CHAPITRE XIII
Le socialisme dans une seule rue ?

Malgré l’effacement de Lénine, Staline, encore incertain, a besoin d’alliés. Le pouvoir est alors exercé par une troïka Zinoviev-Kamenev-Staline, où ce dernier semble occuper la dernière place. Les deux autres, insensibles à l’avertissement de Lénine et désireux d’abord d’isoler Trotsky, croient pouvoir manœuvrer à leur guise l’apparatchik géorgien. Ils s’imaginent, à tort, que le Secrétariat n’est qu’un organe administratif et que tout se joue encore au Bureau politique. Lénine, Trotsky, Zinoviev entretenaient un rapport vivant, chaleureux, tendu ou difficile avec les masses, fondé sur la parole. Le temps des tribuns et des théoriciens s’achève. Les alliés de Staline ne l’ont pas encore compris.

Malgré les apparences, l’alliance est inégale. Kamenev, homme cultivé, passionné de littérature et d’art, est, bien que président du soviet de Moscou, un homme seul, sans réseau ni partisans. Zinoviev s’est construit un appareil à Petrograd et contrôle l’appareil du Comintern, mais ce pouvoir est illusoire : à partir de 1924, c’est Moscou, tenant les cordons de la bourse et forte du prestige de la seule révolution victorieuse, qui désigne les dirigeants de l’Internationale et de ses partis.

Une semaine après le congrès, le 10 mai, le Bureau politique exclut du Parti et livre au Guépéou le dirigeant communiste tatar Sultan-Galiev, ancien secrétaire du Parti communiste musulman de Russie, transformé en 1919, sur l’insistance de Staline, en section musulmane du parti bolchevik. Cet homme, populaire dans les régions musulmanes, membre jusqu’en 1921 du commissariat aux Nationalités, longtemps protégé par Staline, avait, en février 1919, convaincu l’influent dirigeant nationaliste bachkir Zaka Validov de rompre avec Koltchak et de rejoindre l’Armée rouge avec ses 2 000 cavaliers. Ce Validov, venu en 1920 à Moscou, séquestré sur ordre de Staline, avait pris la fuite et, parti au Turkestan, y avait dirigé l’insurrection des Basmatchis (nationalistes turkmènes) contre les bolcheviks. Dans ses souvenirs, il révèle les intrigues que Staline a déployées pour en faire son complice, il parle de son mépris moqueur pour les Tatars et les Caucasiens placés sous sa direction, et son cynisme provocateur. Un jour que Validov évoquait les problèmes posés par les réfugiés russes et polonais en Bachkirie, il ricane : « Vous n’avez qu’à liquider ces gens-là et il n’y aura plus de problème. » Validov dénonça, dans une lettre du 12 septembre 1920 à plusieurs dirigeants bolcheviks, dont Trotsky, « ce dictateur masqué, hypocrite qui joue avec les gens et avec leur volonté ». À l’époque, l’accusation parut exagérée. Staline chercha en vain à faire revenir Validov à Moscou en le flattant : « Vous êtes bien plus intelligent et bien plus énergique que Sultan-Galiev […], vous êtes un homme hors du commun, fort, avec du caractère et de la volonté, un homme d’action[452]. »

Sultan-Galiev est accusé d’avoir pris contact avec les Basmatchis, d’avoir construit une organisation clandestine liée à des nationalistes émigrés et étrangers, et donc convaincu de trahison. Son vrai crime est de s’opposer à la russification brutale des régions musulmanes. À la réunion de fraction communiste du Xe congrès des soviets, en décembre 1922, il a brutalement dénoncé la politique d’« autonomisation » de Staline dans une Russie une et indivisible, et la division qu’il opère entre les nationalités assez avancées pour avoir des représentants au Comité exécutif central des soviets et les autres, qu’il juge trop arriérées pour en être dignes. Sa critique reprend les protestations de nombreux habitants des régions musulmanes qui voient souvent dans les bolcheviks russes présents sur leur territoire les héritiers du colonialisme tsariste. Selon le nationaliste azéri Rassoul-Zade, « la dictature du prolétariat à Tachkent n’est rien d’autre que la dictature de Moscou au Turkestan, de même que la dictature du prolétariat à Bakou n’est pas la dictature de l’ouvrier turc mais celle de Moscou[453] ». Bien des communistes tatars, bachkirs, azéris, kazakhs, ouzbeks partagent la critique de Rassoul-Zade. Staline réagit à cette menace en l’interprétant comme une trahison ; ce sera le « sultan-galiévisme ».

Sultan-Galiev a commis l’imprudence d’adresser à des camarades des lettres en code qui critiquaient la politique nationale de la direction, accompagnées du conseil de les brûler. Il offre ainsi à Staline le moyen de le liquider. Une séance exceptionnelle du Comité central et de la commission de Contrôle examine son cas du 9 au 13 juin 1923. Staline y joue le modéré et le modérateur : il se défend du reproche d’avoir « excessivement défendu Sultan-Galiev ». « Oui, répond-il, je l’ai effectivement défendu jusqu’à l’extrême possibilité, je considérais et je considère toujours cela comme mon obligation. » Mais sous ce ton patelin et rassurant percent déjà les griffes : il dénonce la « tromperie » de Sultan-Galiev, l’insincérité et la diplomatie de plusieurs intervenants, ainsi que le nationalisme… des minorités nationales opprimées, qui, selon lui, sont systématiquement soutenues par l’étranger. Mais dans sa conclusion, il fait à nouveau patte de velours. Il récuse ceux qui veulent juger, voire fusiller Sultan-Galiev. « Il faut le libérer. Il a reconnu tous ses péchés et s’est repenti. Il est chassé du Parti et n’y reviendra bien entendu pas. Pourquoi le garder en prison ? » Des voix s’élèvent dans la salle contre cet excès d’indulgence. Staline reste inébranlable, tout en égratignant Trotsky au passage : « Sultan-Galiev est un élément étranger, mais je vous assure qu’il n’est pas pire que certains spécialistes militaires qui occupent chez nous des postes importants et de hautes responsabilités[454]. »

Qui ne serait rassuré par un Secrétaire général aussi débonnaire, auteur pourtant de la machination qui a fait avouer à Sultan-Galiev par écrit des crimes en partie imaginaires ? C’est le premier aspect troublant de cette affaire. Staline a dû promettre à sa victime l’indulgence de la réunion en échange de son autoflagellation qui le discrédite. La résolution votée contre le Tatar condamne ses actes de « trahison », qualifie sa politique « d’expression monstrueuse de la déviation nationaliste » et constate qu’il s’est « mis en dehors du Parti ». Par un faux équilibre, elle condamne le chauvinisme russe mais en rejette la responsabilité sur les seuls Russes vivant sur place, accusés en même temps de ne pas « mener un combat résolu contre la déviation nationaliste[455] » tatare et musulmane, tâche difficile pour des militants accusés de chauvinisme russe ! Dans cette charge contre les militants, qui dédouane les dirigeants, on sent la patte de Staline soucieux de faire valider sa politique par tous les présents, dont Trotsky. Ravi d’avoir roulé ce dernier, qui doit condamner la « trahison » de Sultan-Galiev, il cherche à le ridiculiser en acceptant de sa part un amendement qui, dit-il, répète pourtant inutilement ce qui figure déjà dans sa motion.

Zinoviev se mordra les doigts plus tard d’avoir laissé Staline arrêter Sultan-Galiev. Il y a pris, dira-t-il, le goût du sang. Et Staline, de son côté, peut se féliciter d’avoir poussé Trotsky à condamner Sultan-Galiev, dont les nombreux partisans « déclarent qu’aujourd’hui leur défenseur est Trotsky et que désormais ils soutiendront partout et toujours Trotsky[456] ». Ce dernier a beau évoquer la lettre que lui a envoyée Lénine pour l’inviter à s’occuper de la question nationale, il ne saurait soutenir un homme qui « avoue » avoir « trahi ». Peu après cette conférence, l’activité clandestine de groupes d’opposants bolcheviks, Vérité ouvrière et Groupe ouvrier, pousse Dzerjinski à exiger que les militants dénoncent au Guépéou toute expression d’opposition dans le Parti. C’est la première manifestation de l’emprise policière sur le Parti, qui permettra à Staline de le caporaliser, de l’épurer, puis de le transformer de fond en comble.

La seconde partie de la conférence est consacrée à la politique des nationalités. Staline, qui a fait dissoudre en avril le commissariat aux Nationalités, présente un rapport introductif incolore, mais confie à l’un de ses hommes de main la définition, brutale, de sa véritable politique. L’Ukrainien Manouilski n’y va pas de main morte : les communistes des confins doivent se battre contre leur propre nationalisme, répète-t-il par quatre fois dans une courte intervention, et laisser aux Russes le soin de combattre le chauvinisme russe !

Les triumvirs, qui cachent à Trotsky leurs informations, ne prêtent d’abord qu’une attention distante à la colère qui monte en Allemagne contre la crise galopante. Les grèves se multiplient chez les mineurs, les métallurgistes, les marins, les ouvriers agricoles, les ouvriers du bâtiment. Les communistes, portés par le mouvement, se trouvent à la tête de la plupart des comités de grève et des conseils d’usines. La direction du parti communiste organise, avec l’accord de Zinoviev, le président du Comintern, une grande journée antifasciste pour le 29 juillet. Staline, piétinant ses prérogatives, autorise Radek à envoyer, dans son dos, une lettre au PC allemand critiquant l’appel contre le fascisme et l’invitant à décommander la journée du 29…

Sa victoire au XIIIe congrès lui donne une assurance qui croît à vive allure : il met désormais systématiquement ses alliés devant le fait accompli. L’été 1923 marque en ce sens un véritable tournant. Les dirigeants bolcheviks, qui travaillaient et militaient jusqu’à seize heures par jour, avaient l’habitude – Staline la prolongera et l’amplifiera – de prendre près de deux mois de vacances l’été pour se reposer et se soigner. En juillet, Staline se retrouve seul à Moscou à gérer les affaires avec Kamenev et Roudzoutak. Il en profite pour atténuer la campagne engagée en février 1922 contre le clergé orthodoxe. Le 2 juillet 1923, il fait retirer du projet de Code pénal les sanctions prévues pour l’éducation religieuse collective. Le 16 août, il promulgue au nom du Comité central, puis du Bureau politique, une circulaire « Sur l’attitude à l’égard des organisations religieuses », signée de son nom, « interdisant la fermeture d’églises, de lieux de prières et de synagogues », dont les auteurs « ne comprennent pas que, par leurs actions grossières et dépourvues de tact contre les croyants, qui représentent l’énorme majorité de la population, ils provoquent un tort inestimable au pouvoir soviétique […] et risquent de servir la contre-révolution[457] ». La dénonciation des « excès » commis par les cadres qui comprennent mal la politique du Parti, et dont les bonnes intentions subjectives débouchent sur la complicité objective avec l’ennemi, constitue déjà une donnée essentielle du discours stalinien. Elle sert à la fois de paravent et de prétexte aux sanctions.

L’année précédente, Staline avait mis à profit la maladie de Lénine pour affermir l’emprise de l’appareil en lui attribuant des privilèges importants. Il met à profit, cette fois, les vacances des trois quarts des membres du Bureau politique, partis se reposer et se soigner aux eaux de Kislovodsk, dans la région de Stavropol, au sud de la Russie : Zinoviev, Boukharine, Ordjonikidzé, Vorochilov, Frounzé et, à l’écart des autres, Trotsky. Le 19 juillet, Staline fait adopter par un Bureau politique restreint la nécessité d’« alléger les conditions d’admission dans les instituts d’enseignement supérieur pour les enfants des cadres occupant des responsabilités ». Zinoviev découvre la décision en lisant le procès-verbal. Dans une lettre à Staline du 6 août, il qualifie cette décision de « grave faute […] un tel privilège fermera la route aux plus doués et porte en elle des éléments de caste[458] ». C’est bien ainsi que l’entend Staline, assuré de s’attacher la reconnaissance indéfectible des intéressés.

Zinoviev, inquiet de son emprise grandissante, propose de dissoudre le Bureau d’organisation et de flanquer Staline de deux autres secrétaires, Trotsky (non consulté) et lui-même, ainsi mis en position de s’affronter. Le 29 juillet, Zinoviev et Boukharine transmettent leurs réflexions à Staline et à Kamenev par l’intermédiaire d’Ordjonikidzé. Zinoviev dissimule sa colère, qui éclate dans sa lettre du lendemain à Kamenev : « Tu permets à Staline de se moquer de nous[459]. » Il y énumère une liste impressionnante de coups de force, de décisions et de nominations autoritaires et solitaires de Staline. Il décide pour le Comintern à la place de son président ; il a modifié le comité de rédaction de la Pravda sans avoir ni consulté ni averti Boukharine, son rédacteur en chef et membre suppléant du Bureau politique. Staline avait pris cette décision à la suite de l’indiscipline dudit comité. Le Bureau politique voulait renflouer les caisses en rétablissant le monopole de la vente par l’État de la vodka, supprimé depuis décembre 1919, lorsque le gouvernement avait interdit la fabrication et la vente de toute boisson alcoolisée dépassant 12 degrés. Au début de janvier 1921, la tolérance était montée à 14 degrés et, en décembre, à 20. On était encore loin de la vodka. Trotsky, opposé au projet, avait ébranlé Ordjonikidzé et Boukharine. Le 12 juillet, Staline avait fait décider par le Bureau politique l’interdiction de publier le moindre article de discussion sur cette question dans la Pravda, qui, le 15 juillet, publia un article de Preobrajenski contre le projet. Furieux de ce défi à son autorité, Staline avait démis le comité de rédaction et en avait nommé un autre.

Zinoviev commente ces coups de force avec rage : « Nous n’allons plus supporter cela », puis, ne prenant pas la mesure de la situation, conclut : « Si le Parti doit passer par une période (vraisemblablement) très courte de pouvoir personnel de Staline, qu’il en soit ainsi. Mais moi, du moins en ce qui me concerne, je ne suis pas décidé à couvrir toutes ces cochonneries. » Et il ajoute : « En fait il n’y a pas de troïka, il y a la dictature de Staline[460]. » Vorochilov, Frounzé et Ordjonikidzé, dit-il, partagent en gros son avis. Ces velléités d’indépendance seront éphémères.

Le 3 août, Staline répond à Zinoviev et à Boukharine par un billet moqueur et menaçant, où il affirme ne pas comprendre pourquoi ses interlocuteurs « rouspètent ». Il aurait souhaité recevoir une petite note claire et précise ; il est prêt à discuter si ses alliés pensent qu’il est possible de continuer à travailler ensemble, mais il croit comprendre qu’ils jugent la rupture inévitable ; qu’ils fassent ce qu’ils veulent, après tout ! Il se sent en position de force, et son post-scriptum raille avec un brin de démagogie les vacanciers qui se reposent pendant qu’il travaille : « Vous êtes des gens heureux : vous avez la possibilité pendant vos loisirs de fabriquer toutes sortes de contes à dormir debout, d’en discuter, et moi ici je traîne mon boulet comme un chien enchaîné, en geignant, et en plus c’est moi qui apparais comme le "coupable". On peut exténuer n’importe qui comme ça. Hé ! mes amis, vous vous la coulez douce[461] ! » Zinoviev et Boukharine veulent, dit-il à ses proches, désigner des commissaires politiques pour le contrôler ; il refuse ; ses associés Roudzoutak et Kouibychev aussi. Il réussit même à convaincre Kamenev que « Boukharine et Zinoviev exagèrent[462] ».

Quatre jours plus tard, Staline, dans une longue lettre à Zinoviev, demande à ses alliés de s’expliquer franchement : cherchent-ils à destituer le Secrétaire général ? Avec impudence, il interroge : « Pourquoi avez-vous besoin de faire des allusions à une lettre d’Ilitch sur le Secrétaire que je ne connais pas ? » tout en affirmant qu’il « ne craint pas les lettres » (qu’il connaît donc !) et ne chérit pas la place de Secrétaire général. Il joue là la première scène à répétition d’une comédie de la démission, en se déclarant « pour le remplacement du Secrétaire mais contre l’instauration d’un institut de commissaires politiques[463] ». Il est d’ailleurs, rappelle-t-il, déjà contrôlé par trois organismes, le Bureau d’organisation, le Bureau politique, le plénum du Comité central, cela suffit ! À ses critiques, qui lui reprochent de régler les questions tout seul, il rétorque que les copies de toutes les décisions prises sont transmises aux archives que les membres du Bureau politique peuvent donc consulter pour savoir ce qu’ils sont censés avoir décidé. Bref, il se paie leur tête ! Le 10 août, Zinoviev et Boukharine réfutent point par point sa réponse et affirment que, depuis la disparition de Lénine, « le Secrétariat du Comité central objectivement […] c’est-à-dire dans les faits […] décide de tout[464] ». Jusqu’où iront-ils ?

Staline et Zinoviev ont, en outre, sur le bouleversement révolutionnaire qui s’annonce en Allemagne des idées bien différentes, où Zinoviev semble n’apercevoir que des divergences tactiques. Pour lui, « la crise en Allemagne mûrit très vite. Un nouveau chapitre de la révolution allemande s’ouvre. Cela posera très vite devant nous des tâches grandioses…[465] ». Staline n’est pas du tout de cet avis. Le 31 juillet, Zinoviev écrit à Kamenev : « Pour Staline, la révolution n’est pas du tout à l’ordre du jour. » En effet, il affirme : « Si aujourd’hui en Allemagne le pouvoir, pour ainsi dire, s’effondrait et que les communistes le saisissent, ils s’effondreraient avec fracas […]. Il nous est plus avantageux que les fascistes attaquent les premiers, cela unira toute la classe ouvrière autour des communistes […]. À mon avis, il faut retenir les Allemands et non les stimuler[466]. » Il esquisse ainsi la tactique qu’il imposera au Parti communiste allemand entre 1929 et 1933. Les « fascistes », en 1923, étaient pourtant bien moins forts que les communistes. Mais Staline cherche toujours à temporiser. À l’inverse de Napoléon qui disait : « On s’engage et puis on voit », Staline dirait : « On voit et on ne s’engage pas… », sauf si les événements lui mettent l’épée dans les reins. Il passe alors du louvoiement à l’agression, en un brutal zigzag.

Il se préoccupe d’abord des intrigues de sommet. Le 9 août, le Bureau politique, où il présente un bref rapport sur l’Allemagne, vote son départ en congé. Mais le 12 août, la grève générale en Allemagne renverse le gouvernement de l’homme d’affaires Cuno, remplacé par un gouvernement Stresemann comprenant quatre ministres sociaux-démocrates, qui ne parvient pas à enrayer l’effondrement du mark. Le 17 août, Staline descend finalement à Kislovodsk. À son retour à Moscou, feignant la conciliation, il fait décider par le Bureau politique d’introduire au Bureau d’organisation Boukharine, Zinoviev et Trotsky, peu rompus à ce type d’organisme administratif. Le 25 septembre 1923, le Comité central élit au Bureau d’organisation Zinoviev et Trotsky, plus deux suppléants dont Boukharine. Aucun ne s’y rendra jamais. Le Secrétariat reste l’épicentre du pouvoir. Le Bureau politique discourt, le Secrétariat décide.

Cette première querelle de famille conforte Staline qui marque son territoire : alors qu’il n’a encore jamais participé à l’activité du Comintern, il fait donner son nom à l’université communiste des travailleurs de l’Orient, qui forme des cadres communistes de Chine, d’Inde, du Japon, etc. C’est la première université Joseph-Staline du monde. Le choix manifeste un certain flair politique : Staline sent qu’il se prépare quelque chose dans cette partie du monde.

La fronde de Kislovodsk est un moment-clé : Staline y fera allusion au XIVe congrès du Parti, en décembre 1925, lorsqu’il prétendra avoir alors déclaré que « si les camarades insistaient, il était prêt à libérer la place sans faire de bruit, sans discussion, publique ou interne, sans exiger de garantie des droits de la minorité ». Il déformera le contenu des lettres de 1923, en prêtant aux « comploteurs » de Kislovodsk la volonté imaginaire d’écarter de la direction du Parti Kalinine, Rykov, Tomski, Molotov et Boukharine, sans qui, dit-il, « il était impossible à ce moment-là de diriger le Parti[467] ».

L’appareil, pourtant rétif aux débats, va trouver par deux fois en un an un motif à se rassembler contre Trotsky derrière Staline. À l’automne 1923, l’Allemagne semble bien au bord de la révolution attendue. Le secrétaire du PC allemand Brandler demande aux Russes de leur envoyer Trotsky pour diriger l’insurrection dans leur pays, fixée à la date anniversaire de la révolution russe, le 25 octobre. Staline a d’autres soucis : au Comité central du début octobre, il propose d’élargir le Comité militaire de la République en y faisant entrer, outre lui-même, Vorochilov, Ordjonikidzé et Lachevitch, un ami de Zinoviev. Trotsky, furieux, propose de démissionner et de partir en Allemagne. Dans une déclaration enflammée, Zinoviev, jaloux par anticipation des lauriers que le succès vaudrait à Trotsky, s’offre aussitôt à l’accompagner comme soldat de la révolution allemande. Staline affirme d’un air doucereux : le Parti ne peut envoyer au feu ses « chefs bien-aimés », qu’il ne veut en fait pas voir se couvrir de gloire. La révolution allemande exacerbe les jalousies.

Un regain d’espoir soulève les militants. Staline l’exprime dans un message enthousiaste au dirigeant communiste Talheimer, publié dans le quotidien du PC allemand, Die Rote Fahne : « La révolution qui approche en Allemagne est l’événement mondial le plus important de notre temps. La victoire de la révolution allemande aura plus d’importance encore pour le prolétariat d’Europe et d’Amérique que la victoire de la révolution russe il y a six ans. » Elle « fera passer de Moscou à Berlin le centre de la révolution mondiale[468] ». Faut-il ne voir que phrases creuses dans cette reprise de vieilles déclarations de Lénine ? Sans doute pas. Staline n’a pas encore inventé le « socialisme dans un seul pays ».

Trotsky y puise une raison d’engager le combat qui n’a finalement pas eu lieu six mois plus tôt. Le 8 octobre, dans une lettre au Comité central, il affirme la nécessité d’un « cours nouveau » pour démocratiser la vie du Parti. Il dénonce le remplacement massif de l’élection des responsables du Parti à tous les niveaux par leur nomination, et la formation d’une vaste couche de permanents qui, une fois membres de l’appareil dirigeant, « renoncent complètement à leurs opinions politiques personnelles ou du moins à leur expression ouverte[469] ». Une déclaration de 46 vieux bolcheviks reprend ce thème : les militants critiques, ou en désaccord, ne font leurs remarques qu’en privé, et encore à condition d’être sûrs de la discrétion de leur interlocuteur. L’appareil bureaucratique étouffe toute discussion, mais sera inapte à faire face à une crise.

En Allemagne, au dernier moment, la direction du parti communiste, lâchée par les sociaux-démocrates de gauche dans les deux länder qu’ils gouvernent ensemble, annule l’insurrection prévue. L’espoir de la révolution s’éteint dans un fiasco. Le désarroi gagne les militants russes, depuis six ans dans l’attente d’une révolution, au moment même où les ouvriers, en URSS, protestent contre les retards de salaires et les hausses de prix. En octobre, le Guépéou recense 217 grèves qui ont mobilisé 165 000 travailleurs…

Staline fait d’abord condamner, fin octobre, la démarche de Trotsky et des « 46 » comme fractionnelle, puis, par un apparent revirement, fait décider l’ouverture d’un débat public. Le 5 décembre, après une âpre discussion dans la chambre de Trotsky, malade et fiévreux, où se déroulent à cette époque les réunions, le Bureau politique adopte un texte affirmant, avec mille circonlocutions, la nécessité de démocratiser la vie du Parti. Mais Staline, au cours d’une réunion à Moscou trois jours plus tôt, s’est fait menaçant : « Dépasser une certaine limite dans la discussion c’est constituer une fraction, et donc diviser le gouvernement. Or, diviser le gouvernement c’est détruire l’Union soviétique[470]. » Le Bureau politique du 8 explique : Staline n’a violé l’accord passé fin octobre sur le refus d’évoquer les textes de Trotsky et des « 46 » que pour purifier à Moscou le climat du Parti, pollué par une discussion dont les premiers échos ont plongé les triumvirs dans l’angoisse et les ont poussés à ressouder leur unité mise à mal l’été dernier. Pendant la réunion, Zinoviev remet à ses alliés une note : « Si nous ne construisons pas immédiatement notre véritable fraction archisecrète, tout est perdu. » Et il propose aux intéressés de se réunir le lendemain en banlieue, chez lui ou chez Staline, pour constituer cette fraction secrète contre Trotsky. « L’attente équivaut à la mort[471]. »

Ce même jour, Trotsky, refusant de se laisser ligoter par un accord bafoué par ses adversaires, rédige un long article, intitulé « Cours nouveau », que Boukharine bloque deux jours à la Pravda, puis finit par publier le 11. Il y dénonce le danger d’une dégénérescence de la vieille garde bolchevique à l’image de celle de la social-démocratie et affirme : « Le Parti doit se subordonner son propre appareil, sans cesser d’être une organisation centralisée[472]. » Cette exigence dressera inéluctablement contre lui l’appareil, désireux par nature d’échapper au contrôle de ses mandants, et le poussera à serrer les rangs derrière un protecteur.

Le 9, les conjurés, réunis chez Staline, décident de stigmatiser le « fractionnisme » prétendu de Trotsky et des 46, qui n’animent pourtant aucun groupe organisé ; en revanche, ils édifient, quant à eux, une fraction ultrasecrète qui forme à l’intérieur du Parti un réseau parallèle disposant de son chiffre, toutes décisions qui seront formalisées en août 1924. Zinoviev leur explique : nous pouvons avoir entre nous des divergences, nous tromper, nous corriger les uns les autres, mais « devant Trotsky nous sommes privés de cette possibilité[473] », il faut, face à lui, être tous d’accord sur tout. Staline retiendra la leçon : demain, il recourra systématiquement à ces deux procédés contre ses alliés d’aujourd’hui.

Les triumvirs multiplient les mesures disciplinaires : ils limogent le jeune responsable de la tribune de discussion de la Pravda, démettent quinze responsables du comité central des Jeunesses communistes envoyés en province, et obtiennent ainsi la majorité dans ce comité central oppositionnel normalisé, révoquent Antonov-Ovseenko, responsable de l’administration politique de l’Armée rouge. Staline, dans la Pravda du 15 décembre, qualifie les opposants de bureaucrates. En une litanie d’allusions vagues, présentées comme autant d’évidences, il dénonce « Beloborodov, dont le "démocratisme" reste jusqu’à présent inoubliable chez les ouvriers de Rostov […], Piatakov, dont le "démocratisme" a fait non pas crier mais hurler tout le Donetz […] ; Byk, dont le "démocratisme" fait encore hurler le Khorezm[474] ». Il raille le souci qu’exprime Trotsky sur le devenir d’une vieille garde bolchevique à laquelle il n’a pas appartenu. Il peaufine alors sa méthode politique : son but n’est pas de démontrer que son adversaire a tort ou se trompe, mais de le disqualifier et de le discréditer. Et pour y parvenir, il est prêt à tout.

Boukharine se jette dans la mêlée avec sa fièvre coutumière et, par un retournement complet du gauchiste d’hier en philosophe de l’appareil, il cherche à démontrer que la bataille politique interne mène à de fatales divisions. Il raconte, début décembre, devant une assemblée des militants, qu’en mars 1918 les SR de gauche ont proposé aux communistes de gauche hostiles, comme eux, à Brest-Litovsk d’arrêter et d’emprisonner le gouvernement présidé par Lénine et d’en nommer un nouveau, présidé par Piatakov ; Boukharine avait, certes, repoussé la proposition avec indignation, mais elle n’avait pu lui être faite que parce qu’il s’opposait publiquement à la paix de Brest-Litovsk. L’opposition de Trotsky peut avoir aujourd’hui les mêmes conséquences, explique-t-il. Staline utilise aussitôt cette révélation bénie : « On sait, écrit-il dans la Pravda du 15 décembre, que les communistes "de gauche" […] discutèrent sérieusement du changement du Conseil des commissaires du peuple existant par un nouveau formé de gens nouveaux membres de la fraction des communistes de "gauche". » Boukharine n’a jamais dit qu’ils en « discutèrent sérieusement ». Staline ajoute cette invention à l’aveu de Boukharine, qui, loin de rectifier cette falsification, récidive dans la Pravda du 2 janvier. Ce petit jeu lui coûtera cher. En 1938, son aveu spontané de 1923 permettra de l’accuser d’avoir comploté en 1918 pour renverser le pouvoir des soviets.

Staline inaugure la tactique qu’il va utiliser cinq ans durant. Terré au cœur de l’appareil, il pousse en avant des hommes pourvus des qualités qui lui manquent. À cette époque, il propulse l’orateur Zinoviev et le théoricien Kamenev, se tient en retrait derrière eux, les use dans cette bataille, sape leurs positions et commence à promouvoir les figures de proue du combat ultérieur : Tomski, le secrétaire des syndicats depuis 1919, Rykov, le président du Conseil des commissaires du peuple après Lénine, et surtout Boukharine, dont les talents d’orateur et de théoricien font merveille. Il propulsera ces trois hommes à la fin de 1925 contre Zinoviev, Kamenev et Trotsky, puis s’en débarrassera en 1929 après avoir lentement miné leur position. Il apparaîtra alors soudainement sur le devant d’une scène débarrassée de rivaux et encombrée de figurants.

En province, l’appareil contrôle les votes. À Moscou, chaque camp reçoit le même nombre de voix. Au Secrétariat, Nazaretian jette à la poubelle la majorité des résolutions en faveur de l’opposition et charge son adjoint Ioujak de porter des comptes rendus trafiqués à la Pravda qui les reproduit fidèlement. Ioujak dévoile la machination à Trotsky. Staline le chasse du Secrétariat avec Nazaretian qui l’a recruté.

C’est au cours de cette période tendue que Staline fait ses premiers pas dans l’Internationale. Il a bien, auparavant, assisté à deux réunions plénières du Comité exécutif et siégé dans la commission hongroise en février 1922, mais il n’y a rien dit. Sa première véritable incursion est une comédie habilement mise en scène : il participe à une commission d’enquête sur le comportement du communiste allemand de gauche Arkadi Maslov, accusé d’avoir bavardé par vantardise sur ses relations imaginaires avec Lénine et Trotsky lors de son arrestation par la police allemande en 1922 et de l’avoir caché au Parti. Staline prend sa défense, insiste sur sa jeunesse et son inexpérience qui, explique-t-il, méritent l’indulgence. « Il a voulu crâner un peu et enjoliver son passé. » Ce n’est pas un péché bien grave et, pour le démontrer, Staline accable courageusement Sverdlov, mort cinq ans plus tôt : lors de sa déportation en Sibérie, il s’était présenté mensongèrement comme membre du Comité central dès 1904. Il l’avoua à Staline qui lui répondit, magnanime : « Passons l’éponge sur cette histoire. » Il faut passer l’éponge de la même façon avec Maslov. Un membre de la commission, Piatnitski, proteste : l’auteur de fausses déclarations doit être exclu. Staline commente avec bonhomie : « Alors, il faudrait en exclure beaucoup. » Piatnitski s’étonne de la « mollesse de Staline envers Maslov » ; Zinoviev suscite l’hilarité générale en expliquant : « Staline est connu parmi nous comme très tendre de cœur. » Le futur procureur Ounchlicht insiste : « Il y a dans le passé de Maslov des points obscurs. » De plus en plus bonhomme, Staline rétorque : « Le soleil lui-même a des taches[475] », première esquisse du fameux « Nul n’est parfait », et retourne la commission. Maslov, finalement, repartira à Berlin où il dirigera le parti allemand pendant deux ans.

Staline a gagné sur trois tableaux : il a affirmé son autorité nouvelle dans l’Internationale, il s’est fait un obligé, et il a acquis une réputation de tolérance à la veille de la Conférence nationale du parti bolchevik où il entend écraser l’opposition…

Le 16 janvier, il réunit la Conférence nationale, dont le Secrétariat a, pour la première fois, désigné lui-même les participants. Trotsky n’en est pas : le Bureau politique l’a envoyé soigner pendant deux mois dans le Caucase une maladie récurrente marquée par de fortes fièvres. L’opposition de gauche n’y recueille que trois voix. L’appareil du Parti fait bloc contre celui qui dénonce sa bureaucratisation.

À cette conférence, Staline se déchaîne contre Trotsky, « ce patriarche des bureaucrates », dont la victoire aurait divisé et ruiné le Parti. La résolution finale affirme que l’opposition, « reflétant objectivement la pression de la petite bourgeoisie […], a abandonné le léninisme », exprime une « déviation petite-bourgeoise », et doit être condamnée pour avoir « lancé le mot d’ordre de destruction de l’appareil du Parti ». Dans la foulée, Zinoviev fait une découverte « théorique » que Staline reprendra à son compte : « La social-démocratie elle-même est devenue fasciste […]. Ce qu’il y a de nouveau dans le mouvement ouvrier international c’est que la social-démocratie devient un élément fasciste[476]. »

Au milieu de décembre, Staline a fait déménager le Comité central et son secrétariat dans un vaste immeuble de la Staraia Plochad, à un kilomètre du Kremlin. Cette institution y demeurera jusqu’à la dissolution du PCUS par Boris Eltsine à la fin d’août 1991. Il y fait installer un grand bureau, surmonté d’une dizaine de téléphones dont la ligne spéciale réservée aux hauts dignitaires (la vertouchka).

L’état de santé de Lénine s’aggrave brutalement. Il meurt le 21 janvier 1924. Le Bureau politique se précipite à Gorki. Staline entre le premier dans la chambre du mort d’un pas lourd mais décidé, l’air grave, la main droite dans le revers de sa veste à demi militaire, le visage blême. Il se penche sur Lénine, profère un solennel « Adieu, adieu, Vladimir Ilitch, adieu », saisit la tête de Lénine à deux mains, l’approche de son cœur, l’embrasse sur les joues et le front, puis s’en va, digne et raide. Trotsky reçoit à Tiflis l’annonce de la mort de Lénine ; il s’enquiert par télégramme de la date des funérailles. Staline lui répond qu’elles auront lieu le samedi, qu’il ne pourra donc revenir à temps, et que, vu son état de santé, il ne doit pas changer ses projets et doit se rendre à son lieu de cure. Staline avait en réalité fixé les obsèques au dimanche 27. L’absence de Trotsky est remarquée. Certains y voient l’annonce de sa défaite future. Mais on peut douter que la question du pouvoir se résolve dans un cimetière, et leur présence à ces obsèques n’empêchera nullement la déroute ultérieure de Zinoviev, Kamenev, Boukharine, Rykov et Tomski.

Le 26 janvier 1924, au XIe congrès des soviets, treize orateurs rendent hommage au défunt. Staline parle le quatrième. Après avoir invité à « construire le royaume du travail sur terre et non au ciel », il prononce un serment à Lénine, sorte de « Notre père qui serez au Mausolée », où il se pose en exécuteur testamentaire du dieu décédé et en grand prêtre de sa pensée réduite à des formules pieuses. Il psalmodie six versets qui commencent par « En nous quittant, le camarade Lénine nous a recommandé… » et s’achèvent par des variantes d’un engagement solennel : « Nous te jurons, camarade Lénine, d’accomplir avec honneur ta volonté […] de ne pas épargner nos forces » ni « notre vie » pour « tenir haut et garder dans sa pureté le glorieux titre de membre du Parti […] préserver l’unité de notre parti comme la prunelle de nos yeux[477] », etc. Malgré cette homélie dévote, qui fait ricaner les vieux militants, Staline fait adopter, le 30, par la commission des funérailles, l’interdiction, mise en œuvre par Dzerjinski, de diffuser le Testament de Lénine. La commission en avertit aussitôt Kroupskaia.

Staline voit d’emblée le parti à tirer du cadavre de Lénine. Au Bureau politique, il cite une lettre de « camarades de province » anonymes, donc dictée par lui, qui demandent l’embaumement du défunt. Il se prépare ainsi à édifier le culte du disparu, dans la grande tradition du culte idolâtre des reliques de saints répandu dans les campagnes russes. Krouspskaia supplie en vain, dans la Pravda du 29 janvier, de ne pas construire de monuments ni de palais au nom de Lénine et de ne pas organiser de cérémonies pompeuses en son souvenir. Le 22 février, dans la Pravda, une lettre de 19 communistes dénonce la volonté d’édifier des « monuments en l’honneur de Lénine, des panneaux avec des sentences de Lénine, des tours en l’honneur de Lénine, de construire un mausolée, de débaptiser en son honneur tout ce qui peut être débaptisé ». Mais Staline a besoin de momifier le cadavre pour mieux momifier sa pensée. Le rite funéraire facilitera la transformation de l’idée en rituel, de la pensée en catéchisme. Il l’impose. Il en met au point les formules canoniques dans Les Bases du léninisme, série d’articles publiés dans la Pravda entre le 26 avril et le 18 mai, puis réunis en volume fin mai. Dans ce manuel, qui réduit le « léninisme » à un ensemble de recettes, il dénonce un antiléninisme menchevik et petit-bourgeois, à savoir le « trotskysme ». L’anathème lancé contre l’opposant est le revers de la liturgie. Staline est le grand prêtre du culte inauguré par son serment, l’embaumement du défunt et l’érection du mausolée. Il promulgue en même temps le recrutement en masse d’une « promotion Lénine », qui fait adhérer au Parti en deux mois 240 000 nouveaux membres, à peu près illettrés, masse malléable et docile hâtivement formée par la diffusion des formules contenues dans Les Bases du léninisme.

Mais Staline demeure encore dans l’ombre de l’appareil. C’est Kamenev qui préside les séances du Bureau politique et du gouvernement. Staline, assis à la gauche du président et face à Molotov, se lève de temps à autre et, la pipe entre les dents, déambule lentement sans mot dire, le front baissé, en regardant les orateurs par en dessous. Il prend la parole d’ordinaire le dernier pour résumer la discussion et formuler une proposition, le plus souvent adoptée sans débat.

Dès janvier 1924, il s’attaque aux positions de Trotsky dans l’appareil d’État. Il fait adopter une réforme de l’armée par le Comité central, en l’absence du commissaire à la Guerre, malade, dont, en mars, il remplace l’adjoint, Sklianski, par un fidèle de Zinoviev, Frounzé, et, à la tête de l’Armée rouge à Moscou, son ami Mouralov par Vorochilov. Il truffe d’ennemis de Trotsky le commissariat à la Guerre et le Conseil militaire révolutionnaire. Le Bureau d’organisation purge les organismes dirigeants de l’armée des « spécialistes militaires » tant détestés. La vague de mutations permettra de faire voter aisément aux cellules de l’armée, à la fin de l’année, des résolutions demandant que Trotsky soit démis de ses fonctions militaires.

Partout, il agit de la même façon, pas à pas, mais avec obstination. C’est alors qu’il déclare à Raskolnikov : « Dans la mesure où le pouvoir est entre mes mains, je suis un gradualiste[478]. » Il le restera aussi longtemps qu’il s’agira d’assurer son pouvoir et d’éliminer un à un ses adversaires ou ses concurrents. Ses alliés du moment et ses collaborateurs le considéreront toujours ainsi lorsqu’il passera à la purge terroriste, méthode qu’il n’a pas encore planifiée. Raskolnikov dira de lui : « Il n’a pas le sens de la prévision. Quand il effectue un pas en avant, il n’est pas en état d’en peser les conséquences[479]. » C’est effectivement un empirique et un pragmatique, et ce maître des intrigues d’appareil est souvent pris de court par les problèmes graves.

Les triumvirs décident de prendre le contrôle de l’héritage littéraire de Lénine. Ils se heurtent d’emblée au Testament, la fameuse Lettre au congrès passant en revue les six dirigeants et son additif demandant le remplacement de Staline au poste de secrétaire général. Pendant trois mois et demi, ils mènent des négociations serrées avec Kroupskaia, qui exige qu’il soit communiqué aux délégués du prochain congrès, le XIIIe, en mai 1924. Elle transmet le document le 18 mai en déclarant que Lénine voulait fermement le voir communiqué au congrès qui suivrait sa mort, et fait noter sa déclaration au procès-verbal. Staline grogne : « Il n’aurait pas pu mourir comme un chef honnête[480] ! » Les membres du Bureau politique, consultés par écrit, sont tous, mis à part Trotsky, farouchement opposés à sa publication et à sa diffusion parmi les délégués. Staline attribue habilement son propre refus à Lénine : « Je pense qu’il n’est pas nécessaire de l’imprimer, d’autant plus qu’on n’a pas la sanction de Lénine pour le faire[481]. » Les triumvirs trouvent un moyen habile de contourner la difficulté. Le 21 mai au soir, la lettre est lue à la réunion de la « senior convent » ou réunion des sages, inventée par les triumvirs, qui rassemble, la veille du congrès, le Comité central et le chef de chaque délégation régionale. Zinoviev et Kamenev président la séance, Staline se tasse dans un coin. Kamenev lit la lettre, plongeant l’assistance dans le silence. Zinoviev affirme que les craintes de Lénine sont aujourd’hui dissipées, puis Staline ajoute à voix basse : « Je suis effectivement grossier… Ilitch vous propose d’en trouver un autre qui se distingue de moi par une plus grande politesse. Eh bien, essayez d’en trouver un. » L’un de ses partisans, Alexandre Smirnov, s’écrie : « Mais non, tu ne nous fais pas peur avec ta grossièreté, tout notre parti est grossier, c’est un parti de prolétaires[482]. »

Au congrès, lors d’une suspension de séance, un membre du Bureau politique lit le Testament à chaque délégation régionale réunie séparément, en interdisant aux délégués de prendre des notes et de faire allusion au texte en séance plénière ; il propose ensuite de maintenir à son poste Staline, qui jure de tenir compte des remarques de Lénine. Zinoviev et Kamenev s’en portent garants. Pour consolider l’autorité de Staline, écornée par la lecture du Testament, chaque délégation est invitée, bien que les statuts ne prévoient rien de tel, à confirmer la reconduction de Staline comme Secrétaire général. En 1927, Staline pourra ainsi prétendre que « tous les délégués avaient unanimement, Trotsky, Kamenev et Zinoviev y compris, contraint Staline à rester à son poste[483] ». Trotsky ne bronche pas. Il ne peut pas faire grand-chose. Demander le respect de l’additif du 4 janvier reviendrait à proposer de désigner un nouveau Secrétaire général, dont Lénine lui-même n’a pas suggéré le nom. Le congrès élit comme secrétaires adjoints à Staline ses fidèles Molotov, Andreiev et Kaganovitch, flanqués du zinoviéviste Zelenski que Staline écartera dès octobre en le nommant secrétaire du bureau d’Asie centrale. Lors du Comité central qui suit le congrès, Staline offre pour la deuxième fois de démissionner, proposition qui sera bien entendu repoussée.

Dès le lendemain du congrès, Staline commence à saper les positions de ses deux alliés. Une sténotypiste avait, par une erreur de transcription, fait dire à Kamenev que Lénine avait parlé de la « Russie des nepmen » au lieu de la « Russie de la NEP ». Le 17 juin 1924, participant à un stage de formation de secrétaires de comités de district du Parti, Staline dénonce avec indignation ce slogan scandaleux attribué à Lénine lui-même et martèle : « La Russie de la NEP (c’est-à-dire la Russie soviétique pratiquant la nouvelle politique économique) et la Russie des nepmen (c’est-à-dire à la tête de laquelle se trouvent les nepmen) sont deux choses tout à fait différentes. Est-ce que Kamenev comprend cette différence de principe ? Bien sûr, il la comprend. Pourquoi alors a-t-il lâché cet étonnant slogan ? Par insouciance à l’égard des questions de théorie. » Et Staline de s’inquiéter de la « masse de malentendus » que cet « étrange slogan » risque d’engendrer dans le Parti « si l’erreur n’est pas corrigée », c’est-à-dire si Kamenev ne reconnaît pas publiquement qu’il a maquillé la pensée de Lénine. Staline publie ce discours dans la Pravda des 19 et 20 juin 1924, en plein Ve congrès de l’Internationale. Kamenev et Zinoviev, furieux, exigent une réunion des conjurés qui, dans une résolution interne, qualifient d’« inamicale » l’attaque si manifestement déloyale de Staline, qui à nouveau propose de démissionner de ses fonctions de Secrétaire général. Mais, toujours obnubilés par Trotsky, Zinoviev et Kamenev, satisfaits de ce léger recul, rejettent l’offre. Staline est gagnant sur toute la ligne. Le texte qui le blâme mollement n’est connu que de 17 dirigeants, mais le péché attribué à Kamenev reste consigné dans la Pravda.

Zinoviev et Kamenev ne comprennent pas la portée de l’incident. Six semaines plus tard, en août, pendant le plénum du Comité central, tous ses membres, sauf Piatakov et Racovski, amis de Trotsky, formalisent leur accord en formant un « cercle » conspirateur d’où émane le « Septuor » (six membres du Bureau politique plus Kouibychev président de la commission de Contrôle, et cinq suppléants). Trotsky est cerné. Le Septuor organise chaque mardi le déroulement de la réunion officielle du lendemain, qui répète soigneusement le scénario mis au point la veille. Trotsky s’en aperçoit vite et lit des romans pendant ces réunions de pure comédie.

Staline prend alors pied dans l’Internationale. Rakosi, membre de son Comité exécutif, souligne la modestie initiale de sa place : « Les dirigeants qui revenaient de l’étranger, de l’émigration, lui faisaient sentir son incompréhension des questions internationales et sa méconnaissance de la culture européenne […]. Il n’avait pas alors l’autorité qui lui aurait garanti l’adoption de ses propositions[484]. » Il s’attache à modifier cet état de choses par une première intervention, bien modeste au demeurant, en coulisses. Du 17 juin au 8 juillet 1924 se tient le Ve congrès de l’Internationale communiste. Il marque un tournant : les précédents se caractérisaient par de vives discussions, celui-ci rompt avec cette fâcheuse habitude. C’est ainsi que les délégués sont invités à voter sur le projet de programme sans en avoir le texte en main.

Staline ne prend pas la parole en séance plénière, mais dirige la commission polonaise. Le Comité central du PC polonais avait défendu, en octobre 1923, dans une lettre lyrique, Trotsky, dont « le nom, disait-il, est […] indissolublement lié à la révolution d’Octobre victorieuse, l’Armée rouge, le communisme et la révolution mondiale ». Il ne pouvait donc « admettre la possibilité » que Trotsky n’appartienne plus à la direction du parti russe et de l’Internationale[485]. Staline rédige, le 4 février 1924, une réponse du Bureau politique qui condamne la lettre des Polonais, mais cette condamnation verbale ne lui suffit pas : il veut des sanctions. Zinoviev, irrité par leurs critiques contre son autoritarisme, lui ouvre la voie en les menaçant de leur « briser les os ». Staline n’a plus qu’à traduire en actes ces propos musclés.

Il corrige personnellement la résolution, qui accuse le « groupe dirigeant du Parti communiste polonais à l’étranger » d’avoir « transféré ses tendances antibolcheviques sur le terrain même de l’URSS et tenté de frapper dans le dos le Comité central bolchevik dans le moment difficile marqué par le départ de Lénine et par les tentatives opportunistes de l’opposition russe d’ébranler les fondements du Parti communiste russe. Il a jeté l’influence de son parti dans la balance au profit de l’opposition russe contre le PCR et donc contre le pouvoir soviétique[486] ». Tous les passages soulignés ont été ajoutés de sa main. Ces dirigeants communistes sont donc anticommunistes. Staline et Zinoviev invitent la délégation polonaise, qui n’en a pas le droit statutaire, à démettre sa propre direction. Staline, par écrit, « s’associe pleinement à la décision », qu’il a en fait dictée. C’est une première dans l’Internationale. Les dirigeants bolcheviks avaient hier réclamé que le parti français exclue les francs-maçons. Mais la décision relevait de ses instances. Staline fait appliquer sa décision par une délégation qui n’en a pas le pouvoir. L’Internationale est un champ d’expérimentation. Plus tard, il mettra en œuvre systématiquement ce type de pratiques au sein du parti russe.

Il avance dans le champ de l’Internationale. Dans la revue Le Bolchevik du 20 septembre 1924, il publie un article sur la situation internationale dans lequel il déclare : « La social-démocratie est objectivement l’aile modérée du fascisme […]. Ces organisations ne se nient pas l’une l’autre, mais se complètent. Ce ne sont pas des antipodes, mais des jumeaux. » Cette incursion ne constitue encore qu’un aspect secondaire de son activité, destinée à démontrer qu’aucun domaine ne saurait lui échapper. Il concentre toujours ses efforts sur les problèmes du pouvoir.

Il lui faut un an pour définir ce qui fonde l’affrontement entre Trotsky et lui, qui, dit-il, ne se réduit pas à une lutte pour le pouvoir, mais tourne autour de la question suivante : le pouvoir au service de qui et de quoi ? et pour quoi faire ? Il y parvient à l’occasion d’une circonstance, qualifiée abusivement de « discussion littéraire », provoquée par Trotsky à l’automne 1924. En septembre paraît le tome III de ses Œuvres complètes, qui rassemble ses écrits de 1917. Dans « Les leçons d’Octobre », préface à ce tome, il affirme qu’en cas de situation révolutionnaire le succès ou l’échec dépendent de la direction du Parti, dont les éléments conservateurs et routiniers s’opposent à la révolution, comme l’ont fait en octobre 1917 Zinoviev et Kamenev, cherchant à cantonner le parti bolchevik au rôle d’opposition parlementaire de gauche.

Staline voit tout de suite le parti qu’il peut tirer de l’affaire, et lance un pseudo-débat public à sens unique, doublement bénéfique pour lui. En feignant de défendre tapageusement l’honneur de Zinoviev et de Kamenev, il rappelle leur opposition à la prise du pouvoir en octobre et fait apparaître Trotsky comme un incorrigible trublion. Dans cette bataille, il est le seul à pouvoir donner des coups sans en recevoir. Une avalanche d’articles s’abat alors sur les « Leçons d’Octobre » et sur le « trotskysme » ressuscité pour l’occasion. Chacun y va du sien, Molotov, Boukharine, Sokolnikov, Kviring, Safarov, etc. Zinoviev, Kamenev et Staline publient des textes semblables aux titres similaires, « Bolchevisme ou trotskysme », « Léninisme ou trotskysme » et « Trotskysme ou léninisme », publiés dans la Pravda puis dans Correspondance internationale, le bulletin du comintern. Chaque texte met en scène les fidèles disciples de Lénine qui vient de mourir confrontés au représentant, sommé de se taire, d’un courant étranger au léninisme. Coller l’étiquette de trotskysme sur l’analyse de Trotsky, c’est la présenter comme la suite des âpres luttes fractionnelles qui, de 1904 à 1917, l’ont violemment opposé à Lénine. Il suffit dès lors de rendre à nouveau publique la liste des épithètes dont ce dernier a accablé Trotsky pendant ces treize ans, et la messe est dite. Lénine a alors traité Trotsky de « vantard », « poseur », « phraseur », « menteur », « liquidateur », « diplomate de bas étage », et l’a comparé au vaniteux personnage du romancier Saltykov-Chtchedrine « Ioudouchka (petit judas) Goloviev ». Ces qualificatifs et deux ou trois vieilles formules de Lénine (comme « Soutenir le groupe Trotsky, c’est aider à tromper les ouvriers » de 1911) seront, à partir de 1924, inlassablement répétés comme l’ultime message de l’Embaumé à ses fidèles. La suppression du nom de famille « Golovlev » après « Ioudouchka » vise à montrer que Lénine a dénoncé en Trotsky le traître, réincarné, qui avait vendu le Messie aux impérialistes romains…

Sur un demi-million d’adhérents du Parti en 1923, moins de 10 000 ont participé à ces débats révolus et en connaissent le sens. Les autres ignorent tout de cette préhistoire. Ayant ainsi diabolisé un « trotskysme » mythique, Staline, au fil des ans, le chargera du contenu qui lui plaira et, par cercles concentriques, l’imputera aux militants et cadres de toutes nuances qu’il décidera de liquider.

Le parti bolchevik compte alors 5 % d’illettrés complets ; 75 % de ses membres n’ont qu’une instruction élémentaire (de 4 à 6 ans d’école primaire), 6,3 % ont une instruction moyenne, et moins de 1 % une instruction supérieure : en gros, 300 dans tout Moscou, 100 pour toute la Sibérie. À Boukhara, 70 % des communistes ne savent ni lire ni écrire en ouzbek, et 98 % ne savent ni lire ni écrire en russe ! Un tiers des communistes du Turkestan sont totalement analphabètes. En Asie centrale, le parti bolchevik n’est que le cache-misère des vieux clans féodaux, dont les membres ne connaissent que la fidélité au chef local. À tous, Staline psalmodie : notre maître vénéré Lénine a dit que Trotsky est un petit judas. Dès lors, l’invective, qui s’apprend comme une formule de catéchisme, se substitue à la discussion. Trotsky rédige un article en réponse, intitulé « Nos divergences », mais choisit finalement de se taire. L’avalanche d’épithètes malsonnantes sur le « trotskysme » dévale dans un silence assourdissant qui semble en confirmer la légitimité…

Pour la troisième fois, Trotsky est l’homme qui impose au Parti une discussion dangereuse pour son unité. C’est un fauteur de divisions. Staline le dit et le fait dire haut et fort. La conférence du Parti de l’arrondissement de Bauman, à Moscou, condamne Trotsky pour « sa tentative de plonger le Parti dans une nouvelle discussion » ; une cellule de Krasnaia Presnia, plus nette encore, « considère l’organisation de discussions sur des questions d’histoire comme absolument superflue et inacceptable ». En même temps, il joue les modérés. Zinoviev et Kamenev veulent exclure Trotsky du Bureau politique. Halte-là, s’écrie-t-il : « Il faut enterrer le trotskysme comme courant idéologique », mais « les mesures répressives, je suis résolument contre[487] ». Il fait figure, dans l’appareil, de garant d’unité et de stabilité, lui qui combat tout à la fois les discutailleries qui divisent et les exclusions qui appauvrissent.

Dans cette polémique, il effectue alors une double falsification de la résolution du Comité central du 10 octobre 1917 sur l’insurrection : il y introduit la décision de créer un Bureau politique, absente du texte original écrit de la main de Lénine ; il modifie ensuite les objectifs du compromis ultérieur consistant à « former un Bureau pour la direction politique dans les jours à venir », qu’il change en « former un Bureau pour la direction politique de l’insurrection[488] », ce qui fait, absurdement, de Kamenev et de Zinoviev des dirigeants de l’insurrection à laquelle ils étaient farouchement opposés. Le secrétaire personnel de Staline, Tovstoukha, attestera en 1934 avoir vu lui-même Staline trafiquer le texte. Staline fait ainsi d’une pierre cinq coups : il exalte Lénine, oppose la « direction collective » d’un Bureau politique aux prétentions de Trotsky, réhabilite le Comité central, pour le moins défaillant en octobre 1917, prend la défense de ses deux alliés et s’attribue une part directe à la « direction politique de l’insurrection ». Sa manœuvre réussit. Ce mythique Bureau politique prend bel et bien forme, urbi et orbi, sous la plume des historiens.

Staline utilise sans tarder ce faux devant la fraction communiste des syndicats, le 19 novembre 1924 : « Il ressort clairement du procès-verbal que les adversaires d’un soulèvement immédiat, Zinoviev et Kamenev, entrèrent dans l’organisme chargé de diriger l’insurrection. » Trotsky les considère comme la droite du Parti en octobre 1917. « Comment se fait-il alors que ces camarades, en dépit de leurs désaccords […] aient été élus à la coordination politique de l’insurrection[489] ? »

Staline rappelle ici l’ours de la fable, dont il a la démarche pesante. En défendant ses deux alliés, il rappelle du même coup leur hostilité à l’insurrection d’octobre 1917 et sape ainsi leur réputation.

En octobre, le Secrétariat constitue, sous la direction du secrétaire de Staline, Tovstoukha, une commission qui invite tous les militants en possession de documents historiques du Parti à les lui faire parvenir. La commission découvre ainsi la lettre de Lénine, rédigée le 19 octobre 1917, mais jamais envoyée, dénonçant Zinoviev et Kamenev comme briseurs de grève. Découverte on ne peut plus opportune au moment où Staline prépare la rupture prochaine avec ses deux alliés. La commission glisse la lettre dans une enveloppe cachetée portant la mention : « Ne pas ouvrir avant 1929 »…, que Staline fera décacheter beaucoup plus tôt.

Ce jeu avec l’histoire est néanmoins secondaire. En ce mois de décembre 1924, il publie une édition modifiée des Questions du léninisme où, contrairement à l’édition antérieure, il affirme possible « l’édification de la société socialiste intégrale dans un seul pays ». Il a fait la découverte « idéologique » de sa vie, qui cerne, de façon certes encore très générale, le contenu politique et social réel du conflit Trotsky-Staline : « révolution internationale » ou « socialisme national ». Radek, futur rallié à Staline, raille sa prétention utopique à « construire le socialisme dans une seule rue », voire, dira-t-il parfois plus vulgairement, « dans une pissotière ». Riazanov, quoique nullement « trotskyste », ricane devant Molotov : « Je veux vivre pour voir comment le socialisme sera construit dans un seul quartier, dans une seule ville, dans un seul district[490]. » Mais Staline promet et répète : « Nous avons tout ce qui est nécessaire pour construire la société socialiste intégrale[491]. » Fort de ce projet autarcique, il est l’homme de la grande promesse à un appareil du Parti désireux de jouir enfin des fruits d’une victoire difficilement acquise et toujours menacée.

Ce qu’il recherche alors avant tout, c’est une formule choc contre l’adversaire. Il la trouve bientôt et la publie dans la Pravda du 17 décembre 1924. La révolution permanente, cette « désespérance permanente », exprime, dit-il, « l’absence de foi dans les possibilités révolutionnaires du mouvement paysan […] et dans les forces et les capacités du prolétariat de Russie ». Pour Trotsky, en effet, le capitalisme, en liant tous les pays entre eux par son mode de production et son commerce, a fait du monde entier un organisme économique et politique unique, régi par la division internationale du travail. Le socialisme ne saurait donc être édifié dans un pays isolé, et le socialisme national autarcique est une utopie réactionnaire. Instinctivement, Staline le nie parce qu’il sent que tel est le vœu de l’appareil. Dès lors, comment les déçus de la révolution mondiale ne se reconnaîtraient-ils pas dans le porteur de cette bonne nouvelle ?

S’il est le meilleur défenseur des « cadres », il n’est pas encore leur maître. Un banal règlement le souligne : le 27 janvier 1925, le Bureau politique dresse la liste, par ordre alphabétique, des dirigeants dont les discours prononcés à Moscou peuvent être transmis en province et de ceux dont les discours prononcés en province peuvent être imprimés. Staline se trouve en dix-neuvième position sur la première et en quinzième sur la seconde. Dans quelques mois pourtant, son pouvoir sera sans partage.

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