, sont envoyées à tous les partis du Cominform. Elles masquent toujours les motifs réels du conflit (la fédération balkanique, l’Albanie, l’aide aux partisans grecs et l’accès libre des conseillers soviétiques aux informations économiques et financières) derrière des accusations idéologiques, qui ne sont qu’un paravent.

Tito fait arrêter les deux agents de Staline à la direction de son parti, Jouyovitch et Hebrang. Staline feint de croire qu’il veut les abattre, comme il l’aurait fait à sa place. Le 9 juin, au nom du Comité central soviétique (de Staline, en fait), Molotov accuse le Bureau politique yougoslave de « vouloir liquider physiquement » les deux hommes, auquel cas, écrit Molotov, le Comité central ne pourrait que considérer ses membres comme des « criminels de droit commun[1392] ». Il exige que des représentants soviétiques participent à l’enquête sur l’activité des deux hommes. Kardelj informe aussitôt l’ambassadeur soviétique qu’il n’est nullement question de les liquider, ce qui ne les empêche pas d’être exclus du PC yougoslave comme « groupe anti-Parti » quelques jours plus tard. Staline peut ainsi apparaître comme le sauveur de ses deux agents réprimés, mais loin de s’en féliciter, dans un nouveau télégramme du 19 juin, il qualifie, au présent et non plus au futur, le Bureau politique yougoslave de « criminels de droit commun[1393] » pour son seul refus d’accepter que des Soviétiques participent à l’enquête sur Hebrang et Jouyovitch. Refuser de céder au diktat de Staline, c’est donc être un « criminel de droit commun ».

La seconde réunion du Cominform se tient à Bucarest du 19 au 23 juin 1948, dans des conditions tout aussi conspiratrices que la première. Les dirigeants yougoslaves, invités, ne viennent pas. Ils craignent, selon les dires de l’un d’eux, de recevoir une balle dans la nuque. Staline contrôle personnellement son déroulement, avec plus de soin encore que celle de Pologne. Tous les jours, Jdanov, déguisé cette fois en Jouravlev, Malenkov en Maximov, et Souslov en Sorokine, lui adressent un compte rendu circonstancié, qu’il exige plus détaillé encore. Le choix de pseudonymes commençant par la même lettre que le patronyme véritable est peut-être lié aux défaillances de mémoire croissantes de Staline, qui, lui, reste Filippov. Avant l’ouverture de la réunion, les trois hommes l’informent des conversations de couloirs qu’ils veulent rassurantes. Les quatre délégués qu’ils ont rencontrés individuellement (Togliatti, Duclos, Gheorghiu-Dej et Rakosi) sont remontés contre les Yougoslaves, dont le parti, ils en conviennent tous, est dirigé par des agents anglo-américains. Le parti polonais est représenté par Berman et deux figurants. Les jours de Gomulka sont comptés. Le dossier de ses déviations nationalistes, inscrit à l’ordre du jour du prochain Comité central du parti polonais, à la fin août, est en cours de bouclage. Le trio envoie à Staline par avion le texte complet du discours du Bulgare Kostov, qui dénonce la volonté prêtée aux Yougoslaves d’avaler la Bulgarie à travers le projet de fédération balkanique.

Le trio s’attache, sur instruction, à gommer au maximum l’idée d’un bloc socialiste face au « bloc occidental » ou américain. Or, le lendemain même de la clôture de la conférence du Cominform, Staline prend une mesure qui précipite la confrontation. Il décrète, le 24 juin, le blocus de Berlin, ville sous statut d’occupation quadripartite ; la raison officielle de ce blocus, auquel les Occidentaux répondent par un pont aérien quotidien, est l’introduction par ces derniers, dans leur zone d’occupation, d’une nouvelle monnaie, le deutsche Mark, que Moscou ne reconnaît pas. La réforme monétaire n’est qu’un prétexte. Staline l’oubliera six mois plus tard lorsqu’il préparera sa volte-face. Ce blocus facilite alors l’alignement sur Moscou des dirigeants des divers Partis communistes, enfermés, face au tapage belliciste, dans l’union sacrée face à l’impérialisme. À l’inverse, le Parti communiste yougoslave, chassé la veille du Cominform, est, par son exclusion même, poussé vers l’autre camp. Staline s’en réjouit. Dans une lettre du 14 juillet au dirigeant tchécoslovaque Klement Gottwald, ce dernier lui ayant demandé d’élargir les thèmes de la dénonciation des dirigeants yougoslaves, Staline lui explique : « Notre but a été, à la première étape, d’isoler les dirigeants yougoslaves aux yeux des autres partis et de démasquer leurs machinations de filous. Nous avons atteint ce but avec succès. » Pour réussir la seconde étape, l’isolement de Tito et de sa clique au sein de son propre parti, il « faut du temps et il faut savoir attendre ». Mais il s’oppose à la publication des documents adoptés à la conférence, dont ne sont rendus publics qu’un bref communiqué et la résolution sur les turpitudes du Parti communiste yougoslave. Il ne veut pas, ajoute-t-il, « entrer en discussion avec les acrobates politiques yougoslaves[1394] ». Acrobates ? Il semble craindre des révélations embarrassantes. Il ne croit en tout cas pas à ses propres rodomontades à usage interne. Mais il se venge en envoyant pour dix ans au Goulag la première femme de Tito, Pelagueia Belooussova, divorcée pourtant depuis avril 1936, remariée à un photographe soviétique, Piotr Rogoullev, et que Tito avait depuis longtemps effacée de son existence. Selon le New York Times du 29 juin, « les milieux bien informés pensent que le maréchal Tito s’inclinera devant les exigences du Kremlin ou qu’il sera remplacé ». Mais les dirigeants yougoslaves, portés au pouvoir par un mouvement populaire, sommés de choisir entre le suicide politique et la résistance, optent pour la résistance et provoquent ainsi une première fissure dans l’empire stalinien aux pieds d’argile.

Derrière le vocabulaire conquérant des motions, les hésitations des dirigeants des démocraties populaires attestent la pertinence des craintes de Staline. Les Yougoslaves ont envoyé des invitations aux dirigeants de tous les partis du Cominform et à ceux d’Albanie, de Grèce et de Finlande, désireux d’y adhérer, à assister à leur Ve congrès, qui s’ouvre le 21 juillet. Rakosi veut s’y rendre pour y intervenir et « influer sur la situation en Yougoslavie ». Mais qui dit intervention dit discussion, ce dont Staline ne veut en aucun cas. Il ne connaît que la soumission et la répression. Assister au congrès des excommuniés, ce serait, de plus, leur reconnaître encore la qualité de parti frère. Staline fait donc réunir d’urgence un Secrétariat du Cominform à Bucarest, le 5 juillet. Il le prépare avec Souslov, qu’il reçoit à cette fin au Kremlin quatre jours de suite. La présence dans la délégation soviétique de la grise étoile bureaucratique montante, Souslov, confirme que Jdanov, placé sous son contrôle, glisse sur la pente de la disgrâce…

Staline conjugue avec la chasse aux « titistes » de sourdes intrigues d’appareil de plus en plus complexes et des mesures de durcissement interne. Alors même qu’il éloigne Jdanov, il place une mine sous les pieds de Beria. En mai 1948, le Bureau politique géorgien dénonce l’un de ses secrétaires, Charia, coupable d’avoir fait imprimer et diffuser à 75 exemplaires, en 1943, un poème consacré à son fils emporté par la tuberculose. Cinq ans après l’événement, le Bureau limoge Charia pour avoir « écrit à l’occasion de la mort de son fils une œuvre en vers idéologiquement nuisible, pénétrée d’un profond pessimisme et marquée par des attitudes mystico-religieuses[1395] ». Le 31 mai 1948, le Bureau politique du PCUS lui-même reprend mot pour mot la critique du Bureau politique géorgien, qui a donc été établie à Moscou et visée, voire rédigée par Staline en personne. Charia ne se contentait pas d’écrire des vers. En 1945, Beria l’avait envoyé à Paris pour faire revenir au pays des mencheviks géorgiens exilés. Il avait échoué, mais ramené le neveu de la femme de Beria, Gueguetchkori, capturé par les Allemands pendant la guerre puis enrôlé dans la « légion géorgienne » antibolchevique. A travers Charia, c’est Beria qui est menacé. Staline attendra trois ans pour jeter Charia en prison et tenter de lui extorquer des aveux contre son patron.

Les paysans succèdent au secrétaire-poète : le 2 juin 1948, un décret du présidium du Soviet suprême ordonne la déportation des paysans « refusant d’accomplir le nombre minimal de "journées-travail" [rémunérées de façon purement symbolique si l’on considère la pauvreté de la majorité des kolkhozes] et menant une existence de parasite ». Une nouvelle vague de paysans est envoyée au Goulag[1396].

Après les paysans, vient le tour des biologistes. Les positions du biologiste « prolétarien » Trofime Lyssenko se sont sensiblement affaiblies au lendemain de la guerre, son frère ayant eu la mauvaise idée de passer du côté de l’occupant. Staline, quoique partisan de la responsabilité familiale, ne semble pourtant pas trop lui en vouloir. En novembre 1945, Lyssenko annonce pompeusement une nouvelle découverte : Darwin s’est trompé en affirmant la concurrence intraspécifique (entre membres d’une même espèce), base de la théorie de l’évolution des espèces. Lyssenko transforme en loi biologique le dicton populaire selon lequel les loups ne se mangent pas entre eux. Se targuant, à l’instar de Staline, d’être un praticien, il élabore un grand projet de plantation d’arbres en nid, fondé sur cette théorie, afin de créer de vastes rideaux d’arbres dans les steppes, pour arrêter les vents et protéger les cultures de la sécheresse. La Pravda, enthousiaste, publie un dessin montrant Staline, la pipe dans la main gauche, penché sur une carte de l’URSS. La légende : « Nous vaincrons aussi la sécheresse », entendez : après avoir vaincu la Wehrmacht. Plantées sur des centaines de kilomètres, les pousses d’arbres obéiront à Darwin et non à Lyssenko, et s’étoufferont mutuellement par manque d’eau. Lyssenko le thaumaturge n’a jamais rien fait pousser, si ce n’est dans les colonnes de la Pravda et de L’Humanité.

Après avoir prétendu inventer des espèces nouvelles, le 30 décembre 1946, lors d’une brève rencontre, Lyssenko présente à Staline quelques épis d’une espèce dite blé ramifié, venue de Géorgie, qu’il prétend adaptée à tous les climats et prometteuse de grandioses récoltes. En 1950, un gigantesque monument de bronze édifié sur la place centrale de la ville d’Ostrog montrera Lyssenko assis, tendant à Staline, assis lui aussi, des épis ramifiés d’un blé connu depuis l’Égypte ancienne, pauvre en albumen, assez fragile, de rendement incertain, et qui exige des semailles espacées. Les riches moissons promises alors à Staline par Lyssenko resteront toujours virtuelles, et le monument d’Ostrog sera rasé en 1961, après le retrait du cadavre de Staline du Mausolée à Moscou.

Le 10 avril 1948, le fils d’André Jdanov, Iouri, époux de Svetlana et donc gendre de Staline, prononce, devant un auditoire d’instructeurs du Parti, un rapport modérément critique, qu’il présente comme son opinion personnelle sur Lyssenko, absent de la réunion mais présent dans une salle voisine, d’où il entend tout. Le surlendemain au soir, Jdanov fils et Chepilov sont convoqués au Bureau politique dans le bureau de Staline. Ce dernier, l’air renfrogné, tient dans ses mains le sténogramme du rapport de Iouri Jdanov, demande si tout le monde l’a lu puis s’élève contre la prétention du jeune Jdanov. « À l’insu du Comité central », dit-il, il a exposé ses opinions personnelles pour écraser Lyssenko. Or, « dans le Parti il n’y a pas d’avis personnels, de points de vue personnels, il y a les avis du Parti ». Il s’indigne. « C’est une affaire inouïe. […] Lyssenko en a pris pour son grade. Qui en a donné l’autorisation ? » Tout le monde se tait. Chepilov finit par avouer que c’est lui. Staline lève vers lui son regard lourd et lui demande : « Vous ne savez pas que toute notre agriculture repose sur Lyssenko ? » Puis il s’emporte et menace : « On ne peut pas laisser cela comme ça. […]. Il faut punir les coupables de façon exemplaire. Pas Iouri Jdanov. Il est encore jeune. Il faut punir les "pères" : Jdanov et Chepilov… Il faut soutenir Lyssenko[1397]. » Il désigne alors une commission d’enquête qui sera présidée par Malenkov. Le lendemain, Jdanov tance Chepilov pour son imprudente conduite de la veille : « Cela aurait pu se terminer de façon tragique pour vous, et pas seulement pour vous peut-être[1398]. »

En juillet, les adversaires de Lyssenko, ignorant tout de ces derniers développements, lancent une offensive contre lui. Cinq biologistes écrivent à Malenkov pour dénoncer son incompétence ; le 16 juillet, un académicien, lauréat du prix Staline, Konstantinov, dans une longue lettre au Maréchal, accuse Lyssenko de freiner le développement de la génétique, de l’agriculture soviétiques et de la sélection des semences, et demande son limogeage de la présidence de l’Académie des sciences naturelles. Malheureusement, l’un des principaux adversaires de Lyssenko, Jebrak, a, en 1945, publié un article dans une revue scientifique américaine. Démarche naturelle en 1945, criminelle en 1948. Staline vient en effet, par Jdanov interposé, de promouvoir la théorie des deux sciences, l’une prolétarienne et l’autre bourgeoise. Selon elle, le monde étant divisé en deux camps en lutte sur les plans économique, militaire, politique et idéologique, il existerait aussi deux sciences de nature antagonique, exprimant des intérêts de classe différents, ceux du prolétariat d’une part, et, d’autre part, ceux de la bourgeoisie où Staline relègue la cybernétique, la psychanalyse et la génétique. Peu importe dès lors que Jebrak ait raison contre Lyssenko. Staline prend le parti de ce dernier, le soutient, l’encourage, le propulse.

Le 23 juillet, Lyssenko lance par écrit un appel au secours à Staline et Malenkov porte à celui-ci, calfeutré à Kountsevo depuis six jours à la suite d’un malaise inexpliqué, sa lettre et son projet de rapport inaugural à l’ouverture de la prochaine session annuelle de l’Académie des sciences naturelles. Lyssenko sollicite modestement les « remarques », de Staline, qui corrige le rapport, en modifie (et même en réécrit) certains passages, au point que l’on peut voir en lui le véritable coauteur du texte. Il supprime toute la deuxième partie du projet de Lyssenko sur « les fondements mensongers de la biologie bourgeoise », ajoute des paragraphes entiers, parsème la marge d’annotations. Par exemple, en face de l’affirmation orthodoxe de Lyssenko : « Toute science est une science de classe », il écrit : « Ah ! ah ! ah ! Et les mathématiques ? Et le darwinisme ? » Il raille ainsi, pour lui-même, la division entre sciences bourgeoises et prolétariennes qu’il impose alors à l’URSS et à tous les partis communistes… Il n’y croit donc pas. Il ajoute un éloge des disciples du biologiste français napoléonien Lamarck, partisans de l’hérédité des caractères acquis et donc de la transformation progressive des êtres. Et il accuse ceux qui affirment l’existence des gènes d’avoir « sombré dans la mystique[1399] ».

Le 27 juillet au soir, il convoque Lyssenko et Malenkov, explique au biologiste ses corrections et lui donne ses directives sur la meilleure façon de présenter son rapport. Une heure plus tard, arrivent dans son bureau Beria, Boulganine, Mikoian, Voznessenski et Kaganovitch, qui discutent de cette importante affaire d’État. Staline invite alors Lyssenko à préciser que son rapport a été examiné et approuvé par le Comité central, et le 31 juillet, fort de cette autorité, Lyssenko ouvre dans une atmosphère de pogrome la séance de l’Académie des sciences naturelles. Sa victoire est dès lors certaine. Cette séance est suivie d’une chasse meurtrière aux biologistes et généticiens : 3 000 d’entre eux sont chassés, révoqués, licenciés, certains emprisonnés et déportés. La biologie soviétique mettra une génération à s’en relever. En France, la revue Europe consacre à l’événement un triomphal numéro spécial (octobre 1948), préfacé par le polyvalent Aragon, qui voit, sans rire, « matière à rêverie » dans cette réunion : « Jamais dans aucun pays, à aucun moment de l’histoire humaine, une discussion scientifique n’aura bénéficié d’une telle publicité. » Dans un bref moment de lucidité, il ajoute : « Ces débats […] dépassent la biologie. » Oui, car ils annoncent une chasse aux sorcières généralisée.

L’Allemagne, la Yougoslavie et Lyssenko réunis ont contraint Staline à différer ses vacances. C’est ainsi qu’il reçoit, le 2 août, puis le 23, les trois ambassadeurs américain, français et anglais sur l’affaire de Berlin, multipliant les promesses d’apaisement… que, le lendemain, Molotov oublie de transcrire sur le papier. Cette opération de diversion, qui contraint les partis communistes d’Europe centrale à serrer les rangs, lui est trop utile. Le bruit, confirmé par de sérieux kremlinologues, court alors que Staline a été mis en minorité au Bureau politique, ce qui ne l’empêchera pas de partir en vacances fin août.

Le 7 août, la Pravda publie une lettre autocritique de Jdanov fils, envoyée à Staline qui, par un de ces jeux de balancier qu’il affectionne, y a fait insérer un avertissement à Lyssenko. Iouri Jdanov se reproche, certes, sa critique brutale du biologiste, mais précise, ce qu’il n’a pu faire de sa propre initiative, que « Lyssenko n’a pas créé d’espèces tant soit peu intéressantes de plantes agricoles ». S’il a donc raison politiquement, il n’aboutit à rien. Staline n’est donc nullement aveuglé par le bluff de Lyssenko, qu’il utilise seulement à des fins politiques.

Frappé par la disgrâce menaçante, Jdanov part se soigner à Valdaï, non loin de Novgorod, dans un confortable sanatorium pour dirigeants au milieu des bois. Le 1er juillet, Malenkov a repris la direction du Secrétariat. Sa servilité empressée plaît à Staline : à peine a-t-il donné un ordre que Malenkov mobilise toutes les ressources de l’appareil pour le mettre en œuvre, et à la réunion suivante il se hâte d’en faire état : « Camarade Staline, votre ordre a été exécuté. »

À Valdaï, Jdanov est sujet à des attaques d’angine de poitrine et d’asthme de plus en plus fréquentes. Le 28 août, le Bureau politique lui dépêche trois grands médecins du Kremlin, Vinogradov, Iegorov et Vassilenko, et une assistante médicale, Lydia Timachouk. Cette dernière fait un électrocardiogramme à Jdanov, après une nouvelle attaque, et décèle un infarctus. Les pontes récusent son diagnostic et autorisent le malade à se lever et à se promener. Le lendemain, Jdanov fait une autre crise. Timachouk fait un nouvel électrocardiogramme qui révèle un nouvel infarctus. Les trois pontes en nient une seconde fois la réalité. Le commandant de la garde personnelle de Jdanov, à qui elle se plaint, lui conseille d’en informer le général Vlassik, qui transmet sa lettre à Staline. Le Maréchal note : « Aux archives. » Vlassik la renvoie donc, pour classement, à Victor Abakoumov, qui la classe, sans deviner un instant qu’il s’agit d’une véritable bombe à retardement, et en transmet une copie à Iegorov Le lendemain, les médecins conseillent à Jdanov d’aller se promener. Il se lève, se rase, lit les journaux, parcourt son courrier et meurt, foudroyé par un dernier infarctus.

Le communiqué des trois éminents professeurs rappelle qu’il souffrait d’hypertension artérielle, d’artériosclérose, de fréquentes crises d’angine de poitrine, d’asthme cardiaque, et attribuent sa mort « à l’arrêt de son cœur gravement affaibli par la maladie et à l’apparition d’un œdème des poumons ». Une rapide expertise confirme le diagnostic cavalier des trois sommités médicales. Iegorov convoque Timachouk, la rabroue sèchement, puis la renvoie. Quatre ans plus tard, Staline déterrera la lettre enfouie pour lancer l’« affaire des blouses blanches » contre un groupe de médecins accusés d’avoir assassiné Jdanov. En 1956, dénoncée par Khrouchtchev, Timachouk protestera dans une lettre au Comité central : comment pouvait-elle prévoir que ses lettres serviraient, près de cinq ans plus tard, à fabriquer une « affaire » contre tous ces médecins qu’elle ne connaissait même pas[1400] ? Une chose est sûre en tout cas, son diagnostic était juste et celui des sommités médicales complètement faux. Après sa libération, Vingradov l’admettra…

Pourquoi ces derniers ont-ils persisté dans l’erreur ? Jdanov aurait-il été liquidé sur l’ordre de Staline ? En janvier 1948, Jdanov avait déclaré à Milovan Djilas qui s’étonnait de le voir siroter de l’orangeade au lieu de se joindre aux libations : « Je suis cardiaque. Je suis à tout moment menacé de mort subite, mais je peux vivre encore très longtemps[1401]. » Les dernières années de sa vie, il avait effectivement des crises cardiaques régulières. La perspective d’une disgrâce imminente ne pouvait donc qu’aggraver son état. Nul besoin, dans ces conditions, d’abréger ses jours. La désinvolture des trois pontes s’explique avant tout par l’insouciance et la morgue de membres de l’élite peut-être conscients que la disgrâce dans laquelle était tombée leur client n’exigeait pas d’eux une attention très vigilante.

Alors qu’il déplace les pions du Bureau politique et du Secrétariat, Staline confirme en même temps, par un coup d’éclat brutal, sa fonction de défenseur de l’appareil et de ses privilèges. Mekhlis, sa vieille âme damnée, responsable du Comité du contrôle d’État, a lancé, fin mai 1948, une de ses opérations de vérification de l’appareil étatique. Ainsi, au printemps 1947, ses services avaient-ils dénoncé les abus du ministre de la Construction mécanique, Malychev, qui avait, en un semestre, dépensé la coquette somme de 1,8 million de roubles pour des banquets bien arrosés. Staline n’en avait pas moins laissé le ministre, blâmé, à son poste.

En ce printemps 1948, Mekhlis envoie ses brigades en Azerbaïdjan, où une brute mafieuse du clan de Beria, Baguirov, dirige le Parti et l’État. Les brigades y découvrent un vaste réseau de corruption, de trafic d’influence et de chantage. L’écho donné au résultat de leur enquête réveille la population. L’envoyé de Mekhlis, Emelianov, reçoit en quelques jours plus de mille plaintes écrites et 2 000 demandes d’audience. Baguirov télégraphie à Staline : les inspecteurs discréditent la direction de la République. Staline confie à une commission du Bureau politique, dirigée par Malenkov, le soin de mettre fin à l’activisme des enquêteurs. Deux résolutions, des 30 juillet et 30 août, dénoncent l’activité des brigades d’enquêteurs et révoquent Emelianov, interdit de travail au Comité du contrôle. Malgré sa vieille fidélité à Staline, Mekhlis doit faire son autocritique. Le 26 août, un arrêté du Conseil des ministres rogne les pouvoirs de son comité et de ses inspecteurs, qui devront soumettre toute proposition d’information et d’intervention au gouvernement, seul habilité à traduire les coupables en justice. Les inspecteurs de Mekhlis, en débusquant la corruption et les trafics de l’élite dirigeante d’Azerbaïdjan, avaient involontairement mobilisé la population contre elle. Ce précédent était dangereux pour toute l’élite bureaucratique du pays. Par les décisions qu’il fait prendre, Staline la rassure et souligne qu’il fait passer ses intérêts de caste avant ceux de l’État.

S’il encourage et protège la corruption bureaucratique parce que cette dernière lui garantit collectivement la docilité de ses bénéficiaires, il écrase en revanche les moindres velléités d’autonomie. Ainsi, fin août, il engage une nouvelle étape de sa lutte contre celles des communistes d’Europe centrale. Le Comité central du PC polonais, sur injonction directe du Kremlin, limoge son Secrétaire général, Gomulka, pour « déviation nationaliste de droite ». Il accuse Gomulka d’avoir prôné une « voie polonaise vers le socialisme », méprisé l’apport soviétique à la libération de la Pologne, eu l’intention, en 1944, de transférer le pouvoir au gouvernement émigré de Londres, « afin d’installer dans le pays une forêt de potences pour les communistes[1402] ». Staline le remplace par Bierut, après avoir mobilisé les juifs du Bureau politique contre lui (Minz, Berman, Zambrovski). Étant donné la place qu’ils occupent dans une société polonaise historiquement marquée par l’antisémitisme catholique, ils ne pourront qu’être entièrement dociles à Moscou, garant de leur pouvoir.

Staline mène un jeu complexe avec Gomulka. Il le convoque à Moscou, le 9 décembre 1948, et l’invite à être candidat au Bureau politique du Parti ouvrier polonais unifié, né de la fusion entre les partis communiste et socialiste polonais. La conversation a lieu en russe, et sans interprète. Gomulka n’accepte pas. De retour à Varsovie, il adresse à Staline une longue lettre pour justifier ce refus, dont il consacre près de la moitié au nombre excessif de juifs dans les instances dirigeantes du Parti. Gomulka n’y va pas de main morte : « Une partie des camarades juifs ne se sentent liés au peuple polonais et donc avec la classe ouvrière polonaise par aucun lien ou occupent une position que l’on peut qualifier de nihilisme national. » Il est loin d’être le seul, écrit-il, à penser ainsi, mais, surtout depuis le plénum d’août, personne n’a le courage de soulever cette question en public « et le mécontentement s’exprime dans les couloirs ». Il juge « nécessaire […] de diminuer peu à peu le pourcentage de juifs dans l’appareil du Parti, surtout dans les échelons supérieurs[1403] ». En s’exprimant ainsi, Gomulka pense bénéficier d’une oreille complaisante chez Staline, dont les adjoints ont mené et mènent une politique de numerus clausus cachée au grand public, mais connue dans l’appareil, en URSS et dans les partis frères. Or, Staline est en train de mettre la dernière main à la liquidation du Comité antifasciste juif. Dès le 3 février 1948, le Secrétariat avait décidé de dissoudre les unions d’écrivains yiddish et de supprimer les almanachs en yiddish[1404]. Le 20 novembre 1948, Abakoumov lui a remis une note à ce sujet. Staline, le soir même, a fait adopter par le Bureau politique une résolution présentée comme la mise en œuvre d’une décision (fantôme) du Conseil des ministres, qui demande à la Sécurité d’État « de dissoudre immédiatement le Comité antifasciste juif […] centre de propagande antisoviétique qui fournit régulièrement des informations antisoviétiques aux services de renseignements étrangers […] de fermer les centres d’impression de ce comité et de confisquer ses biens ». Mais elle recommande, « pour le moment, [de] n’arrêter personne[1405] ». Le lendemain, 21 novembre, le Comité est dissous, le journal Einikait et tous les autres journaux en yiddish, comme le journal ukrainien Der Stern, sont interdits, la maison d’édition Der Emes est fermée, son matériel confisqué, et les plombs du Livre noir sur les atrocités antisémites des nazis en URSS détruits. Les membres du Comité attendent leur arrestation, mais la Sécurité les laisse dans l’incertitude et l’angoisse pendant plusieurs semaines. Trente-cinq jours plus tard, Staline va lancer la campagne antisémite, dite anticosmopolite. Gomulka veut aryaniser ouvertement l’appareil du Parti et annonce, dans sa lettre à Staline, que s’il est élu au Bureau politique du Parti unifié il posera publiquement la question ! Cette fâcheuse franchise est compromettante. Staline doit l’écarter. Il met donc Gomulka sur la touche, mais lui épargnera le procès et la potence.

Staline relance alors l’affaire Jemtchoujina, laissée en plan en 1939. Il fait ainsi coup double : il élargit l’ampleur du complot nationaliste juif et exerce une pression permanente sur Molotov, menacé de voir son nom associé au projet de République juive de Crimée, dont les trois auteurs de la lettre lui ont parlé en février 1944. Dès le 27 décembre, Abakoumov confronte Paulina Jemtchoujina avec le secrétaire du Comité antifasciste juif et agent de la Sécurité, Fefer. Ce Fefer l’a vue se rendre à la synagogue, l’a entendue critiquer la position de Staline sur le problème juif et parler d’assassinat devant le cercueil de Mikhoels. Elle a beau tout nier, elle est exclue du Parti. Lors du vote sur cette question au Bureau politique, son mari, Molotov, s’abstient, et engage aussitôt une procédure de divorce, avec son accord, puis, le 20 janvier 1949, il adresse à Staline, mécontent de son abstention, une lettre privée dans laquelle il condamne comme une faute politique son refus de voter l’exclusion de sa femme qu’il estime désormais justifiée. Staline a exigé cette humiliante autocritique écrite afin de pouvoir l’utiliser en cas de besoin. Il se venge en outre de l’obstination de Jemtchoujina.

Abakoumov hésite à torturer l’épouse d’un membre du Bureau politique sans une autorisation expresse, que Staline ne lui donne pas. Mais, amateur des plaisanteries de corps de garde, Staline soumet l’épouse rétive à une pénible épreuve : la Sécurité contraint deux employés de son ministère à affirmer qu’ils ont couché avec elle. Lors de la confrontation, ils répètent des détails scabreux, appris par cœur, sur les positions préférées de leur prétendue compagne de lit. Jemtchoujina, humiliée, éclate en sanglots. L’enquêteur de la Sécurité présent glousse : « Ce qu’ils vont rire au Bureau politique[1406] ! » Seul Staline pouvait organiser une mise en scène aussi grossière.

Arrêtée quelques jours plus tard, Jemtchoujina est condamnée à cinq ans de camp, peine commuée en condamnation à l’exil. En refusant de rien avouer, Jemtchoujina a protégé son époux et sans doute elle-même. Dans le cas contraire, Staline préparant alors la liquidation de Molotov, elle aurait figuré en juillet 1952 sur le banc des accusés aux côtés des autres membres du Comité.

Staline organise en effet, dans toutes les démocraties populaires, la chasse aux titistes, c’est-à-dire aux dirigeants communistes suspects de nationalisme, autrement dit d’indépendance à l’égard de Moscou. En mars 1949, le secrétaire du PC bulgare, Traitcho Kostov, lors de négociations tenues à Moscou, interdit à ses collaborateurs de fournir sans son autorisation des renseignements sur l’économie de la Bulgarie aux Soviétiques. Staline explose : « C’est précisément là-dessus qu’a commencé notre conflit avec Tito[1407] ! » En septembre 1949, le procès de Laszlo Rajk, l’ancien ministre de l’Intérieur de Hongrie, s’ouvre à Budapest. Trois mois plus tôt, en juin, le Comité central du parti hongrois, après l’arrestation de Rajk, a décidé de démasquer « un groupe antisoviétique, nationaliste trotskyste », puis bientôt titiste, dit de Sön-Rajk. Le secrétaire du PC hongrois, Rakosi, a préparé l’affaire avec Staline. Il lui a soumis l’acte d’accusation qu’il avait élaboré. Ils l’ont relu ensemble page par page. Rakosi affirmant qu’il n’était pas nécessaire de condamner à mort les accusés, Staline a opiné. Mais le 22 septembre, deux jours avant le prononcé du jugement, il télégraphie à Rakosi qu’il revient sur cette opinion[1408]. Il est favorable à la condamnation à mort. Certes, il s’agit d’un avis, non d’un ordre. Mais si Rakosi ne s’y conforme pas, son tour viendra bientôt. Il le sait ou le sent. Rajk est condamné à mort et pendu.

Trois mois plus tard, le procès de Traitcho Kostov, l’ancien Secrétaire général du PC bulgare, et de dix de ses « complices » s’ouvre à Sofia. D’entrée de jeu, tout est clair dans ce procès, suivi par des « référents » soviétiques ; plus question d’idéologie comme au printemps 1948 avec Tito. Kostov s’accuse d’avoir adopté des « méthodes de marchandage dans les relations commerciales avec l’Union soviétique » ; il se reconnaît coupable de « déviations nationalistes envers l’URSS ».

Aux frontières de la Sibérie, des difficultés bien plus grandes se dessinent. Staline le disait à Dimitrov et à Kardelj, il a tout fait, depuis 1945, pour subordonner les communistes chinois à Tchang Kai-shek et à son régime semi-féodal vermoulu et corrompu. Il a échoué. Une énorme vague révolutionnaire secoue l’État chinois. Poussée par l’inextinguible faim de terres des paysans aux pieds nus, attendue dans les villes par les ouvriers qui haïssent leurs patrons médiévaux, l’Armée populaire chinoise descend du nord, en balayant l’armée du Kouomintang dont les officiers trafiquent les armes que les Américains leur livrent à profusion. À la mi-mai 1948, Staline envoie le sinologue Kovaliov, diplômé de chinois, accompagné de tout un groupe d’experts, au nord-est de la Chine. En mars 1949, Kovaliov s’installe avec la direction du PC chinois à Pékin, que l’Armée populaire vient de prendre. Selon lui, Staline envoie à Mao, en avril, un télégramme dans lequel il l’avertit : la crainte des « Anglo-Franco-Américains » que l’approche des troupes communistes chinoises ne crée une situation révolutionnaire dans les pays frontaliers peut les pousser à décréter le blocus de la Chine et à lui faire la guerre.

Quelques mois plus tard, Kovaliov communique à Staline des plans d’un scénario de troisième guerre mondiale, découverts dans les documents de l’état-major nationaliste. Staline répond aussitôt par télégramme. Après avoir, quatre ans durant, freiné de toutes ses forces la révolution chinoise, il pousse maintenant les communistes chinois à l’aventure. Jouant les fiers-à-bras, il affirme qu’il ne craint ni la bombe atomique ni la guerre, qui « n’est pas avantageuse pour les impérialistes […] l’Amérique est moins prête pour l’agression que l’URSS à la riposter[1409][1410]. L’équilibre des forces militaires donc serait favorable au « camp socialiste ». La guerre de Corée n’est pas loin.

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