CHAPITRE XXVI
La débâcle
Dans la nuit du 21 au 22 juin, à une heure du matin, Vorochilov téléphone au général Pavlov, qui commande le front occidental, et lui demande : « Alors comment ça va chez vous ? C’est tranquille ? » Pavlov l’informe de vastes mouvements de troupes allemandes. Timochenko lui transmet les consignes de Staline : « Calmez-vous et ne paniquez pas. Réunissez à tout hasard votre état-major demain matin, peut-être qu’il se passera quelque chose de désagréable, mais veillez à ne pas vous laisser aller à la moindre provocation, et en cas de provocations isolées, téléphonez[1089]. » Pavlov paiera de sa vie son obéissance à ces ordres.
Deux heures et demie plus tard, la Luftwaffe bombarde les villes et les aérodromes de Biélorussie et de Lituanie, d’où les avions soviétiques, dépourvus d’appareillage de vol de nuit, ne peuvent décoller. Alerté, Joukov téléphone au Kremlin. Le général Vlassik, chef de la garde personnelle de Staline, décroche et répond : « Staline dort », puis, abasourdi, réveille son maître. Trois minutes plus tard, Staline prend l’appareil. Joukov lui explique la situation. Staline reste muet. Joukov n’entend que son souffle lourd : « Vous avez compris[1090] ? » demande-t-il. À nouveau, le silence. Il demande des instructions. Staline le convoque, avec Timochenko, au Kremlin où il réunit le Bureau politique. À quatre heures et demie du matin, les deux chefs militaires y trouvent Staline, blême, assis derrière son bureau, tournant entre ses doigts sa pipe vide. Joukov lui expose la situation ; il demande s’il ne s’agit pas d’« une provocation des généraux allemands ». Joukov objecte : ils bombardent nos villes. Staline insiste : « S’il faut organiser une provocation, les généraux allemands bombarderont même leurs propres villes… Hitler, manifestement, ne sait rien de cela. » Il enjoint à Molotov de téléphoner à l’ambassade d’Allemagne. Joukov et Timochenko veulent ordonner aux troupes soviétiques de répondre à l’ennemi : « Attendons le retour de Molotov[1091] », répond Staline.
Molotov reçoit Schulenburg à 5 h 30 ; dans une tentative dérisoire pour arrêter l’offensive de la Wehrmacht, il plaide qu’aucune concentration particulière de troupes de l’Armée rouge n’a été effectuée sur la frontière avec l’Allemagne. Et d’ailleurs, le gouvernement allemand n’a jamais présenté aucune réclamation au gouvernement soviétique. Schulenburg exprime son abattement devant l’action de son propre gouvernement, contraint, dit-il, de prendre des mesures militaires en réponse à la concentration des troupes soviétiques. Cette notification verbale, supplie Molotov, n’est pas une déclaration de guerre officielle ! Schulenburg dissipe cet ultime espoir : la guerre a commencé.
Lorsque Molotov revient l’annoncer, Staline, que Mikoian, arrivé sur ces entrefaites, trouve accablé et ébranlé, répète plusieurs fois : « Cette canaille de Ribbentrop m’a trompé[1092] », puis il se résout à passer aux actes. Bien que président du Conseil des commissaires du peuple, il n’appose pourtant son nom au bas d’aucune des trois décisions prises alors en toute hâte : le décret instaurant des tribunaux militaires, signé Kalinine et Gorkine, la proclamation de la loi martiale dans les camps, signée Beria, et la directive aux armées signée de Timochenko, Joukov et Malenkov : cette dernière ordonne aux troupes soviétiques d’« attaquer de toutes leurs forces les armées ennemies et de les anéantir là où elles ont franchi les frontières soviétiques », mais « de ne pas franchir la frontière allemande », et invite l’aviation soviétique, pilonnée, à « porter ses coups à l’intérieur du territoire allemand sur une distance de 100 à 150 kilomètres » ainsi qu’à « bombarder Koenigsberg et Memel[1093] ». Staline laisse la responsabilité de ce coup de bluff aux autres. Joukov a peine à le comprendre. « Il espérait manifestement encore éviter la guerre[1094] », écrira-t-il. Paralysé par l’attaque de la Wehrmacht, Staline croit-il vraiment que sa passivité pourrait faire reculer Hitler ? S’acharne-t-il à poursuivre, au-delà du rationnel, la politique qu’il mène depuis deux ans et dont il voudrait nier l’échec ? Celui que Pilniak appelait « l’homme au dos raide » n’a jamais su réagir rapidement à un changement brutal de situation. Cette raideur est celle de l’appareil tout entier qu’il incarne : le chargé d’affaires de l’ambassade soviétique à Paris, Ivanov, l’expérimente à ses dépens. Rappelé à Moscou en décembre 1940, il est arrêté peu après pour « activités antiallemandes ». Ce crime, lors de son procès, en septembre 1941, lui vaut cinq ans de Goulag.
Au Kremlin, les civils et les militaires réunis proposent à Staline de s’adresser au peuple par la radio : « Je n’ai rien à dire au peuple, grommelle-t-il. Que Molotov prenne la parole[1095] ! » Comment ? s’exclame l’entourage, le peuple ne comprendra pas pourquoi, à un moment aussi grave, le chef de l’État et du Parti ne s’adresse pas au peuple pour l’inviter à se dresser face à l’envahisseur ! Rien n’y fait. Staline se dérobe. Dimitrov, arrivé au Kremlin à sept heures du matin, le trouve placide, ferme, sûr de lui, bien qu’il se contente de lui déclarer : « Ils nous ont attaqués, sans nous présenter aucune réclamation, sans chercher aucune négociation, ils nous ont attaqués lâchement comme des bandits[1096]. » Il énumère les villes bombardées, et l’informe que la Roumanie et la Finlande se joignent à l’Allemagne. C’est le calme de l’abattement. Nul ne pense à organiser des manifestations populaires patriotiques.
Lorsqu’en 1947 Staline recevra les épreuves de sa biographie autorisée, il en corrigera avec un soin tout particulier le chapitre onze consacré à la guerre, qui accueillera un quart de ses 300 amendements. Les auteurs avaient, de façon rituelle, présenté le début de la guerre comme une « une agression perfide contre l’Union soviétique ». Staline précisera : « L’Allemagne viola grossièrement le pacte de non-agression » et qualifiera l’attaque d’« inattendue[1097] ». Nul ne pouvant la prévoir, la sagesse du Chef reste intacte…
La guerre le plonge dans une situation totalement nouvelle. Absorbé depuis vingt ans dans les intrigues d’appareil, il s’est habitué à préparer minutieusement et lentement ses coups, à engluer ses adversaires dans un tissu serré de manœuvres et de provocations qui exigent de la patience, de la ruse et du temps. Le voici soudain confronté par surprise à une Blitzkrieg qui exige des réactions rapides, voire immédiates. L’expérience de la guerre civile, de ses coups de main, de ses raids de cavalerie, de ses soulèvements de paysans armés de fourches, de haches et de fusils, ne lui sert à rien. Pendant des mois, il est éperdu, constamment en retard sur les événements, et compense ce décalage permanent par des éclats de rage furieuse, des décisions absurdes et des mesures brutales.
Staline réagit à la guerre et aux premières défaites en accumulant les mesures de police : une vague de condamnations à mort et d’exécutions décime les prisons dès les premières semaines de la guerre. Après la proclamation de la loi martiale dans les camps pour les détenus et les gardes, un décret suspend la libération des détenus libérables, les maintient au Goulag sine die, et interdit de relâcher avant la fin de la guerre tout condamné politique. La crainte secoue son appareil. Les commandants de camp épurent le personnel et la garde de leurs éléments jugés incertains, arrêtent des détenus accusés de menées antisoviétiques, commandent en urgence du fil de fer barbelé, suppriment toute correspondance, forment des groupes spéciaux mobiles équipés de mitrailleuses.
Faute de pouvoir arrêter l’offensive allemande, Staline fait arrêter, le 24 juin, le vice-commissaire à la Défense, Meretzkov, accusé d’avoir monté un complot pour « livrer bataille à Staline ». Le NKVD inclut dans ce complot une quarantaine d’autres chefs militaires arrêtés à la veille ou au lendemain de l’invasion : Vannikov, commissaire aux Armements, le lieutenant général d’aviation Smouchkievitch, adjoint du chef de l’état-major général, le colonel général Stern, chef de la Direction des forces antiaériennes, le lieutenant général d’aviation Rytchagov, vice-commissaire à la Défense, le colonel-général Loktionov, autre vice-commissaire à la Défense et commandant du district militaire de la Baltique, Savtchenko, le chef-adjoint de la Direction principale de l’artillerie, Sklizkov, chef de section de cette direction, le lieutenant général Arjenoukhine, chef de l’Académie militaire de l’aviation, Sakrier, chef-adjoint de la Direction des armements des forces armées aériennes, etc. Trois de ces gradés sont membres du Comité central, cinq députés au Soviet suprême, deux se sont couverts de gloire en Espagne (Stern et Smouchkievitch, ce dernier décoré de l’ordre des Héros de l’Union soviétique pour ses exploits). Certains d’entre eux avaient succédé aux gradés liquidés en 1937-1938.
Staline pourtant appréciait Smouchkievitch, qu’il jugeait « direct, courageux et compétent[1098] » ; il avait promu le jeune Rytchagov à ses côtés à la tête des forces aériennes. Mais, tout au long de l’année 1940 et au printemps 1941, Staline a été alerté sur les graves insuffisances du moteur M-63 dont sont équipés la plupart des chasseurs soviétiques. Son fils Vassili, pilote de chasse, lui a déclaré : « Ce moteur n’est pas fait pour des chasseurs. » Mais rien n’a changé. Indolence, incompétence, indifférence ? Peut-être. L’idée du « complot », en tout cas, résume, simplifie et diabolise ces trois griefs. Staline fera vite libérer une quinzaine d’accusés (Meretzkov, Vannikov en particulier), mais les vingt-cinq autres, dont Stern, Smouchkievitch, Rytchagov, seront fusillés, sans jugement, le 28 octobre.
Ces mesures d’ordre intérieur ne freinent pas la Blitzkrieg allemande. Les 153 divisions d’Allemands ou de leurs alliés qui ont pénétré en Union soviétique ont enfoncé le rideau des 186 divisions soviétiques alignées sur une frontière terrestre de 3 400 kilomètres, et qui rassemblent 1 400 000 hommes de moins. L’aviation allemande a pilonné les avions soviétiques au sol ou lors de leur envol tardif. Le 22 juin, elle en a détruit 738 sur le seul front Ouest. Le soir, le commandant de l’aviation soviétique du front, Koniets, un ancien d’Espagne, informé de ce carnage, se suicide.
La passivité manifestée par Staline pendant les premières heures de l’offensive se traduit aux échelons inférieurs par un désarroi profond. La rupture à peu près totale des liaisons avec les unités du front, dont la plupart n’ont pas ou plus ni téléphone ni liaison radio, que nombre d’officiers ne savent d’ailleurs pas utiliser, aggrave la démoralisation générale. Deux jours après l’invasion, les commandants de front n’ont pas de liaison régulière avec les commandants d’armée. Les divisions et les corps d’armée se battent, isolés les uns des autres, au cœur d’une gigantesque pagaille. Une femme décrit, dans une lettre à Kalinine, la situation dans son secteur : « Des milliers de mobilisés […] vont de place en place. Ils ne connaissent pas leur destination. […]. Ils n’ont pas d’uniforme. 20 % d’entre eux vont pieds nus. Ils n’ont pas d’arme. » Elle ajoute : « La discipline est mauvaise. » Dans ces conditions, le contraire serait étonnant. Elle ajoute, sarcastique : « Il y avait beaucoup de candidats pour nous diriger mais, pour nous défendre, personne…[1099] »
Le commissaire à la Défense, Timochenko, ne peut prendre aucune mesure, même mineure, sans l’accord de Staline, dont la volonté de tout contrôler et régenter entrave les prises de décision rapides indispensables ; les lenteurs du sommet engendrent une paralysie totale en dessous. Ainsi, l’amiral Oktiabrski répond au général Rybalko, qui l’informe que l’aviation allemande arrive sur Sébastopol : « Si un seul de nos avions prend l’air, vous serez fusillé demain matin[1100]. » Dans la matinée du 22, Timochenko téléphone au général Boldine sur le front : « Staline a interdit de faire donner l’artillerie contre les Allemands[1101]. » Ce 2 à midi quinze, Molotov, renonçant à user du mot « camarades », harangue à la radio les « citoyens et citoyennes » soviétiques.
Staline se reprend un moment. Le premier abattement passé, il travaille avec énergie, mais en manifestant une extrême nervosité. Le journal de ses secrétaires témoigne d’une activité fébrile dans les heures qui suivent l’attaque allemande : le 22 juin, il a 29 entretiens avec ses collaborateurs ; jusqu’à la fin du mois, il rencontrera ainsi une trentaine de collaborateurs, presque tous les jours. Ce rythme reprend à dater du 1er juillet. Mais il s’agit d’une activité fébrile et peu constructive. Tchadaev, qui lui fait signer les documents du gouvernement, remarque ses traits tirés, ses joues creusées, son visage blême, et sa diction trébuchante, parfois entrecoupée de spasmes.
Fidèle à sa politique du temps de paix, sa direction des opérations, fondée sur des effets de propagande fallacieux, est, jusqu’à Stalingrad, marquée par un irréalisme qui va coûter à l’Armée rouge des millions de morts et des millions de prisonniers. Le 23 juin, il fait signer par le chef de l’état-major la directive no 3, modèle de bluff suicidaire, qui prévoit une contre-attaque soviétique généralisée pour anéantir l’ennemi et pénétrer sur son territoire ! Une telle directive ne pouvait qu’aggraver le désarroi de commandants d’unité livrés à eux-mêmes. Le Grand Quartier général, présidé par Timochenko, est constitué ce même jour. Staline, prudent, forme dès le 24 juin un comité d’évacuation chargé de transférer vers l’est les entreprises de la région frontalière et de Leningrad. Le même jour, Roosevelt fait débloquer les avoirs russes gelés dans les banques américaines depuis 1917.
Pendant ce temps, la Wehrmacht s’enfonce au pas de charge sur les trois fronts. Sur l’axe central vers Moscou, c’est la débandade. Pourtant, l’Armée rouge, dont les effectifs sont légèrement supérieurs à ceux de la Wehrmacht (678 000 hommes contre 635 000), si elle est handicapée par une certaine infériorité en mortiers, canons et avions, dispose, au début, de deux fois et demie plus de chars que la Wehrmacht (2 189… contre 810), mais les divisions blindées allemandes, plus mobiles, manœuvrent comme à la parade.
L’été 1941 est torride. Au milieu des marais asséchés, les forêts de Biélorussie et les villages bombardés s’enflamment, les troupes soviétiques, privées de couverture aérienne, pilonnées par l’artillerie et l’aviation allemandes, mitraillées par ses détachements motorisés, pourchassées par ses chars, sans nourriture, sans eau, sans liaison avec leur état-major, reculent, éperdues, dans des nuages de fumée, de poussière et de feu, sous un soleil de plomb. Des dizaines de milliers de prisonniers sont entassés à ciel ouvert ou dans des baraquements où ils meurent chaque jour, par centaines, d’épuisement, de faim, de soif, d’épidémies.
Sur le front Nord-Ouest, la Wehrmacht aligne des forces deux fois supérieures à celles de l’Armée rouge (655 000 hommes contre 380 000) ; elle dispose à peu près du même nombre de tanks et d’avions, mais possède une nette supériorité en armement lourd (7 673 mortiers et canons contre 4 938). Elle bouscule l’Armée rouge, progresse de 60 kilomètres dans la seule journée du 22 juin. Au premier choc, les divisions lituaniennes abattent leurs officiers soviétiques et tournent les talons ou se rallient à la Wehrmacht. Les troupes soviétiques errent bientôt à l’aveuglette, sans liaisons, puis bientôt privées de munitions, au point qu’une instruction spéciale du 5 juillet, signée par le général Vatoutine, recommande aux soldats antichars, « une fois épuisées les grenades et les bouteilles emplies de mélange inflammable, de préparer des pains d’argile boueuse qu’ils jetteront dans les ouvertures des blindés[1102] ». Mais les pains d’argile boueuse ne freinent guère l’avancée des panzers. La Wehrmacht occupe Vilnius et Kaunas le 24 juin, à la même date que Napoléon cent trente ans plus tôt. Les pays baltes tombent en quinze jours, le 28 juin les Allemands sont déjà à Minsk, le 8 juillet ils occupent Berditchev, le 11 Vitebsk, le 16 ils entrent dans les faubourgs de Smolensk et à Kichinev. En six semaines, la Wehrmacht a fait plus de 700 000 prisonniers.
La même tragédie se répète sur le front Sud-Ouest (Ukraine et Moldavie), bien que l’Armée rouge dispose là de 200 000 soldats de plus que la Wehrmacht (9 570 000 contre 730 000), de six fois plus de tanks (4 783 contre 799 !), de deux fois plus d’avions (1 759 contre 772), et même de 3 000 mortiers et canons de plus ! Le GQG, c’est-à-dire Staline, donne l’ordre au commandant du front, Kirponos, de passer à l’offensive pour s’emparer de la ville de Lublin, à 120 kilomètres de la frontière, d’ici au 24 juin, ce qui demanderait une avancée de l’Armée rouge de 60 kilomètres par jour… Le chef d’état-major du front juge cette directive irréaliste et propose de se replier légèrement sur l’ancienne ligne fortifiée de défense. Kirponos, effrayé à l’idée de transmettre cette proposition à Staline, lui répond : « Un ordre est un ordre[1103]. » Et l’Armée rouge prend l’offensive, mais à reculons, balayée par les divisions de von Kleist. À la vue des chars allemands fonçant en rangs serrés, la panique s’empare des troupes soviétiques, qui détalent, abandonnant sur le terrain canons et automitrailleuses. Les fuyards contournent par les champs les détachements spéciaux de barrage mis en place pour les arrêter.
Khrouchtchev, alors à Kiev, a donné une version accablante du comportement de Staline au lendemain des premiers désastres. « Il pensa que c’était la fin […]. Après cela, il ne dirigea pas effectivement – et pendant longtemps – les opérations militaires et cessa de faire quoi que ce soit. Il ne reprit la direction active qu’après avoir reçu la visite de certains membres du Bureau politique[1104]. » Si son récit est exagéré, il renvoie tout de même à une réalité : la chute de Minsk, la capitale de la Biélorussie, tombée sans combat le 28, donne à la débandade de l’Armée rouge l’allure d’une déroute complète et cristallise toutes ses craintes. Le soir même du 29, Staline signe une directive à toutes les organisations du Parti et des soviets des provinces frontalières sur la base d’un projet rédigé par Molotov, Chtcherbakov et Mikoian, et qu’il a largement corrigé. Dans cette lettre furieuse, il dresse la liste (impressionnante) des territoires déjà occupés par les Allemands, dénonce la menace mortelle qu’ils font peser sur l’URSS, son système et ses richesses, puis fustige la mollesse de « certaines organisations […] et de leurs dirigeants qui n’ont toujours pas saisi la signification de cette menace, vivent dans une atmosphère paisible et débonnaire et ne comprennent pas […] que notre Patrie est en grand danger[1105] ». Il faut tout réorganiser rapidement sur le mode guerrier. Les responsables sont toujours les autres, les cadres et les militants qu’il faut fouetter, menacer, punir…
Ce 29 au soir, Staline, Molotov, Malenkov, Beria et Mikoian attendent en vain au Kremlin des nouvelles des armées du front Ouest, avec qui les liaisons sont rompues. Staline téléphone à Timochenko, incapable de lui donner le moindre renseignement précis. Furieux, il emmène ses quatre collaborateurs au commissariat à la Défense, y insulte Timochenko, Joukov et leurs adjoints, puis craque et murmure : « Lénine nous avait laissé un grand héritage, et nous, ses héritiers, nous avons bousillé tout ça », et part, seul, se terrer dans sa villa de Kountsevo. « Tout lien avec lui était rompu[1106] », écrit Mikoian. Ses lieutenants téléphonent à la datcha ; les domestiques font savoir qu’il n’est pas malade, mais refuse de répondre au téléphone.
Or, en son absence, rien ne peut se décider. Le lendemain, Beria propose de constituer un Comité d’État à la défense concentrant tous les pouvoirs pour régler tous les problèmes. Molotov propose d’aller voir Staline en précisant : « Il est dans un tel état de prostration qu’il ne s’intéresse à rien, qu’il a perdu l’initiative, se trouve dans un triste état, ne répond pas au téléphone[1107]. » Les six membres du Bureau politique (Molotov, Mikoian, Malenkov, Vorochilov, Beria et Voznessenski) débarquent chez lui et le trouvent en effet prostré, affalé dans un fauteuil de la petite salle à manger. Quand il voit entrer les six hommes, il se pétrifie, il enfonce la tête dans les épaules, ses yeux expriment l’effroi. « Il avait conclu manifestement, dit Mikoian, que nous étions venus l’arrêter. » C’est le sort que lui auraient réservé des hommes indépendants du système qu’il avait fondé, mais il a, heureusement pour lui, façonné des serviteurs. Il les regarde et, d’une voix sourde, leur demande : « Pourquoi êtes-vous venus[1108] ? » L’idée de proclamer un Comité d’État à la défense le ragaillardit. Le 30 juin 1941, cet organisme, présidé par lui, composé, outre lui, de Molotov, Vorochilov, Malenkov et Beria, est officiellement proclamé.
Les fruits du système qu’il a formé sont amers. Il n’arrive guère à savoir ce qui se passe réellement sur le front. Formés pendant la Terreur à se protéger par le mensonge, les officiers ont d’abord le souci d’échapper à sa colère. Du sergent au général, tout le monde dissimule et ment pour éviter le châtiment. Ainsi, un rapport envoyé à Staline au début de juillet présente des pertes allemandes trois fois supérieures aux pertes soviétiques (1664 avions allemands abattus contre 889 avions soviétiques, 2625 tanks allemands anéantis contre 901 tanks soviétiques !). Ce mensonge, dont Staline lui-même a instauré le règne, se retourne contre lui.
Sa paralysie initiale se répercute du haut en bas de l’appareil du Parti, du gouvernement et de l’armée, qui semble frappé de stupeur. L’amiral Kouznetsov, l’un des seuls à échapper à cette inertie, en décrit les formes et en analyse les raisons : « Staline décidait ; il ne restait aux autres qu’à appliquer ses décisions. Aussi les gens perdaient-ils l’habitude de l’initiative et apprenaient-ils à attendre les indications venues d’en haut pour les exécuter sans réfléchir. » Staline étant paralysé, « son état d’esprit se transmit à son entourage, incapable de prendre en main les leviers de direction. Ils n’avaient pas appris à agir indépendamment, ils ne savaient qu’exécuter les volontés de Staline, leur supérieur. Telle fut la tragédie de ces instants[1109] ». L’appareil militaire exécute la décision qu’il vient de recevoir et attend la suivante ; son activité s’apparente donc à une succession d’à-coups. En ces premiers jours de guerre, les conséquences en sont catastrophiques.
Incapable de dominer sa nervosité, pendant les premières semaines de la guerre, il ballotte les divisions d’un bout à l’autre du front en vertu de décisions prises au coup par coup et accable les commandants de front de directives inapplicables. Un souci l’obsède d’emblée : trouver les boucs émissaires de la déroute initiale, qui stupéfie la population. Le 30 juin, il envoie cinq maréchaux (Chapochnikov, Koulik, Vorochilov, Boudionny et Timochenko lui-même) sur le front Ouest, commandé par le général Pavlov, et nomme au Conseil militaire du front Mekhlis, le spécialiste de la chasse aux « traîtres ». Si les défaites sont dues à des agents de l’ennemi, Staline gagne sur tous les tableaux : il n’en est pas responsable et la répression de 1937-1938 apparaît à la fois justifiée et inachevée. Le 1er juillet, il démissionne Pavlov, le convoque à Moscou, le remplace par Timochenko, puis le renvoie sur le front.
Il attend le 3 juillet pour prononcer à la radio un discours, resté célèbre en raison de l’appel aux « camarades, citoyens, frères et sœurs, combattants de notre armée et de notre flotte » par lequel il commence. Nerveux, il s’arrête parfois pour boire de l’eau. Sa voix basse et rauque ponctue les mots qu’il égrène d’un souffle lourd. Il justifie le pacte germano-soviétique qui a donné à l’URSS la paix pendant un an et demi et la possibilité de préparer la riposte à l’attaque éventuelle de l’Allemagne. Il ment sans retenue en prétendant que « les meilleures divisions de l’ennemi et les meilleures unités de son aviation ont été défaites et ont trouvé la mort […]. Les meilleures divisions de l’armée fasciste allemande ont été battues par notre Armée rouge ». Démentant involontairement ces propos, il invite les populations à ne rien laisser aux envahisseurs en cas de retraite forcée de l’Armée rouge : il faut tout emporter et détruire ce qui ne peut être évacué, et, en premier lieu, le blé et le carburant. Dans les régions occupées, il faut former des détachements de partisans et de saboteurs, organiser la guérilla, faire sauter les ponts et les routes, saboter les liaisons téléphoniques et télégraphiques, incendier les forêts, les dépôts, les convois. Ignorant sa nature véritable, il accuse le nazisme de seulement vouloir « restaurer le tsarisme[1110] » en Russie. Il le répétera, le 6 novembre, après quatre mois et demi de massacres des populations civiles, de chasse aux communistes et aux juifs : « Fondamentalement, le régime hitlérien est une copie du régime réactionnaire de la Russie des tsars[1111]. »
Une pieuse tradition veut que ce discours ait remué les foules. Constantin Simonov, dans Les Vivants et les Morts, insiste sur la densité dramatique de sa voix assourdie, au rythme régulier, qui bouleverse les blessés d’un hôpital. Le fils de Lominadzé, Sergo, en a gardé un tout autre souvenir : « Il n’y avait aucune vibration métallique dans sa voix et son discours commença par des sanglots étouffés (ou des "spasmes"), et je me rappelle encore un incompréhensible martèlement des pieds et le glouglou de l’eau qu’il buvait[1112]. » La cousine de Pasternak, à Leningrad, a conservé une impression plus négative encore : « Le discours de Staline à la radio suscita une nouvelle vague de haine. Tout le monde disait qu’il avait semé la panique, tous avaient entendu ses dents s’entrechoquer lorsqu’il buvait de l’eau et reprenait son souffle […]. Staline était si impopulaire que son nom disparut alors de l’usage[1113]. » Son discours ne put guère être entendu que sur les places publiques ou dans les cours d’usines équipées de haut-parleurs. Le 1er juillet, par peur de la propagande ennemie, le NKVD avait, en effet, exigé que tous les citoyens lui remettent leurs postes de radio, dont la détention était devenue passible de trahison, et avait commencé à les rafler. L’espionnite de Staline se retournait ainsi contre lui-même…
Le 6 juillet, Mekhlis, dans un message à Staline adopté par le Conseil militaire, affirme : l’enquête a « établi l’activité de trahison » du chef d’état-major du front, Klimovskikh, du commandant des forces aériennes du front, Taiurski, du chef de l’artillerie du front, Klitch, du commandant des liaisons du front, Grigoriev, du commandant de la IVe armée, en pleine débandade, Korobkov, du commandant de la 9e division aérienne, Tchernykh, du commandant de la 42e division d’infanterie Lazarenko, du commandant du 14e corps de blindés, Obotine, tous responsables de la déroute. Par retour, Staline félicite le Conseil militaire : « Le GQG approuve votre décision d’arrêter Klimovskikh, Obotine, Taiourski et les autres, et salue ces mesures comme l’un des moyens sûrs d’assainissement du front[1114]. » Il fait passer ces hommes en jugement avec Pavlov, Grigoriev et Korobkov.
Les enquêteurs accusent Pavlov d’avoir appartenu, avec Meretzkov et Stern (qu’il a rencontrés en Espagne en 1937), au prétendu complot monté par Toukhatchevski et Ouborevitch depuis 1934. Pavlov craque, avoue, puis revient sur ses aveux. Le complot ne figure pas dans le jugement. Mais le NKVD charge Pavlov de toutes les erreurs de Staline et de l’état-major. Pavlov s’accuse : « Au lieu de disposer toutes mes troupes en position de départ dès la fin mai, […], j’ai attendu les directives de l’état-major, perdu du temps, puis j’ai fait traîner la concentration des troupes, si bien que la guerre a surpris une bonne moitié des troupes en plein déploiement vers leurs positions de départ[1115]. » Pavlov est donc coupable de ne pas avoir désobéi aux instructions formelles de l’état-major dictées par Staline.
Au moment d’entendre le verdict, le 22 juillet, il revient à moitié sur cet aveu. Il affirme, certes : « Je me reconnais coupable d’avoir interprété à ma manière la directive de l’état-major et de ne pas avoir mobilisé l’armée plus tôt, c’est-à-dire avant l’attaque ennemie. » Mais dans ses affirmations, il introduit une accusation à peine voilée : « Je savais que l’ennemi allait attaquer, mais, de Moscou, on m’a assuré que tout était en ordre et on m’a ordonné de me tenir tranquille et de ne pas paniquer. Je ne peux donner le nom de celui qui m’a dit cela[1116]. » En désignant ainsi les vrais coupables, Pavlov donne aux juges une seconde raison de le condamner à mort : il en sait trop sur les vrais fauteurs de défaite.
Staline abandonne l’accusation de complot et de trahison, trop inquiétante en pleine guerre ; il préfère terroriser les généraux en poste en les accusant de lâcheté et d’incompétence. Mais tout au long de la guerre il continuera à envoyer Mekhlis aux basques des généraux. Ce dernier arpentera ainsi quatorze fronts, semant partout la crainte, la suspicion, le désordre, car il est l’envoyé personnel de Staline, ses yeux et ses oreilles, et, même quand il ne la cautionne pas, son hystérie délatrice plaît au Guide. Avec Mekhlis, nul n’est à l’abri, alors qu’un Malenkov, bon et fidèle exécutant, ne prend jamais l’initiative de harceler les généraux ; pour qu’il sévisse, il faut lui-même le harceler !
La condamnation à mort des quatre généraux du front Ouest, non révélée au public, est connue de tous les gradés. Staline ne vise pas lui-même les documents du tribunal, qui portent les seules signatures de Molotov et de Malenkov. Lesdits généraux, accusés de « lâcheté, inaction et esprit de panique[1117] », sont fusillés le 22 juillet. Après les saboteurs mythiques qui expiaient les bégaiements de l’industrialisation stalinienne accélérée, des lâches aussi mythiques expliquent et expient les faux pas de Staline. Pavlov n’est que le plus connu d’une longue liste de généraux exécutés sur son ordre. En juillet, Staline fait fusiller le major général Galaktionov, commandant la 30e division d’infanterie de la IXe armée du front Sud et le lieutenant général Klitch, chef de l’artillerie du front Ouest. Aucun plan de transport des troupes de réserve n’a été établi avant le 22 juin, et le chaos règne sur les lignes de chemin de fer surchargées ; des régiments entiers traînent des jours durant sur les voies encombrées ou sur des voies de garage dans la canicule. Staline et Kaganovitch, le commissaire aux Transports ferroviaires, accusent de trahison le chef de la Direction des communications militaires de l’armée, le lieutenant général Troubetskoï, qui est condamné à mort sur-le-champ et fusillé. Fin octobre, treize autres officiers supérieurs subissent le même sort, dont le major général Volodine, chef de l’état-major des forces aériennes, et, on l’a vu, son adjoint, Smouchkevitch, le lieutenant général Rytchagov, chef de la Direction principale des forces aériennes. Furieux de l’avance allemande fulgurante vers Leningrad, Staline destitue Vorochilov et fait fusiller, en septembre, le major général Gontcharov, commandant l’artillerie de la XXXIVe armée du front Nord-Ouest, puis, en octobre, deux autres gradés de ce front.
Sur ce point aussi, son comportement et celui d’Hitler, qui prendra le 19 décembre le commandement effectif de l’armée allemande, sont très proches. L’ancien caporal n’a pas plus de formation militaire que l’ancien réformé. Les deux autodidactes éprouvent la même hostilité à l’égard des « spécialistes », et l’aversion nazie pour la « prétendue intelligentsia » rejoint le rejet stalinien des « spécialistes bourgeois ». Ils aspirent tous deux à s’entourer de généraux qui reconnaîtront en eux le plus grand capitaine de tous les temps. Gert Buchheit note : « Hitler changeait ses commandants de groupes d’armées ou d’armée comme on change de domestique, sans aucun égard pour le trouble que cela apportait à la conduite des opérations[1118]. » Mais il ne fusille pas les généraux qu’il limoge à tour de bras : Rundstedt, Guderian, Geyer, Förster, Hoepner, Harpe, Halder, Reinhardt, Liste, et bien d’autres encore. Au pire, il fera condamner le général Heim à cinq mois en forteresse. Hitler et Staline refusent d’admettre tout recul, même tactique : ils exigent, l’un et l’autre, que leurs troupes s’accrochent coûte que coûte au terrain qu’elles occupent ; ils s’ingèrent dans la conduite des opérations et en modifient souvent le cours par des décisions brutales qu’ils ne justifient pas aux exécutants. Face à l’avance de l’Armée rouge en 1944, Hitler réagira comme Staline l’a fait lors de l’entrée de la Wehrmacht en URSS : par l’interdiction à ses troupes de reculer et par la tactique de la terre brûlée. Ils jugent tous deux superflu d’informer les chefs militaires de leurs objectifs politiques et compensent leur incompétence par une fièvre qui les pousse à engager sans délai les opérations décidées.
Aucun des deux hommes n’ira, pendant la guerre, passer en revue ses troupes au front, visiter un hôpital militaire ou une ville bombardée. Ils élaborent leur stratégie dans des bureaux, refusent d’admettre que l’échec ou la perte d’une bataille peuvent découler d’une erreur tactique ou stratégique dont ils porteraient la responsabilité, et chacun est à la recherche de boucs émissaires. Le peuple – vivant, blessé ou combattant – ne les intéresse pas. Une différence pourtant entre eux : ces traits tendent à s’atténuer chez Staline au fil des mois, surtout après Stalingrad, alors qu’ils s’accentuent chez Hitler au fil des déconvenues, puis des défaites.
Ces ressemblances ne sont pas le fruit du hasard. Elles expriment une similitude de situation : les deux hommes se trouvent, sous le masque d’un socialisme national, au sommet d’un appareil parasitaire, vorace, autoritaire, arrogant, de type mafieux, dont tous les traits s’incarnent dans leur maître suprême. Hitler et l’appareil nazi sont certes plus tapageurs et braillards, Staline et son propre appareil, plus hypocrites et masqués. Mais l’un et l’autre, l’hitlérien et le stalinien, se ressemblant comme des frères, leurs chefs, malgré leurs différences individuelles, ont un comportement voisin face à l’épreuve décisive de la guerre.
Un rapport à Staline du premier secrétaire du PC de Biélorussie, Ponomarenko, souligne l’ampleur de la démoralisation. Aux premiers bombardements, les colonnes de soldats se dispersent, abandonnent leurs armes, se réfugient dans les forêts ou rentrent chez eux : « Toutes les forêts des régions voisines du front sont pleines de ces fuyards. » Il souligne l’absurdité des mesures prises : on a mobilisé en Biélorussie deux millions d’hommes et de femmes pour creuser d’énormes fossés antichars à travers toute la République pour rien : les chars allemands se sont engouffrés par les routes qui n’avaient pas été minées. Les unités de l’Armée rouge n’utilisent quasiment pas les liaisons radio, leurs transferts s’effectuent à pied et la lenteur de mouvement des soldats soviétiques, épuisés par de longues marches, contraste avec la rapidité, la mobilité et la fraîcheur des unités de la Werhmacht qui se déplacent en camion. Par prudence politique, Ponomarenko conclut en insistant sur la démoralisation qui gagne… l’armée allemande[1119].
Au sud-ouest, les 9 et 10 juillet, les tanks de von Kleist font une percée de 110 kilomètres en deux jours ! À Kiev, Khrouchtchev, affolé, propose à Staline de mettre en œuvre ses directives du 3 juillet, et de tout détruire sur une profondeur de 100 à 150 kilomètres en arrière de l’ennemi. Un rappel à l’ordre immédiat de Staline montre que ce dernier sous-estime l’ampleur de la catastrophe qui se prépare, mais veut éviter de jeter dans les bras de la Wehrmacht des populations affamées par la destruction systématique des récoltes et du bétail. Aussi explique-t-il à Khrouchtchev : vos propositions contredisent mon discours et pourraient « démoraliser la population, susciter son mécontentement à l’égard du pouvoir soviétique, désorganiser les arrières de l’Armée rouge et susciter dans l’armée comme dans la population la croyance en un recul obligatoire quand nous avons décidé de résister à l’ennemi ». Il ordonne, en cas de recul, de transférer toute la population, avec son bétail, son blé, ses tracteurs, ses machines, dans un rayon de 70 kilomètres en retrait du front, de détruire ce qui n’est pas transportable, « sauf la volaille, le petit bétail et autre ravitaillement nécessaire à la population qui restera sur place ». Il interdit de faire sauter les stations électriques, les usines et les conduites d’eau, mais de rendre les premières et les secondes inutilisables et de faire sauter tous les ponts, une fois les armées regroupées sur la rive gauche du Dniepr, action qu’il semble alors considérer comme inéluctable[1120]. Il reprendra pourtant à son compte les propositions de Khrouchtchev quelques semaines plus tard.
Les nazis mènent en Union soviétique une véritable guerre d’extermination. Himmler, dans un discours prononcé le 13 juillet devant une division SS à Szczecin, définit les Slaves comme « une population […] dont le physique est tel qu’on peut les abattre sans éprouver ni pitié ni compassion ». Il donne à cet appel au massacre une coloration idéologique : « Tous ces gens ont été amalgamés par les juifs en une seule religion, une même idéologie appelée bolchevisme[1121]. » Deux semaines plus tard, Hitler, qui veut transformer la Crimée en Riviera germanique à l’usage exclusif de la « race supérieure », déclare, au cours d’un repas : « Les Ukrainiens sont aussi fainéants […] que les Russes […]. Il vaut mieux ne pas leur apprendre à lire. » Il rend hommage à son rival : « Staline est l’un des plus grands hommes vivants, puisqu’il a réussi, toutefois seulement grâce à la plus dure des contraintes, à forger un État à partir de cette famille de lapins[1122]. » Le dignitaire nazi Koeppen partage cette admiration ; pour bien montrer l’estime qu’il porte à Erich Koch, ancien Gauleiter de Prusse-Orientale, nommé Gauleiter de l’Ukraine occupée, transformée en commissariat du Reich, il le qualifie de « deuxième Staline ».
L’état-major de la Wehrmacht promulgue un règlement, le 8 septembre 1941, qui stipule que le « soldat bolchevik », endoctriné contre le nazisme, « a perdu le droit d’être traité en soldat honnête selon la convention de Genève[1123] ». D’ailleurs, explique une semaine plus tard le général Keitel, chef d’état-major, « la vie humaine dans les pays concernés n’a aucune valeur[1124] ». Aussi, même en Ukraine, où des milliers de paysans, rescapés de la famine meurtrière de 1932-1933, ont accueilli d’abord les soldats allemands en leur offrant du pain, du lait, des fruits, voire des fleurs, la haine de l’envahisseur grandit vite et surpasse bientôt la rage vis-à-vis du NKVD. Ce n’est pas encore un facteur militaire, mais cela le deviendra l’année suivante.
Le 15 juillet, la Wehrmacht parvient aux portes de Smolensk, la dernière grande ville avant Moscou, à 600 kilomètres à l’est de la frontière… vingt-quatre des 44 divisions soviétiques du front Ouest ont été complètement anéanties, les 20 autres ont perdu de 30 à 90 % de leurs hommes : au total plus de 340 000 soldats ont été tués, 4 799 tanks, 9 427 canons et mortiers, et 1 777 avions ont été détruits ou sont tombés entre les mains des Allemands. Le 16 juillet, la Wehrmacht occupe le sud de Smolensk dont la prise semble imminente. Staline, hors de lui, convoque l’état-major et Joukov et les insulte. C’est ce que Joukov appelle « supporter tout le poids de la colère stalinienne ». Il accuse le nouveau commandement du front Ouest de considérer avec désinvolture la reddition de Smolensk et d’être favorable à l’évacuation, crime qui frôle la trahison ; il ordonne « a) de briser d’une main de fer de telles dispositions d’esprit qui souillent le drapeau de l’Armée rouge, b) de ne livrer en aucun cas Smolensk à l’ennemi[1125] ». Comme une bataille acharnée se livre encore dans quelques faubourgs, Staline a l’idée folle de passer à la contre-attaque. Alors que la ville est presque tout entière entre les mains de l’ennemi, il interdit au Bureau soviétique d’information de l’annoncer.
Le 20 juillet, il déclare par téléphone à Timochenko : « Je pense que le moment est venu pour nous de passer des méthodes de grippe-sou à des actions par grandes unités », et il lui donne l’ordre utopique d’encercler et d’anéantir l’ennemi dans la région de Smolensk et de « reprendre la ville à tout prix[1126] ». Les armées qui combattent autour de la ville sont inférieures en nombre, et certaines sont déjà encerclées. Timochenko rassemble toutes les forces disponibles avec quelques dizaines de canons, de tanks et d’avions. La contre-attaque, menée sans couverture aérienne et avec une artillerie défaillante, ne freine guère l’avancée des troupes allemandes.
Le recul permanent de l’Armée rouge suscite dans ses rangs panique, désertion, automutilation. Au 20 juillet, les troupes spéciales du NKVD sur le front Ouest ont arrêté 103 876 fuyards, renvoyés en majorité au combat. Les mutilations volontaires de soldats, quoique punies de mort, se multiplient.
Affolé par les défaites en cascade, Staline prie, fin juillet, l’ambassadeur de Bulgarie à Moscou, Stamenov, vieil agent du NKVD, de transmettre à Hitler, par l’intermédiaire du roi de Bulgarie, une proposition de paix immédiate contre l’abandon à l’Allemagne des pays baltes, de la Moldavie, d’une partie de l’Ukraine et de la Biélorussie. Soudoplatov prétendra qu’il s’agissait d’une manœuvre de désinformation, omettant de dire qui elle aurait visé. L’Allemagne ? Mais pour quoi faire ? À la vitesse où avance alors la Werhmacht, Hitler ne peut trouver aucun intérêt à recevoir le quart ou la moitié de ce qu’il s’attend à conquérir quelques semaines plus tard. L’Angleterre et les États-Unis, pour les inviter à céder aux demandes instantes de Staline en leur suggérant l’éventualité, catastrophique pour Londres, d’une paix séparée ? Mais pourquoi ce roi Boris, pro-allemand, aurait-il accepté d’informer Londres ou Washington ? Selon Soudoplatov, enfin, Stamenov omit d’informer son roi de cette proposition. Mais comment croire qu’un vieil agent du NKVD, dont la femme est employée à Moscou, aurait pu ne pas exécuter un ordre de Beria ? Si Hitler a été informé de cette proposition, il n’y a pas répondu.
Le 14 juillet à 15 heures 15, la Wehrmacht essuie le premier tir d’une pièce d’artillerie, promise à la gloire, qui tire seize projectiles à la fois : les soldats soviétiques l’appellent tendrement « Katioucha », les soldats allemands « les orgues de Staline ». Le 19 juillet, Staline se nomme lui-même commissaire du peuple à la Défense, et, le 8 août, chef suprême du Grand Quartier général, rebaptisé depuis le 10 juillet Quartier général suprême du commandement. Ces deux fonctions, non rendues publiques, s’ajoutent à celles de Secrétaire général, de président du Conseil des commissaires du peuple, et de président du Comité de défense. Chef suprême des armées jusqu’à la fin de la guerre, il concentre ainsi entre ses mains tous les pouvoirs de décision politique et militaire. En août, il crée des représentants du Grand Quartier général, dépêchés sur les fronts, chargés de lui faire parvenir chaque jour des rapports manuscrits, établis en un seul exemplaire et communiqués au secrétaire de Staline, Poskrebychev, sur l’état de préparation des opérations, leur déroulement et leurs résultats. Tout manquement vaut à l’intéressé, dès le lendemain, un coup de téléphone de Staline : « Qu’est ce qui vous arrive ? Il n’y a rien sur quoi rapporter aujourd’hui[1127] ? » L’obsession du rapport, du papier, est toujours aussi vive, même en ces jours où tout semble se déliter.
Le sentiment de son impuissance à arrêter la débandade plonge Staline dans un état permanent d’irritation exacerbée. Au début, il traite les généraux comme les membres du Bureau politique, avec désinvolture et brutalité ; en somme, il se conduit avec les généraux comme avec l’appareil du Parti, multipliant les résolutions menaçantes pour atteindre des objectifs irréalistes. Il vérifie tout par lui-même, téléphone directement aux commandants de front, aux commandants d’armée et de corps d’armée, voire de régiment, pour se renseigner ou dicter ses ordres par-dessus la tête de l’état-major et du Grand Quartier général qu’il lui arrive de ne pas informer. Il aggrave ainsi le désordre. Après cinq à six semaines de pagaille, il comprend qu’il ne peut continuer ainsi. Il établit alors une règle : l’état-major lui fera deux rapports par jour sur la situation et ses changements. Dès ce moment, tous les plans d’opération seront établis à son initiative, discutés avec le chef de l’état-major et son adjoint, précisés avec les commandants de front, révisés et visés par lui dans leur version finale.
Il n’en devient pas plus serein pour autant. Joukov évoque à plusieurs reprises les colères homériques et les sarcasmes dont il accable les généraux comme l’état-major. Le 9 août, par exemple, il fait lire au téléphone par Malenkov un message furieux et sarcastique adressé à Tioulenev, le commandant du front Sud, accusé d’avoir perdu « stupidement et honteusement deux armées entières[1128] » encerclées par la Wehrmacht, et dont une quinzaine de milliers d’hommes, épuisés et en loques, réussiront à briser l’encerclement. Une semaine après, le 16, Dimitrov assiste à la volée de bois vert qu’il administre à Khrouchtchev. Une alerte aérienne a obligé dès midi Staline à se réfugier dans l’abri au sous-sol du Kremlin. Furieux, il téléphone à Khrouchtchev en Ukraine, raille les promenades de Vorochilov sur le front, et Boudionny qui « se prend pour un grand capitaine et ne fait rien », puis abreuve Khrouchtchev de reproches et de menaces ; il lui rappelle tous ses titres et hurle : « Vous n’avez pas honte ? Vous vous conduisez en petit bourgeois. Qu’est-ce que vous êtes ? Vous avez livré la moitié de l’Ukraine. Vous vous préparez à livrer l’autre moitié. La honte. Quelles mesures prenez-vous ? Pourquoi vous taisez-vous ? […] Ne laissez en aucun cas les Allemands prendre pied sur la rive gauche du Dniepr. Faites ce qui est nécessaire. Autrement, je vous le dis calmement, je vous réglerai votre compte[1129]. » Quinze jours plus tard, il convoque Joukov et Timochenko. Il tient ce dernier pour responsable de l’échec de Smolensk et décide de le limoger et de le remplacer par Joukov. Celui-ci prétend avoir alors défendu Timochenko, déclaré que son limogeage était « injuste et irrationnel », et critiqué « le changement fréquent de commandants de front [qui] a une fâcheuse influence sur le cours des opérations[1130] ». Staline ne dit mot.
Son irritabilité se manifeste surtout sur les petits détails non ou mal réglés. Les généraux apprendront vite à décrypter les signes avant-coureurs de ses fureurs : lorsque Staline retire la pipe de sa bouche et l’abandonne sur une table ou un bureau, c’est le signe, dit Joukov, qu’il perd son sang-froid et le contrôle de lui-même[1131]. Il ne regarde pas ou à peine les victimes de sa colère. Son regard les esquive. De plus, il s’adresse souvent à ses divers interlocuteurs comme s’il poursuivait une conversation interrompue depuis peu avec eux ou d’autres, en leur laissant le soin d’en retrouver le fil.
Le rythme de vie qu’il observera chaque jour jusqu’à la fin de la guerre s’ordonne dès ce moment-là : des journées de 14 à 16, voire parfois 18 heures, aux horaires très variables. Sa journée peut commencer à huit heures du matin, à quatre heures de l’après-midi, et se conclure en conséquence au début ou au milieu de la nuit. Il n’aime pas que les autres dorment tandis qu’il est éveillé. Une nuit, il téléphone à Khroulev, responsable du « front » de l’arrière, qui décroche le combiné : « Pourquoi ne dormez-vous pas ? lui demande Staline. – Excusez-moi, répond son interlocuteur, si vous me téléphonez, vous considérez donc que je ne dois pas dormir[1132]. » Staline ne répond rien. Khroulev a réussi son examen.
Sa concentration sur les questions militaires et diplomatiques lui laisse moins de temps pour la politique intérieure et pour le contrôle de la vie intellectuelle, auquel il accordait auparavant, et consacrera après la guerre, une grande part de son temps. Il confie le contrôle quotidien des intellectuels à Chtcherbakov, bureaucrate tatillon, ivrogne et borné, président du Bureau soviétique d’information, mais ne s’en décharge pas complètement. Il suit ainsi de près l’attribution des prix Staline de littérature et d’art pendant la guerre et lit les œuvres proposées.
Dès le début de la guerre, Staline se tourne vers les démocraties. Le 26 juillet, le congrès américain annule l’application à l’URSS du Neutrality Act, qui interdisait au gouvernement américain de vendre des armes aux pays totalitaires. L’URSS est désormais autorisée à en acheter aux États-Unis contre paiement immédiat, selon le principe cash and carry. Washington ne vend pas à crédit. Roosevelt dépêche à Moscou son conseiller Harry Hopkins, reçu longuement par Staline les 29 et 30 juillet et le 1er août. Les deux hommes élaborent les premières lignes d’une division du travail qui va perdurer jusqu’à l’été 1944 : pour combattre Hitler, les États-Unis fourniront le matériel, l’URSS les hommes, les États-Unis les canons, l’URSS la chair à canon, cette chair humaine dont elle est si riche et Staline si dispendieux. Les conditions américaines sont draconiennes. Hopkins déclare à Staline : « Les décisions sur l’approvisionnement de l’Union soviétique à long terme ne pourraient être prises que si notre gouvernement était pleinement informé à la fois de la situation militaire (types d’armement, quantités et qualités), de l’état du potentiel industriel soviétique, ainsi que des ressources en matières premières[1133] », sous réserve, donc, d’un contrôle de l’économie soviétique par les États-Unis. Ces derniers et la Grande-Bretagne ne livreront d’ailleurs du matériel lourd aux Soviétiques qu’après la réunion d’une conférence à trois chargée d’examiner en commun « les intérêts stratégiques des fronts militaires respectifs ainsi que les intérêts de chacun de nos États ».
Symbole de la déroute, le 16 juillet, le fils de Staline, Jacob Djougachvili, capitaine d’une brigade d’artilleurs, tombe entre les mains de la Wehrmacht. Sa brigade est encerclée, les soldats s’enfuient et l’abandonnent. Jacob rejoint une colonne de fuyards qui jettent leurs uniformes et enfilent des vêtements de paysans. Jacob Djougachvili les imite. Les Allemands le capturent habillé en moujik et deux officiers l’interrogent longuement. En 1945, l’Armée rouge mettra la main sur le procès-verbal, conservé au ministère de l’Aviation. Merkoulov, chef du NKGB, communiquera à Staline le 31 janvier 1946 ce document accablant sur la démoralisation de son fils aîné, qui parle d’abondance sans pour autant être menacé ni brutalisé…
Pourquoi ont-ils été encerclés si aisément ? « Je n’avais pas de cartes avec moi », répond-il à la stupeur des Allemands. « En général, nous n’avons pas de cartes. […]. Tout, chez nous, s’est fait à la six-quatre-deux, dans le désordre […] l’organisation chez nous était en général chaotique […] c’était une confusion totale. […] le commandement est parfaitement incapable, parce qu’ils ont été internés dans les camps, pendant trois années entières […]. Nos troupes sont bien armées, mais ne savent pas se servir de leur armement. » Les Allemands lui demandent comment il explique la haine générale des commissaires, et surtout des juifs, que les gens considèrent comme un malheur national. Bien que marié à une jeune juive, il développe tous les poncifs de l’antisémitisme : « Les juifs et les tsiganes se ressemblent, ils ne veulent pas travailler. L’essentiel, de leur point de vue, c’est le commerce. Certains juifs qui vivent chez nous disent même qu’en Allemagne ils seraient mieux parce que là-bas on leur permet de faire du commerce […]. Chez nous, pas le droit de faire du commerce […] il [le juif] ne veut pas travailler, il ne sait pas, ou bien il fait du commerce ou bien il veut devenir ingénieur, mais il ne veut pas être ouvrier, ni technicien ou paysan, c’est pour cela qu’on ne les respecte pas […]. Les juifs ne savent pas, ne veulent pas travailler[1134]. »
Les nazis installent Jacob Djougachvili dans un hôtel de Berlin. Staline fait alors arrêter sa femme, Ioulia Meltzer, et ouvrir une enquête sur sa responsabilité dans la reddition de son mari. L’aviation nazie lâche sur les troupes soviétiques des tracts montrant la photo de Jacob en conversation avec deux officiers allemands et un appel à la désertion : « Pour vous faire peur, les commissaires vous mentent en vous disant que les Allemands traitent mal les prisonniers. Le propre fils de Staline vous démontre par son exemple que c’est faux. Il s’est rendu parce que toute résistance à l’armée allemande est désormais inutile[1135]. » Staline grogne : « C’est une honte indélébile. » En décembre, Jacob sera transféré dans l’oflag (camp pour officiers) de Hammelburg, puis, en mars 1942, dans un oflag d’officiers polonais près de Lübeck.
Le lendemain de sa capture, Staline renforce les mesures répressives sur le front. Il transforme la 3e direction du NKVD en Direction de sections spéciales chargées de « combattre l’espionnage et la trahison dans les unités de l’Armée rouge et de liquider la désertion dans le secteur frontalier », autorisées à arrêter les déserteurs et à les fusiller sur place si nécessaire. Comme l’Armée rouge continue à reculer en désordre malgré ses menaces, Staline prendra de nouvelles mesures répressives. Le 12 août, un ordre bref, signé de lui, invitera les conseils militaires des fronts et des armées à lutter « contre les paniquards, les lâches, les défaitistes du personnel de commandement, qui abandonnent de leur propre initiative les positions sans ordre du commandement supérieur », en traduisant les coupables, membres du commandement jusqu’au commandant de bataillon inclus, devant les tribunaux qui n’ont pas fini de condamner[1136].
Sur le front Sud-Ouest se prépare une autre tragédie. L’Armée rouge est acculée sur le Dniepr. Le général Kirponos n’ose pas proposer à Staline le repli sur la rive gauche du fleuve. Le général Ieremenko, un jeune favori de Staline qui commande le front de Briansk, récemment formé plus au nord, singe son maître en lui promettant d’écraser sans délai « cette ordure de Guderian », dont les chars terrorisent les fantassins soviétiques. Ce mâle langage confirme Staline dans son refus de faire reculer les troupes menacées d’encerclement. Le 29 juillet, Joukov, persuadé que la Wehrmacht va concentrer ses efforts sur Moscou, propose à Staline de renforcer le front du Centre, de laisser Kirponos regrouper ses forces sur la rive gauche du Dniepr, et donc d’abandonner Kiev. Mais Staline se refuse à voir le danger qui pèse sur ses troupes, et l’idée d’abandonner Kiev, l’une des trois capitales de l’URSS, le berceau de la vieille Russie, lui paraît inacceptable. Elle aurait des effets démoralisateurs en URSS et fâcheux sur les Alliés anglo-américains.
Staline limoge aussitôt Joukov et le remplace à la tête de l’état-major par Chapochnikov, le seul ancien officier tsariste, devenu général de l’Armée rouge, à avoir échappé aux purges de son état-major, malgré ses disgrâces répétées. En 1937, le NKVD avait arraché aux généraux condamnés à mort « l’aveu » que Chapochnikov était des leurs, mais il ne fut pas inquiété. Sa position est pourtant fragile face à un Staline poussé, dans son désarroi face aux revers initiaux, à prendre des mesures répétées de réorganisation, de mutation des commandants de front, qui accroissent le désordre.
Le 3 août, la Wehrmacht encercle à Ouman les VIe et XIIe armées soviétiques. Staline l’apprend… par la presse allemande. Fou de rage, le 8 août, il accuse au téléphone Kirponos, commandant du front Sud-Ouest, « d’avoir décidé d’un cœur léger de livrer Kiev à l’ennemi en arguant d’une insuffisance de troupes capables de défendre Kiev ». Kirponos s’échine à démentir ces allégations. D’ailleurs, dit-il, tout va bien : l’ennemi a perdu trois fois plus d’hommes que l’Armée rouge ! Staline exige qu’il « prenne toutes les mesures possibles et impossibles [sic !] pour la défense de Kiev ». Il lui promet des renforts dans deux semaines et ajoute : « Pendant ces deux semaines, il vous faudra défendre Kiev à tout prix[1137]. »
Au début du mois d’août, Staline, aux abois, supplie Roosevelt. Il l’informe qu’« il accueillerait dans n’importe quel secteur du front russe des troupes américaines, qui resteraient sous le commandement exclusif de l’armée américaine[1138] ». Roosevelt fait le mort. Staline se rabat sur l’organisation radiodiffusée de grands meetings antifascistes par grandes catégories nationales ou sociales : au commencement d’août, les peuples slaves, à la fin du mois, les juifs soviétiques, puis les femmes, les jeunes, les savants, les Ukrainiens, etc. Ces meetings débouchent sur la formation de comités antifascistes, dont l’action sera essentiellement verbale. Staline se plaint à Churchill le 3 septembre : « La situation des troupes soviétiques a considérablement empiré au cours des trois dernières semaines dans des régions stratégiquement aussi importantes que l’Ukraine et Leningrad. » Une menace point sous la plainte : sans second front ni aide matérielle importante, « l’Union soviétique sera ou bien défaite ou bien affaiblie au point de perdre pour longtemps la capacité d’apporter à ses alliés quelque assistance que ce soit dans leur lutte contre l’hitlérisme[1139] ». Churchill ne s’en émeut guère et n’y peut rien.
Fin août, la débandade des troupes du front Nord-Est, commandées par Vorochilov, le plonge dans la fureur. Il cherche à nouveau des coupables et exige une fiche détaillée sur les chefs de chaque division, démet le commandant du front, rétrograde ceux des XXXIVe et XLIIIe armées, livre au tribunal quatre commandants et commissaires, puis envoie à Leningrad une commission d’enquête sur les activités de Vorochilov dirigée par Molotov et Malenkov. Le 25 août, la Wehrmacht arrive à 50 kilomètres de Leningrad. Staline télégraphie à Molotov et Malenkov : « Si on continue comme cela, je crains que Leningrad ne soit livré de façon idiotement stupide, et toutes les divisions de Leningrad risquent d’être capturées[1140]. » Vorochilov, hanté par les souvenirs de la guerre civile, crée, pour défendre la ville, des bataillons ouvriers armés de fusils, piques et poignards, mais, écrira Staline plus tard, « néglige l’organisation de la défense de Leningrad par l’artillerie[1141] ». Il se trompe de guerre et d’époque et, pour esquiver toute responsabilité dans la suite des événements, omet de s’inclure dans le Conseil militaire de défense de Leningrad, où Staline le fait ensuite désigner par le GQG…
Saisi par l’angoisse, Staline revient à la charge le 13 septembre, au moment où les troupes qui défendent Kiev sont menacées d’encerclement. Kirponos lui demande l’autorisation de décrocher pour éviter ce fait inéluctable. Staline refuse et, ce même jour, présente à Churchill, qui n’a pas les moyens d’y répondre, la vaine requête adressée à Roosevelt six semaines plus tôt : « L’Angleterre pourrait débarquer sans risque 25 à 30 divisions à Arkhangelsk ou les diriger par l’Iran vers les régions méridionales de l’URSS, afin d’établir une coopération militaire avec les troupes soviétiques sur le territoire de l’Union soviétique[1142]. »
Cherchant toujours à enrayer la débâcle par la terreur, il édicte le 16 août son fameux ordre 270, dans lequel il dénonce comme pleutres et déserteurs les généraux Ponedeline et Kirillov, capturés en juillet par les Allemands, puis affirme : « Il faut anéantir les pleutres et les déserteurs. J’ordonne : 1o de considérer comme d’infâmes déserteurs dont les familles doivent être arrêtées […] ceux qui ont pendant les combats dissimulé leurs insignes de grade et se sont rendus. Fusiller sur place ces déserteurs ; 2o d’anéantir par tous les moyens ceux qui préfèrent se rendre et de priver d’allocations et d’aides de l’État les familles de ceux qui se sont rendus[1143]. » Internés en camp de concentration et libérés en 1945 par l’Armée rouge, Ponedeline et Kirillov n’échapperont pas à la colère de Staline : le tribunal militaire les condamnera à mort le 25 août 1946. Ponedeline avait pourtant craché au visage de Vlassov, venu le recruter dans son armée auxiliaire de la Wehrmacht. Ce crachat ne le sauvera pas de la rancune de Staline. Il invente une nouvelle catégorie de traîtres : les 1 200 000 Allemands soviétiques. En 1915, le gouvernement tsariste suspectait déjà ces Allemands, installés dans l’empire depuis Catherine II, d’être des « agents germaniques ». Staline charge Beria de les déporter en Asie centrale comme traîtres potentiels, par décret du 28 août. L’avance allemande n’est qu’un prétexte : Beria envoie au Kazakhstan les quelque 50 000 Allemands soviétiques installés en Géorgie, en Azerbaïdjan et en Arménie ! Pour remonter le moral des troupes, Staline recourt aux vieux moyens : le 22 août, il fait attribuer dix décilitres de vodka à 40° par jour aux soldats et aux officiers des unités combattantes.
La vodka ne fait pas de miracle. Le 7 septembre, les chars de Guderian arrivent à Konotop, situé sur le Dniepr à 150 kilomètres au nord-est de Kiev. S’ils franchissent le fleuve, les troupes soviétiques seront menacées d’encerclement. Chapochnikov et Vassilevski tentent de convaincre Staline d’ordonner aux troupes de Kirponos de se replier pour échapper au désastre. Staline refuse. Vassilevski se souvient : « Le seul rappel de la cruelle nécessité d’abandonner Kiev faisait sortir Staline de ses gonds et lui faisait perdre le contrôle de lui-même[1144]. » Il insulte ses interlocuteurs. Ce même 8 septembre, la Wehrmacht s’empare de Schlisselbourg, réalisant par voie de terre le blocus de Leningrad. Vorochilov se garde d’en informer Staline, qui l’apprend le lendemain matin et lui demande confirmation. Vorochilov confirme et apprend son limogeage immédiat. Staline juge « désespérée » la situation de la capitale du Nord et pense un moment que sa perte n’est qu’une question de jours[1145]. Cette crainte renforce son entêtement à propos de Kiev et sa polarisation sur les mesures répressives. Le 12 septembre, il ordonne de créer dans un délai de cinq jours, dans toutes les divisions, des détachements de barrage « formés de combattants sûrs » pour « arrêter la fuite des militaires saisis par la panique, sans s’arrêter devant l’usage des armes[1146] ».
Le 10 septembre, pour tenir compte de l’épuisement des troupes qui tiennent avec acharnement depuis deux mois, le GQG ordonne de décrocher de Smolensk. Pourtant, même si les pertes soviétiques sont lourdes, la percée allemande sur Moscou est compromise : c’est qu’à l’été sec et brûlant a succédé, après un très bref été indien, un automne pluvieux. Dans ces espaces aux routes rares, la boue colle aux chenilles des chars, aux bottes des officiers, aux roues des camions et aux brodequins des soldats. Le même jour, la Wehrmacht franchit pourtant le Dniepr. Kirponos, angoissé, demande au GQG l’autorisation de replier ses troupes. Le 11, Boudionny en personne télégraphie de Poltava à Staline : « Le repli du front du Sud-Ouest est tout à fait venu à maturité », tout retard ne peut qu’aboutir « à la perte des troupes et d’une énorme quantité de matériel ». Il demande de faire replier au moins les troupes stationnées à Kiev afin de contrer la manoeuvre d’encerclement engagée par la Wehrmacht. Staline ne bronche pas et ordonne par téléphone à Kirponos : « Ne pas abandonner Kiev et ne pas faire sauter les ponts sans autorisation du GQG. » Il oppose, cinq jours durant, un refus obstiné à la demande de repli. Boudionny insiste sur sa nécessité, Staline le démet de ses fonctions. Le 14 septembre, le chef de l’état-major du front, Toupikov, informe Moscou : « Le début de la catastrophe […] est une question de deux jours. » Staline condamne « le rapport paniquard du major général à l’état-major général », affirme la nécessité « de ne pas céder à la panique, de prendre toutes les mesures pour tenir la position occupée […] d’inspirer à tout le commandement du front la nécessité de se battre avec obstination, sans regarder en arrière[1147] ». Le 16 septembre, l’anneau se referme sur les défenseurs de Kiev, à qui Staline donne, dans la nuit du 17 au 18, l’autorisation de se replier. Trop tard, une fois de plus. La Wehrmacht, achevant la plus gigantesque opération d’encerclement de la Seconde Guerre mondiale, capture 450 000 soldats soviétiques, aussitôt déportés en Allemagne, et s’empare de 2 642 canons, de 1 225 mortiers et de 64 tanks. Avec les soldats capturés en août et septembre sur ce front, mais aussi sur celui de Briansk, 665 000 soldats au total sont tombés en cinq semaines entre les mains des Allemands. Kirponos se suicide.
La veille, le 17, au nord, la Wehrmacht a pris Pavlovsk et occupé Pouchkino dans la banlieue de Leningrad. La rage dans laquelle le blocus de Leningrad plonge Staline l’amène à signer l’un de ses ordres les plus sauvages de toute la guerre. Il est informé que, dans plusieurs cas, les Allemands ont attaqué des positions soviétiques en poussant devant eux, comme bouclier vivant, des groupes d’enfants, de femmes, de vieillards qui crient désespérément aux soldats soviétiques : « Ne tirez pas, Ne tirez pas ! Nous sommes des vôtres ! » Le 21 septembre, il dicte à Chapochnikov une directive qualifiant de traîtres les victimes et les soldats qui hésitent à tirer sur ces boucliers vivants : « C’est eux, écrit-il, qu’il faut liquider les premiers, car ils sont plus dangereux que les fascistes allemands. Mon conseil est de ne pas faire de sentiment, mais de cogner sur l’ennemi et sur ses complices, volontaires ou contraints… Cognez à toutes forces sur l’ennemi et sur ses délégués [sic !], quels qu’ils soient, fauchez les ennemis, sans vous soucier si ce sont des ennemis volontaires ou contraints…[1148] »
Dès ce moment, Staline abreuve Churchill de lettres angoissées demandant l’ouverture à l’ouest d’un second front, qui contraindrait Hitler à retirer des divisions de l’Est pour les envoyer à l’Ouest, initiative stratégique qu’il devra attendre jusqu’au 6 juin 1944. Le 29 septembre, il reçoit les délégués américain et anglais, Harriman et Beaverbrook, effarés par la déroute de l’Armée rouge. Beaverbrook craint un effondrement total des Soviétiques qui permettrait à Hitler de tourner toutes ses forces contre l’Occident. Cette crainte est le début de la sagesse. Il demande aux États-Unis une importante aide matérielle que ces derniers ne fourniront qu’au lendemain de l’attaque du Japon à Pearl Harbor, le 7 décembre 1941. Pendant trois ans, Roosevelt et Churchill déversent sur Staline déclarations dilatoires et consolations chaleureuses et admiratives. Mais chaque demande d’ouverture du second front se heurte à une impossibilité : les Américains manquent de bateaux et hésitent à se démunir pour fournir à l’URSS avions, camions et tanks au titre du prêt-bail…
Après un temps d’arrêt au centre, la Wehrmacht reprend son offensive le 30 septembre en direction d’Orel puis de Viazma. Le jeune général Koniev, nommé commandant du front à la place de Pavlov, a retenu la leçon de Staline : il est interdit de reculer. Mais ses troupes étant enfoncées le 4 octobre, il avertit par téléphone Staline de la menace d’encerclement qui pèse sur elles ; Staline l’écoute, ne prend aucune décision, puis interrompt la liaison. Il n’accordera l’autorisation de décrocher que le 6 octobre. Trop tard encore. Le 7, la Wehrmacht encercle les troupes soviétiques à l’ouest de Viazma, et deux jours plus tard à Briansk ; seuls quelques régiments parviennent à forcer le blocus. Le bilan est catastrophique : 64 des 95 divisions du front Ouest ont été encerclées, 11 brigades blindées sur 13, 50 régiments d’artillerie sur 62. L’Armée rouge perd 300 000 hommes, 800 tanks et plus de 600 000 prisonniers ! La route de Moscou est ouverte. Hitler jubile : « L’ennemi est écrasé et ne s’en relèvera jamais ! » La prise de la capitale n’est plus qu’une question de jours ! Staline veut traîner Koniev, qui commande le front Ouest, en cour martiale. Joukov le persuade d’y renoncer. Staline se contente, le 10 octobre, de remodeler le front, d’en confier le commandement à Joukov, flanqué de Koniev, et d’en renforcer le contrôle policier en nommant le vice-commissaire à l’Intérieur, Krouglov, à son conseil militaire. Le 7 octobre, le temps s’est brusquement dégradé. Aux pluies de l’automne succèdent brusquement les premiers gels et les tempêtes de neige, qui surprennent une Wehrmacht dont 20 % seulement des effectifs disposent d’une tenue d’hiver.
L’interprète Valentin Berejkov voit alors pour la première fois Staline au Kremlin. Il ressent un choc devant ce personnage si différent de l’image qu’il avait de lui : « D’une taille inférieure à la moyenne, émacié, le visage ravagé par la variole. Une tunique de coupe militaire pendait sur sa maigre silhouette. Il avait un bras plus court que l’autre, presque tout le poignet était dissimulé dans la manche. […]. J’avais l’impression d’avoir affaire à son double. » Deux gardes du corps l’accompagnent en permanence à l’intérieur même du Kremlin et de la petite pièce du gouvernement. Selon Berejkov, le fait d’avoir été, lui, « l’infaillible […], roulé comme un gamin par le caporal autrichien, l’avait rendu encore plus soupçonneux qu’auparavant ». Mais il témoigne aussi que les visiteurs de Staline n’étaient pas fouillés avant d’entrer dans son bureau. Berejkov disposait d’un laissez-passer dans tout le Kremlin, mais qui ne l’autorisait pas à emprunter le couloir menant à l’aile du bâtiment occupée par Staline. Or, « pendant les presque quatre années où je me suis rendu chez Staline, je n’ai pas été fouillé une seule fois et n’ai été soumis à aucune vérification particulière[1149] ». Par crainte des agents allemands lâchés dans la capitale, on lui a remis, fin 1941, comme aux autres employés du Kremlin, un revolver, qu’il est censé avoir rangé dans son coffre. Et personne ne vérifiera jamais s’il ne le porte pas sur lui lorsqu’il se rend chez Staline.
À la fin de septembre, le bilan de la guerre est lourd : l’Armée rouge a perdu plus de 2 millions de soldats faits prisonniers, tandis que près d’un million et demi sont morts ou disparus, alors que les pertes totales de la Wehrmacht sont légèrement inférieures à un demi-million d’hommes. Les territoires de la Russie d’Europe envahis ou menacés constituaient le premier grenier de l’URSS et son principal centre industriel. L’URSS a également perdu le contrôle des deux tiers de sa production de charbon et de fonte, et près de 60 % de sa production d’acier. Pour limiter les conséquences de cette catastrophe, le Comité d’état à la défense confie à Beria le soin de transférer les industries vers l’est. De l’invasion à la fin de l’année 1941, près de 1 500 entreprises seront ainsi déplacées. Ce transfert permettra à l’URSS d’assurer une production en armements lourds très supérieure à celle de l’Allemagne. De juin 1941 à la fin de 1945, l’URSS produira 88 000 chars contre 23 500 pour l’Allemagne, et 106 000 véhicules blindés contre 41 000. Là se joue l’issue de la guerre.
Après la décision de fixer à dix heures la durée de la journée de travail, sans augmentation de salaire bien sûr, ce transfert, qui jette sur les routes des millions d’hommes et de femmes avec leurs enfants, mêlés aux civils fuyant la Wehrmacht, provoque de vives tensions sociales. Il suscite notamment de violentes grèves dans plusieurs entreprises textiles de la région d’Ivanovo. Cette agitation n’est pas isolée. Fin septembre, Staline a reçu une lettre d’un groupe d’ouvriers de l’Oural lui exposant les raisons qui, de leur point de vue, expliquent les revers de l’Armée rouge, et présentant leurs doléances : les ouvriers, les paysans, la jeunesse, qui ont conquis le pouvoir en 1917, disent-ils, en ont été dépossédés et subissent des « lois fascistes » (amendes, répression, impôts écrasants, discipline fasciste dans l’armée, etc.). Ils exigent l’annulation du système d’amendes dans les usines, la dissolution des bataillons disciplinaires dans l’armée. Prudents, ces Ouraliens, qui témoignent de l’ébullition engendrée dans le pays par la débâcle, ne signent pas leur lettre…[1150]
Pour rallier à lui une paysannerie pour le moins réservée, voire hostile, Staline lui fait d’importantes concessions. Les autorités locales laissent les paysans grignoter les terres des kolkhozes afin d’élargir leurs lopins privés. Le Kremlin laisse les ouvriers allocataires d’un jardin l’agrandir à leur guise. C’est ainsi qu’en 1945 72 % de la production de pommes de terre et de légumes de l’URSS proviendront de ces lopins. La gigantesque ponction de la guerre désorganise la vie agricole. Le général polonais Anders, qui survole à cette époque la campagne entre Moscou et Kouibychev, note : « Plus de la moitié des blés n’étaient pas coupés. On ne voyait presque pas de chevaux ni de bétail. Personne ne ramassait les pommes de terre[1151]. » Beria mobilise aussi le Goulag à des fins militaires et économiques. Celui-ci fournira d’abord des troupes fraîches. Deux décrets, l’un du 12 juillet, l’autre du 24 novembre 1941, décident la libération anticipée de déportés pour délits mineurs. 420 000 d’entre eux sont expédiés en hâte sur le front.
Ils servent à combler le vide laissé par les divisions encerclées, capturées ou décimées. La stratégie militaire de Staline est en effet d’une simplicité fort coûteuse : contre-attaques frontales et jamais de recul. L’infanterie sert de bélier au prix de pertes énormes. Enfin, nourri des souvenirs de la guerre civile, Staline a décidé d’organiser des escadrons de cavalerie légère pour couper les communications de l’ennemi et attaquer ses arrières. Au 1er janvier 1942, l’Armée rouge comporte ainsi 94 escadrons de 3 000 cavaliers chacun, soit près de 300 000 hommes en tout. Malgré les saignées que subissent ces brigades légères, taillées en pièces par l’artillerie, l’aviation et les blindés allemands, Staline s’obstinera jusqu’à la fin de la guerre. Comme pour souligner plus encore son archaïsme, le 25 janvier 1943, il nomme le maréchal Boudionny commandant en chef de la cavalerie. Le 1er mai 1944, dans un ordre à tous les commandants de front, il ordonnera d’« utiliser les corps de cavalerie pour accroître le succès et frapper les arrières de l’ennemi[1152] ». En dehors de Boudionny et Vorochilov, aucun général soviétique ne semble avoir partagé ce goût immodéré pour le cheval.
L’avance, même ralentie, de la Wehrmacht menace Moscou. Le 9 octobre une commission du Comité de défense envoie à Staline la liste des mesures prévues en cas de prise de la ville : 412 entreprises travaillant partiellement ou en totalité pour la défense sont minées pour être détruites ; 707 entreprises civiles seront sabotées et incendiées. Il la signe. Le 10 octobre, la Wehrmacht est à 40 kilomètres de Moscou. Cinq divisions des XXIIe et XXIXe armées sont jetées en toute hâte sur la chaussée de Mojaisk pour l’arrêter. Le Comité de défense envoie des milliers de jeunes filles et de jeunes femmes armées de pelles et de pioches creuser des tranchées antichars aux abords de la ville. Les chars allemands les mitrailleront comme à l’exercice. Le 14 octobre au matin, sur la chaussé de Mojaisk, la 10e division blindée allemande et deux régiments de SS se lancent frénétiquement à l’assaut : la victoire leur semble à portée de botte. Borodino est le théâtre de sauvages combats au corps à corps.
Le 15, Staline signe un ordre d’évacuation au nom du Comité de défense. Molotov doit informer les missions étrangères de leur évacuation vers Kouibychev, l’ancienne Samara, située sur la Volga, au sud-est. Ce jour même s’y rendent le présidium du Soviet suprême et le Conseil des commissaires du peuple. Les commissariats à la Défense et à la Marine de guerre doivent partir « sans tarder ». Kaganovitch s’occupe de leur transport et Beria de leur protection. Le texte ajoute : « Le camarade Staline sera évacué demain ou plus tard en fonction de la situation[1153]. » Enfin, en cas d’apparition de la Wehrmacht aux portes de Moscou, le NKVD, Beria et Chtcherbakov doivent « organiser le sabotage des entreprises, entrepôts et établissements qu’il sera impossible d’évacuer, ainsi que de l’ensemble des installations électriques du métro (à l’exclusion des conduites d’eau et des canalisations) ».
Staline a-t-il envisagé un moment de quitter Moscou, dont la chute paraît alors probable ? Un indice le laisse penser. À Kouibychev, des travaux clandestins sont engagés en vue de la construction d’un énorme bunker souterrain enfoui sous trois mètres et demi de dalles de béton et vingt mètres de terre : il comprend six pièces destinées à accueillir Staline et le GQG (un bureau pour Staline, trois pièces de travail, une chambre de repos et une salle de réunion de plus de 70 mètres carrés). Le bunker doit permettre à une centaine de personnes de travailler. Mais Staline n’y mettra jamais les pieds et le bâtiment n’accueillera jamais personne, si ce n’est quelques curieux après la chute de l’URSS. Il est en effet achevé le 16 décembre 1942, à la veille de la victoire de Stalingrad.
Les indices en sens contraire ne manquent pas. Ainsi, à la mi-octobre, le commissaire militaire Stepanov, de l’état-major du front Ouest stationné à Perkhouchkovo, aux abords de Moscou, téléphone au GQG. Il informe Staline que l’état-major propose de s’installer plus à l’est, à Arzamas, et le poste de commandement plus près de la capitale. Après un long silence, Staline déclare : « Camarade Stepanov, demandez aux camarades s’ils ont des pelles. » Stepanov ne saisit pas. Staline répète : « Est-ce que les camarades ont des pelles ? » Stepanov interroge les membres de l’état-major, puis s’enquiert : « Des pelles de sapeur ou des pelles ordinaires ? – Peu importe lesquelles », répond Staline. Stepanov, tout heureux, l’informe qu’ils en disposent et lui demande ce qu’ils doivent en faire. La réponse de Staline tombe comme un couperet : « Conseillez à vos camarades de prendre les pelles et de creuser leurs propres tombes. Nous ne quitterons pas Moscou, le GQG restera à Moscou, et quant à eux, ils ne quitteront pas Perkhouchkovo[1154]. »
La Wehrmacht arrive à trente kilomètres de Moscou le 15 octobre. Sûr de sa victoire, son état-major commet un double péché d’orgueil : il fait avancer ses blindés et son infanterie sur les rares chaussées en négligeant les champs alentours, permettant ainsi à Joukov de regrouper sur ces axes ses troupes inférieures en nombre. L’état-major croit ensuite possible de détacher une aile gauche du groupe du Centre dont la victoire est, croit-il, assurée, pour renforcer l’offensive sur Leningrad, et une aile droite pour renforcer l’offensive sur l’Ukraine. La promenade militaire attendue va se transformer en catastrophe.
Ce même jour, une partie du gouvernement s’envole vers Kouibychev avec les dirigeants du Comintern, Dimitrov en tête. Le 16, la panique règne à Moscou. Plus de mille militants du Parti détruisent leurs cartes. Dans certains ministères s’élève la fumée des documents brûlés. Le 19, Staline place Moscou en état de siège. Il signe une courte déclaration qui s’achève par la décision de « fusiller sur place les provocateurs, les espions et autres agents de l’ennemi, qui invitent à troubler l’ordre[1155] ». Il fait évacuer vers Kouibychev le corps diplomatique, les bureaux du Comité central et du gouvernement. Seuls resteront à Moscou le Comité de défense, le Grand Quartier général et le Bureau politique. La décision de Staline de rester au Kremlin alors que le « gouvernement » s’était réfugié à Kouibychev a contribué plus que tout à dessiner le portrait d’un homme aux nerfs d’acier, impavide devant le danger et symbole de la résistance responsable. Pourtant, le véritable gouvernement c’étaient le Comité de défense et le Bureau politique, dont tous les membres restent à Moscou, sauf Jdanov et Vorochilov en poste à Leningrad et Khrouchtchev à Kiev. Mais les autres ne sont guère, mis à part Molotov, que des figures anonymes quand bien même leurs portraits s’étalent, lors des festivités, au fronton des palais. Quoi qu’il en soit, Staline restant au Kremlin, au milieu du chaos et en pleine panique, la continuité est assurée.
Au sud de Moscou, à Toula, l’Armée rouge arrête les blindés de Guderian. La Blitzkrieg a échoué. En trois semaines, du 18 octobre au 6 novembre, sur le front du Centre, la Wehrmacht n’avancera plus que d’une dizaine de kilomètres. Staline convoque à Moscou les membres du Comité central, qui piétinent deux jours et repartent chez eux sans s’être réunis. Staline a d’autres soucis. Il ne convoquera à nouveau le Comité central qu’en janvier 1944. Le 25 octobre, il ajoute au Conseil pour l’évacuation, créé au moment de la débâcle, un Comité pour l’évacuation, présidé par Mikoian, chargé de préparer le transfert vers l’intérieur du pays des matériaux et biens de la zone voisine du front. Staline ne s’y inclut pas. L’évacuation a un parfum de défaite, bon seulement pour les autres.
La défense de Moscou est l’occasion pour Staline de promouvoir le patriotisme et les valeurs attachées aux traditions russes. Dans son rapport du 6 novembre 1941 consacré au 24e anniversaire de la révolution, il exalte « la grande nation russe, la nation de Plekhanov et de Lénine, de Bielinski et de Tchernychevski, de Pouchkine et de Tolstoï, de Glinka et de Tchaïkovski, de Gorki et de Tchekhov, de Setchenov et de Pavlov, de Repine et de Sourikov, de Souvorov et de Koutouzov ». Cette énumération soigneusement pesée de grands noms ne comporte aucun écrivain ni peintre soviétique, aucun chef militaire de la guerre civile. La tradition qu’il invoque est, essentiellement celle de la Russie impériale. Évoquant par ailleurs le conflit en cours, Staline multiplie par trois les pertes de la Wehrmacht qu’il chiffre à « plus de 4 millions et demi d’hommes tués, blessés et prisonniers », et divise par trois les pertes de l’Armée rouge qu’il estime à 350 000 hommes tués, 378 000 disparus et 102 000 blessés. Il peut ainsi affirmer que, « après quatre mois de guerre, l’Allemagne, dont les réserves en hommes s’épuisent déjà, se trouve beaucoup plus affaiblie que l’Union soviétique, dont les réserves ne font que se déployer maintenant dans toute leur ampleur[1156] ». Aucun de ses auditeurs ne croit sans doute à ce bilan optimiste des quatre premiers mois de guerre, mais chacun doit feindre d’y ajouter foi, sans mot dire.
Le lendemain, sur la place Rouge, sous un ciel bas et neigeux qui interdit à la Luftwaffe de menacer la capitale, il exhorte les recrues qui partent au front en invoquant le nom des héros militaires russes d’un lointain passé, grâce auxquels avaient été repoussés les envahisseurs teutons, polonais et français : « Puissent vous inspirer dans cette guerre les glorieux Kouzma Minine, Dmitri Pojarski, Alexandre Souvorov, Mikhail Koutouzov[1157]. » Pas plus en cette occasion qu’en d’autres il ne cite le nom des combattants de la guerre civile, pas même celui de Tchapaiev. Dans son bureau, les portraits des généraux tsaristes Koutouzov et Souvorov encadrent désormais celui de Lénine…
C’est à cette époque que se stabilise le fonctionnement, dès lors immuable, du Grand Quartier général. En présence de Molotov, Malenkov et Beria, muets et impassibles, Staline y convoque à tour de rôle généraux, commissaires du peuple, chefs de service, adjoints divers, qui viennent rapporter et recevoir directives et réprimandes. L’arrivant n’a droit qu’à un simple signe de tête et, dès son rapport fini, à une ou plusieurs questions. Toute réponse un peu imprécise entraîne une réplique cinglante de Staline : « Tu ne sais pas ? De quoi tu t’occupes alors ? » Une fois l’échange terminé, l’invité doit déguerpir au plus vite. Le commissaire aux Voies de communication, Kovaliov, souvent convoqué chez Staline, n’est « pas une seule fois arrivé tranquille à [s]on bureau. Tu t’attends toujours à une question à laquelle tu ne sauras pas quoi répondre. Il était d’une sécheresse effrayante. […] par son pouvoir, sa mémoire, il écrasait, abaissait tout le monde. L’homme qui venait le voir se sentait encore plus insignifiant qu’il ne l’était en réalité[1158] ».
Roosevelt tente d’entraîner l’URSS contre le Japon. Peu avant Pearl Harbor, il informe Staline que les Nippons préparent une attaque imminente contre la région de Vladivostok et lui propose d’envoyer une mission militaire américaine à Moscou pour discuter des mesures à prendre, et de fournir des avions à partir de l’Alaska. Les renseignements fournis par les agents soviétiques au Japon ne confirment pas ces informations. Convaincu, au contraire, que le Japon n’attaquera pas, Staline fait transférer des troupes d’Extrême-Orient sur le front de Moscou en novembre. Il doit néanmoins amadouer les Américains. Staline ressort alors du placard le diplomate pro-occidental Litvinov, aux allures de père de famille, réintégré aux Affaires étrangères dès la fin juin mais utilisé seulement pour la diffusion d’émissions de radio en direction des pays anglophones. À la mi-novembre, il le nomme ambassadeur à Washington et, seul ambassadeur ayant une double charge, vice-commissaire aux Affaires étrangères. Litvinov arrive à San Francisco, après un périple en avion de vingt-deux jours, le 6 décembre, avec mission d’entraîner les États-Unis aux côtés de l’Union soviétique. Le surlendemain, à l’aube, l’aviation et la marine japonaises attaquent par surprise la flotte et l’aviation américaines stationnées dans la rade de Pearl Harbor à Hawaï. Les États-Unis entrent alors en guerre contre le Japon dans le Pacifique, mais pas contre l’Allemagne. Néanmoins Staline est sûr désormais que le Japon n’attaquera pas en Sibérie…
Staline, mécontent de ses généraux, est aussi insatisfait de son peuple. Pour le punir d’une attitude à ses yeux trop molle à l’égard de l’envahisseur, il signe le 17 novembre 1941 l’ordre 0428 qui ordonne à l’Armée rouge « de détruire et brûler entièrement toutes les localités situées à l’arrière des troupes allemandes sur une distance de 40 à 60 kilomètres en profondeur à partir des premières lignes, et sur 20 à 30 kilomètres à droite et à gauche des routes », d’utiliser à cette fin « l’aviation, l’artillerie et les mortiers, des commandos d’éclaireurs, de skieurs et des groupes de sabotage de partisans », et de « créer dans chaque régiment un commando de chasseurs de 20 à 30 hommes pour raser et incendier les localités[1159] ». Toutes ces forces seraient plus utiles contre la Wehrmacht, mais Staline veut punir les civils qui ont laissé l’ennemi pénétrer dans leurs villes et leurs villages. Après les incendies d’un été torride, les paysans voient ainsi leurs villages brûlés par des commandos… de l’Armée rouge, bientôt imitée, à partir de 1942, par la Wehrmacht décidée à faire payer à ces mêmes paysans les attaques de partisans.
Le 3 décembre, flanqué de Molotov, il reçoit les Polonais Sikorski, Kot et Anders, représentants du gouvernement exilé de Londres. Staline a donné son accord à la constitution d’une armée polonaise en URSS. Les trois hommes veulent l’entretenir de leurs difficultés à faire libérer les Polonais internés dans les camps pour constituer leur armée. Sikorski s’inquiète en particulier d’« une liste de 4 000 officiers emmenés de force et qui se trouvent encore maintenant en prison ou dans des camps de travail […]. Aucun d’entre eux n’est revenu », et pour cause puisqu’ils ont été massacrés à Katyn en 1940 par le NKVD sur ordre de Staline et de Beria. Staline se moque d’eux. Ces officiers « se sont évadés » ! Anders, interloqué, demande : « Où auraient-ils pu s’évader ? » Staline répond : « Mais en Mandchourie ! » Quant aux Polonais encore détenus dans les camps, et dont Sikorski et Anders ont une liste incomplète, « ils ont à coup sûr été libérés mais ne sont pas encore arrivés ». Ils sont en route. En revanche, l’accrochage est assez brutal lorsque Sikorski et Anders décrivent les conditions effroyables dans lesquelles vivent les Polonais libérés : ils sont installés dans des tentes sans chauffage par une température de –30 degrés, ne reçoivent qu’une alimentation dérisoire, n’ont pas d’armement pour s’entraîner, pas de vêtements chauds. Ils demandent l’envoi de leurs hommes en Iran, où les Anglais les nourriront et les entraîneront. Staline ricane : Une fois en Iran, vous irez vous battre avec et pour les Anglais ! Les interlocuteurs ne sont d’accord que lorsqu’il s’agit de taper sur les juifs. Anders et Sikorski affirment, en effet, que les juifs polonais enrôlés sont des trafiquants et des contrebandiers, et ne feront donc jamais de bons soldats. Il n’en veut pas dans l’armée polonaise. Staline acquiesce : « Les juifs sont de piètres soldats […]. Oui, les juifs sont de mauvais soldats. » Il développe un peu plus loin des vues racistes sur « les Slaves […] race jeune qui n’est pas encore usée[1160] ». Le lendemain soir, un dîner au Kremlin réunit Staline, les Polonais et une pléiade de dirigeants, hautains avec eux et serviles devant Staline. Sikorski affirme l’intangibilité des frontières polonaises d’avant 1939. Staline le laisse dire. Il a besoin de lui pour le moment.
Une contre-offensive dégage Moscou au début de décembre et rejette la Wehrmacht à cent kilomètres de la capitale. À la fin de l’année, la Wehrmacht a laissé sur les champs de bataille près d’un million d’hommes, plus de 2 000 chars, et s’enlise dans la neige. Le 10 décembre, grisé par ce succès, Staline impose au GQG une directive d’un irréalisme insensé. Il assigne à l’Armée rouge la tâche de garantir l’écrasement complet des troupes hitlériennes en 1942. Il pense aussi déjà à l’épuration ultérieure : le 27 décembre, il crée, par décision du Comité de défense, les camps spéciaux de filtrage du NKVD destinés à vérifier prisonniers et civils.
Une semaine avant, les 16, 17, 18 et 20 décembre, il a reçu par quatre fois le ministre des Affaires étrangères britannique, Anthony Eden, pour lui proposer deux accords publics et un accord secret, qui reprend, en plus ambitieux, le protocole secret signé en septembre 1939 avec l’Allemagne nazie. Il invite l’Angleterre à redessiner toute l’Europe pour la fin de la guerre. Taillant et retaillant à l’envi dans les frontières, il veut inclure la Prusse-Orientale dans la Pologne, dont les limites seront repoussées vers l’ouest, agrandir la Tchécoslovaquie au sud au détriment de la Hongrie, rétablir la Yougoslavie dans ses anciennes frontières et l’élargir un peu à l’ouest au détriment de l’Italie (Trieste, Fiume, etc.). Il offre à la Turquie les îles du Dodécanèse, et un morceau du sud de la Bulgarie habité par des Turcs, et, au sud, un bout de la Syrie. L’Allemagne devrait être morcelée, l’URSS reconnue dans ses frontières de 1941 (avec annexion de la Pologne orientale, des pays baltes et de la Bukovine du Nord). Staline propose à Eden d’installer des bases militaires sur les côtes françaises, « Boulogne, Dunkerque, etc.[1161] » ; la Belgique et la Hollande devraient signer une alliance militaire avec l’Angleterre.
Eden, interloqué, s’abrite, pour esquiver ces suggestions insensées, derrière les États-Unis : Roosevelt, en effet, a exigé du gouvernement anglais qu’aucune décision concernant le destin de l’Europe d’après-guerre ne soit prise sans qu’il ait été préalablement consulté. Cette mainmise préventive de l’Oncle Sam sur une Europe où il ne se bat pas encore irrite Staline, qui insiste en vain pour que l’annexion des pays baltes soit reconnue par Londres. Lors de la dernière conversation avec Eden, qui lui a répondu chaque fois par le même refus et la même excuse, il fait feu de tout bois : le gouvernement britannique avait bien fait alliance avec le gouvernement tsariste, qui englobait dans les frontières de l’Empire la Finlande et plus de la moitié de la Pologne ! Alors pourquoi ne pas reconnaître les frontières, plus modestes, de 1941 ? Face aux réserves anglaises, il renonce à son projet de protocole, à l’exigence d’un second front, et même à un débarquement anglais dans la région de Petsamo. Toutes ces concessions, dit-il, lui paraissent justifier en contrepartie la reconnaissance des frontières de 1941. Et il lâche, ironique : « Je suis un peu étonné de la dépendance de la politique anglaise vis-à-vis du gouvernement américain. Je pensais que l’Angleterre disposait d’une plus grande liberté de mouvement dans ses rapports avec les autres pays[1162]. »
Son irritation le pousse à faire des déclarations bravaches : « L’armée allemande est épuisée […]. Nos contre-attaques se transforment en contre-offensives […]. Nous attaquons et allons attaquer sur tous les fronts. L’armée allemande, en fin de compte, n’est pas si forte que cela. Sa réputation est très surfaite[1163]. » Il finira peut-être par croire à ses propres vantardises, puisqu’il lancera en janvier 1942 une contre-offensive bâclée. Peu doué pour les prophéties, il annonce à Eden que « les forces des Japonais sont tout à fait épuisées » et qu’ils n’en ont plus que pour quelques mois[1164]. Ces conversations stériles se concluent par un communiqué commun et par un banquet qui s’achève tard dans la matinée du 21 décembre, jour de son anniversaire, à cinq heures du matin exactement. Eden, dans ses souvenirs, se dit choqué par l’abondance de vodka et de caviar « alors que tout autour régnaient la faim et la misère ».
Le 4 février 1942, Staline systématise le travail du Comité de défense : chacun de ses membres est chargé de contrôler un secteur particulier de la production d’armement et son acheminement vers les unités intéressées : Molotov les tanks, Malenkov et Beria les avions, leurs moteurs et les mortiers, Voznessenski les munitions et la sidérurgie, Mikoian l’approvisionnement de l’armée. Avec quelques modifications de détail, il fonctionnera ainsi jusqu’à la fin de la guerre.
Staline tient tous les fils de cet organisme entre ses mains. Le bureau du Comité de défense, c’est le bureau de Staline, son appareil, c’est le secteur spécial du Comité central, c’est-à-dire le secrétariat particulier de Staline. Ni le Comité ni le Grand Quartier général n’ont de secrétariat et, quasiment jusqu’à la fin de la guerre, aucun procès-verbal de leurs réunions n’est dressé. Les communications du Comité avec les commandements de front s’effectuent par le téléphone spécial de Staline. Leurs réunions ne comportent pas d’ordre du jour. On commence à travailler lorsque Staline arrive. Poskrebychev convoque alors aussitôt, en plus de tous les membres du Comité, les individus dont il lui donne la liste. Staline livre aux personnes présentes une liste de questions à régler, en ajoute d’autres qui lui viennent en tête au fil de la discussion, et fait convoquer par Poskrebychev les gens qu’il juge nécessaires en cours de réunion. Le commandant de l’arrière, Khroulev, qualifiera ce fonctionnement d’à la fois dictatorial et souple : « Staline concentrait tout sur lui. Il n’allait lui-même nulle part […]. Il n’y avait dans le Comité de défense et dans le Grand Quartier général aucun bureaucratisme ; c’étaient des organismes exclusivement opérationnels. La direction en était concentrée dans les mains de Staline. En une journée, il s’y prenait des dizaines de décisions[1165]. » Staline signe un grand nombre de documents sans les lire tant qu’il a confiance en leur auteur. À la première impression qu’il éprouve d’avoir été abusé ou qu’on s’est joué de lui, le responsable est sanctionné.
Le 5 janvier, il fait adopter par le Grand Quartier général une directive qui concrétise la folle stratégie définie le 10 décembre : ordre est donné aux neuf fronts de passer, l’un après l’autre, à l’attaque, sur une ligne continue de près de 2 000 kilomètres, du lac Ladoga à la mer Noire. Il fixe à l’Armée rouge l’objectif chimérique d’« empêcher les Allemands de souffler, de les chasser sans relâche vers l’ouest, de les obliger à épuiser leurs réserves avant le printemps, où nous disposerons de nouvelles réserves importantes quand les Allemands n’en auront plus, pour assurer ainsi l’écrasement total des troupes hitlériennes en 1942[1166] » ! Aucun général n’ose affirmer que la tâche est au-dessus des forces de l’Armée rouge.
Staline sacrifie la population à l’improbable succès de cette offensive préparée à la hussarde. Ainsi donne-t-il l’ordre de s’emparer de Rjev, petite ville de 30 000 habitants située sur la Volga à 100 kilomètres à l’ouest de la capitale après l’avoir détruite : « Employer les forces de l’artillerie, les mortiers, l’aviation dont dispose le secteur et noyer la ville de Rjev sous un déluge de feu, sans reculer devant des destructions importantes[1167]. »
Après de premiers succès sur le front du Centre, l’Armée rouge se retrouve fin février à bout de souffle. Privée de munitions, elle prête le flanc à une contre-attaque foudroyante de la Wehrmacht. Malgré cela, le 23 février 1942, le général MacArthur télégraphie à Staline : « Les espoirs de la civilisation reposent sur les drapeaux de l’Armée Rouge. » Churchill félicite Staline le 24 février pour « huit mois d’une campagne qui a témoigné de la gloire immense de ses chefs ». À Washington, Roosevelt promet à Molotov l’ouverture d’un second front en Europe en 1942. Staline décide alors de remplacer l’Internationale, hymne de l’Union soviétique désormais réservé au Parti, par un hymne national dont il suit personnellement la très longue gestation.
En février, il donne son feu vert à la constitution d’un Comité antifasciste juif, après avoir écarté l’idée d’un comité international, avancée par les deux dirigeants du Bund polonais, Ehrlich et Alter, jetés en prison le 4 décembre 1941, puis fusillés pour cette idée par trop internationaliste. Le Comité, présidé par le dynamique acteur-réalisateur-metteur en scène du théâtre yiddish Mikhoels, doit développer la propagande en faveur de l’URSS et de l’Armée rouge dans les milieux juifs du monde entier. L’objectif sera fixé en mai 1942 : obtenir l’argent nécessaire pour fournir à l’Armée rouge 1 000 tanks et 500 avions.
Pour répondre à l’échec de son offensive suicide, Staline reprend sa chasse aux boucs émissaires. Il fait fusiller sept officiers supérieurs et disgracie le maréchal Koulik, qu’il avait envoyé le 12 novembre dans la presqu’île de Kertch en Crimée. Koulik s’était vu adjoindre Mekhlis, vice-commissaire à la Défense et chef de la Direction politique de l’Armée rouge, qui s’était fait photographier dans l’attitude de Napoléon, la main droite dans sa vareuse. Ses instructions bravaches (ne pas reculer d’un pied) ayant permis à la Wehrmacht d’encercler 40 000 soldats soviétiques, Koulik a, sans ordre de Staline, défini un plan d’évacuation, malgré l’obstruction de Mekhlis, prêt à les laisser périr. Le 26 janvier 1942, Beria, dans une note à Staline, accuse Koulik d’avoir, par « son état d’esprit défaitiste », livré à l’ennemi une place capitale. Koulik se défend auprès de Staline, qui, le 19 février, le fait exclure du Comité central pour désobéissance, état d’esprit défaitiste, ivrognerie et dilapidation des biens de l’État, décision qu’il fera valider par le Comité central en janvier 1944.
Au total, en 1942, Staline fait fusiller trente généraux, lieutenants généraux et généraux majors. Sa défiance est constante : au début de mai, il est informé que la 5e division de blindés n’a plus de commandant. « Ah, ricane-t-il, Lizioukov est chez les Allemands ? Il a déserté[1168] ? » Au même moment, on retrouve, dans son tank, le cadavre de ce Lizioukov, ancien déporté, libéré au début de la guerre. Son vieil ami Vorochilov lui sert aussi de bouc émissaire ; il le laisse en vie, mais lui fait endosser la responsabilité d’une longue liste de catastrophes. Le 1er avril, Staline adresse aux membres du Comité central et à la commission de Contrôle, au nom du Bureau politique, un document rageur dirigé contre lui et où il épanche sa rancune. Rappelant le désastre de la guerre de Finlande, il y fait le relevé de ses marques d’incurie : « L’Armée rouge manquait de mortiers et d’armes automatiques, il n’y avait aucun relevé exact du nombre de tanks et d’avions, les vêtements d’hiver nécessaires pour les soldats n’avaient pas été prévus. » Il évoque sa responsabilité dans le blocus de Leningrad et souligne le fait que, envoyé sur le front de Volkhovo, décisif pour défendre Leningrad, « il a refusé d’en prendre la responsabilité en invoquant le fait qu’il s’agit d’un front difficile[1169] ». Bref, Vorochilov est incompétent, couard et irresponsable. Staline l’affecte au travail militaire à l’arrière. La sanction est mince au regard de l’accusation, mais Vorochilov est à jamais disqualifié.
En même temps qu’il fait fusiller des gradés, Staline flatte un certain nombre de jeunes généraux, comme Vlassov, membre de cette génération montante qu’il veut promouvoir. Il reçoit à deux reprises ce grand échalas servile qui, par un balancement courtois, raconte avec exaltation la première rencontre à sa femme, la seconde à sa maîtresse. À la première, il confie son « bonheur » : « Le plus grand et principal patron m’a convoqué […] il a discuté avec moi une heure et demie entière. […]. Il m’a demandé où était ma femme et m’a interrogé sur ma santé. Le seul capable de faire cela, c’est LUI, qui nous mène tous de victoire en victoire. Avec lui, nous écraserons la vermine fasciste[1170]. » Dans des termes similaires, après sa seconde rencontre, il partage avec sa maîtresse le « grand bonheur » qu’il ressent. « Le plus grand homme du monde m’a une fois encore convoqué […]. Il a fait mon éloge devant tout le monde. Et maintenant je ne sais pas comment on peut justifier la confiance qu’IL me témoigne[1171]. » La carrière de Vlassov est, en effet, exemplaire. Pendant que Staline liquidait le corps des officiers issus de la révolution, Vlassov montait en grade régulièrement. Il est écrit dans son dossier : « Travaille beaucoup à la liquidation des résidus de sabotage dans les unités. » Il a donc dénoncé et livré des camarades au NKVD. En juin 1942, Vlassov, capturé par les Allemands, considérera le Führer comme son nouveau grand homme, revêtira l’uniforme de la Wehrmacht, formera l’Armée dite, sans rire, de libération russe et affirmera sa volonté de combattre aux côtés de la Wehrmacht pour liquider le bolchevisme. La première proclamation du Comité russe, fondé par lui, se proposera de « renverser Staline et sa clique »
La deuxième offensive allemande, déclenchée en avril 1942, vise Bakou et son pétrole. La Wehrmacht prend Kharkov, Sébastopol, Rostov, Kertch, la Crimée, gagne le Caucase, pénètre en Kalmoukie, en Tchétchénie, en Balkarie, arrive aux contreforts du Caucase. Affolé, Staline convoque, à la fin du mois d’avril, Baïbakov, vice-commissaire à l’Énergie, et lui présente un ultimatum : « Hitler se rue vers le Caucase. Il a affirmé que s’il ne s’emparait pas du pétrole du Caucase, il perdrait la guerre. […] Je vous préviens : si les Allemands obtiennent une goutte de pétrole, nous vous fusillerons. » Baïbakov pourrait tout faire sauter, mais Staline l’avertit : « Si vous détruisez les installations, que les Allemands n’arrivent pas jusque-là et que nous restions sans carburant nous vous fusillerons aussi[1172]. » Les Allemands ne prendront pas Bakou et Baïbakov, n’ayant pas miné les installations pétrolières, sauvera sa peau.
Au début de mai, la Wehrmacht lance une attaque le long du golfe de Théodossie en Crimée orientale et met en déroute les forces soviétiques, pourtant deux fois supérieures en nombre. Staline, après avoir dépêché Boudionny dans la presqu’île, y envoie en hâte Mekhlis, qui, après un an de guerre, et à défaut d’être un grand stratège, multiplie les dénonciations. Arrivé en Crimée, il accable Staline de télégrammes dénonçant l’incurie du commandant du front, Kozlov, apparemment dépassé par les événements. Ces dénonciations ne freinent pas l’avance allemande mais, par leur lâche impuissance, irritent Staline, qui lui reproche de s’en tenir « à l’étrange position d’un observateur extérieur, ne répondant de rien, dans l’affaire du front de Crimée. C’est une position très confortable, mais complètement pourrie[1173] ». Staline n’aurait pas écrit ces lignes six mois plus tôt. L’expérience de la guerre infléchit son comportement : la dénonciation lui paraît – chez les autres – un moyen trop facile d’échapper à ses responsabilités. Le 20 mai, au bout de douze jours, la Wehrmacht s’empare de la Crimée : l’Armée rouge a perdu 176 000 hommes, 347 tanks, 3 476 canons et mortiers, et 400 avions. C’est un désastre. Staline limoge Mekhlis, rétrogradé au simple rang de commissaire de corps, et rétrograde, du même coup, les cinq généraux commandants en chef.
Il n’a pas eu le temps de s’en remettre qu’une opération dont il avait lui-même défini les modalités tourne au fiasco : le 12 mai, les VIe et LVIIe armées ont lancé une offensive sur Kharkov. Elle est bientôt enrayée, après un bref succès initial, par une contre-attaque allemande. Timochenko propose alors de suspendre une offensive aussi mal engagée. Staline refuse. Khrouchtchev, commissaire politique du front, lui soumet au téléphone la même demande. Malenkov décroche le téléphone, Staline refuse de le prendre en ligne et fait répondre qu’il ne faut rien changer. Le 30 mai, les deux armées soviétiques sont encerclées et anéanties : 230 000 hommes sont abattus ou faits prisonniers, 775 tanks détruits, plus de 500 pièces d’artillerie et de mortiers tombent entre les mains de l’ennemi. Staline répond par une désinformation grossière. Le 31 mai, le Bureau soviétique d’information annonce que l’offensive soviétique déclenchée dans la direction de Kharkov ne visait nullement à prendre la ville, mais à prévenir une offensive allemande et que « la tâche essentielle fixée par le commandement soviétique a été remplie ». Il transforme sur le papier la défaite en victoire en multipliant par deux les pertes allemandes et en divisant par deux celles des Soviétiques.
Ces désastres répétés conduisent Staline à durcir encore les mesures disciplinaires. Le 28 juillet 1942, il signe l’ordre 227, lu dans toutes les unités de l’Armée rouge mais non publié. Face à l’avancée allemande, écrit Staline, « une partie des troupes du front Sud, entraînée par des paniquards, a abandonné Rostov et Novotcherkassk, sans résistance sérieuse et sans ordre de Moscou, couvrant ainsi ses étendards de honte ». Il dénonce la politique de la retraite stratégique et de la terre brûlée qu’il prête à certains commandants de front « incompétents qui se consolent en disant que nous pouvons continuer à reculer vers l’est, car nous avons un grand territoire, beaucoup de terre, une population nombreuse, et que nous aurons toujours du pain en abondance. De tels propos, faux et mensongers, ne profitent qu’à nos ennemis ». Après avoir fait la liste des pertes en territoires et en ressources, Staline conclut : « Reculer plus loin signifie périr soi-même et faire périr notre patrie. » Il ordonne donc : « Plus un pas en arrière ! Tel doit être maintenant notre mot d’ordre principal ! » Puis il attribue les reculs aux « commandants, aux commissaires, aux instructeurs politiques, dont les unités et les formations abandonnent leurs positions […] aux paniquards […] qui entraînent les autres combattants à reculer et à ouvrir le front à l’ennemi », et conclut : « Les paniquards et les lâches doivent être exterminés sur place[1174]. » Staline renouvelle sa décision de septembre 1941 sur la formation de détachements de barrage, placés juste derrière les unités combattantes et qui auront pour tâche, « en cas de panique et de recul désordonné des unités, de fusiller sur place les paniquards et les lâches » en question.