CHAPITRE XVIII
Le congrès des illusions
Staline, qui tout au long de ces années n’a à peu près rien dit ni écrit sur le fascisme, finit par en faire une analyse qui frappe par son étroitesse de vues. Il n’y voit qu’une résurgence du militarisme prussien, une « nouvelle politique qui rappelle dans ses fondements la politique de l’ancien Kaiser allemand », simplement aggravée par des méthodes terroristes de gouvernement, « signe de la faiblesse de la classe ouvrière […] et de la bourgeoisie ». Telle est la pauvre vision que Staline donne de ce « fascisme de type allemand[727] » dans son rapport au XVIIe congrès, en janvier 1934. En Allemagne, pourtant, tous les partis et les syndicats ont déjà été dissous, des dizaines de milliers de militants ouvriers croupissent dans les premiers camps de concentration, et l’antisémitisme se déchaîne.
Le nazisme n’avait certes pas encore révélé, à l’époque, sa nature profonde, mais, dès juin 1933, Trotsky, exilé dans l’île turque de Prinkipo, en avait donné une analyse beaucoup plus fouillée. Faisant d’Hitler l’incarnation du « petit-bourgeois enragé » et du national-socialisme l’« expression d’un matérialisme zoologique » nourri « d’explosions d’antisémitisme », il souligne que « le fascisme a amené à la politique les bas-fonds de la société », qu’il promeut l’idéologie de la « race » et exalte le pogrome[728]. Dans un post-scriptum du 2 novembre 1933, il lance un cri d’alerte : « Le temps nécessaire à l’armement de l’Allemagne détermine le délai qui sépare d’une nouvelle catastrophe européenne. […] Quelques années sont suffisantes pour que l’Europe se retrouve à nouveau plongée dans la guerre[729]. » L’URSS est la première menacée. Pourtant, Staline ne perçoit aucune de ces menaces. Son incompréhension de la nature du nazisme cumule ici ses effets avec sa décision de tendre la main à Hitler… qui ne la saisit pas. Staline se retourne donc vers les démocraties. Le 19 décembre 1933, il soumet au Bureau politique une résolution, restée longtemps secrète, décidant de l’adhésion de l’URSS à la Société des nations, formée par les vainqueurs de la Première Guerre mondiale, « à certaines conditions », et s’y affirme prêt à « signer un accord régional de défense commune contre une agression de l’Allemagne[730] ».
En 1934, la collectivisation est achevée : la production de viande est de deux fois inférieure à celle de 1919, la pire année de la guerre civile ! 17,7 millions de chevaux, plus de 10 millions de porcs et 25 millions de bêtes à cornes ont péri. Staline se vantera plus tard à Churchill d’avoir gagné la guerre de la collectivisation au prix de 10 millions de morts. La paysannerie est brisée, sa capacité de résistance active (mais non passive) anéantie, et la bureaucratie a élargi sa base : la constitution des kolkhozes et des sovkhozes entraîne la prolifération des fonctions de gestion, de commandement, de surveillance, de contrôle et de répartition assumées par des paysans, employés et ouvriers, promus et dotés de petits privilèges, dont le plus important est d’être assis le plus souvent dans un local ou un bureau à l’abri du froid, du vent ou de la chaleur. Leur fonction de relais du pouvoir leur assure une foule de petits avantages dont le cumul n’est pas négligeable. Mais ils ont la lourde et dangereuse charge de faire passer les ordres du Bureau politique. Au milieu des années 1930, il existe en gros 240 000 kolkhozes, ce qui veut dire 480 000 présidents et vice-présidents, 240 000 comptables, autant d’agronomes et agrotechniciens divers, soit une couche administrative de plus d’un million d’hommes. Il faut y ajouter, à un échelon inférieur, les chefs de brigades, de 4 à 6 en moyenne selon la dimension des kolkhozes, tous assurés de privilèges, minimes certes, mais vitaux.
Ils bénéficient aussi des cartes de ravitaillement. En 1933, 40 millions de citoyens soviétiques (sur 165 millions), et parmi eux tous les ouvriers d’usines, sont titulaires de tickets de pain, 6 millions et demi de tickets de viande, et 3 millions de tickets de beurre. En 1932, les prix du marché dépassaient de 8 fois ceux des tickets, en 1933 et en 1934, de 12 à 15 fois. Alors que le salaire moyen d’un ouvrier est de 125 roubles par mois en 1933, un kilo de pain vaut 4 roubles au marché libre, un kilo de viande de 16 à 18 roubles, un kilo de saucisson 25 roubles et un kilo de beurre de 40 à 45 roubles. Les détenteurs de tickets peuvent revendre au prix du marché une partie des produits qu’ils achètent à des prix très bas. Ainsi le rationnement garantit l’alimentation minimale des couches les plus pauvres et permet de petites spéculations. Il transforme l’ouvrier qui en tire profit en petit trafiquant individuel.
C’est à la même époque que Staline érige la délation au niveau d’un culte – véritable pièce maîtresse de son système de répression et de contrôle policiers. Le 6 janvier 1934, la Pravda publie une lettre à Staline écrite par de petits pionniers de Novaia Ouda, où il avait été jadis exilé, qui disent leur fierté d’avoir dénoncé des « ennemis du peuple ». Le 16 mars, la Pravda des pionniers publie avec enthousiasme la lettre d’une jeune paysanne, Olia Balykina, qui dénonce comme koulaks la moitié des paysans de son village, dont son propre père. Le journal appelle les jeunes pionniers à faire la chasse aux « voleurs » (de pommes de terre ou d’épis de blé) qui chapardent pour nourrir leurs propres enfants. Les enfants dénonciateurs, dont la presse publie des listes, sont invités à signaler les « trotskystes » qui rôdent par les chemins et par les rues et que l’imagination enfantine multiplie à l’envi. Un petit Roumiantsev, convaincu que son père « nuit à la classe ouvrière », se résout, après deux jours d’hésitation, à le dénoncer, puis, une fois lancé, dénonce son propre frère.
À la veille du congrès, on l’a vu, Staline réorganise le Secteur secret du Comité central que le XVIIe congrès transforme en secteur particulier, chargé de gérer toutes les décisions du Bureau politique et de servir Staline personnellement. Le 10 mars 1934, il désigne Poskrebychev à sa tête, en remplacement de Tovstoukha, malade, désabusé, et qui mourra l’année suivante, usé avant l’âge. Poskrebychev deviendra vite le cerbère de Staline : c’est lui qui filtre les visiteurs dans son bureau du Kremlin, classe son courrier puis trie le flot de lettres reçues.
Le XVIIe congrès, en janvier 1934, est proclamé « congrès des vainqueurs » : la paysannerie russe a bel et bien été brisée. Mais ce congrès est surtout celui du culte de la personnalité, du bluff et de la division derrière une unité de façade. Staline célèbre sur des accents de triomphe « la liquidation des restes des groupes antiléninistes ». « Le groupe trotskyste antiléniniste, explique-t-il, a été défait et dispersé […]. Le groupe antiléniniste des déviationnistes de droite a été défait et dispersé […]. Les groupuscules déviationnistes-nationalistes ont été battus et dispersés. […] Le Parti est uni comme il ne l’a jamais été[731]. » L’autocritique de neuf anciens dirigeants des oppositions vaincues prononcée à la tribune semble confirmer ce bilan.
Côté cour, il parachève la transformation, entamée en 1930, du congrès en cérémonie pompeuse : tous les orateurs sans exception célèbrent Staline, dont le nom est cité avec enthousiasme plus de 1 500 fois par l’ensemble des orateurs. Certains se distinguent tout particulièrement : Zinoviev le cite 25 fois, Kamenev 26 fois, Ordjonikidzé 33 fois, Kossior 34 fois, Mikoian 41 fois, et Kaganovitch, le recordman, 64 fois ! Les anciens opposants présents font acte de contrition. Boukharine salue en Staline « l’incarnation personnelle de l’intelligence et de la volonté du Parti » et s’affirme ravi que les « suppôts des courants antipartis, dont toute une partie de mes anciens élèves, aient reçu le châtiment mérité[732] » ; ils croupissent alors en prison ! Zinoviev se vautre dans la flagornerie : « Les meilleurs représentants de la paysannerie d’avant-garde se précipitent à Moscou, au Kremlin, pour voir le camarade Staline, le palper des yeux et peut-être même de leurs mains, pour recevoir de sa bouche des indications qu’ils s’efforceront d’incarner dans les masses[733]. » Staline ne peut croire à la sincérité de ces cris d’adoration, poussés par des hommes qui pensent, grâce à cela, pouvoir continuer à fréquenter les sommets d’un appareil nullement disposé à les laisser jouer un quelconque rôle politique, mais qui voit dans leur présence au congrès le signe heureux d’une détente. Staline les utilise pour conforter cette illusion.
On entend quelques notes discordantes aussi. Dans son rapport, il a minimisé le danger nazi et dénoncé la trahison des sociaux-démocrates. Boukharine se permet, au contraire, d’insister sur la menace mortelle que représente le nazisme pour l’URSS, se mettant ainsi en travers du jeu diplomatique secret que Staline mène avec Hitler. Preobrajenski, plus subtil encore, n’en irrite que davantage Staline : cet homme aux traits fins, à l’humour vif, qui avait conduit, sans l’aide d’un Trotsky malade, le combat de l’Opposition de gauche, dix ans plus tôt, suscite l’hilarité du congrès aux dépens de Staline. Il ridiculise l’unanimité stalinienne en feignant de l’exalter. Les délégués, qui éclatent de rire, ne s’y trompent pas. Preobrajenski vient d’expliquer : J’ai compris aujourd’hui ce que je n’avais pas saisi il y a dix ans ; pour bien voter, l’important n’est pas de chercher à comprendre le texte, mais de voter comme le chef, même si tu as des réserves ou des doutes. Et il félicite Staline d’avoir réalisé dans le Parti une unité jamais obtenue par Lénine. Un pareil discours, prononcé au congrès suivant, dit Oleg Khlevniouk, y aurait été pris au premier degré par les promus. Dans celui-ci, où 80 % des délégués ont adhéré au Parti avant 1920, tout le monde en saisit le sens réel[734]. L’incident, en lui-même de peu d’importance, confirme à Staline les failles de son encadrement.
Côté cour encore, Staline bluffe sans vergogne. Il annonce ainsi en 1933 une récolte de blé de 89,8 millions de tonnes alors qu’elle n’a que frôlé les 69 millions. Pour dissimuler la famine de l’hiver 1932-1933, il affirme aussi que la population de l’Union soviétique est passée de 160,5 millions d’habitants, à la fin de 1930, à 168 millions trois ans plus tard, soit une augmentation de 7,5 millions d’individus. Ce chiffre fantaisiste servant de base aux calculs officiels, c’est ainsi qu’on calcule qu’en 1937 la population frôlera les 180 millions. Or, on en sera bien loin…
À la fin de faux débats, conclus par un discours enflammé de Kirov à la gloire de Staline, ce dernier renonce à répondre aux orateurs, car les « débats au congrès ont manifesté la totale unité de vues de nos dirigeants du Parti, on peut le dire, sur toutes les questions relatives à la politique du Parti[735] ». Que répondrait-il d’ailleurs à ces enthousiastes ?
Côté jardin, la situation est tout autre. Staline pratique l’antiphrase, et ses accents de vainqueur satisfait, accordant le pardon aux pécheurs repentis, cachent d’autres tonalités, plus inquiétantes. Il menace ainsi, sous un vocabulaire antibureaucratique, les vieux cadres du Parti « qui freinent notre travail, qui gênent notre travail et ne nous laissent pas aller de l’avant […] des gens qui ont eu certains mérites dans le passé, des gens qui sont devenus des dignitaires, des gens […] qui ne considèrent pas comme leur devoir d’appliquer les décisions du Parti et du gouvernement, et qui détruisent ainsi les fondements de la discipline du Parti et de l’État […]. Il faut sans hésiter les chasser de leurs postes dirigeants sans avoir d’égard pour leurs mérites passés[736] ». Ces dignitaires repus et indisciplinés, ce sont les vieux militants de la révolution et de la guerre civile. Ils ont soutenu Staline contre Trotsky puis contre Boukharine, connaissent le Testament de Lénine, se souviennent que Staline doit son maintien au poste de Secrétaire général à Kamenev et Zinoviev, que le théoricien de la lutte antitrotskyste a été Boukharine et non Staline, et se rappellent enfin les retournements brutaux de ce dernier face aux difficultés. Ces vieux cadres pensent que leurs mérites passés leur donnent le droit de contester ou d’ignorer les décisions de Staline, et ne le vénèrent que pour la parade : entre eux, dans les couloirs ou à table, ils se permettent bien des plaisanteries à son propos. Car ils se croient intouchables.
Ils se trompent lourdement. Staline sait que la continuité, en conférant une légitimité à ceux qui l’incarnent, est un atout que ses adversaires peuvent mobiliser contre lui. C’est pourquoi, depuis 1927, il s’est attaché à obtenir que les opposants se repentent, se confessent, se salissent et ainsi se dénient toute autorité politique. Mais ces vieux staliniens, forts de leur victoire commune, pourront encore lui demander : « Qui t’a fait roi ? » Il doit donc absolument les liquider et promouvoir une nouvelle génération. Les délégués ne prennent pas la mesure de l’avertissement à peine voilé que Staline leur a lancé.
Quoi qu’il en soit, ces premières piques annoncent le déchaînement prochain de la terreur contre les « vieux cadres léninistes ». Le résultat du vote au Comité central en fin de congrès confirme Staline dans la conviction qu’il y a urgence. Il semble bien, en effet, avoir été élu en dernière position au Comité central (avec, selon les sources, 166, 260 ou 300 voix manquantes sur 1 225 bulletins de vote de délégués ayant voix délibérative). Le Secrétariat du Comité central ayant établi une liste de candidats égale au nombre de postes à pourvoir, tous étaient élus à condition d’obtenir au moins 50 % des voix, afin de montrer aux délégués que tous les postulants étaient d’égale valeur. Staline avait pris son bulletin et l’avait glissé dans l’urne sans y jeter un regard. Mais beaucoup de délégués avaient rayé, individuellement ou par petits groupes, divers noms.
S’appuyant sur le procès-verbal officiel des résultats proclamés au congrès, selon lesquels il ne manqua à Staline que 3 voix, Alla Kirillina conteste la mésaventure électorale de Staline. Il faut être bien naïf pour prêter foi à ces documents contrôlés ou fabriqués par l’appareil. Kirillina ajoute : s’il avait vraiment manqué 300 voix à Staline, Khrouchtchev s’en serait souvenu. Mais ce jeune promu ne pouvait connaître que le résultat officiel. Les témoignages de survivants confirment l’existence de ces bulletins rayés : l’un d’eux se souvient que Staline fut rayé « 123 ou 125 fois[737] ». Or, Khrouchtchev le soulignera plus tard : ceux qui ont voté contre Staline ne se recrutaient pas parmi les jeunes délégués promus par lui[738].
Une opposition souterraine s’est en effet manifestée à ce congrès. Si la vision d’un Bureau politique divisé entre durs (Staline, Molotov, Kaganovitch, Vorochilov) et libéraux (Ordjonikidzé, Kirov, Kouibychev) est une invention hasardeuse de kremlinologues en mal de simplification, l’existence dans la bureaucratie dirigeante et au sein du Parti d’un courant favorable à la détente, après les dures années de la collectivisation, ne fait pas de doute. Et c’est d’ailleurs pour feindre de la satisfaire que Staline a donné au congrès la parole aux anciens opposants repentis et qu’il a placé sur la liste des suppléants du Comité central Rykov, Boukharine et Tomski, dont le nom a toujours valeur de symbole. Molotov conteste cette version des faits, mais évoque l’existence d’un groupe opposé à Staline, même s’il en nie l’importance et le sérieux. Il évoque ainsi le récit que lui fit Ovanessov, vétéran bolchevik arménien qui haïssait Staline : Cheboldaiev, le secrétaire du Caucase du Nord, avait réuni une dizaine de délégués « assez en vue pour cette époque », mais dont Molotov ne se rappelle pas tous les noms. Au cours d’une suspension de séance, ils organisèrent une réunion dans un coin de la salle du congrès et proposèrent à Kirov d’avancer sa candidature au poste de Secrétaire général. Kirov les rabroua : « Arrêtez de dire des bêtises ! Secrétaire général, moi ? Vous voulez rire ! » Molotov voit en eux des « instables[739] ». Peut-être, mais ces instables étaient nombreux et Staline n’était pas homme à les ignorer. Lev Chaoumian, délégué au congrès, confirmera, en mars 1964, dans la Pravda, que « certains délégués, surtout ceux qui se souvenaient du Testament de Lénine », commençaient à penser « qu’il était temps d’enlever à Staline le poste de Secrétaire général pour le transférer à une autre fonction[740] ». Ces « vieux cadres léninistes » entravaient sa dictature.
Qu’un secrétaire de comité territorial du Parti organise une réunion de fraction dans un coin de la salle du congrès, donc de façon visible, « avec des militants assez en vue », pour proposer un candidat contre Staline, révèle un malaise profond dans l’appareil. L’inventeur de faux complots abracadabrants ne pouvait que prendre au sérieux celui-ci, dont le caractère affiché traduisait la naïveté de ses auteurs. Staline dut certainement s’interroger : pourquoi avaient-ils choisi Kirov contre lui ? Quel motif les avait poussés à ce choix ? L’ami fidèle jouait-il un double jeu ?
Trois ans plus tard, dans son numéro de décembre 1936-janvier 1937, la revue menchevique Le Messager socialiste publiera une prétendue « Lettre d’un vieux bolchevik », rédigée par son rédacteur en chef, Boris Nicolaievski, sur la base de ses conversations de 1936 à Paris avec Nicolas Boukharine. La lettre en question présente Kirov comme le dirigeant d’une opposition libérale à Staline, partisan d’une alliance avec les démocraties, de l’abolition de la terreur et d’une réconciliation avec les anciens opposants. Elle s’appuie sur le récit fantaisiste d’une réunion du Bureau politique du 16 octobre 1932, où Kirov se serait opposé à la proposition de Staline de faire fusiller Rioutine, mais à laquelle il n’a, en fait, pas assisté. En 1978, quarante-quatre ans plus tard, Marcel Body, ancien secrétaire et amant d’Alexandra Kollontai, se souviendra, tardivement, de la démarche d’un émissaire de Kirov auprès de Trotsky pendant l’été 1932, venu proposer à l’exilé de constituer un bloc contre Staline. Mais Kirov, qui n’assistait en moyenne qu’à une séance sur quatre du Bureau politique, n’avait ni l’ambition ni l’envergure d’un « rival » de Staline. Élu Secrétaire du Comité central au lendemain du XVIIe congrès, il refuse pourtant de venir s’installer à Moscou, comme l’exige Staline. Lors de la réunion du Secrétariat qui suit le Comité central postérieur au congrès, Kirov, soutenu par Ordjonikidzé, résiste encore à la pression de Staline qui, furieux de ce petit défi à son autorité, sort en claquant la porte. Mais rien n’indique une quelconque opposition de sa part, mise à part cette réticence à s’installer à Moscou. Certes, il est le seul membre du Bureau politique à oser prendre la parole devant les ouvriers dans une usine ; les autres, surtout Staline, craignant cette classe ouvrière dont ils s’affirment les porte-parole, se limitent aux réunions de cadres, de stakhanovistes, kolkhoziens et ouvriers de choc enthousiastes et triés sur le volet. Mais cette audace ne suffit pas à faire de Kirov un prétendant au trône.
Staline ne saurait être vraiment satisfait du Comité central issu du congrès. Certes, il y a fait élire comme suppléants ses secrétaires personnels Poskrebychev et Tovstoukha, son ancien secrétaire Mekhlis, et, comme titulaires (qui n’auront donc pas eu à en passer par le stage de suppléant), Iejov, Beria et Khrouchtchev, symboles des nouveaux cadres soumis à son pouvoir. Mais la vieille garde stalinienne domine encore très largement le Comité central. Or, il la soupçonne, loin des applaudissements de rigueur, de ronchonner, voire de fronder, d’avoir donc deux visages et d’être peu fiable. Kroupskaia y mêle son grain de sel : en ce début d’année, elle publie un livre sur Lénine et la culture, dans lequel elle cite une pléiade de noms, dont celui de Boukharine, mais jamais celui de Staline. La pique, quoique inoffensive, est désagréable.
Tous ces vieux cadres ont une détestable habitude : Staline a beau les déplacer régulièrement de poste en poste pour leur interdire de constituer des fiefs, ces secrétaires régionaux, membres de la haute nomenklatura, emmènent à chaque changement leur suite avec eux. Le monolithisme du pouvoir et la répartition de la pénurie et de ses maigres ressources engendrent un système de clientèle identique à celui de la Rome antique ou aux pratiques féodales : pour monter dans l’appareil, pour obtenir un logement, une place ou un passe-droit, échapper à une sanction, il faut un patron et un protecteur. Staline n’est d’ailleurs lui-même que le patron ou le protecteur suprême ; mais ces pratiques dont il est la forme concentrée sont un frein à son pouvoir absolu. Il se rappelle, et il le rappellera, que les « boyards », les seigneurs féodaux russes, se sont dressés contre Ivan le Terrible. Il se rappelle aussi comment Ivan a brisé leur résistance : sa police politique spéciale, les opritchniki, les a persécutés, dévalisés, jetés en prison ou décapités…
Il n’en dit rien pour l’instant, mais il dénoncera cette pratique clientéliste lorsque la vague de l’épuration aura emporté la plupart des coupables. Il liquidera en effet les deux tiers des délégués du XVIIe Congrès et 98 membres sur 139 du Comité central qui en est issu. Ainsi, au Comité central de février-mars 1937, il dénoncera le comportement féodal de Mirzoian et de Vaïnov : « Le premier a traîné avec lui au Kazakhstan, de l’Azerbaïdjan et de l’Oural où il travaillait précédemment, de 30 à 40 de ses hommes "à lui" qu’il a installés aux postes dirigeants au Kazakhtan. Le second aussi a traîné avec lui à Iaroslavl, du bassin du Donetz où il travaillait auparavant, plus d’une dizaine de ses hommes "à lui" et les a aussi installés aux postes dirigeants. Ainsi donc Mirzoian comme Vaïnov possède son propre atelier. » Staline dénonce cette pratique, qu’il juge inacceptable : « En choisissant comme collaborateurs des hommes qui leur sont personnellement dévoués, ces camarades voulaient, manifestement, se constituer un climat d’indépendance […] à l’égard du Comité central. » Si l’on remplace Comité central par Staline, qui parle et décide en son nom, le message est clair : les clientèles et clans sont des obstacles à son pouvoir absolu. Or, tous les secrétaires de régions et de territoires sont des Mirzoian et des Vaïnov : « leurs » gens risquent d’être plus fidèles à leurs protecteurs immédiats qu’au maître lointain du Kremlin. Et s’il ne dénonce ces satrapies et les satrapes eux-mêmes qu’en 1937, il mijote leur liquidation depuis janvier 1934.
Pour ce faire, il feint de s’effacer quelque peu ; le procès-verbal des élections fait suivre son nom de la seule mention : « Secrétaire du Comité central » et non plus « Secrétaire général », comme s’il réalisait lui-même, dix ans après, la recommandation de Lénine. Dans les années qui suivent, sa signature est suivie de cette seule et modeste mention.
Au lendemain du congrès, il cherche aussi à réduire les tensions intérieures. Le IIe plan quinquennal, mis en œuvre à dater du 1er janvier 1933, est marqué par une réduction du fardeau des investissements (133,4 milliards de roubles sur cinq ans), qui retombent en moyenne annuelle à 16,7 % du revenu national (pour une croissance annuelle du revenu national programmée à 14 %).
La détente, sensible, semble se poursuivre tout au long de l’année 1934 dans le domaine politique. La terreur se relâche : le Guépéou condamne, en 1934, 79 000 personnes contre 240 000 l’année précédente, soit trois fois moins. L’un des condamnés du groupe Rioutine, Petrovski, est libéré par anticipation. Un décret du 10 juillet 1934, enfin, crée un commissariat du peuple à l’Intérieur (NKVD), dont le Guépéou devient un simple département, privé du droit de prononcer des condamnations à mort. Les Izvestia commentent avec lyrisme cette mesure, « rendue possible parce que les ennemis intérieurs ont été écrasés et neutralisés ». Le décret transfère aussi au NKVD la responsabilité de la milice et des gardes-frontières. Mais un décret complémentaire du 27 octobre transfère les prisons et les maisons d’arrêt du commissariat à la Justice au Goulag, qui administre désormais la totalité du système pénitentiaire et répressif de l’URSS. Au fil des ans, le Goulag va se ramifier en directions principales chargées de la construction des voies ferrées, des voies et chaussées, des usines, des barrages, de l’exploitation des bois et forêts, de l’extraction du charbon, du travail de la terre, etc. En trois ans, le nombre de détenus sera multiplié par trois (de près de 300 000 au 1er janvier 1932 à près de 900 000 au 1er janvier 1935). Par cette concentration de l’ensemble du système pénitentiaire et policier sous une direction unique, Staline prépare donc la Terreur à venir.
La police des esprits complète le système. La mise au pas des écrivains est pourtant présentée sous une forme rassurante. Le congrès de fondation de l’Union des écrivains soviétiques, en août 1934, semble dominé par un relatif libéralisme. Gorki, Boukharine, Radek sont les vedettes de la tribune. Mais l’essentiel n’est pas dans les discours. Le congrès adopte une conception officielle de l’art soviétique, le « réalisme socialiste », qui transforme les écrivains en « ingénieurs des âmes ». L’art, défini comme une arme, doit servir la politique du Parti, donc être un instrument de propagande. L’artiste s’attachera à peindre en rose une réalité qui ne l’est guère et réservera le noir aux résidus du passé, aux ennemis de classe et aux traîtres. Les véritables écrivains, Olecha, Babel, Pilniak, étouffés par ces exigences, vont se taire ; Boulgakov écrit pour son tiroir, Pasternak traduit des poètes anglais. Staline a confié la direction des opérations à Jdanov, qui lui adresse des rapports enthousiastes : tout marche à merveille, les écrivains sont ravis. Les agents du NKVD, qui quadrillent la salle et les couloirs, l’informent des réactions privées, sarcastiques, critiques, voire hostiles de nombre d’écrivains. Novikov-Priboï dénonce l’imminence de « la bureaucratisation complète de la littérature » ; Babel compare le congrès à une « parade tsariste ». Semeiko soupire : « Une bonne moitié de l’assistance […] désirerait passionnément énumérer en hurlant la masse des injustices, protester, exiger, parler d’une voix d’homme et non de laquais, et on les force à écouter des rapports entièrement mensongers de dirigeants qui nous racontent que tout va bien[741]. » Staline n’en informe pas Jdanov, qu’il juge sans doute naïf, incapable ou menteur. Il liquidera la moitié de ces congressistes qui protestent dans les couloirs. Novikov-Priboï, Babel et Semeiko figureront dans la charrette.
Staline part à Sotchi fin juillet, en compagnie de Jdanov. Le 1er août, Kirov les rejoint. Les trois hommes restent ensemble trois semaines. La chaleur en cet été est torride. Ils jouent aux quilles et travaillent sur l’enseignement de l’histoire. Le 13 août, ils envoient, sous leurs trois noms, à tous les membres du Bureau politique, qui les adopte le lendemain, des « Remarques » critiques sur un projet de manuel d’histoire. Mais surtout, dans la foulée, Staline associe Kirov à la rédaction d’une Histoire de la révolution russe, qui sortira deux ans plus tard, « préparée sous la direction de M. Gorki, V. Molotov, K. Vorochilov, S. Kirov, A. Jdanov et J. Staline », et qui place ce dernier au centre, à la base et au sommet de la révolution. L’auréole que vaudra à Kirov son assassinat prochain, et celle de Gorki, mort au moment même où les mille pages de l’ouvrage sortent des presses, serviront à la plus grande gloire du Secrétaire général. Les auteurs n’ont bien entendu rien écrit eux-mêmes. Ils ont fait travailler un collectif d’historiens dociles, dont Staline a fait superviser et revu le travail.
À la fin d’août 1934, au moment où Staline revient à Moscou avec Jdanov et Kirov, la cinéaste Henriette Saratovaia se précipite à Tbilissi où Catherine Gueladzé, sa mère, a reçu la visite de Paraskeva, la mère de Georges Dimitrov. Le dirigeant communiste bulgare, accusé d’avoir, avec ses deux camarades, Popov et Tanev, incendié le Reichstag, siège du Parlement allemand, en février 1933, a été acquitté par la justice allemande, en décembre, à Leipzig. Les trois Bulgares ont atterri en grande pompe à Moscou, le 27 février 1934. Saratovaia tourne un film sur les deux femmes. Staline en interdit bientôt la projection : « Ma mère est une femme simple, déclare-t-il. Paraskeva, elle, est une héroïne, […]. Il faut faire un film sur elle, mais pas sur ma mère[742]. » Car il ne peut contrôler les faits, gestes et dires d’une mère qui risque de donner de son fils une image inadéquate aux besoins de sa propagande. Alors que le NKVD n’hésite pas à mettre en avant la découverte d’ascendants ou de collatéraux non prolétariens, petits-bourgeois et religieux dans la généalogie de ses adversaires, il n’a guère envie de voir l’image de cette dévote se profiler sur les écrans soviétiques.
L’apaisement politique, destiné à détendre une situation explosive, est bien relatif. C’est ainsi qu’un groupe d’ingénieurs de Novossibirsk est condamné à mort en septembre pour espionnage au profit du Japon. La détente sociale, elle, paraît mieux assurée : en novembre 1934, Staline fait voter au Comité central la liquidation des sections politiques des stations de machines et tracteurs, levier de la collectivisation, et la suppression du rationnement au 1er janvier 1935. Dans un discours resté secret, il affirme par ailleurs la nécessité d’élargir la circulation de la monnaie. « La mode sera à l’argent[743] », promet-il. Pour qui ? Pas pour le kolkhozien qui touche une rémunération fantôme pour ses journées de travail et ne survit que grâce à son lopin individuel. Sans doute pour la jeune bureaucratie qui, en cette année 1934, s’est enivrée de fox-trot, de rumba, de jazz et de tennis. C’est alors que Staline lance sa phrase fameuse : « La vie est devenue meilleure, camarades, la vie est devenue plus gaie. » Ilya Ehrenbourg, moins lyrique, note de son côté : « Juin 1934 : la vie était pénible, mais par rapport aux deux années précédentes, on sentait une certaine détente[744]. »
Tout au long de l’année 1934, Staline se tait sur le nazisme. Le Comintern, lui, multiplie les fanfaronnades sur la crise révolutionnaire qui mûrit en Allemagne sous la botte vacillante du nazisme. Le 3 mars 1934, Staline a reçu Dimitrov à dîner avec ses proches (Molotov, Kaganovitch, Kouibychev et Ordjonikidzé) et deux responsables du Comintern, Knorine et Manouilski. Dimitrov, dont la réputation d’amateur de vodka et de jupons n’est plus à faire dans les bureaux du Comintern, a surtout un lourd passé politique. Il a appartenu à la direction du parti socialiste dit tesniak (qui signifie étroit), devenu parti communiste, qui s’est piteusement distinguée en 1918 puis en 1923 par un sectarisme meurtrier. En 1918, les soldats bulgares, las de la guerre, se soulevèrent à Radomir ; la monarchie était au bord de l’effondrement ; or, les « tesniaks » refusèrent de s’allier aux agrariens (parti paysan) pour un simple désaccord de programme concernant les petits paysans, contribuant ainsi à sauver la monarchie. En 1923, ils laissèrent un putsch fasciste écraser, sans bouger d’un pouce, ces mêmes agrariens parvenus au pouvoir l’année précédente.
Staline cherche à bâtir une alliance militaire avec les « démocraties » pour faire face au danger allemand. Mais pour ce faire, il lui faut abandonner la chasse aux sociaux-démocrates. Il a besoin d’un homme pour effectuer et symboliser ce tournant sans être critiqué ni désavoué. Dimitrov convient fort bien : jusqu’à son arrestation, il a certes appliqué, à Berlin où il dirigeait le Bureau d’Europe centrale du Comintern, la ligne définie officiellement par les quatre hauts fonctionnaires de l’appareil dirigeant du Comintern (Piatnitski, Manouilski, Knorine, Kuusinen), sous la direction de Staline, mais en 1933, quand cette politique stalinienne a révélé sa nature désastreuse, il était en prison, tandis que le quatuor, calé au fond de ses bureaux de Moscou, dénonçait à loisir et sans risque les « sociaux-fascistes ». Libéré après avoir vaincu les nazis à la seule force du verbe, il est le seul dans le Comintern à apparaître comme un homme neuf ; il ne peut, enfin, qu’être reconnaissant à celui qui a commandité une campagne internationale en sa faveur et lui a accordé la citoyenneté soviétique. Reste à donner le sentiment qu’il est homme à tenir ses positions, et le tour est joué.
Son Journal montre bien qu’il se trouve dans la situation d’un élève sermonné par son maître. Pour le dresser, Staline lui donne, en effet, une leçon de bolchevisme. Pour cela, il utilise un projet de lettre de Dimitrov aux ouvriers sociaux-démocrates autrichiens, écrasés au canon, en février 1934, à Vienne, par la démocratie chrétienne. Il le convoque au Kremlin, le 7 avril 1934, pour en discuter. Dimitrov se demande pourquoi des millions d’ouvriers européens sont attachés à la social-démocratie. Staline démolit d’abord son texte qui confond, dit-il, le « soulèvement » des ouvriers viennois avec une « lutte pour le pouvoir », dont ils étaient bien incapables. D’ailleurs, les ouvriers européens sont attachés à leur bourgeoisie colonialiste, gangrenés par le conservatisme et marqués par un profond instinct grégaire : « Les travailleurs ont peur de perdre les colonies », sans lesquelles les pays européens ne peuvent pas vivre, et « sous ce rapport ils sont prêts à marcher avec leur propre bourgeoisie. Intérieurement, ils ne sont pas d’accord avec notre politique anti-impérialiste ». Les masses, enfin, « ont une psychologie grégaire. Les hommes n’agissent qu’à travers leurs élus, leurs chefs. Quand ils perdent confiance dans leurs chefs, ils se sentent impuissants et perdus. Ils craignent de perdre leurs chefs et c’est pourquoi les ouvriers sociaux-démocrates suivent leurs chefs bien qu’ils soient mécontents d’eux. Ils n’abandonneront leurs chefs que lorsqu’ils en trouveront d’autres qui soient bons[745] », ce que ne sont apparemment pas encore les dirigeants communistes. Cette litanie du mot chef, qui revient à chaque ligne, reflète sa conception militaire du Parti et de son rapport avec les masses ouvrières.
Ce même jour, Staline adjoint Dimitrov, tout penaud, au quatuor dirigeant du Comintern ; le 22 avril, il le place à la tête du bureau d’Europe centrale du Comintern et le nomme au présidium du Comintern, mais le laisse se débrouiller seul. Il n’a pas de temps à perdre pour le Comintern. Le 26 mai, il fait voter par le Bureau politique la tenue prochaine d’un congrès du Comintern et désigner une commission placée sous son contrôle pour en superviser la préparation politique.
Le 30 juin, Hitler, pour consolider son alliance avec l’état-major de la Reichswehr et le grand patronat, liquide les voraces et tapageurs dirigeants plébéiens des sections d’assaut (SA) et leur chef Roehm, raflés au petit matin, abattus sur place ou transportés et fusillés à Berlin. Roehm est accusé de trahison, de relations suspectes avec les puissances étrangères et d’homosexualité. Staline, dans le cercle étroit de ses intimes, se montre, paraît-il, impressionné par la rapidité d’exécution avec laquelle Hitler a éliminé ses proches collaborateurs d’hier, leur a collé sur le dos des accusations fabriquées et en a profité, par un amalgame audacieux, pour abattre des gêneurs sans rapport avec les SA, comme l’ancien chancelier von Schleicher, l’ex-dirigeant de la « gauche » nazie, Gregor Strasser ou le général von Bredow.
Début juillet, Staline répond à un questionnaire établi à sa demande par Dimitrov : « Est-il juste de qualifier la social-démocratie en bloc de sociaux-fasciste ? » Réponse : « Pour les chefs oui, en bloc non. » Retour à la vieille stratégie du « front unique à la base » avec les ouvriers sociaux-démocrates, contre leurs chefs réputés « sociaux-fascistes ». Dimitrov demande ensuite : « Est-il juste de considérer partout et en toutes circonstances la social-démocratie comme le principal soutien social de la bourgeoisie ? » Réponse : « En Perse, naturellement non. Dans les principaux pays capitalistes, oui. » Comme il n’y a pas de parti social-démocrate en Perse, la réponse n’engage pas Staline à grand-chose. À la question : « Est-il juste de considérer tous les groupes sociaux-démocrates de gauche en toutes circonstances comme le danger principal ? », il répond, comme hier : « Objectivement oui. » Dimitrov suggère qu’« au lieu d’appliquer la tactique du front unique exclusivement comme une manœuvre pour démasquer la social-démocratie, sans tentatives sérieuses de créer l’unité effective des ouvriers dans la lutte, nous devons le transformer en un facteur effectif de la lutte de masse contre l’offensive du fascisme ». Staline note : « Nous le devons », puis s’inquiète par deux fois : « Contre qui est dirigée cette thèse[746] ? » Contre lui ? Pas question. Le changement de tactique nécessaire exige un bouc émissaire des effets désastreux de la tactique qu’il se prépare à abandonner.
En public, le Comintern, dans son délire, tire des événements un bilan des plus fantaisistes. Une résolution de son présidium, le 9 juillet, prétend que la liquidation des dirigeants des SA en Allemagne « permet de déceler un affaiblissement rapide du régime fasciste » et confirme que « mûrissent en Allemagne les prémices d’une crise révolutionnaire », régulièrement annoncée à chaque renforcement du régime nazi. Cette phraséologie rituelle s’achève par une proposition d’unité fantasmagorique avec « les éléments oppositionnels parmi les sections d’assaut, la Jeunesse hitlérienne » et quelques autres organisations nazies, « en utilisant largement le désenchantement à l’égard du fascisme parmi les SA[747] ». Ces perspectives d’action n’aboutiront qu’à faire arrêter de nouveaux militants communistes et à nourrir des communiqués de protestation antifasciste.
Par trois fois dans l’année, Staline fait voter par le Bureau politique des décisions marquant son affectation de modestie. Sur sa proposition, le Bureau politique blâme la rédaction de la Pravda et des Izvestia pour avoir salué le dixième anniversaire de la parution de son livre Les Fondements du léninisme (10 avril), annule la décision de créer un institut Staline à Tiflis (4 mai), puis ordonne l’absence de toute célébration de son cinquante-cinquième anniversaire le 21 décembre 1934.
En novembre 1934, la nouvelle villa que Staline s’est fait construire à Kountsevo est achevée. C’est une vaste construction en rez-de-chaussée, dont le toit plat forme un immense solarium. Staline y fera ajouter un étage en 1948. L’architecte a prévu des chambres pour les enfants, mais Staline les confine à Zoubalovo, qu’il a laissée à la disposition de sa belle-famille. Un peu plus tard, il fait supprimer les cloisons et transformer les trois chambres en une pièce unique dotée du même ameublement que les autres : un divan, une table, des fauteuils. Une salle de billard et une bibliothèque constituent, là encore, le principal agrément de cette villa[748].