CHAPITRE IX
— Et à Miami !... s'exclama Montoya, ce qui était une manière de résumer la situation.
Abel Brouker ne répondit pas immédiatement. 11 se contenta de hocher la tête à plusieurs reprises, puis tendit la main vers un coffret dont il se saisit et qu'il ouvrit. Toujours en silence, il offrit une cigarette à Lou Montoya, en prit une lui-même, les alluma toutes deux d'une main sûre, posément.
Montoya l'admira. Il ne portait pourtant pas une estime démesurée au grand patron de l'O.C.I. Non pas de l'antipathie. Son sentiment découlait plutôt d'une certaine incompréhension, et peut-être d'une espèce de jalousie latente, qui existait entre les scientifiques et les administratifs. Des formations différentes, et des fonctions distinctes. Ceux qui, comme Montoya, dirigeaient vraiment les services, leur impliquaient leur orientation, faisaient une réalité des projets les plus complexes, ne comprenaient pas toujours très bien la tutelle des seconds. Et ils l'admettaient parfois difficilement.
Pourtant, il devait reconnaître aujourd'hui que Brouker possédait de grandes qualités, propres d'un directeur général. Et, surtout, des nerfs d'acier Son calme n'était peut-être qu'apparent, mais il en imposait Dans de telles circonstances, il importait au plus haut point de garder la tête froide !
— Oui, à Miami..., laissa finalement tomber Abel Brouker.
le II fit une nouvelle pause, secoua la cendre je sa cigarette avant de reprendre — A Miami où, justement, réside jef Parker et où se trouve donc son épouse... A Miami où, justement, Valéry Born a choisi de fixer son petit pied-à-terre de célibataire !
N'est-ce pas ?... Je sais ce que vous pensez, Montva, et croyez bien que je me suis tenu des propos identiques aux vôtres !
Le fait que le Golondrina-25, subtilisé d'une façon qui demeurait inexplicable à Helguin, ait été retrouvé sur le terrain d'un petit .aéroclub au sud de Miami était en effet troublant..
Le canot et les scaphandres des deux cosmonautes étaient découverts sur la côte cubaine.
nit Born et Parker restaient néanmoins introuvables sur l'île. Et, soudain, un biréacteur disparaissait mystérieusement d'un aérodrome de Cuba pour réapparaître, tout aussi mystérieusement, sur un terrain d'atterrissage proche de Miami, où les deux hommes avaient leur domicile respectif... Il était difficile, voire impossible, de ne pas enchaîner les événements les uns aux autres...
Toutefois, ni Valéry Born ni Parker n'étaient apparu à Miami ou dans les environs immédiats de la grande cité... Et c'était finalement ce qui intriguait le plus Lou Montoya et tous ceux qui participaient plus ou moins directement aux recherches.
—Il est impensable que Born et Parker se cachent..., commença Montoya.
Abel Brouker eut une moue.
—Tout semble prouver le contraire, coupat-il.
Montoya hésita, reprit après quelques secondes : —Non... Mon sentiment est que tout ceci est beaucoup plus compliqué... Quelles qu'en puissent être les raisons, je n'imagine pas Parker et Born lancés dans une immense partie de cache-cache !... Ce serait ridicule ! D'ailleurs, leur prêter une telle intention n'explique nullement comment ils ont pu s'emparer du Golondrina à Cuba sans attirer l'attention de personne, pour sé poser ensuite près de Miami sans éveiller non plus le moindre intérêt...
Sur le terrain de l'aéroclub de Miami, tout s'était en effet produit d'une façon assez identique à la manière dont s'était déroulés les événements de Heiguin.
La piste, privée et réservée aux membres de l'aéroclub, n'était pas gardée. Le terrain était désert. Aucun service. On ne volait que durant les week-ends et, exceptionnellement comme à Helguin, quelquefois au cours de la semaine, en prévenant d'avance par téléphone le mécanicien qui se rendait alors sur les lieux.
C'était un sous-officier retraité de l'Armée de l'Air américaine. Il avait fait carrière comme mécanicien, et complétait sa retraite en louant ses services à l'aéroclub.
Il avait retrouvé le Golondrina-25 en bout de piste en fin d'après-midi, alors qu'il venait sur le terrain pour réviser un appareil que son propriétaire devait utiliser le surlendemain.
Par acquit de conscience, on avait interrogé les occupants des quelques villas édifiées non loin du terrain. Personne n'avait rien entendu ni remarqué. 11 y avait d'ailleurs peu de monde dans ces maisons. En fin d'après-midi, les gens n'étaient pas encore rentrés de leur travail... Quelques personnes, âgées pour la 6iplupart, qui avaient déclaré qu'elles ne 'coup d'attention aux mouvements aériens...
:Des avions ? Oui, il en passait. Beaucoup. Certains d'entre eux se posaient peut-être sur la î1....' piste proche... La plupart devaient venir de _l'aérodrome de Miami, ou s'y rendre... ils ne r. 'C'était précisément l'un des détails qui turlie1upinaient le plus Lou Montoya. En admettant que Parker et Born soient bien les auteurs de - j'étrange vol d'appareil à Helguin, en supposant qu'ils aient voulu rejoindre au plus tôt ' - la Floride après s'être échoués à bord du canot sur la côte cubaine, pourquoi avaient-ils choisi de se poser sur un terrain désert ? Pourquoi, L alors qu'ils savaient qu'on les attendait, qu'ils rdevaient supposer qu'on les recherchait activement, n'avaient-ils pas atterri sur l'aéroi. drome principal de Miami ? Pourquoi ?...
, motif? Des questions, encore des questions !
Elles menaient une sarabande effrénée dans la tête de Montoya.
li — A moins..., commença-t-il.
— Vous disiez ? s'enquit Brouker en constatant que Lou Montoya s'interrompait.
Illi! — Rien... Enfin, une idée. Je me disais que ' Parker et Born avaient peut-être préféré risquer un atterrissage sur un terrain mal amé' nagé, surtout pour un appareil du type du III Go1ondrina-25, parce qu'ils se trouvaient, à bord du biréacteur, dans des conditions identiques à celles qu'ils ont connues dans la capsule de l'Alliance-6 lors de leur. retour...
—Vous voulez dire que...
Oui, poursuivit Montoya en coupant le P.-D.G. de l'organisation, oui...
Il avait l'impression de tenir enfin l'extrémité de l'un des fils de cet écheveau inextricable. Il fit un effort pour préciser sa pensée.
—Nous ne recevions pas les messages que Born et Parker devaient forcément émettre depuis la capsule..., et tout porte à croire qu'ils étaient eux-mêmes privés de toute nouvelle émanant de nous...
—Oui, acquiesça Abel Brouker.
—Imaginons, poursuivit Montoya, qu'une fois à bord du Golondrina, ils se soient trouvés devant la même impossibilité de communiquer... De nouveau le silence... En parvenant à proximité de Miami, ils comprennent qu'ils ne pourront jamais entrer en contact avec la tour de contrôle de l'aérodrome... Or l'aéroport de Miami est très fréquenté. Vous savez comme moi que les arrivées et les départs de vols nationaux et internationaux s'y succèdent jour et nuit à une cadence très élevée...
—En effet, approuva Brouker. Et vous supposez qu'ils ont renoncé à y atterrir sans être contrôlés de peur de provoquer un accident grave, et ont donc cherché un terrain plus tranquille où se poser ?
— C'est cela.
Il y eut de nouveau un silence entre les deux hommes. Chacun d'eux essayait d'analyser l'éventuel bien-fondé de cette hypothèse.
Abel Brouker le rompit.
Quoi qu'il en soit, dit-il, nous ne pouvons différer davantage les révélations au public... Tout le monde s'impatiente, et personne ne comprend plus rien à rien ! Ce qui a pour effet de provoquer les commentaires les plus absurdes qu'on puisse imaginer !
Nous ne gagnerons rien à prolonger cette... ce subterfuge !
Il fit une pause, ajouta presque aussitôt : Je me demande d'ailleurs si votre intérêt n'est pas de mobiliser justement tout le monde si nous voulons percer rapidement ce mystère et retrouver nos deux hommes...
Lou Montoya approuva d'un signe de tête.
En effet, il ne fallait pas oublier que jef Parker et Valéry Born étaient encore portés disparu..., même s'ils avaient réellement atterri en fin d'après-midi à bord du Golon88 LES RESCAPÉS DU FUTUR Ils n'en pouvaient plus...
Chaque pas qu'ils faisaient les amenait à une nouvelle constatation d'un fait horrible.
Chaque pas qu'ils faisaient résonnait lugubrement dans le silence environnant. Un martèlement atroce. Et chaque nouveau pas semblait multiplier leur fatigue et leur découragement.
L'émotion était trop forte, la situation trop inconcevable... Ils allaient .devenir fous !
jef Parker se laissa tomber sur le banc de pierre. Ils étaient arrivés à un square. Une petite place ombragée... Il la connaissait, mais était incapable d'en trouver le nom... Mais la connaissait-il vraiment 7 Etaient-ils seulement sûrs d'être bien à Miami ?... Il ne savait plus...
Un trop long cauchemar... De toute façon, à Miami ou ailleurs, c'était partout la même torture...
Il s'étreignit la tête dans les mains et se mit à pleurer.
Cela ne le soulageait même pas... En plus, il avait peur. Surtout d'être victime d'une nouvelle crise, comme dans la capsule... Tout était de sa faute... S'il avait su se dominer... Il ne fallait pas que ses nerfs reprennent le dessus.
Il lui fallait, au contraire, se maîtriser... Se maîtriser Valéry Born s'était assis près de lui. II ne disait rien. Ni pour l'encourager, ni pour l'accabler. Il ne lui avait rien reproché...
« Un brave type », se dit Parker. Dans de telles circonstances, face à un tel désastre, ; beaucoup lui auraient jeté sa responsabilité à 1 ' la figure. Born, non. Pourtant, il avait perdu 0 son insouciance. 11 ne lui restait rien de son joyeux caractère, de son penchant à la raille>brie... Il y avait bien de quoi, à vrai dire, per•dre le goût de plaisanter.
, Depuis leur entrée dans le petit village proche de la côte, à Cuba, c'était partout le même •spectacle, la même désolation : des rues vides, silencieuses, inanimées. A Banes, où ils étaient Opassés, puis à Helguin après avoir traversé d'autres bourgs déserts, et enfin ici. Miami était inhabitée. Ce n'était plus qu'une vaste étendue ' d'édifices mornes, séparés par des artères et ; des rues vides, le long desquelles d'innombrables véhicules, vides eux aussi, étaient stationnés... Des villages, des villes, des rues, des I. maisons, des jardins, des places, des véhicules, [ des usines, des champs..., le monde entier..., , le tout figé dans l'immobilité la plus complète.
: Pas le moindre bruit. Personne...
Il Parker parvint à se ressaisir un peu. Près de lui, Born fixait les immeubles qui bordaient la place en semblant ne pas les voir vraiment.
C'est affreux..., murmura fef Parker.
Born toussota, répondit, d'un ton qu'il vouait encourageant : — Surtout incompréhensible !
C'était ce qu'il se disait depuis quelque 0'90 temps. Il y avait dans tout cela quelque chose qui ne cadrait pas. Quelque chose qui leur échappait. Mais quoi Un point, un détail qu'il suffisait de saisir pour avoir la clé de toute l'énigme...
— Mais que s'est-il passé, bon Dieu ! s'exclama brusquement Parker. Qu'a-t-il pu se produire pendant notre absence pour qu'ils soient — Morts ? répéta Born. Nous n'avons pas vu un seul cadavre...
Et il ajouta, retrouvant un peu de sa verve : — Tu as déjà vu des morts s'enterrer eux•mêmes, toi ?
réconfortant.
— Tu as raison, souffla jef, mais... alors ?
le Ils parlaient presque à voix basse, comme s'ils craignaient de troubler tout ce silence.
•Comme si le son de leurs propres voix les intimidait, les effrayait.
— Je ne sais pas, murmura Born ; je ne sais pas..
Il se massa le front. Sa tête était douloureuse à force de penser, de réfléchir à tout cela, de tenter de comprendre le mystère qui les entourait.
— Veux-tu que nous allions chez toi ? proposa-t-il après un silence, pour dire quelque chose, pour suggérer une action précise, pour avoir un but, une idée nette dans le chaos de ses pensées.
A quoi bon ! rétorqua Parker... Il n'y a personne, Valéry... Personne ! Pas plus chez moi qu'ailleurs...
Et, bêtement, sans pouvoir s'en empêcher, il se remit à pleurer.