CHAPITRE XXI
Le maelström

Le 20 janvier 1936, Staline assiste, dans la loge gouvernementale, à la première de l’opéra de Chostakovitch : Lady Macbeth de Mzensk. Au troisième acte, il se lève brusquement et quitte la loge. Le lendemain, la Pravda dénonce violemment la musique de Chostakovitch. Les goûts musicaux de Staline, qui adore pousser la chansonnette, étaient assez primitifs, mais la musique n’a rien à voir à l’affaire. L’opéra met en scène un mari tyrannique, brutal et grossier, empoisonné par sa femme. L’assassinat réussi d’un despote, même domestique, lui a été intolérable, même si l’allusion est involontaire. L’est-elle d’ailleurs ? Staline ne peut y voir qu’un encouragement à se débarrasser des tyrans.

La campagne de « reprise des cartes du Parti » se traduit, ce mois-là, par une vague massive d’exclusions et d’arrestations que Staline tente de camoufler. Un incident imprévu lui en fournit un moyen, qu’il perfectionnera au fil des ans. À la fin du mois, une délégation des travailleurs d’avant-garde de la République bouriate-mongole arrive à Moscou conduite par le deuxième secrétaire du comité régional, Ardan Markyzov, dont la femme, étudiante en médecine, et la petite fille, Engelsina, âgée de 8 ans, vivent dans la capitale. L’enfant insiste pour accompagner son père au Kremlin afin d’offrir des fleurs à Staline et à Vorochilov. À un moment, lassée par les discours, la fillette s’avance vers la tribune, son bouquet à la main, s’approche de Staline qui se tourne vers elle, la prend dans ses bras et l’installe sur la tribune. La fillette tend son bouquet à Staline en disant : « C’est de la part des enfants de Bouriatie-Mongolie[798]. » Les appareils photos crépitent. Un tonnerre d’applaudissements éclate. Le lendemain, la photographie d’un Staline souriant, tenant dans ses bras la fillette avec son bouquet, symbole de l’enfance heureuse et de l’humanisme paternel du meilleur ami des enfants, fait le tour du monde. Le sculpteur Lavrov en façonne une énorme sculpture qui décore la station de métro Semenovskaia (alors appelée Stalinskaia). Trotsky voit dans cet étalage attendrissant l’annonce de sinistres lendemains.

Engelsina vérifiera la justesse de cette intuition à ses dépens. Sa photo continuera, certes, à orner les magazines et les revues des partis communistes du monde entier. C’est d’ailleurs celle que la rédaction de la Vie Ouvrière, le journal de la CGT, choisira de publier en première page de son numéro du 11 mars 1953 pour annoncer : « Staline bienfaiteur de l’humanité est mort ». Mais le père d’Engelsina, accusé d’être un espion japonais, sera arrêté en décembre 1937. Elle écrira alors, avec l’aide de sa mère, une lettre à Staline, qui répondra en faisant ou en laissant arrêter la mère. Mais Staline prépare alors, en sous-main, une opération plus complexe.

À la fin de février, il envoie à Paris Boukharine flanqué de deux fidèles staliniens, le pédant et morne Adoratski, directeur de l’institut Marx-Engels-Lénine, et le littérateur Arossev, vieil ami de Molotov, pour négocier avec les sociaux-démocrates allemands et les mencheviks Dan et Nicolaievski l’achat des archives de Marx et d’Engels, que les premiers ont rapportées d’Allemagne en 1933. L’opération échouera pour une différence dérisoire entre le prix demandé par les Allemands et celui proposé par Staline. Pour l’occasion, ce dernier a fait couper à Boukharine un costume sur mesure par un tailleur de métier, et lorsque, fin mars, sa jeune femme, Anna Larina, enceinte de huit mois, demande à le rejoindre à Paris, Staline déroge aux règles policières n’autorisant que très exceptionnellement un couple (surtout celui d’un ancien dirigeant disgracié) à quitter ensemble le paradis soviétique et lui fait attribuer un visa.

À Paris l’ambassade soviétique refuse étrangement de loger les trois envoyés, qui, échappant ainsi à sa surveillance, s’installent à l’hôtel Lutétia, où se déroulent les rencontres. Boukharine, inconscient du piège qui lui est tendu, rencontre le social-démocrate autrichien Otto Bauer, le Secrétaire général de la IIe Internationale, Friedrich Adler, le théoricien social-démocrate allemand Rudolf Hilferding, Boris Nicolaievski, dont le frère, vivant à Moscou, est marié à la sœur de Rykov, le dirigeant menchevik Fiodor Dan, membre du Comité exécutif de l’Internationale socialiste. Staline est d’ordinaire absent lorsque Boukharine l’appelle au Kremlin pour recevoir ses instructions, que lui transmet Poskrebychev. Boukharine prononce à la Sorbonne une conférence dont Malraux a revu le texte français. En trois mois, il a rencontré une pléiade d’« ennemis de l’URSS » que recense le NKVD. Sa femme affirmera : « Il ne voyait son salut que dans Staline[799] », qui joue avec lui.

Cette opération accompagne une nouvelle tentative de rapprochement avec l’Allemagne nazie. Le 23 mars 1935, Staline affirmait à Antony Eden, le ministre des Affaires étrangères britannique, sa volonté d’entretenir des relations amicales avec l’Allemagne. Le 29 avril 1936, l’Allemagne et l’URSS signent un accord commercial. Staline essaie d’aller plus loin, mais les ouvriers français et espagnols se mettent, sans le savoir, en travers de cette tentative : en juin, la grève générale déferle en effet sur la France ; en juillet, le soulèvement populaire répond à l’insurrection fasciste en Espagne et la met en échec. Bien que Moscou se garde, trois mois durant, d’intervenir dans ce pays, Staline et Hitler paraissent se retrouver dans deux camps opposés par une lutte à mort.

L’essai, encore manqué, de rapprochement avec Hitler est lié aux tensions intérieures qui fragilisent le régime. Pour financer le plan quinquennal, Staline invente en effet l’« emprunt volontaire obligatoire », dont le Bureau politique a fixé le montant, exorbitant, à trois semaines de salaire. Des agitateurs se répandent par les usines, les sovkhozes et les kolkhozes pour contraindre les travailleurs à souscrire à l’emprunt et sont fraîchement accueillis. Au Comité de Moscou, un agitateur se plaint qu’un ouvrier, dont la famille meurt de faim à la campagne, l’a accusé de venir les « piller » et a refusé de verser. Kaganovitch le rabroue : « Fous-leur deux bons coups de poing, ils comprendront. » Un militant proteste. Kaganovitch lui rétorque : « Le camarade Staline a dit que c’était là un moyen correct. Les fascistes nous tapent dessus, et nous alors, quoi ? On va leur caresser la tête ? Le pays a besoin d’argent et le plan de l’emprunt doit être réalisé par tous les moyens[800]. » L’ouvrier qui proteste contre le racket auquel l’appareil le soumet est donc un fasciste. Le terrorisme verbal contre l’ennemi du peuple déguisé, le trotskyste masqué, le fasciste dissimulé, prépare la terreur physique.

La tentative de rapprochement avec Hitler et la pression accrue sur la classe ouvrière exigent une nouvelle vague de répression et la liquidation dans le Parti de toute ombre d’opposition, fût-elle passée. De janvier à la fin avril, le NKVD arrête 508 trotskystes anciens et actuels, accusés d’activité contre-révolutionnaire et terroriste, à Moscou, Leningrad, Kiev, Gorki, Minsk. Le 25 mars, Iagoda propose à Staline d’arrêter tous les trotskystes exilés et de les déporter dans les camps les plus lointains du Goulag (Vorkouta, Kolyma), d’y envoyer pour cinq ans tous les exclus du Parti pour trotskysme et de fusiller les trotskystes convaincus d’activité terroriste. Staline envoie la lettre à Vychinski qui approuve toutes ces propositions, puis la contresigne. Le 31 mars, une circulaire de Iagoda aux directions locales du NKVD leur demande de démasquer et de liquider complètement « toutes les forces trotskystes, leurs liaisons et leurs centres organisationnels, et de dévoiler, démasquer et réprimer tous les trotskystes à double face[801] », c’est-à-dire tous les opposants repentis réintégrés dans le Parti que Staline accuse d’avoir conservé leurs opinions, ce qui est souvent vrai, et d’agir clandestinement, ce qui est faux. Staline demande à Iagoda et à Vychinski, ce même jour, de rédiger une résolution reprenant l’essence de cette circulaire, qui sera soumise au Bureau politique le 20 mai.

Staline prépare aussi la répression contre ses propres partisans, qui – ils ne s’en doutent pas – va les frapper, eux aussi. À la mi-mars se tient le Xe congrès des Jeunesses communistes. La veille de l’ouverture, Staline fait arrêter Paul Naneichvili, le secrétaire du comité régional du Parti de Kopylo en Biélorussie, accusé de préparer un attentat contre lui. C’est le beau-frère du Secrétaire général des Jeunesses communistes, Alexandre Kossarev. Ce stalinien fanatique, informé de la nouvelle, ne comprend pas qu’il est la cible désignée de cette arrestation et hurle à sa femme en larmes : « Comment ton Paul a-t-il pu faire ça ? C’est un ennemi, il est coupable et toi tu oses encore pleurer sur lui[802] ! » Comment Kossarev pourrait-il se croire visé ? Il est l’un de ceux à qui, en décembre 1934, Staline a confié l’« enquête » sur le meurtre de Kirov destinée à briser Zinoviev et Kamenev. Fin avril 1935, Staline l’avait chargé, avec son adjoint Tchemodanov, d’une mission de confiance. Il l’avait envoyé clandestinement à Paris pour acheter et gagner à l’alliance militaire franco-soviétique les dirigeants internationalistes des Jeunesses socialistes de la Seine, dirigés par Fred Zeller. Ce « petit gros à l’air rébarbatif », selon Zeller, lui avait alors déclaré : « La révolution ? C’est un mythe, nous n’y croyons plus[803]. » Mais Kossarev avait échoué, au grand désappointement des dirigeants du Parti communiste français présents. Fred Zeller et ses amis furent ensuite exclus de la SFIO et passèrent au trotskysme. L’échec déplut à Staline, qui prépara son élimination pendant plus de deux ans.

Le 17 avril, le NKVD arrête l’un des anciens dirigeants de l’opposition trotskyste, et l’un des rares amis personnels de Trotsky, Mouralov. Jusqu’alors intraitable, en décembre 1935 et janvier 1936, dans deux lettres à Staline restées sans réponse, Mouralov a déclaré abandonner ses opinions trotskystes et demandé sa réintégration dans le Parti. Friand cinq ans plus tôt de semblables déclarations qui affaiblissaient l’Opposition, Staline n’en veut plus désormais, car il suspecte leurs auteurs de ne capituler que par calcul ; la réintégration d’anciens opposants connus suggérerait, en outre, que l’opposition n’est pas un crime. L’instruction n’arrivera à briser Mouralov qu’en décembre, trop tard pour le premier procès.

Jusqu’alors, Staline voulait mater l’appareil du Parti. Il s’attache désormais à le briser pour en édifier un nouveau. Le Bureau politique est transformé en simple machine d’enregistrement de motions « votées » par consultation écrite, sans débat. Ainsi la réunion du 20 mai enregistre les décisions adoptées par ce moyen expéditif, du 21 au 29 avril et du 3 au 19 mai, soit tous les jours, sauf les dimanches et jours fériés (le 1er mai, quand même…). Le 20 mai, le Bureau politique adopte aussi un certain nombre de décisions en suivant la même procédure : il lève le blâme infligé trois ans plus tôt, en juin 1933, à Anastase Mikoian, accusé d’avoir effectué un vol en avion sans l’autorisation du Comité central, il ordonne d’arrêter 538 militants trotskystes exilés, de les condamner à cinq ans de camp, d’interner pour une durée identique les membres du Parti jadis exclus pour trotskysme et vivant dans les quinze plus grandes villes de l’Union, et de fusiller les trotskystes emprisonnés accusés de « terrorisme[804] ». Cette directive permettra de liquider comme « trotskystes » tous ceux qui l’avaient été, l’étaient encore, ainsi que tout opposant réel, supposé ou potentiel. À la même époque, Staline fait mettre au point le projet de loi sur l’interdiction de l’avortement (« et sur l’élargissement du réseau des jardins d’enfants et crèches »), soumis au Bureau politique du 20 mai, adopté le 27 juin et promulgué deux jours plus tard. Alors que la majorité des citadins vivent dans des appartements communautaires et que la plupart des paysans occupent des isbas de rondins, il veut doper la natalité pour masquer le déficit béant provoqué par la famine de 1932-1933. Il fait voter un système d’allocations spéciales, que publie la Pravda du 26 juin 1936. Les parents ne doivent pas ménager leurs efforts : les allocations intéressantes commencent réellement avec le… septième enfant (2 000 roubles) ; elles atteignent 5 000 roubles pour le onzième.

À ce Bureau politique du 20 mai, Staline fixe l’ordre du jour du Comité central des 1er et 2 juin, où il présentera un rapport sur le projet de nouvelle Constitution de l’URSS, puis sur la moisson et les affaires courantes. Début 1936, il a fait rédiger par une commission, placée sous son contrôle et dans laquelle se trouvent Boukharine et Radek, une nouvelle Constitution de l’URSS, corrigée par ses soins. Alors que la préparation du premier procès de Moscou bat son plein, l’ordre du jour du Comité central n’en dit mot : Staline le laisse dans l’ignorance du procès qu’il prépare dans son dos. Certains de ses membres, comme Rykov, n’y assistent d’ailleurs plus. Sa femme lui reprochant un jour de ne plus se rendre à ses réunions, de rester à l’écart de la vie politique, il lui répond : « Je ne peux pas y aller. Nous ne nous réunissons plus pour régler des affaires mais pour nous battre la coulpe en jurant fidélité à Staline[805]. »

L’arrestation à la mi-mai d’un personnage peu connu, Holtzmann, donne une impulsion nouvelle à la préparation du procès. Ce Holtzmann avoue avoir servi d’intermédiaire en 1931 et 1932 entre Trotsky et Ivan Smirnov, l’ancien trotskyste repenti redevenu opposant au début de 1931. Staline apprend alors qu’en 1932 un bloc d’opposants s’était formé, qui peut renaître à tout instant. Il décide de l’écraser préventivement en le dénonçant comme une entreprise terroriste et d’espionnage qui aurait transmis des renseignements à la Gestapo en Allemagne. Même Iagoda est surpris par l’ampleur inattendue de la machination, au point de noter sur des aveux extorqués par la torture, l’intimidation ou les fausses promesses : « Pas vrai », « mensonge » « foutaises », « du vent », « impossible[806] ». Le chef du NKVD scelle ainsi son propre sort.

Staline confie alors la direction des opérations à Iejov, qui convoque dans sa datcha le chef-adjoint du NKVD, Agranov, pour une réunion que ce dernier qualifie lui-même de « conspiratrice », c’est-à-dire organisée à l’insu de Iagoda et du Bureau politique. Il lui transmet, dit-il, « les indications de Staline sur les fautes commises par l’instruction dans l’affaire du centre trotskyste », et il lui ordonne « de prendre les mesures permettant de découvrir le centre trotskyste […] et le rôle personnel de Trotsky dans cette affaire[807] ». Iejov dira au Comité central de février-mars 1937 : apprenant que Moltchanov, adjoint de Iagoda, refusait de croire aux liens des terroristes et de Trotsky avec la Gestapo, « Staline sentit que quelque chose clochait dans cette affaire ; il me confia sa prise en charge et me fit nommer […] pour contrôler l’instruction[808] ». Que les dirigeants du NKVD eux-mêmes traînent les pieds pour monter le procès truqué dont Staline a besoin, souligne que tout le vieil appareil hérité de la révolution, bien que dégénéré et vingt fois purgé, n’est pas fiable. Staline doit donc à la fois briser la résistance sourde d’une partie de la population, décimer de fond en comble le parti qu’il dirige et renouveler totalement son appareil pour mieux se l’asservir.

Le 19 juin 1936, Iagoda et Vychinski remettent à Staline une liste de 82 trotskystes accusés d’appartenir à une organisation antisoviétique terroriste. Mais Staline veut un procès mettant en cause l’action concertée des « zinoviévistes », qui n’existent plus, et des trotskystes, toujours actifs. Il charge Iejov d’en informer les dirigeants du NKVD. À la fin juillet, Iejov envoie à Staline un projet de lettre confidentielle aux organisations du Parti. Staline le corrige et ajoute que n’a pas encore été à ce jour « découvert le rôle des trotskystes dans l’assassinat de Kirov » et que « les zinoviévistes ont mené leur activité terroriste en liaison directe avec Trotsky et les trotskystes[809] ».

Certains accusés, déjà laminés par des arrestations et des procès antérieurs, tels Kamenev et Zinoviev, craquent vite. D’autres résistent, comme Smirnov, qui poursuit une grève de la faim pendant treize jours. Le NKVD recourt à tous les moyens pour les faire céder, coups, menaces contre la famille, etc. Ainsi, le NKVD menace la femme de Smirnov, Safonova, si elle « n’avoue » pas, de la passer à tabac, d’arrêter sa sœur et de déporter ses enfants. Kamenev espère sauver ses trois enfants en « avouant ». Un accusé qui ne figure pas au procès, l’ancien Secrétaire général de l’Internationale des Jeunesses communistes, Chatzkine, se plaint dans une lettre à Staline, restée sans réponse, que l’enquêteur lui ait déclaré : « Nous vous forcerons à avouer que vous êtes un terroriste et vous le réfuterez dans l’autre monde[810] », et lui ait présenté un procès-verbal de ses aveux prétendus tapé à la machine en lui déclarant : Ou vous signez ou on vous fusille sans jugement.

Le 18 juillet 1936, en Espagne, les généraux se soulèvent. Le gouvernement républicain, alerté, n’a pris aucune mesure préventive. Les ouvriers et les paysans s’emparent des armes que le gouvernement rechigne à leur donner et font partiellement échec au putsch. Staline se rallie aussitôt à la non-intervention décidée par Londres et Paris, et accompagne ce ralliement d’un clin d’œil appuyé aux franquistes. Le numéro d’août 1936 de la revue du Parti communiste italien en exil, Lo Stato Operaio, publie un long appel aux « fascistes de la vieille garde », aux « jeunes fascistes » italiens, aux « Chemises noires », à appliquer ensemble, dans l’unité avec les communistes, « le programme fasciste de 1919 », programme « de paix et de liberté » que « le parti communiste fait sien[811] » ! Il dénonce l’artificielle « division entre fascistes et non-fascistes » en Italie… et en Espagne et propose un front populaire en Italie pour mettre en œuvre ce programme fasciste de 1919. Palmiro Togliatti, Secrétaire général du PC italien, membre du Comité exécutif du Comintern, présent à Moscou lors de sa rédaction, est le premier signataire de ce texte, visé, voire inspiré, par Staline. Celui-ci, sous le couvert du Front populaire, développe en effet dans le monde entier cette politique d’Union nationale, dont l’Italie offre une forme caricaturale avortée et l’Espagne une version amputée, la guerre civile rejetant l’essentiel des forces bourgeoises dans le camp franquiste. La révolution espagnole, comme tout mouvement de masses indépendant du Kremlin, déplaît fortement à Staline. À Paris, Thorez propose d’élargir le Front populaire en un Front français. Ce front doit comprendre toute la droite nationaliste, à l’exception de son ancien rival, actuel agent de Mussolini et futur serviteur de Hitler, Jacques Doriot, président du Parti populaire français (PPF), mais inclut le « néo-socialiste », corporatiste et futur fasciste Marcel Déat, dont le parti est déjà membre du Front populaire.

Staline prépare les procès suivants en endormant certaines des futures victimes. Le 1er juillet, il reçoit aimablement Boukharine et, le 10, lui fait accorder un congé par le Bureau politique. Radieux, Boukharine s’envole vers les hauts monts du Pamir, à la frontière de l’Afghanistan, d’où il envoie des lettres à son « cher Koba » pour ressusciter une complicité révolutionnaire depuis longtemps évanouie. Le 26 juillet, Staline fait voter, par simple consultation écrite individuelle des membres du Comité central, l’exclusion de Sokolnikov de ce Comité, dont il est membre suppléant, et du Parti. Il accuse son ancien associé à la rédaction de la Pravda en 1917 d’avoir « entretenu des liens étroits avec les groupes terroristes de trotskystes et de zinoviévistes[812] ». Le NKVD l’arrête ce même jour.

La procédure de la consultation écrite individuelle ligote les membres du Comité central en interdisant tout échange et toute discussion. Chacun, craignant d’être le seul à ne pas les avaliser, est contraint d’approuver ses décisions, dont ils vont, les uns après les autres, devenir les victimes. Staline ne frappe, pour le moment, que d’anciens opposants, mais vise déjà beaucoup plus loin. C’est alors, en effet, que Iejov prétend « sentir que dans l’appareil on fricote quelque chose avec Trotsky. Cela apparaissait avec la plus grande des clartés au camarade Staline qui posa directement la question qu’on sentait là la main de Trotsky et qu’il fallait le prendre la main dans le sac[813] ».

Le 7 août, Vychinski soumet à Staline son projet d’acte d’accusation et une liste de douze accusés. Staline le corrige et supprime dans les dépositions de trois d’entre eux leurs jugements sur la situation politique dans le pays. Le 10 août, Vychinski lui présente sa seconde version avec deux noms de plus : les deux frères Lourié, communistes juifs allemands. Staline le retravaille et ajoute encore deux nouveaux accusés, le zinoviéviste Evdokimov, membre du Secrétariat du Comité central en 1926, et l’ancien trotskyste Ter-Vaganian. Ce même jour, Iejov reçoit de Kiev des accusations dirigées contre Piatakov, le vice-commissaire à l’Industrie lourde, soupçonné de diriger le centre trotskyste ukrainien. Iejov en informe Staline par lettre. Parti en vacances à Sotchi le 11, il a confié le soin de suivre l’affaire à Kaganovitch. Piatakov s’était proposé comme accusateur public au procès qui va s’ouvrir ; ce zèle intempestif, loin de le sauver, a sans doute convaincu Staline qu’il avait quelque chose à cacher. Le 17 août, le NKVD arrête Léonid Serebriakov, ancien secrétaire du Comité central en 1919-1920, qui sera jugé en février 1937. Ainsi la charrette du second procès s’emplit avant même l’ouverture du premier.

L’opposition, dans les rangs ouvriers comme dans le Parti, n’a pas été éradiquée malgré l’ampleur de l’épuration et de la répression. La vision traditionnelle d’une URSS stalinienne, alors entièrement muselée par la Terreur, n’est que l’envers de la propagande officielle : la peur généralisée y remplace l’adhésion universelle, toutes deux mythologiques. Au début de 1936, le directeur de l’usine Kaganovitch à Voronej est exclu du Parti pour activité imaginaire en liaison avec les trotskystes. Les ouvriers refusent alors de voter l’exclusion de sa femme Maria, accusée de manque de vigilance. Le responsable n’y parvient que grâce à une ruse grossière, mais efficace : « Qui est contre les décisions du comité de ville du Parti[814] ? » Personne n’ose alors lever la main. À des lieues de là, à Zaporojie, un militant proteste auprès de la commission de Contrôle contre « l’omnipotence de l’appareil » et contre « l’incroyable étouffement stalinien de la vie interne du Parti ». Le chef de la section des cadres de l’usine Engels et le directeur de l’usine de construction mécanique dénoncent le culte de Staline, tandis qu’un ouvrier, membre du comité exécutif du soviet, affirme dans une assemblée de jeunes communistes : « La liberté de parole, la liberté de la presse n’existent chez nous que sur le papier. » À la conférence des cheminots de la région, un ouvrier raille le rapport de Staline au Congrès des soviets en ricanant : « Si je savais mentir aussi bien et de façon aussi cohérente, je ne sais pas jusqu’où je serais monté[815]. »

Le poète Naoum Korjavine, qui vit alors à Kiev, récuse la vision d’une société paralysée par la peur permanente du mouchardage. En 1936, il a 16 ans. Partisan du régime, mais en proie à des « soupçons sur la trahison de la révolution par Staline et sur la liquidation des authentiques révolutionnaires », il ressent amèrement « le remplacement de la révolution mondiale par un étrange patriotisme soviétique » et par un « antifascisme d’État ». Beaucoup de ses contemporains ont, dit-il, parfois « pressenti quelque chose à propos des procès ou sur le fait que Staline ruinait et usurpait la révolution », mais en même temps : « Ce pouvoir avait un crédit colossal, presque dans toutes les couches de la société. Même les enfants de dékoulakisés prenaient parfois leur sort comme une offense à leur dévouement à la révolution[816]. » Attachés au régime qu’ils considèrent comme le continuateur de la révolution d’Octobre, ils peuvent être hostiles au gouvernement sans pour autant remettre en cause l’État soviétique. Cette double réalité explique l’ampleur de la répression et le fait que le régime survit malgré tout à la désorganisation qu’elle engendre.

C’est pourquoi la répression est à la fois massive, brutale et à moitié clandestine. Les arrestations se font en général la nuit, et l’interpellé, si d’aventure il croise un voisin dans l’escalier, ne doit rien dire ni faire qui puisse révéler sa situation pourtant évidente. De la même façon, sauf lorsque les procès sont publics, ce qui est très rare, les proches des condamnés à mort ne sont pas informés de la sanction, rituellement transformée en « dix ans de détention sans droit de correspondance », dont les intéressés n’apprendront le sens sinistre qu’après la mort de Staline et de longues années de vaine attente. La sauvagerie de la répression dans les camps s’explique aussi par ce souci de discrétion. Le Goulag n’est pas un univers clos ; les déportés fréquentent des travailleurs libres et, chaque année, un quart à un cinquième d’entre eux sont libérés à l’expiration de leur peine. Staline ne peut donc tolérer qu’on y résiste : l’exemple pourrait être contagieux. C’est ainsi qu’il fait massivement transférer les trotskystes, les opposants les plus nombreux, les plus déterminés, les mieux organisés, à Vorkouta et à Kolyma. En août, trois convois arrivent à Vorkouta, et les insolents déportés exigent une affectation à des tâches correspondant à leur qualification, l’attribution d’une « ration politique » spéciale, leur logement collectif dans des baraquements distincts ! Staline ne saurait supporter longtemps ces exigences d’opposants qui n’ont pas désarmé.

Le premier procès de Moscou s’ouvre le 19 août : la foudre s’abat sur Boukharine en vacances au Pamir, et sur Trotsky, réfugié en Norvège. Elle frappe notamment onze anciens dirigeants du Parti, dont Zinoviev, Kamenev, Ivan Smirnov, Mratchkovski, flanqués de cinq anciens militants du Parti communiste allemand, émigrés en URSS, dont trois sont juifs (les deux frères Lourié et Olberg) comme les deux principaux accusés, Zinoviev et Kamenev, et trois autres : Reingoltz, Holtzmann et Pikel. La moitié des accusés et la majorité des communistes allemands sont juifs. C’est un clin d’œil appuyé à Hitler : il n’y a pas qu’à Berlin qu’on traque les communistes juifs.

L’acte d’accusation affirme que les seize inculpés ont constitué un « centre trotskyste-zinoviéviste », assassiné Kirov, « prémédité » des attentats contre Staline, Vorochilov, Jdanov, Kaganovitch, Ordjonikidzé, Kossior et Postychev, et travaillé avec la Gestapo. Staline, le régisseur invisible et lointain de ce spectacle macabre, parle par la voix glapissante du procureur Vychinski. Il fait dire à Zinoviev : « Le trotskysme est une variété du fascisme[817]. » Les seize « avouent ». À Weksal, en déchiffrant, le dictionnaire norvégien-russe à la main, les comptes rendus du procès, Trotsky a le sentiment de suivre un débat dans un asile d’aliénés. Vychinski traite les accusés de « roquets, misérables pygmées, chiens enragés », et requiert la mort contre « ces aventuriers qui ont essayé de piétiner de leurs pieds boueux les fleurs les plus odorantes de notre jardin socialiste[818] ». Quelques jours avant le procès, Staline a rétabli le droit de grâce, supprimé le 1er décembre 1934, pour mieux le refuser aux condamnés. La sœur de Lénine, Maria, et sa veuve, Kroupskaia, intercèdent en leur faveur auprès de Staline, qui les chasse en hurlant : « Savez-vous qui vous défendez ? Vous défendez des assassins[819] ! » Les deux femmes, terrorisées, vacillantes, ressortent soutenues par deux gardes. Les condamnés sont exécutés dans l’heure qui suit le verdict. La Pravda commente le 25 août : « Depuis que c’est fait, on respire mieux. » Est-ce alors que Staline souligne, dans une Histoire de la Russie, la phrase de Gengis Khan : « La mort des vaincus est indispensable aux conquérants » ? Il n’a pas daté cette remarque…

Ce procès, reposant sur les seuls aveux des accusés, truffé d’invraisemblances et de faux patents, prépare ouvertement les prochains. Staline a fait citer comme complices par les accusés eux-mêmes : Boukharine, Rykov, Tomski, Radek, Toukhatchevski contre qui, dès le 21 août, le parquet annonce l’ouverture d’une enquête. Tomski l’apprend le lendemain, en ouvrant la Pravda. Il se tire une balle dans la bouche, sans doute pour éviter l’humiliation des aveux truqués. La terreur stalinienne a tellement miné ses victimes que, apprenant la mort de son vieil ami, Rykov murmure devant sa femme et sa fille : « Le crétin. Il nous a entachés[820]. »

Boukharine prend le premier avion pour Moscou et se rue chez Staline. La garde lui répond : « Iossif Vissarionovitch est à Sotchi[821]. » N’ayant pas compris que Kamenev a prononcé son nom sur ordre de Staline, il écrit, le 27 août, une longue lettre hystérique aux membres du Bureau politique, dans laquelle il démontre son innocence, crache sur la « canaille Kamenev[822] », dont il dénonce les mensonges, et demande à être enrôlé comme simple soldat dans l’armée pour la guerre qui s’annonce. Quatre jours plus tard, il se traîne aux genoux de Vorochilov : « Je suis terriblement content qu’on ait fusillé ces chiens[823]. » Vorochilov l’envoie promener. Boukharine lui adresse alors une seconde lettre. Vorochilov transmet copie des deux textes et de sa réponse laconique à Staline, qui le félicite. « Si Sergo [Ordjonikidzé] avait aussi bien rivé son clou à Lominadzé qui lui avait envoyé des lettres encore plus diffamatoires contre le Comité central, Lominadzé serait encore en vie et peut-être en serait-il sorti un homme[824]. » Boukharine, planté dans son bureau près du téléphone, attend en vain l’appel de son bienfaiteur. Informé à Sotchi de tout ce qui se passe au Kremlin, Staline doit savourer ce supplice du silence.

La référence critique à son vieil ami Ordjonikidzé n’est pas fortuite. Profitant du repos de Staline à Sotchi, le commissaire à l’Industrie lourde tente de se mettre en travers du déchaînement de la répression. Il fait adopter par le Bureau politique du 31 août une décision concernant deux directeurs d’usines dépendant de son ministère, Tabakov et Vesnik, exclus du Parti pour liaison avec les trotskystes. Il fait ensuite réviser leur affaire par Iejov, puis part en congé. Staline décide alors de tordre le cou à Ordjonikidzé avant de liquider les inoffensifs « droitiers ». Le 10 septembre, le parquet annonce que l’instruction concernant Boukharine et Rykov est suspendue, ce qui leur redonne l’espoir, vain, d’une véritable enquête. Ce jour-là, en revanche, Piatakov, l’adjoint d’Ordjonikidzé, est exclu du Comité central par consultation écrite individuelle de ses membres et arrêté le lendemain soir. Ordjonikidzé, en vacances à Kislovodsk, comprend tout de suite ce que signifie l’arrestation de l’homme qu’il a si longtemps protégé ; il descend quelques jours plus tard voir Staline à Sotchi. On ignore ce qu’ils se disent, mais le résultat est brutal.

Le procès de Moscou et la campagne hystérique qui l’a suivi n’ont pas atténué le mécontentement de la population, que les discussions publiques organisées sur le projet de Constitution révèlent. Un rapport du NKVD de Voronej, du 14 octobre 1936, relève des déclarations éclairantes de gens du peuple : « Zinoviev et Kamenev étaient respectés dans le peuple ; en cas de vote secret on les aurait élus au gouvernement, et c’est pour ne pas risquer cela que le pouvoir les a fusillés. Maintenant, les élections seront à bulletin secret et nous pourrons voter pour des gens à nous et pas pour les communistes. L’écrasante majorité de la population ne votera pas pour les communistes et le pouvoir changera. » Une paysanne demande que l’on change l’article « Qui ne travaille pas ne mange pas » par « Qui travaille doit manger ». Un autre regrette « qu’on ait fusillé les zinoviévistes. En cas de nouvelles élections on aurait voté pour eux ». Par « zinoviévistes », les paysans entendent les opposants en général. Des kolkhoziens exigent la suppression des livraisons obligatoires de pain, de viande et de lait au gouvernement[825]. Un étudiant affirme : « Chez nous, en URSS, il n’y a pas et il n’y aura pas de démocratie, tout se fait et se fera comme le dictateur Staline l’impose. On ne nous donnera ni la liberté de parler ni la liberté de la presse[826]. »

Staline, déjà insatisfait des lacunes, à ses yeux suspectes, du premier procès, recensées et dénoncées par le fils de Trotsky, Sedov, s’attache à supprimer toute forme de résistance, même molle, lors de la purge géante qu’il prépare déjà. Il veut se soumettre totalement le NKVD, se débarrasser d’un Iagoda usé, qui en sait trop et renâcle vaguement. Au début du mois, Iagoda a pourtant manifesté son zèle en adressant à Staline le procès-verbal de l’interrogatoire de deux anciens partisans de Boukharine. Les deux hommes y dénoncent « l’activité terroriste de l’organisation contre-révolutionnaire des droitiers »… à laquelle Staline bientôt intégrera Iagoda lui-même. Car ce zèle ne sauve pas le policier en chef. Le 25 septembre 1936, de Sotchi, Staline et Jdanov télégraphient au Bureau politique : « Nous estimons absolument nécessaire et urgent que le camarade Iejov soit désigné au poste de commissaire du peuple à l’Intérieur. Iagoda ne s’est manifestement pas montré à la hauteur de sa tâche pour démasquer le bloc trotskyste-zinoviéviste. Le Guépéou a quatre ans de retard dans cette affaire[827]. » Ces quatre années renvoient à 1932, lorsque d’anciens opposants repentis avaient repris leurs activités antistaliniennes, constitué des groupes, clandestins par nécessité, et tenté de s’unir face au Secrétaire général. Ce sont aussi les quatre années consacrées par Staline à la préparation politique d’une épuration massive et sanglante dont il avait alors ressenti la nécessité sans en prévoir l’urgence. Le choix comme cosignataire de Jdanov, cet homme nouveau, étranger à la génération de la révolution, confirme le sens de l’opération.

Le lendemain, le Bureau politique remplace Iagoda, nommé commissaire à la Poste, par Iejov. Boukharine s’en réjouit, car il voit en lui « un homme honnête et sincèrement dévoué au Parti [et qui] bien que peu cultivé, avait une bonne nature et la conscience pure[828] ». Iejov, avec son apparence timide, son sourire puéril, sa voix rauque et voilée, ses mains modestement nouées derrière son dos, tel un bon élève, sa taille d’adolescent (1,54 m) avait une mine plus rassurante que ce Iagoda au visage de renard. Mais, prêt à faire tout ce que Staline lui demanderait, il ne se posait et ne poserait pas de questions. Staline appréciait sa soumission servile, sa docilité de chien et sa ponctualité. Iagoda avait parfois grogné ; Iejov, lui, serait le rabatteur parfait. Kaganovitch commente ainsi sa nomination dans une lettre à Ordjonikidzé du 30 septembre : « C’est une décision sage, remarquable, de notre géniteur [sic !][829] » Staline… L’avertissement à Ordjonikidzé est clair : c’est une décision personnelle de celui à qui ils doivent tous leur carrière. Pas question de renâcler.

Staline peut agir ainsi dans l’ombre d’un homme qui n’est que sa projection caricaturale. Iejov expliquera en février 1937 sa promotion en affirmant : « Le bruit courait alors que les trotskystes, les droitiers et les zinoviévistes s’étaient unis pour mener une lutte active commune. » Staline l’a donc nommé pour transformer en complot terroriste, lié aux services secrets étrangers, le bloc des opposants de 1932, démantelé depuis longtemps. Il épure d’emblée l’appareil central du NKVD : sur ses 699 membres au début de novembre 1936, il en arrête 238 – dont 107 sur les 329 de la Sécurité…[830]

Le 29 septembre, Staline fait adopter par le Bureau politique, par simple consultation écrite une fois de plus, une résolution rédigée par Kaganovitch annonçant un nouveau renforcement de la Terreur, puisqu’elle assimile toute opposition, voire toute opinion vaguement critique, à une activité criminelle : « Jusqu’alors, le Comité central considérait les fripouilles trotsko-zinoviévistes comme le détachement politique et organisationnel d’avant-garde de la bourgeoisie internationale. Les derniers faits montrent que ces individus ont roulé encore plus bas et qu’il faut désormais les considérer comme des agents de renseignements, des espions, des saboteurs et des terroristes au service de la bourgeoisie fasciste en Europe[831]. » Staline lit et annote minutieusement tous les procès-verbaux d’interrogatoires qui lui sont envoyés en urgence à Sotchi. Solkolnikov avouant, par exemple, avoir discuté avec un journaliste anglais, Talbot, Staline voit dans ce dernier un agent de l’Intelligence Service et note : « Sokolnikov a, bien entendu, donné à Talbot des renseignements sur l’URSS, sur le Comité central, sur le Bureau politique, sur le Guépéou, sur tout. Sokolnikov est donc un informateur (agent-espion) des services de renseignements anglais[832]. » Et il adresse ce procès-verbal, annoté de sa main, à tous les membres du Comité central. Le 7 octobre, Iejov adresse à Staline celui de l’interrogatoire de l’ancien secrétaire de Tomski, affirmant que les « droitiers » avaient préparé un attentat contre sa personne lors de la commémoration solennelle de la Révolution, le 6 novembre, au Bolchoï. Entre septembre 1936 et février 1937, Staline reçoit et épluche ainsi une soixantaine de procès-verbaux d’interrogatoires de « droitiers », débordant d’aveux invraisemblables, qu’il retouche, corrige et enrichit à son gré. Certains d’entre eux résisteront longtemps et tenteront parfois de se suicider. Les gardes desserreront ainsi de justesse le nœud coulant que Rioutine avait passé autour de sa gorge.

Staline plonge les vieux bolcheviks ralliés, encore en liberté, dans une peur panique permanente. En octobre, Rykov reçoit une invitation à une cérémonie au Bolchoï. Prêt à partir, il ne la retrouve pas et s’affole. « Désormais mon absence va être interprétée comme un acte démonstratif, on va en faire une affaire d’État et m’accuser de n’importe quoi[833]. » Sa femme et sa fille retournent tout l’appartement et retrouvent enfin le précieux carton dans une poche. Rykov se sent revivre. Un mois plus tard, apprenant son arrestation, Radek vient demander à Boukharine de rappeler à Staline ses services passés et de le prier de suivre personnellement son affaire. Boukharine confirmera à Staline l’absence de tout lien entre Radek et Trotsky, mais ajoutera tout de même : « Et en même temps qui sait[834] ? » Le 28 octobre 1936, la Pravda publie un article qualifiant Rykov de « larbin des mencheviks » en 1917, et l’accusant d’avoir voulu livrer Lénine au tribunal en juillet 1917 ; un peu plus tard, elle insulte Boukharine. Les deux hommes protestent dans une lettre à Staline, qui ne leur répond pas. Ces hommes voient en lui leur dernier recours, au nom de leur complicité révolutionnaire passée, mais les temps ont changé et cette complicité est précisément leur premier crime.

À la tête du commissariat à l’Industrie lourde depuis six ans, Ordjonikidzé, réagissant en homme d’État, constate que c’est la campagne de Staline contre les saboteurs imaginaires qui sabote réellement l’économie. Directeurs et ingénieurs en chef, dénoncés ou craignant de l’être, ravagés par la peur, affolés des conséquences de la moindre décision, attendent, préparent leur baluchon en vue d’une arrestation prochaine, se suicident parfois, ce qui, aux yeux de Staline, est une protestation contre le Parti, voire un aveu de trahison. Ordjonikidzé, dans les derniers mois de sa vie, essaie de convaincre Staline que les ennemis du peuple ont déjà été arrêtés et qu’il faut laisser les cadres travailler. Le Chef répond sans tarder : à la mi-octobre, alors que le pays célèbre bruyamment le cinquantenaire d’Ordjonikidzé, Beria arrête, en Géorgie, son frère cadet Papoulia. Ordjonikidzé appelle Beria, qui, agissant sur l’ordre direct de Staline, l’envoie poliment promener, au mépris de la hiérarchie. Ordjonikidzé, de retour à Moscou, est victime d’un infarctus.

Face brillante de la répression, le culte de Staline atteint alors des sommets, odeur de sang et d’encens mêlés qui rappelle les holocaustes antiques. Les auteurs des odes les plus modestes expriment leur impuissance à l’exalter. Il est le tout-puissant, le Créateur, l’indicible, et les mots ne sauraient traduire sa grandeur et son génie surhumains. Isaac Deutscher voit dans ce culte la pression idolâtre d’une société paysanne encore primitive. Mais les paysans ont bon dos. Ils vénéraient avant-hier le tsar sans s’encombrer de ces flagorneries hyperboliques et courtisanes fabriquées dans la section d’agitation et de propagande du Comité central, sanctionnées par la cour du Guide, relayées par les Unions des écrivains et des « créateurs », les cadres du Parti, des journalistes, des poètes et des romanciers…

La cour de Staline essaie de deviner ses pensées les plus secrètes. C’est à qui sera le premier à deviner les intentions du Secrétaire général. Beria est le plus doué pour cet exercice. Staline prend plaisir à troubler ce jeu servile en feignant, de temps à autre, de suggérer aux membres de son entourage de lui donner leur avis personnel. Ainsi, en avril 1936, Piatakov lui demande l’autorisation de faire décoller un nouveau modèle d’aérostat en cas de circonstances météorologiques favorables. Staline transmet la demande, pour avis, à Vorochilov, qui « pense qu’on peut le permettre ». Staline commente : « Je suis contre », sans fournir la moindre raison. Un tyran n’a pas à s’expliquer, car ce serait rendre ses décisions lisibles et accessibles. L’aérostat ne décollera pas.

Le culte est l’avers de la répression en ce qu’il vise aussi à constituer un facteur de cohésion, un ciment social que le Parti, secoué et décimé de haut en bas, ne peut plus être. Mais ce culte n’a guère d’écho populaire, et ce sont les intellectuels, les journalistes et les cadres qui donnent le ton, tel Mikhail Koltsov, rédacteur de la Pravda et rédacteur en chef du magazine Ogoniok et des hebdomadaires Crocodile et À l’étranger, auteur de dithyrambes pompeux. Selon son frère, « il croyait sincèrement, profondément, […] fanatiquement, en la sagesse de Staline ». Après ses rencontres avec « le patron », il lui racontait dans les plus petits détails « sa manière de parler, ses remarques particulières, ses bons mots, ses plaisanteries. Tout lui plaisait en Staline[835] ». Pourtant, Koltsov connaissait son double jeu. Ainsi, il trouva un jour Mekhlis feuilletant un cahier d’aveux arrachés à l’ancien rédacteur en chef des Izvestia. Mekhlis ne fournit pas les noms des victimes à Koltsov, qui figurait peut-être sur la liste, mais lui montra la courte instruction que Staline lui avait transmise, à lui et à Iejov : « Lire ensemble et arrêter toutes les canailles citées ici[836]. » L’idée qu’il figurât lui aussi sur la liste effleura le frère de Koltsov, mais la foi de ce dernier en fut à peine ébranlée. Staline signera au cours de ces deux années des centaines de documents de ce type, mais seuls quelques dizaines de dirigeants en auront eu connaissance.

Le culte de la personnalité s’accompagne d’une censure attentive aux moindres associations de phrases malencontreuses et aux moindres coquilles typographiques. Le 14 novembre 1936, une émission de radio fait dire à un petit pionnier : « Mon plus grand désir est d’aller au Mausolée et de vous y voir, camarade Staline. » Le Glavlit informe Jdanov de cet attentat verbal. Le même mois, il confisque un numéro du Journal des sovkhozes qui a superposé les deux mots d’ordre suivants : « Nous devons préserver la vie du camarade Staline, la vie de nos chefs » et « Il faut anéantir toutes les fripouilles pour qu’il n’en reste aucune trace sur la terre soviétique ». Le Glavlit présente comme sabotage délibéré la coquille qui transforme la « petite pluie (dojd’) triste » en « petit guide (vojd’) triste ». Le vojd’, Staline, ne peut être ni triste ni petit. Le correcteur est limogé. Ceux qui transforment Staline en Smaline, Slaline, Sraline et, pis encore, Ssaline, sont jetés en prison.

En Espagne, Staline comprend peu à peu que sa politique de non-intervention, copiée sur Londres et Paris, laisse les mains libres aux révolutionnaires espagnols de tous bords. Le 29 septembre, il change brutalement de tactique – mais non de stratégie – et fait voter par le Bureau politique « une aide de grande envergure » aux républicains, alors que les troupes de Franco arrivent aux portes de Madrid. L’insurrection a suscité un puissant mouvement populaire spontané que sa dynamique pousse au-delà de la simple lutte militaire contre l’insurrection franquiste ; l’État, déchiré par l’insurrection, est en miettes, le parti communiste squelettique, les anarchistes puissants, le parti socialiste marqué par une forte aile gauche, et le POUM, trotskysant, influent dans la Catalogne révolutionnaire. Des communistes se sont même laissés aller à crier : « Vive les soviets en Espagne ! » C’est du gauchisme et de l’aventurisme…

Le 17 octobre, le gouvernement républicain, confronté à l’offensive des armées de Franco vers Carthagène, où les 510 tonnes d’or de la Banque d’Espagne sont stockées, décide de confier celles-ci à l’Union soviétique. Les livraisons d’armes soviétiques à l’Espagne républicaine, payées cash par prélèvement direct sur ce trésor, seront donc à la fois un moyen de contrôler le mouvement populaire et une affaire juteuse, dont l’historien britannique Gerald Howson a dressé le bilan. Alors que le cours du rouble était alors au taux fixe et immuable de 5,3 roubles pour un dollar, Moscou l’a manipulé à sa convenance. Le Kremlin a livré les mitrailleuses Maxim au cours de 2,5 roubles pour un dollar, doublant ainsi la facture ; il a compté le dollar à 3,95 roubles pour les bombardiers et à 3,2 roubles pour les chasseurs, ce qui augmente la facture d’environ 30 % dans le premier cas et 40 % dans le second. Howson estime la surfacturation totale à 700 millions de dollars de l’époque. Les livraisons d’armes, enfin, ont été considérablement gonflées. Moscou affirme avoir livré 1 200 avions, 900 tanks et 2 000 pièces d’artillerie… mais Howson n’a pu comptabiliser que 630 avions, 330 tanks et moins de 1 000 pièces d’artillerie… Enfin, les réductions promises lors de la signature des marchés n’ont pas été portées sur les pièces comptables. L’aide à l’Espagne républicaine a été un véritable racket.

Cette aide permet un contrôle politique, puis une mainmise policière brutale, sur un mouvement qui échappe d’abord au faible Parti communiste espagnol. Or, Staline veut rassurer Londres et Paris, avec qui il veut s’allier face au danger allemand. À cette fin, il leur montrera sa capacité à canaliser le bouillonnement des masses et à leur imposer le respect de la propriété privée, des banques, du Capital et de l’État. Au fond, il se propose de jouer pour eux les compagnies d’assurances face au déferlement incontrôlé des ouvriers et des paysans espagnols qui affole tant la City britannique. C’est ainsi qu’en URSS même il réduit la campagne antifasciste aux slogans généraux d’une rhétorique creuse et aux imprécations que diffusent la presse écrite et la radio. Alors qu’il contrôle le cinéma soviétique, sur 171 films produits de 1936 à 1938, 6 seulement traitent du fascisme. Les spectateurs soviétiques pourraient, en effet, établir de fâcheux parallèles entre les deux partis uniques, les deux dictatures, les deux polices politiques, les deux systèmes de camps, de propagande et de terreur en Allemagne et en URSS. Staline s’opposera un peu plus tard à la diffusion du Dictateur de Chaplin sur les écrans soviétiques.

À l’abri de ce tapage antifasciste, Staline continue à sonder Hitler. Souritz rencontre Hermann Gôring le 14 décembre 1936. Deux semaines plus tard, Kandelaki est reçu par le ministre allemand de l’Économie, Schacht, qui lui déclare : Moscou doit d’abord « se retirer non seulement d’Espagne, mais aussi de France [Front populaire] et de Tchécoslovaquie "et abandonner" sa politique d’encerclement de l’Allemagne par un anneau d’États à demi soviétisés[837] ». Kandelaki part à Moscou rendre compte et, le 8 janvier 1937, Staline lui dicte une réponse orale : Moscou, dit-il, n’a jamais renoncé à faire aboutir des négociations politiques avec le gouvernement allemand, et a déjà fait des propositions. Kandelaki doit souligner que l’URSS « ne se refuse pas à des négociations directes » et, si Berlin le désire, est d’accord pour qu’elles restent secrètes[838]. Le 12 janvier 1937, Souritz rencontre Schacht qui lui parle du Comintern et insiste sur le retrait de l’URSS hors d’Espagne. Il enfonce le même clou lors de sa rencontre avec Kandelaki, le 29 janvier 1937. À Moscou, on attend avec impatience la poursuite des contacts. Le 23 février, Kandelaki rencontre le frère cadet de Goering. Mais le 21 mars, Schacht avertit Souritz qu’il ne voit pour le moment « aucune perspective de changement dans leurs relations[839] ». C’est l’échec ; Kandelaki est rappelé à Moscou, nommé vice-commissaire du peuple au Commerce extérieur, puis arrêté et fusillé. Une semaine après lui, Souritz est rappelé à Moscou. Staline ne pardonne pas l’échec et veut en effacer la trace. Litvinov invite les ambassades soviétiques de Paris et de Prague à mettre à profit cette double révocation pour démontrer la fausseté des bruits sur un rapprochement entre Moscou et Berlin. Afin d’exercer un chantage sur Chamberlain, à qui il veut faire accepter ses plans de conquête en Europe centrale, Hitler lui a suggéré qu’il pouvait tout aussi bien s’entendre avec Staline au lieu de lui faire demain la guerre, comme Londres l’espère. C’est une répétition générale des grandes manœuvres de l’immédiat avant-guerre.

Staline applique sa politique « espagnole » en Chine. Il prône ainsi l’alliance entre les communistes chinois et le Kouomintang de Tchang Kai-shek, c’est-à-dire la subordination des premiers au second, contre les Japonais. La direction du PC chinois, dont Van Min est l’agent direct de Staline, accepte. Aussi le Secrétaire général entre-t-il en fureur quand il apprend, le 14 décembre 1936, que, deux jours plus tôt, un général proche des communistes chinois, Tchang Hsueh-liang, a arrêté Tchang Kai-shek à Sian ! Fou de rage, il appelle Dimitrov au téléphone, lui demande s’il a donné son accord et hurle : « C’est le plus grand service que l’on puisse rendre au Japon. […] Que fait Van Min près de vous ? Est-ce un provocateur ? Il a demandé qu’on envoie un télégramme pour qu’on tue Tchang Kai-shek[840] », ce qui est faux. Dimitrov bafouille qu’il n’est pas au courant, puis condamne par télégramme l’arrestation de Tchang Kai-shek qu’il qualifie de menée favorable à l’agression japonaise et nuisible à l’unité du peuple chinois.

C’est une manœuvre à la fois internationale et intérieure que tente Staline en présentant la nouvelle Constitution de l’URSS au VIIIe congrès des soviets, le 26 novembre 1936. Il parle deux heures et demie, d’une voix lente, parsemée de quintes de toux. Selon l’enthousiaste Maria Svanidzé, « la transmission radio était lamentable… il était même difficile de comprendre le discours », qu’elle trouve pourtant remarquable. « J’en ai bien entendu conclu, ajoute-t-elle, qu’il y avait sabotage de la part des employés des Postes et télécommunications ou que quelqu’un faisait du brouillage. On entendait bien quand les autres parlaient et mal quand c’était Staline[841] », dont la voix rauque et sourde passe mal à la radio. Mais comment admettre cette évidence ?

Staline relance la campagne contre le « sabotage ». En novembre, un procès condamne des trotskystes à Novossibirsk : les dirigeants du combinat chimique de Kemerovo sont accusés de sabotage et arrêtés, ainsi que ceux d’un gros chantier de Nijni Taguil. Ordjonikidzé tente d’entraver cette campagne qui désorganise la production. Lors d’une réunion de cadres de son commissariat, il s’écrie : « Nous avons formé plus de cent mille ingénieurs et autant de techniciens. […] Quels saboteurs ? Ce ne sont pas des saboteurs, mais de braves gens, nos fils, nos frères, nos camarades qui sont entièrement et totalement pour le pouvoir soviétique[842]. » Il intervient à maintes reprises pour défendre des directeurs d’usines dénoncés dans la presse locale comme trotskystes. Staline ne peut accepter ce sabotage de sa campagne contre le sabotage. Il fait arrêter un second frère d’Ordjonikidzé, Valiko, accusé d’amitié avec des trotskystes. Il est, en fait, coupable d’avoir défendu son frère Papoulia et déclaré aux dirigeants de Tbilissi que, outre son frère, d’autres innocents seraient prochainement libérés. Ordjonikidzé intervient pour Valiko. En vain. Staline creuse en même temps une trappe sous un personnage moins important, mais aussi significatif, Cheboldaiev, secrétaire du Parti du vaste territoire d’Azov et de la mer Noire, ferme stalinien de toujours, mais suspect d’avoir fait partie des opposants cachés du XVIIe congrès. En novembre, le NKVD arrête comme trotskystes un groupe de ses collaborateurs, dirigeants de Rostov-sur-le-Don. Cheboldaiev est dans la ligne de mire.

Le 5 décembre 1936, le Congrès des soviets adopte la « Constitution stalinienne », proclamée urbi et orbi « la plus démocratique du monde ». L’un de ses rédacteurs, Radek, est déjà en prison, un autre, Boukharine, violemment dénoncé au Comité central du 4 au 7 décembre. La nouvelle Constitution instaure le suffrage universel, égal, direct et secret, et garantit les libertés de presse, de réunion, de parole, de manifestation ainsi que la propriété individuelle. Mais son article 126 affirme que « le Parti communiste de l’URSS constitue le noyau dirigeant de toutes les organisations de travailleurs, tant sociales que de l’État ». Avdeienko prononce à ce congrès un discours lyrique d’hommage à Staline, parsemé de rêves grandioses dont aucun ne se réalisera, et reçoit en cadeau une splendide Ford, au volant de laquelle il s’en va parader, par des routes de terre non carrossables, devant ses anciens camarades mineurs du Donbass, ébahis.

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