CHAPITRE XXIV
Poker menteur
Au début de janvier 1939, Berlin informe Moscou de son désir de négocier les conditions d’un crédit à l’URSS pour lui permettre d’acheter des équipements en Allemagne. Le 10 janvier, le plénipotentiaire soviétique à Berlin, Merekalov, informe les Allemands que Moscou est prêt à reprendre les discussions. Les deux parties signent un accord commercial qui préfigure une entente plus large. Le 10 mars, au XVIIIe congrès du Parti, Staline abandonne publiquement l’antifascisme militant. Il ne fait qu’une vague allusion désinvolte à la guerre d’Espagne et stigmatise la volonté des démocraties occidentales de provoquer un conflit artificiel entre l’Allemagne et l’URSS. Il dénonce les rumeurs répandues sur la volonté de l’Allemagne de conquérir l’Ukraine avec pour seul but d’« exciter la fureur de l’Union soviétique contre l’Allemagne, [d’]empoisonner l’atmosphère et [de] provoquer un conflit avec l’Allemagne sans raison apparente ». Staline, en contrepartie, dénonce les visées de l’Angleterre : « Il nous faut être prudents et ne pas permettre que les provocateurs de guerre, habitués à faire tirer les marrons du feu par les autres, entraînent notre pays dans des conflits[993]. » Méfiant sur la détermination des démocraties face à l’Allemagne nazie, il répugne clairement à s’engager à leurs côtés, et esquisse un nouveau geste vers Hitler.
À Londres, Churchill, qui craint plus Hitler que Staline, insiste en vain sur la nécessité d’une alliance avec l’URSS contre Hitler : « La Russie a tout intérêt à s’opposer à la poursuite de l’expansion de la puissance nazie vers l’est. C’est sur cet intérêt, cet intérêt profond, naturel, légitime, que nous devons nous appuyer », déclare-t-il une nouvelle fois à la Chambre des communes, le 13 avril 1939[994]. Le 17 avril, Litvinov propose un projet d’accord précis liant la France, l’Angleterre et l’URSS contre l’Allemagne. Londres diffère sa réponse, manière à peine déguisée de dire non. Staline se tourne alors vers Hitler.
Le 27 avril, il convoque Litvinov dans son bureau. À son côté, Molotov hurle et accable de reproches le commissaire aux Affaires étrangères, qui sera bientôt démis de ses fonctions, le 4 mai 1939, et que Molotov, précisément, remplacera. Molotov est en effet plus apte que son prédécesseur, juif et partisan de l’alliance avec les démocraties, à tendre la main à Hitler. Staline lui conseille d’ailleurs de « débarrasser son commissariat de ses juifs ». Molotov s’en félicitera quarante ans plus tard : « Heureusement qu’il me l’a dit ! Car les juifs formaient la majorité absolue de la direction et des ambassadeurs. Ce qui est évidemment mauvais. Des Lettons et des juifs. Et chacun en traînait une ribambelle derrière lui[995]. » Beria fait incarcérer les deux tiers des collaborateurs du commissaire déchu. L’ambassadeur allemand, Schulenburg, ne peut qu’apprécier la force du signal ainsi transmis à Berlin.
Staline a-t-il déjà définitivement choisi entre Londres et Berlin ? En tout cas, Londres ne déploie pas de grands efforts pour obtenir une alliance, à laquelle le Premier ministre Chamberlain ne tient guère. Dès le 9 mai, l’ambassadeur français à Berlin, Coulondre, informe le Quai d’Orsay que Berlin bruit de rumeurs sur les propositions prochaines de l’Allemagne à Moscou dans le cadre d’un nouveau partage de la Pologne. Pour se convaincre que la vie continue comme avant et que rien ne presse, Chamberlain, malgré les protestations de Churchill, suspend les séances du Parlement britannique, du 4 août au 3 octobre : deux mois de tranquillité assurée. La délégation franco-britannique chargée, au début d’août, d’aller négocier à Moscou une éventuelle alliance prend elle aussi tout son temps : le cabinet de Londres, chargé de son transport, refuse de lui fournir un avion – on ne saurait gaspiller le carburant de Sa Gracieuse Majesté. La délégation embarque, le 5 août, sur le City of Exeter, vieux cargo d’une lenteur majestueuse. Elle arrive à Moscou six jours après. La délégation britannique est dirigée par l’amiral sir Reginald Plunkett-Ernle-Erle-Drax, dont les pouvoirs et les compétences semblent inversement proportionnels à la longueur de son nom. Le flegmatique amiral a oublié à Londres ses lettres de créance qu’il ne recevra que… le 21.
Le 11 août au soir, Staline réunit le Bureau politique dans son bureau du Kremlin. À la fin de la réunion, vers onze heures, Molotov convoque son adjoint Podtserob et lui dicte un télégramme à transmettre par Astakhov, à Berlin, au gouvernement allemand. Le message est direct : Staline propose d’engager au plus vite, à Moscou, des négociations sur un accord commercial, puis sur la question polonaise. Staline a mandaté Vorochilov, une fois les amabilités protocolaires passées, pour poser à la délégation franco-britannique une seule et même question : en cas de guerre, les forces soviétiques recevront-elles le droit de passer par un couloir à travers la Pologne ? Staline sait qu’elle ne peut rien répondre. Le gouvernement polonais, plus confiant en Berlin qu’en Moscou, oppose, en effet, une fin de non-recevoir aux demandes de passage de l’Armée rouge, dont il conteste, par ailleurs et non sans raison, la valeur militaire. Vorochilov pose la question le 13, la pose à nouveau le 14 sans résultat.
Staline met à profit ces discussions pour faire pression sur Berlin. Le 14 août, Ribbentrop télégraphie à Schulenburg de contacter immédiatement Molotov, et, si possible, Staline en personne. Molotov reçoit l’ambassadeur, le 15 août au soir, et demande si Berlin est prêt à signer un accord de non-agression avec l’URSS, à user de son influence à Tokyo pour freiner les ardeurs belliqueuses du Japon et à garantir l’intégrité des États baltes. Hitler répond oui le 17. Ce même jour, Vorochilov, constatant l’absence de réponse de la délégation franco-britannique à sa question, ajourne les discussions jusqu’au 21.
Ribbentrop se dit prêt à se rendre à Moscou dès le 18. Staline joue quelques heures la coquette. Mais, le 19 août, à deux heures, Schulenburg, reçu par Molotov, l’informe que les relations germano-polonaises se tendent chaque jour davantage. « À Berlin, on est pressé », ajoute-t-il. Le 19 août, l’Agence Havas, dans un étrange communiqué de presse, fait état d’un discours du 17 août de Staline au Bureau politique. La réunion et le discours devaient être tenus secrets, explique Havas. Or, le fonds Staline, en effet, contient une version française de cette intervention, sans indication précise de l’identité de son auteur. Une fois n’est pas coutume, Staline y opposera quelques jours plus tard un démenti public qui aura pour seul effet d’attirer l’attention sur lui. Cette version française a sans doute été établie, sur ordre de Staline, pour être transmise à Havas avec des garanties d’authenticité, mais ce document mélange le vrai et le faux. Staline y affirme : si nous signons une alliance avec l’Angleterre et la France, Hitler n’attaquera pas la Pologne ; si nous signons un traité avec l’Allemagne, celle-ci attaquera la Pologne, l’Angleterre et la France entreront dans la danse. Dès lors, « nous aurons de grandes chances de rester en dehors du conflit et nous pourrons espérer entrer en guerre dans des conditions avantageuses ». Le premier avantage de cette situation « sera l’anéantissement de la Pologne jusqu’aux abords de Varsovie ». Il annonce d’importantes concessions, en partie imaginaires, de l’Allemagne, qui laisserait les mains libres à l’URSS dans les pays baltes, en Roumanie, en Bulgarie et en Hongrie. Il examine ensuite les deux issues possibles de la guerre prochaine. Si l’Allemagne perd la guerre, elle se soviétisera, mais les vainqueurs écraseront l’Allemagne bolchevique. Si l’Allemagne gagne la guerre, elle sera trop épuisée pour attaquer l’URSS dans les dix années à venir et sera occupée à empêcher le rétablissement des deux pays vaincus. Conclusion : « Il est de l’intérêt de l’URSS […] que la guerre éclate entre le Reich et le bloc capitaliste anglo-français. Il faut tout faire pour que cette guerre dure le plus longtemps possible afin d’épuiser les deux parties. C’est pourquoi nous devons accepter le pacte proposé par l’Allemagne[996]. » Cette version du discours, avertissement clair aux démocraties, mêle des éléments réels ou vraisemblables à des affabulations (la « soviétisation de l’Allemagne », par exemple, destinée à convaincre Hitler de ne pas prendre trop au sérieux ce communiqué.)
Tout s’accélère : le 20 août, un accord commercial germano-soviétique est signé à Berlin. Au milieu de la nuit du 20 au 21, un appel de Berlin tire Schulenburg de son lit et l’invite à transmettre d’urgence à Molotov un message personnel assez sec de Hitler à Staline : Hitler insiste pour que Staline reçoive Ribbentrop à Moscou le 22 août, ou au pire le 23. S’appuyant sur la signature du traité de commerce pour réclamer la signature d’un « pacte de non-agression », Hitler ne ruse pas. Il est pressé, car « la tension entre l’Allemagne et la Pologne est devenue insupportable […]. La crise peut éclater à n’importe quel moment[997] ». C’est donc pour pouvoir tranquillement envahir la Pologne qu’il veut signer, et vite, un traité avec Staline. Celui-ci donne son accord par retour, dans une lettre aussi hypocrite que celle du chancelier nazi est cynique : la conclusion d’un pacte de non-agression permettra de « liquider la tension politique et d’établir la paix et la collaboration entre nos pays[998] ». Hitler ne parlait pas de « collaboration ». Staline va donc plus loin qu’il ne le demande. Cet empressement révèle le sentiment de faiblesse qui hante Staline.
Le 21 août, à 22 h 30, Radio Berlin annonce l’accord des deux gouvernements : « Pour conclure un pacte de non-agression. Pour achever les négociations, le ministre des Affaires étrangères du Reich se rendra à Moscou le 23 août. » Le 23 à midi, Ribbentrop atterrit en effet à Moscou. Les négociations s’ouvrent au Kremlin à 15 h 30, dans le bureau d’un Molotov flanqué de Staline, à la grande surprise du diplomate allemand. La présence du Guide signifie en effet, dit le conseiller allemand Hilger, que l’accord sera signé aujourd’hui ou jamais. Molotov et Staline n’ont informé aucun membre du Bureau politique. Pendant la réunion, Khrouchtchev et Vorochilov chassent le canard…
Trois heures après, l’accord est signé. Si l’on prend en considération le temps nécessaire à la traduction, c’est une négociation enlevée au galop. Ribbentrop a lu une courte proposition d’accord de vingt lignes, rédigée par Hitler, qui propose à Staline un partage des territoires baltes et de la Finlande en sphères d’influence, un nouveau partage de la Pologne, et une discussion ultérieure visant à déterminer si le maintien d’un État polonais indépendant correspond ou non aux intérêts des deux parties signataires. Staline propose deux aménagements mineurs, dont l’inclusion de deux ports lettons dans la sphère d’intérêt soviétique. Ribbentrop consulte Hitler par télégramme, qui répond « D’accord ». L’essentiel – le fond du protocole secret – est ainsi réglé en quelques minutes. Reste à rédiger le pacte public de non-agression. Ribbentrop a préparé un discours pompeux sur « l’amitié germano-soviétique retrouvée », qui suscite chez Staline un sourire et un commentaire narquois : « Pendant des années, nous nous sommes versé l’un sur l’autre des seaux d’ordures […]. Il faut préparer progressivement l’opinion publique aux changements dans nos relations que ce traité suscite[999]. »
Au gala, qui réunit le soir les comparses d’un moment, Staline se montre très cordial. Il porte un toast à la santé du Führer : « Je sais l’amour que la nation allemande porte à son Führer. J’aimerais donc boire à sa santé. » Il en porte un autre à Himmler, qui assure l’ordre dans son pays. Molotov, dans son toast, rappelle que « c’était bien Staline qui – par son discours du mois de mars qu’on avait bien compris en Allemagne – avait provoqué le renversement des relations politiques ». Ribbentrop téléphone à Hitler, avec qui une ligne directe a été installée la veille, et lui raconte, devant tous, le succès remporté. À la fin du gala, Staline, un peu éméché, le prend par le bras, l’emmène à l’écart et lui déclare avec emphase : « Le gouvernement soviétique prend le nouveau pacte très au sérieux. Je peux donner ma parole d’honneur que l’Union soviétique ne trompera pas son partenaire[1000]. » Pour une fois, il tiendra parole.
Lorsqu’il recevra quatre responsables du PCF, le 21 juin 1940, parmi lesquels Maurice Tréand, dit Legros, membre du Bureau politique, l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, Otto Abetz, leur fera part de la « profonde impression faite par le camarade Staline sur son patron Ribbentrop lors de ses voyages à Moscou[1001] ». Staline confiera pourtant le 7 septembre à Dimitrov : « Nous préférions un accord avec les prétendus pays démocratiques, et c’est pourquoi nous avons mené des négociations avec eux. Mais les Anglais et les Français voulaient nous utiliser comme piétaille et en plus sans rien payer[1002] ! » – ce qui globalement est assez vrai. Staline expliquera à peu près la même chose trois ans plus tard à Churchill en termes plus choisis et plus diplomatiques : « Nous avons eu l’impression que les gouvernements britannique et français étaient décidés à ne pas faire la guerre si la Pologne était attaquée, mais qu’ils espéraient que l’alignement diplomatique de la Grande-Bretagne, de la France et de la Russie découragerait Hitler. Nous étions persuadés du contraire[1003]. » À l’annonce du pacte, le colonel Beck, à Varsovie, arbora, paraît-il, un sourire satisfait : en refusant de céder aux invitations françaises et aux timides suggestions britanniques, il avait empêché le sol polonais d’être foulé par des bottes bolcheviques. Sa satisfaction devait être de courte durée.
L’entourage de Staline lui-même ne prend pas tout de suite la mesure du bouleversement. Le 27 août, Dimitrov et Manouilski, dans une lettre à Staline, affirment, certes, le soutien des partis communistes au pacte germano-soviétique « qui déjoue les projets de déclenchement de la guerre contre l’URSS », mais ils ajoutent que le Parti communiste français doit toujours « résister à l’agression de l’Allemagne fasciste » et donc « soutenir les efforts visant au renforcement du potentiel défensif de la France[1004] » sans, pour autant, soutenir le gouvernement Daladier. Staline ne répond pas à cette lettre. Il craint qu’Hitler n’utilise le pacte pour faire pression sur les Anglais et les Français, et ne tourne casaque à la première occasion. Le 28 août, le ministre des Affaires étrangères britannique Halifax invite les gouvernants polonais à « engager immédiatement des pourparlers directs avec l’Allemagne[1005] ». Il serait prêt, pour réchauffer cette amitié, à céder à Hitler Dantzig et un couloir autoroutier vers la Prusse-Orientale en Pologne. Trop tard : c’est la Pologne entière que veut Hitler désormais, et tout de suite.
Ses 62 divisions passent à l’attaque dans la nuit du 1er septembre, et enfoncent comme à la parade les 42 divisions d’une armée polonaise inadaptée à la guerre moderne : sa cavalerie ne saurait peser bien lourd devant les blindés allemands. Le gouvernement, dominé par les colonels, dirige un État en partie artificiel, dont les territoires de l’Est sont peuplés en majorité de juifs haïs, de Biélorusses et de Ruthènes (Ukrainiens) méprisés. Cette camarilla nobiliaire et bureaucratique réactionnaire est privée de soutien réel dans la population, appuyée sur une Église ultraréactionnaire et sur une armée démodée. Selon le socialiste polonais Zygmunt Zaremba, « le gouvernement se maintenait au pouvoir contre la volonté de l’énorme majorité de la société ». « La Pologne, ajoute-t-il, est entrée dans la guerre totale comme s’il s’agissait d’une parade militaire sur un terrain d’entraînement[1006]. » La morgue et l’aveuglement de la camarilla sont vertigineux. Le 3 septembre, le chef du « Camp de l’unité nationale », le colonel Wenda, rejette la collaboration des socialistes polonais en clamant : « Nous n’avons l’intention de partager avec personne les fruits de la victoire[1007] », alors que le plan de mobilisation s’effectue dans l’improvisation et le chaos. Des troupes sont envoyées au combat sans l’armement adéquat, les officiers manquent de cartes. L’effondrement social accélère la débâcle militaire.
L’Angleterre et la France tergiversent. Daladier et Chamberlain feignent de prendre au sérieux la proposition avancée par Mussolini d’une conférence internationale le 5 septembre. Mais la marge de manœuvre est cette fois nulle, et le 3 septembre, l’Angleterre puis la France présentent un ultimatum à Berlin. Ribbentrop ricane : « La France sera l’agresseur. » Le 8 septembre, les troupes nazies arrivent aux portes de Varsovie. Dès le 5, l’ambassadeur allemand a transmis à Staline le souhait formulé par Hitler deux jours plus tôt : que l’URSS prenne sa part du gâteau polonais. Staline hésite. Il craint que l’entrée de l’Armée rouge en Pologne ne l’entraîne dans la guerre avec la France et l’Angleterre, immobiles face à l’offensive allemande, mais susceptibles d’être plus déterminées face au « péril rouge ». Staline craint aussi que les Japonais ne prennent prétexte d’un engagement soviétique à l’Ouest pour reprendre les hostilités. C’est pourquoi il présente l’invasion comme une opération visant à protéger les Ukrainiens et les Biélorusses qui peuplent ces régions (Staline oublie les juifs) contre l’avancée allemande. Hitler ne s’en satisfait pas et propose un communiqué commun que Staline accepte avec quelques amendements. Le 11 septembre sort des presses à Moscou un ouvrage intitulé L’Espace européen et la géopolitique fasciste, signé par trois historiens. Il est en hâte retiré des librairies…
Certains partis communistes peinent à se soumettre au pacte germano-soviétique. De sa prison berlinoise, Ernst Thaelmann, l’ancien président du Parti communiste allemand, écrit à Staline : « Certains camarades ne comprennent pas qu’Hitler et Staline puissent s’entendre et parlent de trahison à propos du pacte germano-soviétique[1008]. » Le 5 septembre, Dimitrov, dans une lettre à Jdanov, souligne les « difficultés exceptionnelles[1009] » que rencontre la direction du Comintern dans la définition des tâches et la mise en œuvre de la tactique des partis communistes dans les conditions nouvelles, et demande de toute urgence une rencontre avec Staline. Ce dernier le reçoit le 7, et dissipe toute ambiguïté. « La guerre, dit-il, se déroule entre deux groupes de pays capitalistes, les pauvres et les riches, pour les colonies, les matières premières, etc., pour un nouveau partage et pour la domination du monde. Nous ne sommes pas hostiles à ce qu’ils se bagarrent bien et s’affaiblissent l’un l’autre. Ce n’est pas un mal si l’Allemagne ébranle la situation des pays capitalistes les plus riches, en particulier de l’Angleterre. » Reprenant l’analyse que les communistes allemands avaient traduite par le slogan « Après Hitler, ce sera nous ! », il ajoute : « Sans le comprendre et le vouloir, Hitler ébranle, mine le système capitaliste. » Dans cette situation, « nous pouvons manœuvrer, soutenir un côté contre l’autre, pour qu’ils se déchirent mieux. Le pacte de non-agression aide dans une certaine mesure l’Allemagne. Le moment suivant nous soutiendrons un autre pays ». L’antifascisme, valable en temps de paix, est dépassé en temps de guerre, et il faut donc abandonner le mot d’ordre de front populaire : « La division des pays capitalistes en pays fascistes et démocratiques a perdu son sens antérieur[1010]. » Les communistes doivent donc se battre contre leurs gouvernements, contre la guerre. La Pologne ? C’est un pays fasciste. Sa disparition fera un État fasciste de moins.
Staline demande la publication de thèses du Comintern affirmant que les États impérialistes se battent entre eux pour leurs intérêts impérialistes. Il faut se prononcer résolument contre la guerre et ses fauteurs, lutter pour la paix. Il prévoit une guerre longue au cours de laquelle les deux camps se déchireront à belles dents. Des directives adoptées deux jours plus tard ordonnent à tous les partis communistes de dénoncer la guerre, d’expliquer aux masses qu’elle ne leur procurera que souffrances et ruines, de démasquer son caractère impérialiste, de voter contre les crédits de guerre. Elles enjoignent aux partis qui n’ont pas encore fait leur cette ligne, en particulier ceux de France, d’Angleterre, des États-Unis, de Belgique, de se corriger immédiatement.
La direction du Comintern peine à mettre en œuvre cette politique. Le 24 septembre, Jdanov harcèle Dimitrov au téléphone. Qu’a-t-il fait depuis deux semaines ? « Pendant tout ce temps, le camarade Staline aurait écrit un livre entier[1011] ! » Deux jours plus tard, Dimitrov envoie son projet à Staline qui le rejette. Trois semaines plus tard, il envoie pour L’Internationale communiste un article que Staline corrige. Le Parti communiste allemand, dont la direction est pourtant à Moscou, sous sa coupe directe, prend mal le virage. Au début de septembre, Wilhelm Pieck, membre de son Bureau politique et du Secrétariat du Comintern, soumet à Manouilski un projet de tract à diffuser en Allemagne, en Tchécoslovaquie et en Autriche, dont le texte et les mésaventures soulignent les difficultés que rencontre Staline pour subordonner l’activité des partis communistes à leur soutien total du pacte Molotov-Ribbentrop. Le tract en question vitupère les impérialistes anglo-français, mais il dénonce également « le grand capital financier allemand », invite les travailleurs et les soldats allemands à multiplier les revendications pour « renverser le fascisme hitlérien ». Il les exhorte à « libérer l’Allemagne du fascisme hitlérien et de la domination du capital financier par la révolution socialiste », appelle au soutien des peuples « tchécoslovaque et autrichien dans leur lutte pour se libérer de la domination fasciste et de l’impérialisme allemand », et salue enfin « l’unité fraternelle des peuples dans la lutte contre le fascisme et l’impérialisme[1012] ». Même le docile Wilhelm Pieck n’a rien compris. Le Secrétariat du Comintern retravaille le texte, efface les mots « fascisme » et « hitlérisme », ne laisse subsister que la dénonciation du « grand capital allemand ». C’est encore trop et, le 5 décembre, le Secrétariat, chapitré par Staline, qui observe cette cuisine d’un œil très attentif, interdira aux partis communistes des trois pays la diffusion de ce texte édulcoré, qui sera relégué aux archives. Les partis communistes ne diffuseront pas de tracts contre « l’impérialisme allemand ». Staline y veille.
Le 15 septembre, Molotov et l’ambassadeur japonais Togo signent à Moscou un accord sur l’arrêt des hostilités à la frontière mandchoue. Dès qu’il est informé, le soir du 16, que l’accord est effectivement appliqué, Staline, rassuré sur les intentions du Japon à la frontière sibérienne, reçoit Schulenburg dans la nuit du 16 au 17, à deux heures du matin. Il lui demande d’informer son gouvernement que l’Armée rouge entrera en Pologne quatre heures plus tard. Elle y pénètre sans difficulté : les populations ukrainiennes, biélorusses et juives l’accueillent avec sympathie, et le chef d’état-major polonais a donné l’ordre à ses troupes, brisées par l’armée allemande, de ne pas se battre. Dans son avancée foudroyante, la Werhmacht a dépassé la ligne de partage soviéto-allemande. Staline, le 18, demande qu’elle revienne en arrière. Hitler en donne l’ordre, contre l’avis de l’état-major, indigné d’avoir à rendre aux Russes des territoires occupés par ses troupes.
Berlin prépare l’invasion de la Lituanie. Staline propose à Hitler, le 25, un morceau de la Pologne, habité par de nombreux juifs, qui devait lui revenir (la voïévodie de Lublin et une partie de celle de Varsovie), contre l’abandon des prétentions allemandes sur la Lituanie. Inquiet de la rapidité de la victoire allemande et frappé par le rôle qu’y a joué la Luftwaffe, Staline fait décider par le Bureau politique la construction, dans les deux années à venir, de neuf nouvelles usines d’aviation et la modernisation de neuf usines existantes.
Deux jours plus tard, Ribbentrop vient pour la seconde et dernière fois à Moscou. Les négociations s’ouvrent dans le bureau de Staline à dix heures du soir et s’étendent jusqu’au milieu de la nuit dans une atmosphère si cordiale et détendue que Ribbentrop a l’impression de se trouver dans un cercle de vieux camarades du parti. Ribbentrop tend à Staline une carte de la Pologne portant rectification du partage des territoires. Staline la signe au crayon bleu, Ribbentrop au crayon rouge. Puis Ribbentrop exige un tiers de la Lituanie. Staline lui accorde un morceau de 398 km, occupé par 184 000 habitants. Lorsque le ministre des Affaires étrangères, Urbsis, lui exprimera son mécontentement, Staline, dans un rare accès d’autocritique, concédera : « Là, nous avons manifestement commis une erreur[1013]. » Dans la foulée, l’URSS signe des « pactes d’amitié » avec l’Estonie le 28 septembre, avec la Lettonie le 5 octobre, avec la Lituanie le 10. Staline en définit clairement la nature lorsqu’il déclare, le 2 octobre, à une délégation lettonne que les accords de 1920 sont caducs : « Pierre le Grand déjà se souciait du débouché de la Russie sur la mer. Pour le moment, nous n’avons pas de débouché et nous ne pouvons plus rester dans cette situation. C’est pourquoi nous voulons nous garantir l’utilisation des ports, des voies d’accès à ces ports[1014]. » Staline s’inscrit ainsi délibérément dans la tradition impériale. Mais le calcul est dérisoire. Moins d’une semaine après l’invasion de l’URSS, en juin 1941, ce débouché et ses accès auront disparu.
Le 29 septembre, à cinq heures du matin, les Soviétiques et les Allemands se séparent après avoir signé un protocole secret modifié sur le partage des territoires, un accord commercial, et une déclaration commune sur la paix dans laquelle ils affirment que, si les efforts conjoints des gouvernements allemand et soviétique pour liquider la guerre en Europe occidentale ne réussissent pas, « alors sera établi le fait que l’Angleterre et la France portent la responsabilité de la perpétuation de la guerre » et les deux gouvernements se consulteront sur les mesures nécessaires. Les deux délégations fêtent les trois accords au cours d’une soirée de gala, dont la cordialité incite le Gauleiter (administrateur de région) de Dantzig, Förster, à répéter : « Tout s’est passé comme si on avait parlé avec de vieux camarades[1015]. » À cette soirée, pas plus qu’à la précédente, Staline n’invite Kaganovitch. Seuls les membres non juifs du Bureau politique auront bénéficié de cet honneur. C’est-à-dire tous les autres, sauf lui. Cette amitié nouvelle se traduit par un traité commercial, signé le 24 octobre 1939, qui prévoit la fourniture par l’URSS d’une grande variété de matières premières indispensables à l’effort de guerre nazi, et dont le blocus maritime britannique empêche la livraison normale.
Le 17 octobre, Dimitrov soumet à Staline un article sur « La guerre et la classe ouvrière ». Une certaine confusion, écrit-il, règne encore dans les rangs de certains partis communistes sur les causes de la guerre et sur leurs tâches. Staline demande à Dimitrov d’effacer de ce texte tout slogan révolutionnaire. Il lui explique : « Poser la question de la paix aujourd’hui en la liant à la liquidation du capital, c’est aider Chamberlain et les fauteurs de guerre, c’est s’isoler des masses. » Il faut donc se limiter à des mots d’ordre pacifistes du type : « Arrêter la guerre, arrêter l’effusion de sang[1016] ! » Le 20 octobre, il rassure Munters, le ministre des Affaires étrangères letton, inquiet de voir son pays inclus dans la zone d’influence soviétique : « Nous ne toucherons ni à votre Constitution, ni à vos ministres, ni à votre politique étrangère et financière, ni à votre système économique[1017]. » La promesse ne sera pas tenue. Staline mentait-il et rusait-il ? Sans doute que non. Pourquoi en aurait-il eu besoin, alors qu’il avait, jusqu’à la défaite de la France, les mains libres à l’Est ? La propriété d’État, engendrée par la révolution sociale, s’est tout simplement étendue mécaniquement aux pays baltes. Les deux formes de propriété étant incompatibles, la dynamique de l’une devait s’imposer à l’autre.
Quelques semaines plus tard, Staline se rend au Bolchoï pour assister au ballet d’Igor Moïsseiev. À la fin de la représentation, il va voir le metteur en scène avec Vorochilov et lui demande sèchement, en le tutoyant comme un domestique, pourquoi il ne met rien en scène de nouveau. Moïsseiev, qui ne comprend pas le reproche, marmonne qu’il fera ce qu’on lui dira. « De toute façon, tu ne monteras pas ce dont nous avons besoin », ricane Staline. Moïsseiev lui demande poliment « Et de quoi avez-vous besoin, Iossif Vissarionovitch ? – Tu ne mettras pas en scène l’écrasement de l’Angleterre et de la France[1018] », lui répond Staline en souriant.
Molotov exprime donc pleinement sa pensée lorsque, le 31 octobre, devant le Soviet suprême, il salue la disparition de la Pologne, « cet enfant monstrueux du traité de Versailles », bien antérieur pourtant, mais sans cesse démembré par la Russie, la Prusse et l’Autriche pendant 130 ans. Molotov, en justifiant ainsi le démembrement de la Pologne par les trois empires, confirme que l’internationalisme de 1917 n’est qu’un lointain souvenir et que l’URSS de Staline entend perpétuer les traditions impériales. Il dénonce l’agression de l’Angleterre et de la France, puis élève l’hitlérisme au rang d’idéologie : « On peut aimer ou ne pas aimer l’hitlérisme. Mais toute personne saine d’esprit comprendra qu’une idéologie ne peut pas être détruite par la force. Il est donc non seulement insensé, mais encore criminel, de continuer une guerre pour la destruction de l’hitlérisme, sous la fausse bannière d’une lutte pour la démocratie[1019]. » Hitler n’en demande pas tant.
L’euphorie engendrée par la promenade militaire en Pologne orientale, par le sentiment d’avoir roulé les démocraties occidentales et par la lune de miel avec Hitler, gagne l’état-major soviétique. Le général Stern et Vorochilov se livrent à une puérile émulation dans la rodomontade. Stern déclare : Lors de la prochaine guerre, pour chaque soldat de l’Armée rouge abattu, dix ennemis tomberont ! Vorochilov proteste : Dix ça ne suffit pas, il faudra en laisser vingt contre un sur le carreau. Staline se laisse-t-il gagner par cette ivresse ? En tout cas, il commet un faux pas lourd de conséquences. Au nom de la sécurité de Leningrad et de l’île de Cronstadt à portée des canons finlandais, il demande au gouvernement finlandais, le 12 octobre, de lui céder une bande frontière d’une cinquantaine de kilomètres, les six îles du détroit de Finlande qui en commandent l’accès, la majeure partie de l’isthme de Carélie, au nord, les mines de Petsamo, riches en nickel, plus la location de la presqu’île de Hanko qu’il veut transformer en base militaire. En contrepartie, Staline céderait à la Finlande 70 000 km inhabités de la Carélie soviétique. Lors des négociations, à Moscou, du 23 au 25 octobre, Staline essaie d’amadouer les Finlandais : « Nous n’exigeons pas, leur dit-il, nous ne prenons pas, nous proposons[1020]. » Helsinki, encouragé en sous-main par Berlin, refuse. Au début de novembre, Staline réduit ses prétentions : il « abandonne » Hanko et une partie de l’isthme carélien. Helsinki refuse encore, et, convaincu que Staline cherche un compromis et ne se lancera pas dans l’aventure d’une guerre, rejette toute concession.
Staline hésite, puis décide d’attaquer. Face à ce petit pays, dont il avait signé l’acte d’indépendance en novembre 1917, il est sûr de son affaire, convaincu, selon Khrouchtchev, que quelques tirs d’artillerie suffiront à faire capituler les Finlandais. L’état-major lui assure d’ailleurs qu’il mettra à genoux l’adversaire en trois semaines et prévoit d’occuper Helsinki le 21 décembre, pour le soixantième anniversaire officiel de Staline… La pilule n’en sera que plus amère.
C’est au cours de ces négociations que Staline, se préparant à infléchir sa politique à l’égard de l’Église orthodoxe, fait adopter par le Bureau politique, le 11 novembre, une instruction adressée à Beria, qui déclare « inopportun de continuer la pratique des organes du NKVD de l’URSS concernant les arrestations de servants du culte orthodoxe et la persécution des croyants » et « abroge l’instruction du camarade Oulianov [Lénine] sur "La lutte contre les popes et la religion"[1021] », avec lesquels il prépare une entente patriotique.
Le 30 novembre 1939, l’Armée rouge attaque la Finlande, sur cinq axes en même temps. Staline invente le lendemain un « Gouvernement populaire de la République de Finlande » fantoche, présidé par un vieux et docile fonctionnaire finlandais du Comintern, Otto Kuusinen. Le ministre chargé de la Carélie est un Soviétique, Prokofiev, hâtivement rebaptisé… Prokkonen. Le lendemain, Kuusinen se précipite à Moscou où il est reçu par Staline, Molotov, Vorochilov et Jdanov. Il signe avec le gouvernement soviétique un accord d’amitié et d’assistance mutuelle et lui demande une aide militaire – déjà fournie ! – contre le gouvernement « fasciste » finlandais.
Ce « gouvernement populaire » reconnu par la seule URSS s’installe à Terioki (l’actuel Zelenogorsk). Ses membres y font du ski et rédigent des journaux en finnois, que l’aviation soviétique jette par ballots entiers sur les arrières de l’ennemi. Ce gouvernement aussi fantôme que fantoche fait rire à l’étranger, mais pas en Union soviétique. Le 4 décembre, Molotov déclare très sérieusement : « En fait, l’URSS ne fait pas la guerre à la Finlande. La vaillante Armée rouge ne fait qu’apporter son aide aux forces armées de la République démocratique de Finlande qui s’avancent sur Helsinki. » Un homme aussi averti et perspicace que Vernadski note dans son journal intime, le 2 décembre : « Enorme impression des affaires de Finlande. Fondamentalement, maintenant, ce sont les masses populaires qui décident. Des réformes économiques radicales doivent être prises dans les jours qui viennent. Staline est effectivement une figure mondiale[1022]. » La propagande stalinienne ne persuade donc pas seulement des esprits frustes ou des fonctionnaires du Comintern.
L’Armée rouge dispose d’une supériorité technique écrasante (141 bataillons d’infanterie représentant 400 000 hommes contre 62 représentant 265 000 hommes, 1915 canons contre 422, 1 500 tanks contre 26 et 1 500 avions contre 270). L’armée finlandaise recule d’abord de 30 à 50 kilomètres, pour s’abriter derrière la ligne Mannerheim (sorte de ligne Maginot finlandaise, qui, sur 140 kilomètres, comporte une centaine de fortins). L’Armée rouge occupe Petsamo et avance au nord du lac Ladoga, puis recule en plusieurs endroits sous des contre-attaques finlandaises. Dans les tempêtes de neige, les soldats soviétiques mal équipés doivent creuser des abris et des tranchées avec un outillage de fortune. Beaucoup mourront de froid. L’aviation soviétique pilonne les arrières : malgré l’interdiction de Vorochilov de bombarder la population civile, les pilotes soviétiques, formés en toute hâte, atteignent autant d’objectifs civils que d’objectifs militaires.
La Ligue des nations, quoique moribonde, exclut l’URSS le 14 décembre. Cette exclusion souligne l’isolement de celle-ci vis-à-vis des démocraties et renforce sa dépendance à l’égard de l’Allemagne et des États du pacte anti-Comintern. L’Angleterre et la France, dont les troupes restent immobiles le long du Rhin, annoncent leur intention de se précipiter au secours de la Finlande. Elles envisagent d’envoyer à la mi-mars un corps expéditionnaire en Finlande et en mer Noire, de bombarder les puits de pétrole de Bakou et le pipe-line qui passe par Maikop et Grozny. L’URSS est donc à deux doigts d’une guerre avec Londres et Paris, plus pressés d’en découdre avec elle qu’avec Hitler. Berlin ne dit mot, mais encourage en sous-main la Suède à vendre des armes à la Finlande et ouvre son territoire au transit des armes qu’envoie Mussolini à Helsinki.
Koboulov, résident du NKVD à Berlin, informe alors Molotov que la femme de l’ancien secrétaire général du Parti communiste allemand, Ernst Thaelmann, en prison depuis 1933, s’est présentée à l’ambassade soviétique : sans ressources et mourant de faim, elle a demandé de l’aide. En vain : les ambassades soviétiques n’ont pas de fonds de soutien aux victimes de la répression. Elle demande alors que l’URSS intervienne pour sortir son mari du camp. Koboulov l’éconduit. Rosa Thaelmann en pleurs s’étonne : « Il aurait donc fait pour rien tout son travail en faveur du communisme ? » Peut-elle s’adresser à Goering, demande-t-elle alors à Koboulov, qui lui répond : « C’est votre affaire[1023]. » Rosa Thaelmann repart en larmes à Hambourg. Staline ne demandera jamais à Hitler d’échanger le docile Thaelmann dont l’étiquette antifasciste gênerait son éphémère lune de miel avec le Führer. Ernst Thaelmann sera déporté en juillet 1941 à Buchenwald où les SS l’abattront en 1944. En juin 1941, les nazis jetteront Rosa Thaelmann et sa fille dans un camp.
Le 21 décembre 1939, Staline ne peut fêter la prise d’Helsinki promise par ses généraux, dont les troupes n’avancent pas. Il se console en s’attribuant le titre de Héros du travail socialiste et en faisant annoncer par la presse ce même jour la création des prix Staline de littérature, de sciences, de musique. Lors de la soirée au Kremlin en l’honneur de son soixantième anniversaire, il écoute, jusqu’à huit heures du matin, une quarantaine de toasts dithyrambiques. Molotov, dont l’épouse n’a pas été invitée, proclame avec emphase : « Staline dépasse Lénine[1024]. » Il sait que c’est ce que le « patron » veut entendre.
L’Armée rouge piétine plus de trois mois devant la ligne Mannerheim, plongeant Staline dans une rage folle. Le 21 janvier au soir, à la fin de la cérémonie anniversaire de la mort de Lénine, il rassemble une dizaine de dirigeants dans la pièce où se réunit le Bureau politique et leur annonce un programme de guerre totale : « Les troupes spéciales finlandaises comptent 150 000 hommes. Nous en avons tué 60 000, il faut tuer le reste, et alors le travail sera terminé. Il ne faut laisser en vie que les enfants et les vieillards[1025]. » La vantardise et le bluff ne font pas avancer ses troupes. Sa santé s’en ressent. Le 13 février à midi, il convoque le docteur Valedinski. Il a un rhume et souffre d’une forte fièvre, sa gorge est rouge, ses muqueuses enflées ; son foie a un peu grossi. Les médecins reviendront le voir le lendemain et le surlendemain. Staline, un peu rétabli, leur désigne alors une carte et grommelle : « Dans les jours qui viennent, nous allons prendre Vyborg[1026]. » Il attendra encore quinze jours : la ligne Mannerheim n’est enfoncée qu’au début de mars 1940, au prix de très lourdes pertes. La Finlande doit alors capituler. Après cent cinq jours de guerre, l’armistice est signé le 12 mars 1940 au soir. Staline obtient la rectification de frontières souhaitée, et même plus, puisque voici restaurées celles de l’époque glorieuse de Pierre le Grand.
Cette rectification n’empêchera pas le blocus de Leningrad. Pour cet avantage éphémère, Staline a suscité dans les sommets politiques finlandais, et au sein d’une partie de la population, une soif de revanche qui s’épanchera en 1941. Il a aussi confirmé toutes les faiblesses de l’Armée rouge aux yeux d’Hitler, convaincu désormais qu’il pourra se jeter sans tarder sur une proie aussi facile. Il convaincra plus aisément l’état-major allemand, qui envisageait une invasion de l’URSS en 1942, de raccourcir les délais. L’Armée rouge a perdu 126 875 hommes, tués ou prisonniers, et compte 264 908 blessés. Le bilan est catastrophique. La Finlande, elle, a perdu un peu plus de 20 000 hommes, le même nombre que celui des « rouges » victimes de la terreur blanche en 1918… et des Finlandais communistes ou sympathisants réfugiés en URSS et liquidés par Staline. Au Comité central de la fin mars, Vorochilov, avec l’aval de Staline, cite des chiffres truqués : 52 000 tués et 181 000 blessés dans l’Armée rouge contre 70 000 tués et 200 000 blessés pour la Finlande. Si la statistique est l’art du mensonge, celle-ci est un de ses chefs-d’œuvre.
Staline durcit pourtant le ton avec l’Allemagne. Dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, il reçoit Ritter, l’expert économique du ministère des Affaires étrangères allemand, pour discuter de l’application de l’accord commercial. Les Allemands exigent du minerai de fer de meilleure qualité. Staline refuse d’abord de satisfaire leurs exigences. Il souligne que l’URSS aide manifestement l’Allemagne en lui livrant du blé qu’elle pourrait vendre ailleurs contre de l’or. Et il conclut d’un ton cassant : « L’Allemagne recevra autant que ce qu’elle donne[1027]. » Lorsqu’il le reçoit à nouveau, le 29 janvier, il utilise le même ton rogue, et, quand Ritter souligne que l’Allemagne paie les matières premières que l’URSS lui livre en marks que cette dernière peut déposer dans une banque et faire fructifier, Staline lui conseille « de ne pas prendre les Russes pour des crétins ». Les placements en marks sont une mauvaise plaisanterie : « Nulle part l’Allemagne ne pourra recevoir, en payant en marks, du pétrole, des grains, du coton, des minerais, des métaux non ferreux. » Il grognera, un peu plus tard, qu’il « s’est échauffé, mais a exprimé ce qu’il ressentait[1028] ». Son comportement est d’ailleurs aux antipodes de cette apparente fermeté puisque, le 11 février, il accepte de signer un accord commercial promettant à Hitler tous les métaux qu’il souhaitera obtenir pour sa machine de guerre (cuivre, étain, nickel, cobalt, molybdène, wolfram, fer) en échange de prototypes de machines, brevets, plans – cher payés –, armements et matériels modernes, en particulier des tourelles de navire, qu’Hitler livrera avec une lenteur inversement proportionnelle à la rapidité avec laquelle l’URSS honore ses livraisons.
Au Comité central de mars, Vorochilov présente un rapport sur « Les leçons de la guerre avec la Finlande ». Pour se décharger de ses responsabilités, il accable Staline d’éloges. Rappelant qu’un « Grand Quartier général » (GQG), composé de lui-même, Staline, Chapochnikov et du commissaire à la Marine Kouznetsov, a été constitué au début de la guerre, il ajoute avec perfidie un compliment équivoque : « Le GQG ou, plus véritablement, Staline qui en a été un membre actif, a, dans les faits, dirigé toutes les opérations et tout le travail d’organisation lié au front. » Et il insiste sur le fait que, « du début de la guerre à sa conclusion victorieuse, le camarade Staline a pris sur lui sa direction effective[1029] ». Il n’y a pas de quoi en être fier.
Staline ne se satisfait pas de ce faux bilan. Pour tirer les leçons de la mésaventure, il convoque, du 14 au 17 avril 1940, une réunion du haut commandement, qui se déroule de façon inhabituelle. Désireux de faire parler les invités sans leur dicter leurs réponses, il ne présente aucun rapport introductif ; il écoute, assis dans la salle, interrompt, questionne, harcèle les orateurs, puis conclut les débats. Nous avons eu raison, dit-il, de déclarer la guerre à la Finlande, car Leningrad représente 30 à 35 % de l’industrie militaire soviétique. Nous avons eu raison d’attaquer au moment choisi (en plein hiver), car il fallait le faire pendant que « les trois grandes puissances européennes se prenaient à la gorge ». Aurait-on pu attendre ? Et si « soudain elles faisaient la paix entre elles, ce qui n’est pas exclu ? », interroge-t-il, soulignant ainsi la crainte qui guide sa politique à l’égard de l’Allemagne. La tactique était la bonne. Pourquoi alors la guerre a-t-elle duré trois mois et demi ? Pourquoi avons-nous piétiné ? Parce que « nos troupes et le commandement de nos troupes n’ont pas su s’adapter aux conditions de la guerre avec la Finlande », dans le froid et la neige de l’hiver. Et, en effet, si c’est Staline qui a décidé de la date de l’offensive, c’est le haut commandement qui en est responsable. L’encadrement, dit-il, vit dans les traditions de la guerre civile, qui « n’est pas une vraie guerre, parce que c’est une guerre sans artillerie, sans aviation, sans tanks, sans mortiers ». Il insiste plusieurs fois sur cette condamnation à peine déguisée de Vorochilov : « Il faut en finir avec les traditions de la guerre civile, en finir avec cette façon de nous vanter d’avoir une armée invincible. »
Il faut, poursuit-il, constituer une armée moderne, reposant sur une puissante artillerie, sur l’usage massif de l’aviation, des tanks et des mortiers, avec un encadrement « qualifié et cultivé », aujourd’hui à peu près inexistant, et des « combattants bien formés, disciplinés et pleins d’initiative ». La guerre de Finlande, ajoute-t-il, a fait progresser en ce sens l’Armée rouge, « sortie de cette guerre presque comme une armée totalement moderne ». Il n’explique pas par quel miracle s’est effectuée cette mutation, mais conclut, dans une envolée lyrique inattendue ponctuée par une anaphore (il répète sept fois « nous avons vaincu »), que l’Armée rouge a vaincu, à la fois, les Finlandais, la technique défensive des Allemands, des Anglais, des Français, donc la technique des États avancés de l’Europe, leur tactique et leur stratégie, puisque ce sont eux qui ont formé et équipé l’armée finlandaise[1030]. Ainsi, fidèle à son goût du bluff et de l’autosatisfaction, Staline, dressant une liste surprenante de victoires fantômes, transforme le fiasco de l’aventure finlandaise en succès, et freine par conséquent l’adoption des mesures urgentes indispensables. L’exercice lui est facile au milieu d’un aréopage de généraux dociles. La réalité se montrera plus rétive en juin 1941. La réunion s’achève par la constitution d’une commission de travail, présidée par le général Koulik, ancien de Tsaritsyne, conseiller militaire des républicains espagnols en 1937, qu’il fait nommer maréchal quelques jours plus tard au titre de la glorieuse campagne finlandaise. Un peu plus tard, le 12 août 1942, Staline dissoudra l’Institut des commissaires politiques que les généraux exècrent.
La mésaventure finlandaise et les victoires fulgurantes de la Wehrmacht avivent les tensions au sommet. Un soir, Staline accuse Vorochilov d’avoir « pataugé » dans la campagne de Finlande. Vorochilov, rouge de colère, se lève et hurle à Staline : « C’est de ta faute ! Tu as détruit tous les cadres militaires[1031]. » Staline hurle à son tour. Vorochilov, hors de lui, saisit son assiette de cochon de lait et la jette sur la table, devant Khrouchtchev, témoin médusé de cette scène unique.
Le 7 mai 1940, Staline remplace Vorochilov, qu’il rend responsable de l’échec en Finlande, par Timochenko à la tête du commissariat à la Défense. Le 9, Vorochilov présente à Staline un plan de démobilisation de 686 000 des 3 200 000 soldats alors sous les drapeaux. Staline en prend acte. Mais le lendemain, l’offensive allemande brise les reins de l’armée française. Paris tombe cinq semaines plus tard. À cette nouvelle, Staline craque. La construction sur laquelle il a fondé sa politique extérieure depuis août 1939 s’effondre. Au Bureau politique qui suit, sa panique frappe Khrouchtchev. Il court à travers la pièce en jurant comme un charretier ; il injurie les Français et les Anglais. « Comment ont-ils pu laisser Hitler les battre, les écraser comme il l’a fait[1032] ? » Il espérait voir les Allemands, les Français et les Anglais s’épuiser dans une longue guerre comme en 1914, or Hitler a annexé presque sans coup férir l’industrie et l’agriculture françaises, désormais soumises aux besoins de la Wehrmacht. L’effondrement de la France annonce l’invasion de l’Union soviétique. Il le sait. Effaré par la jeunesse d’un corps d’officiers en formation, Staline réintègre à leurs postes 11 000 officiers supérieurs et généraux limogés, emprisonnés ou déportés. Mais la plupart des rescapés, brisés par l’arrestation, les interrogatoires musclés, les aveux absurdes exigés d’eux, la prison ou le Goulag, ne sont plus guère capables de commander. Staline en déduit qu’il doit éviter de mécontenter Hitler. Jusqu’au dernier jour, l’URSS exécutera désormais ponctuellement les clauses de l’accord commercial signé avec l’Allemagne et livrera toutes les marchandises prévues, nécessaires à la machine de guerre allemande.
L’imminence de la guerre le persuade qu’il faut se hâter d’abattre Trotsky. Le 23 mai 1940, un groupe de tueurs dirigés par David Siqueiros, peintre au pistolet, pénètre dans sa villa, à Coyoacán, près de Mexico, et arrose à la mitraillette la chambre où se trouvent Trotsky, sa femme et leur petit-fils, réfugiés sous un lit. Le coup est manqué. Beria, furieux, emmène Soudoplatov, le soir, à la datcha de Staline qui les reçoit calmement. Selon Soudoplatov, sa détermination à éliminer l’ancien chef de l’Armée rouge l’emporte sur sa colère. Il approuve le plan de rechange de Soudoplatov et précise : « L’élimination de Trotsky se traduira par l’effondrement total du mouvement et nous n’aurons plus besoin de dépenser de l’argent pour combattre les trotskystes et les empêcher de détruire le Comintern ou de nous détruire[1033]. » La IVe Internationale, fondée par Trotsky en septembre 1938, est numériquement faible. Le NKVD a de plus confisqué toute sa correspondance, fait assassiner plusieurs de ses dirigeants (Rudolf Klement, Ernst Wolf, le fils de Trotsky, Leon Sedov, etc.) et toute sa section soviétique, et il a infiltré sa direction. Malgré cela, pense Staline, Trotsky et sa poignée de partisans peuvent les « détruire ». Paranoïa ? En réalité, Staline tire les leçons de la Première Guerre mondiale : en février 1917, les bolcheviks étaient un petit parti de 4 000 à 5 000 adhérents entretenant des liens assez lâches dans une demi-douzaine de pays européens. Ce parti, si Lénine ne l’avait repris en main, n’aurait pas organisé l’insurrection d’Octobre dont la majorité de son Comité central ne voulait pas… Staline sait que la guerre qui vient va susciter une vague révolutionnaire. Le nom de Trotsky résume pour lui la menace comme, un an plus tôt, l’ambassadeur français Coulondre l’avait déclaré à Hitler, le 25 août 1939 : « J’ai aussi la crainte qu’à l’issue d’une guerre il n’y ait qu’un vainqueur : monsieur Trotsky[1034]. » Hitler n’avait pas nié le risque, mais déclaré que les Français en seraient responsables. Staline va les rassurer tous. Confiant dans le nouveau plan, il invite Beria et Soudoplatov à dîner et se montre d’une humeur badine.
Pendant ce temps, ralenties et mieux contrôlées, les arrestations continuent. Une des amies de Svetlana, dont le père, Slavutski, ancien plénipotentiaire au Japon, a été arrêté, lui transmet une lettre de sa mère lui demandant de sauver son mari. Le soir, Svetlana tend la lettre à son père, au beau milieu d’un dîner dont les participants connaissent tous l’emprisonné et discutent de ses mérites. Trois jours plus tard, Slavutski est libéré, mais Staline, qui a voulu faire plaisir à sa fille chérie, la prend à part, la sermonne et lui interdit à l’avenir d’accepter et de lui apporter de telles lettres. Plus cynique encore, il demande parfois à sa fille, à qui cet épisode a révélé que son père décidait du destin des gens : « Mais comment fais-tu pour avoir toujours des amis dont les parents sont en prison[1035] ? » Souvent, ajoute-t-elle, le directeur de l’école recevait l’ordre de changer de classe les enfants d’emprisonnés pour éviter qu’ils ne continuent à fréquenter sa fille.
La défaite éclair de la France à la mi-juin le pousse à flatter Hitler. Le 22 juin 1940, l’agence Tass publie un communiqué, dont le corps diplomatique lui attribue la rédaction. Il dénonce les rumeurs mettant en cause « les rapports de bon voisinage établis entre l’URSS et l’Allemagne à la suite du pacte de non-agression ». L’armistice l’incite aussi à élargir son glacis à l’Ouest et à s’attaquer aux trois pays baltes, qu’Hitler lui abandonne provisoirement. Pour les « soviétiser », Staline leur délègue un trio chargé d’y former de nouveaux gouvernements d’union nationale, débarrassés des éléments hostiles à l’URSS, d’y installer le NKVD et d’épurer les partis communistes locaux : Dekanozov en Lituanie, Vychinski en Lettonie, Jdanov en Estonie. En octobre 1939, Staline avait déclaré à Dimitrov : « Nous ne visons pas à soviétiser ces pays[1036]. » Un contrôle politique lui suffit, mais suppose le contrôle économique, donc l’expropriation, des propriétaires terriens et des industriels, encouragée par les ouvriers et les journaliers agricoles de ces pays et par la présence de l’Armée rouge.
Le 20 août, un agent du NKVD, Mercader, dissimulé sous les pseudonymes de Mornard et de Jackson, tue Trotsky d’un coup de piolet. Les enquêteurs trouveront dans sa poche une lettre, rédigée par le NKVD, dans laquelle il se présente comme un trotskyste déçu par la traîtrise de sa victime. La Pravda, dans un petit entrefilet, fait de Mercader un collectif de tueurs trotskystes : « Il a été tué par ses partisans. Ce sont ces mêmes terroristes auxquels il a appris à tuer dans l’ombre qui l’ont liquidé… ». Sous une forme atténuée, cette falsification se retrouve aujourd’hui dans la notice que le Larousse en deux volumes consacre à Trotsky, et qui ose écrire : « Il est assassiné par son secrétaire. »
Ce même mois, par un hasard contrôlé, Staline décrète un nouveau règlement militaire disciplinaire, destiné à remplacer l’ancien serment internationaliste de l’Armée rouge, rédigé par Trotsky. Il définit l’Armée rouge non plus comme un instrument d’expansion de la révolution, mais comme un outil de défense nationale. Ce changement doit, entre autres, démontrer à Hitler que le « judéo-bolchevisme » et ses plans de révolution mondiale sont relégués au magasin des antiquités. Le meurtre de Trotsky, quoique étouffé par le fracas de la guerre, a la même signification politique, que parachèvera trois ans plus tard la dissolution du Comintern.
Mais cette liquidation ne dissipe manifestement pas sa hantise du trotskysme. Trois mois plus tard, le dirigeant du PC hongrois Matyas Rakosi, fidèle stalinien, libéré de prison par le gouvernement hongrois, est reçu au Kremlin. Staline, soupçonneux, demande à Dimitrov : « Est-ce qu’il ne sympathise pas avec les trotskystes ? » Dimitrov, estomaqué, jure ses grands dieux que non. Et à bon droit. Staline, dubitatif, insiste : « Ils ont tous hésité à un moment donné. Ils ne comprenaient pas nos affaires[1037]. » Fidèle à sa méthode, il cherche un point faible dans le dossier du dirigeant hongrois libéré. Dimitrov le lui trouve : lors de l’arrestation des dirigeants communistes hongrois en 1925, Rakosi a signé des aveux. Rakosi se défend : il ne l’a fait que parce que les autres avaient déjà tout avoué, son silence n’aurait servi à rien. Une commission se penche sur son cas et met quatre mois à conclure. Rakosi, pardonné, prend sa place au Comité exécutif du Comintern, mais une tache indélébile figure désormais dans son dossier. Le lendemain après-midi, 7 novembre, au début de la réception qui suit les festivités de la révolution, Staline rappelle à ses invités silencieux ses désaccords avec Trotsky, pendant la guerre civile et à Tsaritsyne, ce Trotsky dont le fantôme le poursuit.
En août, Chapochnikov, le chef de l’état-major, présente à Staline un plan d’opérations en vue de la guerre prochaine. Il prévoit une offensive allemande sur trois axes : 1o Kovno-Vilnius-Minsk, 2o Brest-Litovsk-Minsk, 3o Kiev, ce qui se passera effectivement en juin 1941. Staline, n’est pas de cet avis et remplace Chapochnikov par Meretzkov. Selon lui, les Allemands ne développeront pas leur offensive au centre, mais sur l’axe sud-ouest pour s’emparer de l’Ukraine, puis du pétrole du Caucase. Sa prophétie repose sur un matérialisme vulgaire : Hitler veut d’abord mettre la main sur le blé et le pétrole. Mais pour Hitler, la chute de Moscou, c’est la chute du régime. Il ne saurait donc renoncer à cet objectif. Le 18 septembre, Timochenko et Meretzkov, sceptiques quant à l’analyse du Guide, lui envoient un nouveau plan d’opérations qui reprend les grandes lignes du précédent et prévoit de répondre à l’attaque allemande en portant les opérations sur le territoire polonais occupé par les Allemands, puis vers Cracovie et le sud-ouest pour couper l’Allemagne des Balkans. Le 14 octobre, Staline signe ce plan très optimiste.
Ses soucis de politique étrangère ne l’empêchent pas de suivre de près la vie intellectuelle du pays, au grand étonnement d’Ilya Ehrenbourg : « La guerre approchait. Il fallait que Staline fût bien sûr de notre puissance pour consacrer tant de temps à la critique littéraire[1038]. » En réalité, il veut tout diriger, tout contrôler, tout vérifier, surtout ce qui peut, de près ou de loin, servir la propagande.
Son jeune protégé Avdeenko, cet ancien mineur du Donbass propulsé vers la gloire en 1933 pour son roman J’aime, l’apprend à ses dépens. En 1940, le film La Loi de la vie, dont il a écrit le scénario, sort sur les écrans. Il glorifie la vie soviétique mais ridiculise les jeunes bureaucrates arrivistes. Un épisode, en particulier, fait scandale : deux de ces jeunes promus versent le contenu de leur verre dans un crâne en braillant : « Boire ou ne pas boire » (« Pit ili nié pit », parodie de « Byt ili nié byt », « Être ou ne pas être »). Staline se déchaîne. Le 16 août 1940, un long article anonyme de la Pravda dénonce ce « film faux ». L’article est commandité, inspiré, relu, corrigé et même entièrement réécrit, dans sa seconde partie, par Staline lui-même, qui a exigé sa publication sans signature. Il ne saurait être rabaissé au rang de critique de cinéma.
Par télégramme, Avdeienko est convoqué à la réunion du Comité central qui doit se tenir le 9 septembre. Staline préside lui-même à la condamnation. Dans la salle, deux tables font face à une tribune flanquée d’une énorme colonne carrée. Assis en face d’Avdeienko, les dirigeants de l’Union des écrivains détournent les yeux du condamné. Puis entrent dans la salle le courtaud Jdanov, le petit Andreiev et le grassouillet Malenkov qui l’ignorent eux aussi. Jdanov lit une longue lettre de vingt-cinq pages accusant Avdeienko d’avoir glorifié une ville polonaise capitaliste, puis un extrait de sa réponse. Soudain l’accusé entend une voix rauque à l’accent caucasien : « Avdeenko est attiré par l’étranger. » Il détourne les yeux et aperçoit, derrière la colonne, Staline, assis à une petite table à part, invisible aux yeux des participants, sauf aux trois dirigeants et à Avdeenko. Il regarde Staline et éprouve un choc incrédule : où est donc passé le visage bienveillant et majestueux, popularisé par tant de films, de photographies, de portraits, de monuments et de bustes ? Il n’aperçoit que le banal visage jaunâtre ravagé de petite vérole d’un petit homme aux épaules et à la poitrine étroites, « ses cheveux blanchissants et clairsemés semblent frottés d’une poix noire, une large tonsure […] orne le sommet de sa tête. Son bras gauche, à demi plié, reste immobile, comme blessé ou paralysé. Seules les moustaches épaisses, rousses, larges ressemblent aux moustaches staliniennes. Tout le reste semble mal ficelé. On dirait un acteur qu’on aurait grimé pour qu’il ressemble au Chef. Un acteur qui exécuterait maladroitement le rôle du grand Staline. Un acteur qui pasticherait les manières de Staline[1039] ».
Il profère quelques mots méprisants à l’égard d’Avdeenko, puis se retire derrière sa colonne. La séance continue. À un moment, il apostrophe brutalement l’écrivain Fadeiev, qui propose « une purge généralisée de l’Union des écrivains » que Staline n’a pas annoncée. Avdeenko est alors frappé par son expression de férocité implacable, de dédain et de mépris à l’égard des personnes présentes, ainsi que par la solennité avec laquelle il profère de fades banalités. Il parle lentement, multipliant les pauses et les longs silences, ou plutôt, dit Avdeenko, « réfléchit à haute voix, sans se soucier des présents ». Il prononce deux ou trois phrases, se tait, déambule le long de l’estrade, le regard fixé sur le plancher, s’arrête, tire une bouffée de sa pipe, lâche une nouvelle phrase et repart, dans le silence absolu de l’assistance, qui retient son souffle, n’ose ni bouger ni dire un mot. Il répète presque mot pour mot les phrases de l’article de la Pravda puis reproche à Avdeienko de n’avoir pas fait son autocritique dès sa parution. La discussion reprend.
Soudain, Staline se lève, déambule à nouveau devant l’estrade et exécute Avdeenko en quelques phrases dédaigneuses : il le qualifie en effet de « marchand à la sauvette », parce qu’en Pologne il a acheté un costume chic, une chemise bleu foncé, et une cravate qu’il porte précisément ce jour-là devant un Staline revêtu, lui, de son éternelle vareuse militaire grise et de son pantalon enfoncé dans ses bottes. « Avdeenko ne comprend pas et n’aime pas l’Union soviétique. Avdeenko est un homme qui porte un masque ; un suppôt de l’ennemi. » Par trois fois, ensuite, Staline revient sur le devant de la scène, disserte sur le devoir de vérité de l’écrivain et accable de reproches obscurs un Avdeienko éperdu et en sueur. Six heures après le début de la séance, à onze heures du soir, il se lève et profère, mystérieux : « Peut-être que je me trompe sur le camarade Avdeenko. L’âme d’autrui est impénétrable[1040] », descend lentement de la tribune et sort ; les autres s’éclipsent en silence. Une semaine après, Avdeenko sera rayé de la liste des correspondants de la Pravda, chassé de l’Union des écrivains et son téléphone coupé…
Staline veille de près à ce que les œuvres soient en conformité avec sa politique intérieure et extérieure. Ainsi, en septembre 1940, intervient-il personnellement pour faire interdire par le Bureau politique la représentation et l’impression de la pièce de Léonid Leonov, La Tempête. Quel est son crime ? La résolution est aussi vague que brutale : « La pièce est idéologiquement hostile et représente une calomnie méchante de la réalité soviétique[1041] », calomnie qu’on aurait du mal à découvrir. Staline ne précise pas la raison exacte de l’interdiction. Mais on peut la deviner. L’un des deux héros, le jeune Syrovarov, n’est plus en phase avec la politique du jour : cet ancien officier blanc s’était, en effet, régénéré en allant combattre le fascisme en Espagne en 1936. Ce fâcheux rappel ne pouvait alors que déplaire à Hitler. La Tempête passe donc à la trappe. Quelques mois plus tard, la censure, dans La Chute de Paris d’Ehrenbourg, substitue au slogan « À bas les fascistes », clamé par des manifestants du Front populaire, l’imaginaire, anodin et imprononçable « À bas les réactionnaires ! ».
Sa prudence s’explique par la crainte de ne pas être en état de faire face à une guerre qu’il sait pourtant inévitable. Cette peur explose brutalement au début du long déjeuner qui suit la parade du 7 novembre 1940. Staline évoque le conflit avec Trotsky au début de la guerre civile sur le front Sud. Ce rappel terminé, la quinzaine d’invités se préparent à s’asseoir, il les retient et se lance dans une longue diatribe inattendue, de plus en plus menaçante, à l’égard des personnes présentes. « Nos avions, dit-il, peuvent tenir en l’air trente-cinq minutes alors que les avions anglais et allemands peuvent rester en vol des heures entières. Nous ne sommes pas prêts à mener une guerre comme celle qui se déroule entre l’Allemagne et l’Angleterre. » Les avions soviétiques, construits en masse depuis quelques mois, sont effectivement des tombeaux volants. Si l’Armée rouge n’est pas, dans tous les domaines, au niveau des armées ennemies (et selon ses termes, « tous les États capitalistes, même ceux qui se présentent comme nos amis, sont nos ennemis »), l’URSS sera balayée. Or, personne ne se soucie de tous ces problèmes ; ainsi, par exemple, on n’a pas alerté les constructeurs d’avions…
Staline paie en réalité le prix de la concentration de tous les pouvoirs entre ses mains, concentration qui dessaisit ses associés, même les plus proches, de toute initiative. Et comme il se refuse à le reconnaître, il ne peut qu’accuser et menacer : « Je me suis occupé tout seul de toutes les questions. Aucun de vous n’y a même pensé. Je suis seul. Comment puis-je étudier, lire, suivre les nouvelles chaque jour, si vous ne faites rien ? Vous, vous n’aimez pas étudier, vous n’aspirez qu’à la vie paisible. Vous dissipez l’héritage de Lénine. » Kalinine bafouille qu’ils manquent de temps, excitant encore davantage la fureur de Staline qui, pendant sa tirade, fixe surtout Kaganovitch et Beria. Il gronde : « Les gens sont insouciants… On m’écoute et tout reste en l’état. Mais je vais vous montrer si je perds patience. (Vous savez comme je le peux ?) Je vais frapper si fort sur les malappris que tout va trembler[1042]. » La quinzaine de dignitaires présents l’écoutent, debout, raides. Dimitrov, qui n’a jamais vu Staline dans cet état, aperçoit des larmes dans les yeux de Vorochilov. Les invités s’assoient ensuite en silence, pour un morne repas qui s’étire jusqu’à neuf heures du soir.
Le 11 novembre 1940, Molotov part à Berlin, où Hitler le reçoit. Il exige le retrait des troupes allemandes de Finlande et proteste contre leur présence en Roumanie. Au retour, Staline tente une démarche désespérée : il propose au roi de Bulgarie, Boris, un pacte d’assistance mutuelle, et ajoute que, si ce pacte est signé, « non seulement nous ne ferons pas d’objection à l’adhésion de la Bulgarie au pacte à trois, mais alors, nous-mêmes, nous nous associerons à ce pacte[1043] ». Si la Bulgarie avait accepté, Staline aurait donc adhéré au pacte anti-Comintern signé par l’Allemagne, l’Italie et le Japon, et dû dissoudre immédiatement l’appareil de la IIIe Internationale, installé à Moscou. Si ce renversement historique inouï n’a pas eu lieu, on le doit uniquement à la pusillanimité du tsar Boris et de son Premier ministre Filov…
L’alliance Berlin-Moscou dépasse en effet les conditions qui l’ont vue naître. La parenté des méthodes et du système politiques charge l’alliance d’un contenu, souligné par les dirigeants des deux pays. Ribbentrop déclare ainsi au ministre italien Ciano, en octobre 1939 : « Staline a renoncé aux projets de révolution mondiale […]. La Russie tend à devenir un État national et normal[1044]. » Peu après, Hitler explique à Mussolini devant Ciano : « La voie sur laquelle Staline s’est engagé semble mener à une sorte de nationalisme slavo-moscovite et s’éloigner du bolchevisme à base judéo-internationale[1045]. » Mais, pour se lancer à la conquête du monde, l’Allemagne nazie doit unifier l’Europe sous sa botte et réduire l’URSS au stade de colonie, fournissant à bas prix matières premières et céréales.
Hitler a par ailleurs déduit de la mésaventure finlandaise que l’URSS est une proie facile. Le 18 décembre, il signe la directive 21, dite plan « Barberousse », d’attaque de l’URSS. Le 29 décembre, l’attaché militaire soviétique à Berlin, le général Toupikov, informe Staline de la décision et annonce l’invasion pour mars 1941.