La logistique de Carthage

(Annexe n° 1.

Spécifique à l’édition française

du quatrième volume du Livre de Cendres.)

J’ai composé ce texte à partir des différentes sources incluses dans les documents Cendres, et j’ai retraduit les langues en anglais moderne. Au besoin, j’ai substitué des obscénités courantes pour rendre la saveur de l’original médiéval. Que le lecteur distrait, qui s’attend à trouver le Moyen-âge hollywoodien, perde ici toute espérance.

Pierce Ratcliff, 2010

« La plupart des femmes suivent leur mari à la guerre… Moi, j’ai suivi mon fils. »

La voix de Yolande Vaudin s’accompagnait des grognements et des soupirs de l’effort physique. Guillaume Arnisout la regarda, à l’autre bout du cadavre qu’ils transportaient.

Il sourit. « Ton fils ? T’es pas assez vieille pour avoir un fils adulte ! »

L’apparence de Yolande était un mélange merveilleusement pervers d’homme et de femme, se dit Guillaume. La cotte de mailles retenue par une ceinture qui lui collait au corps, sous son jaque de livrée, mettait en valeur ses larges hanches féminines. En haut-de-chausses, ses longues jambes semblaient dodues, mais ne l’étaient pas : simplement, elles n’étaient pas masculines. Sculpturale et féminine… Il adorait voir des jambes de femmes en haut-de-chausses : entièrement couvertes, mais avec leur forme si clairement dessinée. Et les jambes de Yolande méritaient d’être dessinées.

Elle portait ses cheveux coupés court, également, comme un page ou un jeune écuyer, et ils se recourbaient souplement sur ses épaules, découverts, d’un jaune vif comme la paille mouillée. Elle, elle avait réussi à retirer son casque avant que le sergent s’en aperçoive : il était bouclé à sa ceinture par la lanière jugulaire. Cela signifiait que Guillaume pouvait voir en entier son visage sage et fripon.

Elle a envie de parler, du moins. Faut pas laisser passer l’occasion.

Il colla le dos contre les portes de la chapelle verte et les ouvrit avec précaution, sans lâcher les chevilles du cadavre. Yolande tenait fermement son extrémité du corps de la morte sous les bras, soutenant le poids tandis que Guillaume passait la porte le premier, à reculons. La peau bleutée était froide sous ses paumes.

Sans baisser les yeux vers son fardeau, Yolande poursuivit. « J’ai eu Jehan Philippe quand j’étais jeune. Quinze ans. Et ensuite, quand il a eu quinze ans, lui, il a été enrôlé par conscription, pour devenir soldat, et je l’ai suivi. »

La porte en partie ouverte laissait entrer le brillant soleil du pays désolé au-dehors. Il resplendissait contre les murs blancs des autres bâtiments du monastère. Guillaume tordit la tête pour regarder l’intérieur de la chapelle, laissant ses yeux s’accommoder, incertain de ses pas dans la pénombre. « Ça ne le gênait pas, que tu sois là ? »

Sa propre vision à l’évidence protégée de la réverbération du matin, Yolande poussa vers l’avant. Les jambes du cadavre étaient prises par la rigidité cadavérique, et elles refoulèrent Guillaume. Des jambes nues lui tapèrent dans le ventre. Il y avait de la terre noire sous les ongles des orteils.

Il entra à reculons, en essayant de retenir avec le pied une porte ouverte tandis que Yolande manœuvrait pour faire passer les épaules et la tête de la morte.

« Ça ne lui aurait pas plu, s’il l’avait su. J’y suis allée déguisée ; je m’imaginais que je pourrais le surveiller de loin… Il était trop jeune. J’étais veuve depuis cinq ans. Je n’avais pas d’argent, sans le salaire de mon homme. Je me suis jointe au train des bagages, je me suis teint les cheveux et j’ai gagné ma vie comme catin, jusqu’à ce que j’en aie marre. Et là, j’ai découvert que je pouvais coller neuf fois sur dix un carreau d’arbalète au centre des cibles. »

La fraîcheur de la chapelle commença à apaiser la morsure du coup de soleil sur la nuque de Guillaume. Son casque lui paraissait toujours insupportablement chaud à porter. Guillaume cligna des yeux, tandis que sa vision s’accommodait, et il regarda Yolande à nouveau. « Mais non, t’es pas assez vieille. »

Le petit rire de la femme sortit du noir, en même temps que la silhouette des murs et du sol dallé.

« Une femme arrive toujours à se faire passer pour un homme plus jeune. Regarde-la, elle », dit Yolande en désignant d’une saccade de sa tête vers le bas le corps rigide entre eux. « Quand elle disait qu’elle s’appelait Guido Rosso, on l’aurait prise pour un gamin imberbe de dix-neuf ans. Sors-la de son justaucorps et de son haut-de-chausses, mets-lui une robe et appelle-la Margaret Hammond, et tu te rendras tout de suite compte que c’est une femme de vingt-huit.

— Ah bon ? » grogna Guillaume en changeant sa prise sur le poids tandis qu’ils avançaient à petits pas vers l’autel. Il marchait à reculons avec difficulté, ne voulant pas trébucher et paraître ridicule devant cette femme. « Je ne la connaissais pas.

— Je l’ai rencontrée quand elle s’est jointe à nous, après la chute. » Les doigts de Yolande se serrèrent de façon visible autour de la chair de la défunte. Inutile de préciser quelle chute. L’effondrement de Constantinople devant les Turcs avait retenti d’est en ouest à travers la Chrétienté, quatre années plus tôt.

« Je l’ai prise sous mon aile. » La bouche large et mobile de la femme dessina un sourire ironique. Ses yeux passèrent du visage du cadavre à celui de Guillaume. « Tu ne l’aurais pas remarquée, toi. Je vous connais, les gars dans la ligne de bataille : Des archers ? Ouais, c’est ces gars mal embouchés qui traînent à l’arrière, et n’arrêtent pas de dire bordel et de prononcer en vain le nom du Seigneur… Je sais pas : qu’on vous donne une guisarme et vous vous figurez que vous êtes les seuls soldats sur le champ de bataille. »

Guillaume apprécia son sourire sardonique et le lui rendit.

Bon, alors… est-ce qu’elle serait en train de me draguer ?

Ils longèrent l’intérieur vide de la chapelle verte en titubant de conserve. Leurs bottes frottaient sur les dalles noires et blanches. Il sentait une odeur d’encens et de feu de bois remontant aux prières du matin. Encore quelques pas…

« Je l’aidais à rentrer jusqu’aux tentes, quand elle était ivre. Elle n’a jamais pesé aussi lourd. Là ! » Yolande poussa un grognement.

Juste à temps, il l’imita, laissant les chevilles raides du corps glisser hors de sa poigne sale. Le corps cogna contre les dalles à ses pieds. Personne ne l’avait lavé. Elle avait les os de la face enfoncés. Les dégâts avaient la même couleur que la mûre héraldique : un rouge tirant sur le mauve.

La peau de Guillaume conservait le contact de celle de la femme. Raide, froide, en train de s’amollir.

« Eh, dieux ! » Guillaume se massa le dos. « C’est pour ça qu’on parle de poids mort. »

Il vit que, mort, Rosso – Margaret – portait encore son armure : un jaque matelassé imbibé de sang et d’humeurs. Le bourrage de lin sortait par les déchirures. Toutes les autres pièces d’équipement, du casque jusqu’aux bottes, avaient disparu. Soit le jaque était trop sale et trop lacéré pour mériter qu’on le revendique, soit le tissu brûlé et taché de sang était tout ce qui retenait encore les intestins à l’intérieur du corps.

Yolande s’accroupit. Guillaume la vit essayer de tirer les bras du cadavre pour les lui ranger le long du corps, mais ils étaient trop raides. Elle se contenta de lisser les cheveux décolorés par le soleil et collés de sang pour les remettre en place. Elle s’essuya les mains sur son haut-de-chausses bleu turquoise en se remettant debout.

« Je l’ai vue se faire tuer. » La femme plus âgée parlait comme si elle ne savait pas vraiment quoi faire ensuite, comme si elle parlait pour repousser le moment de la décision ; même si, se dit Guillaume, cette décision était simplement celle d’abandonner le cadavre de son amie.

La lumière des fenêtres en forme de feuille illuminait la peau claire, lisse de Yolande. Elle avait des plis autour des yeux, mais l’essentiel de l’élasticité de la jeunesse était encore présent.

« Tuée à bord de la galère ? » dit-il d’un ton encourageant, prêt à tout pour poursuivre la conversation, même si le sujet était peu prometteur.

« Ouais. Pour commencer, on était sur un des bateaux de ravitaillement, en train de tirer, on faisait partie de l’équipage de défense. Les enturbannés nous ont balancé du feu grégeois dessus, et le pont a pris feu. Je lui ai crié de me suivre… Quand on est revenues à bord de la galère, elle avait été prise à l’abordage, et il nous a fallu dix minutes, à nous et aux gars de Tessier, pour débarrasser les ponts. Un Wisigoth lui a planté une lance dans la figure, et je suppose qu’ils ont dû la tailler en pièces quand elle est tombée. Ils auraient mieux fait de s’inquiéter de ceux qui étaient toujours en vie.

— Ah non… » Guillaume était réticent à quitter la chapelle verte, même si l’endroit commençait à sentir les chairs en putréfaction. Il était au frais pour la première fois depuis des heures et, d’ailleurs, il y avait cette femme, dont il pourrait peut-être se faire admirer pour sa science du combat. « Il ne faut jamais en garder un en vie sous ses pas. Un gars à terre te plante une épée ou un poignard vers le haut, et il te touche à l’artère fémorale ou aux couilles… Ah, pardon. »

Il s’interrompit, embarrassé. Elle lui jeta un coup d’œil.

Quelque part dans la mémoire de Guillaume, ne serait-ce que la mémoire de ses muscles des mains et des bras, réside la férocité avec laquelle on frappe un homme pour le faire tomber, avant d’enchaîner sans une seconde d’hésitation – bam ! bam ! bam ! bam ! – en frappant du fin tranchant en acier de son arme, pour atteindre le visage, la gorge, les avant-bras, le ventre ; tout ce qui est à portée.

Il détourna les yeux du cadavre à ses pieds, une femme à laquelle un soldat de la marine carthaginoise avait fait précisément ça. La chair de poule frissonna un instant sur sa peau.

« Christus Viridianus ! Qu’est-ce que je ferais pas pour un coup à boire. » Il repoussa vers l’arrière de sa tête sa salade à visière, sentant que le bord de la bande de rembourrage avait laissé une marque chaude et transpirante sur son front. « Dis donc, au fait, qu’est-ce qu’il est devenu, ton fils ? Il est dans la compagnie ? »

Les doigts de Yolande effleurèrent l’insigne du Griffon-sur-l’or cousu sur le plastron de son jaque de livrée, comme si l’insigne de leur compagnie de mercenaires remuait des souvenirs. Elle sourit d’une façon qu’il ne sut interpréter. « J’étais meilleur soldat que lui.

— Il a abandonné ?

— Il est mort.

— Oh, merde. » J’en rate pas une ! « Yolande, je regrette. »

La bouche de la femme se tordit douloureusement.

« Quatre mois après son départ pour la guerre. Qu’est-ce que je m’imaginais, que j’étais capable de le protéger ? Il transportait des munitions au cours du premier siège auquel nous avons participé, et une couleuvrine à l’intérieur du château a frappé de plein fouet le charroi de poudre. Quand je l’ai retrouvé, il avait ses deux mains arrachées, et il s’était vidé de son sang… avant que sa mère puisse l’atteindre.

— Holà… » Je regrette d’avoir posé la question.

Elle doit forcément avoir dix ans de plus que moi. Mais elle ne les paraît pas.

Il devina que Yolande, contrairement à « Guido Rosso », n’avait jamais cherché, ne serait-ce qu’un temps, à passer pour un homme.

Parce que c’est une femme, pas une fille.

« Pourquoi es-tu restée avec la compagnie ?

— Mon fils était mort. J’aurais voulu tuer le monde entier. J’ai compris que si j’avais la patience de les laisser me former, la compagnie me permettrait de le faire, justement. »

Dans son silence abasourdi, Guillaume entendit des clarines de chèvres tinter au-dehors, et des bruits de frottement s’approcher. Une brise chaude entra par la porte de la chapelle verte, qui était restée ouverte, coincée par un caillou. L’odeur de la mort se fit plus présente, désormais ; elle imprégnait l’atmosphère. Comme l’arrière-boutique d’un boucher pendant une vague de chaleur.

« Merde. » Il s’essuya la bouche. « Il va faire chaud, plus tard dans la matinée. D’ici à ce soir… aux vêpres, elle va vraiment être avancée. »

L’expression de Yolande se durcit. « Très bien. Comme ça, ils ne pourront pas l’ignorer. Elle va commencer à puer. Ça devrait inciter ces salopards d’enturbannés à se remuer. Le capitaine a raison. C’est la seule chose à faire…

— Mais…

— Je me fous de ce que racontent les prêtres. On va l’enterrer ici, comme le soldat chrétien qu’elle est. »

Guillaume haussa les épaules. Pour sa part, il aurait volontiers flanqué tous les cadavres par-dessus bord, pour accompagner les Wisigoths de Carthage et nourrir les poissons ; de toute évidence, ce n’était pas une chose à dire devant Yolande en ce moment. Surtout pas si l’on avait envie de se faire l’arbalétrière, se rappela-t-il.

« Si l’abbé arrive à ignorer la puanteur qu’elle va dégager… » Il laissa échapper son sourire, dans un contexte différent. « Qu’est-ce que tu paries qu’il va envoyer chercher le capitaine avant sixte ? Tiens, je vais te dire… Je te parie un flacon de vin qu’elle sera enterrée avant midi, et si je perds, je t’aiderai à le boire ce soir. Qu’est-ce que t’en dis ? »

Ce qu’aurait été la réponse de Yolande, son expression n’en laissait rien présumer, et il n’eut pas l’occasion de l’entendre.

Le bruit traînant qui s’était manifesté à sa conscience un peu plus tôt devint plus fort. Guillaume pivota sur place, tira sa miséricorde du fourreau accroché à sa ceinture et la pointa vers l’autel une bonne seconde avant qu’un garçonnet sorte en roulant de sous le drap de l’autel et s’assoie en regardant avec de grands yeux le cadavre de la soldate.

« Ah… merde ! » sacra Guillaume, exaspéré.

Il vit le mince cercle de fer soudé autour de la gorge de l’enfant. Un esclave en train de tirer au flanc. Ou de se cacher des grands méchants mercenaires francs – non que je le blâme pour ça.

« Eh, toi… fous-moi le camp d’ici ! »

Le gamin leva les yeux, non pas vers Guillaume, mais vers Yolande. Un frémissement l’agita, qui aurait pu être de la peur ou de l’énergie. Wisigoth carthaginois à la peau pâle, aux cheveux sombres qui lui tombaient dans les yeux, il donnait l’impression d’être quelque part entre le début ou le milieu de l’adolescence. Guillaume comprit instantanément : elle se figure qu’il a quinze ans.

« J’écoutais pas ! » Il parlait le dialecte local, mais sa capacité à répondre montrait clairement qu’il comprenait au moins une langue franque. « Je prévoyais. »

Guillaume sursauta, songea : Est-ce qu’on était en train de parler de choses que je ne voudrais pas voir la rumeur colporter ? Non, je ne le lui avais pas encore demandé si elle baisait avec des gars plus jeunes. Puis, repassant la réflexion du gamin dans sa tête, il s’enquit : « Prévoyais ? »

En silence, le jeune garçon tendit le doigt.

Au-dessus de l’autel, sur la pierre du mur dans l’ombre, il n’y avait pas la Croix des Ronces, comme on aurait pu s’y attendre. À la place, un visage sculpté : un visage d’Homme, avec des poussées de feuilles sur les lianes qui jaillissaient de Sa bouche ouverte.

C’était une sculpture de grande taille : peut-être aussi large que la distance couverte par les deux bras de Guillaume tendus, d’un pouce à l’autre. Un aussi grand visage a quelque chose d’intimidant. Vir Viridianus : le Christ en tant qu’Empereur vert, tel que les Wisigoths arianistes préfèrent, en hérétiques, L’adorer. Soigneusement ciré, le bois luisait, d’un grain pâle et argenté qui reflétait la lumière. Du chêne vert, peut-être ? On avait laissé les yeux comme des creux d’ombre.

« Je rêve sous l’autel », dit le jeune garçon, aussi hiératique que s’il avait été un des prêtres du monastère, et non un gamin pieds nus, seulement vêtu d’une chemise en lin sale pour lui couvrir le cul.

Guillaume s’aperçut avec un temps de retard que le bruit de grattement n’avait pas cessé avec leur immobilité. La poignée de sa miséricorde était encore lisse dans sa main. Il recula d’un pas pour se laisser du champ, tandis que le drap sur l’autel bougeait à nouveau.

Une forme curieuse, basse, sombre, souleva quelque chose de pâle.

Guillaume cligna des yeux, sans assimiler l’image, puis son esprit interpréta à la fois la forme et la nouvelle odeur que les relents du cadavre avaient masquée. Un groin pâle et aplati se leva. Un corps quadrupède, sombre et poilu, avança, des oreilles retombant sur des yeux brillants…

Le jeune garçon tendit distraitement le bras pour gratter avec des doigts crasseux la maigre échine du cochon.

Un jeune porcher endormi sous l’autel de l’Homme Vert ? se dit Guillaume. Misère de Jésus mort dans l’Arbre !

« J’ai eu un rêve visionnaire », dit le jeune homme et il tourna le visage vers la femme vivante de la chapelle, vers Yolande. « Je crois qu’il est pour vous. »

Yolande baissa les yeux vers le cadavre de Margaret Hammond. « Pas ici ! Dehors… peut-être. »

Elle aperçut le hochement de tête du coutilier, à côté d’elle. Il dit : « Ouais, allons-y. Faut pas rester ici, maintenant. On a pris le contrôle des lieux, mais ça va pas tarder à être la merde ! »

Les pattes pointues du cochon cliquetèrent sur les dalles, tandis que l’animal suivait le porcher wisigoth vers la gauche de l’autel. Le jeune homme écarta une tenture brodée de la Louve allaitant l’Enfant-Christ, pour dévoiler une porte en bois profondément enfoncée dans le mur. Il l’ouvrit et fit un geste.

Yolande la franchit.

Elle émergea dans l’ombre du mur. Le monde à l’extérieur de l’ombre brûlait sous l’ardeur du soleil nord-africain. À quelques mètres devant elle se trouvait l’inévitable bosquet d’oliviers, et elle alla se placer sous eux, savourant leur ombre et leur odeur ; il y avait si peu de vert depuis la précédente escale de la compagnie à Alexandrie.

Derrière elle, elle entendit Guillaume s’étirer et gémir au soleil, avec satisfaction. « Il sera bien temps de retourner en Europe cet été. Bon Dieu, c’est vraiment ici qu’il faut faire campagne, l’hiver ! Même si on est pas où on devrait être… »

Elle ne se tourna pas pour le regarder. Du haut de cette crête, elle pouvait voir à quinze ou vingt kilomètres à l’intérieur des terres. Des collines rocheuses tristes et anonymes se dressaient à l’ouest. Dans cette direction, le soleil était pâle. Le ciel bleu défiait le regard, comme s’il contenait des particules d’ombre.

Les limites de la Pénitence. Bah, je me suis déjà retrouvée sous les Ténèbres perpétuelles… On doit forcément se trouver à cinquante ou soixante lieues de Carthage. Forcément.

Guillaume Arnisout arriva près d’elle d’un pas léger. « Peut-être que le prophète porcher ici présent peut nous dire si on va flanquer une bonne raclée à l’ennemi : ça vaut le coup, en général. »

Elle surprit l’expression sardonique du coutilier fixée sur le jeune gardien de porcs. Guillaume est beaucoup plus séduisant quand il ne fait pas tant d’efforts, se dit-elle. Tout en longues jambes, les hanches étroites et les épaules larges. Un visage et des mains bronzés. Buriné par tous les combats. En forme.

Mais, de mon point de vue, il ressemble à un gamin. Est-ce que je ne les ai pas toujours préférés plus âgés que moi ?

« Si tu as une prophétie à proposer », dit Yolande au porcher, sur un ton plus brusque qu’elle n’en avait l’intention, « tu te trompes de femme. Je suis trop vieille pour avoir un futur. Je n’ai pas d’argent. Si quelqu’un avait de l’argent, dans la compagnie, on ne travaillerait pas pour Hussein Bey et ces foutus Ottomans !

— Ce n’est pas une arnaque ! » Le gamin repoussa ses cheveux non taillés hors de ses yeux. Plusieurs générations de son peuple sur cette terre ne l’avaient pas gratifié d’une peau capable de résister au soleil – lorsqu’il y avait du soleil – et la rougeur de son teint aurait pu être due à la chaleur, comme elle pouvait l’être à la honte.

Elle s’accroupit, appuyant son dos contre un des troncs d’oliviers. Guillaume Arnisout se plaça immédiatement à sa gauche ; le Français était incapable de ne pas se comporter en vigie dans toute situation de danger potentiel ; sans même se rendre compte, peut-être, qu’il le faisait.

Et combien de choses est-ce que je fais, maintenant, sans en avoir conscience ? À force d’être un soldat, comme je le suis…

« Ce n’est pas une arnaque », expliqua le garçon, avec patience, maintenant, « parce que je peux vous montrer.

— Bon, écoute… comment tu t’appelles ?

— Ricimer. » De toute évidence, il avait observé plus d’un Franc essayer d’adapter sa langue à la prononciation wisigothe, et poussa un soupir avant que Yolande puisse réagir. « Bon… Appelez-moi Rie.

— Écoute, Rie, je ne sais pas ce que tu t’imagines que tu vas me montrer. Une poignée d’os de poulet, des pierres runiques, des cordelettes avec des perles ou des cartes. Peu importe ce que c’est, je n’ai pas d’argent.

— Je ne pourrais pas l’accepter, de toute façon. Je suis l’esclave du seigneur père.

— C’est l’abbé d’ici ? » Elle plaça la main haut au-dessus du sol en une illustration théorique, puisqu’elle était encore accroupie. « Un grand homme. Une barbe. Bruyant.

— Non, ça, c’est le prieur Athanagild. L’abbé Muthari n’est pas aussi vieux. » Les yeux du garçon devinrent des fentes, soit à cause de la réverbération du soleil sur la terre blanche, soit à cause de l’embarras, Yolande ne sut dire.

Elle fronça soudain les sourcils. « De quel droit est-ce qu’un prêtre détient des esclaves ? »

Guillaume intervint : « C’est tous des païens, dans ce foutu monastère : qui peut savoir ce qu’ils fabriquent ? On s’en fout, bordel de merde ! »

Rie explosa : « Je lui appartiens parce qu’il m’a sauvé ! » Sa voix dérapa le long de l’échelle harmonique jusqu’au couinement, et sa peau claire montra clairement qu’il rougissait. « J’aurais pu partir sur une galère ou au fond d’une mine ! C’est pour ça qu’il m’a acheté !

— C’est une saleté, les galères. » Guillaume Arnisout parla au bout d’un instant de silence, comme s’il était contraint à cet aveu. « Et les mines sont pires que les galères. On les fout là-dedans et on les épuise, on a du pot si on survit vingt mois.

— Est-ce que le père Mu… » Elle eut du mal à prononcer le nom. « … Muthari sait que tu te balades en prononçant des prophéties ? »

Le jeune garçon secoua la tête. Le cochon maigre qui farfouillait sous les oliviers vint le rejoindre en trottinant délicatement sur ses hautes pattes. Le soleil miroita sur l’anneau d’acier passé dans son groin noir. Yolande se crispa, sur ses gardes.

La féroce morsure d’un cochon peut couper une main d’homme. En plus de cela, il y a l’odeur, et la merde.

Le goret s’assit sur son arrière-train, ressemblant totalement à un chien de chevalier après la chasse, et il appuya le poids de son épaule contre la jambe de Ricimer. Rie tendit le bras et lui gratta à nouveau les poils de l’échine, et Yolande vit l’animal clore presque complètement les yeux de plaisir.

« Eh ! annonça Guillaume d’une voix qui semblait amusée. Je mangerais bien du rôti de porc ! Peut-être que les enturbannés nous en vendraient deux ou trois. Yol, je vais aller leur en toucher deux mots, voir quel prix ils en demandent. Ça devrait pas faire beaucoup ; on leur a foutu une trouille bleue ! »

Il pivota pour aller contourner la chapelle verte par l’extérieur, en lançant par-dessus son épaule : « Gamin, trouve-nous deux gros gorets ! »

L’idée du gras et de la viande de porc, chauds, juteux, croustillants, dégoulinants de sauce fit saliver Yolande. Le souvenir du fumet du cochon rôti lui envahit les sens.

Mais si on laisse cramer la viande, par contre, ça sent exactement comme les blessés au feu grégeois sur la galère.

« Damoiselle ! » Les iris de Ricimer étaient noirs dans un visage qui fit écarquiller les yeux à Yolande ; sa peau avait viré à une teinte située quelque part entre le vert et le blanc. « Les cochons sont impurs ! Il ne faut pas les manger ! La viande pourrit avec la chaleur ! Ils ont le ver solitaire ! Dites-lui ! Dites-lui ! On ne mange pas… »

Yolande interrompit sa voix éraillée d’adolescent en indiquant d’un hochement de tête vers le cochon-chien avec son long groin : « Alors, tu les gardes pour quoi ?

— Pour éliminer les ordures, répondit-il brièvement. Damoiselle franque, je vous en prie, dites à cet homme de ne pas poser la question au seigneur père ! »

Il y a tant de choses tellement importantes, quand on a son âge. Dans un an ou deux, tu ne t’occuperas plus de ton cochon apprivoisé.

« Ça ne dépend pas de moi. » Elle haussa les épaules, et songea à se remettre debout. « Je suppose que la bonne aventure est annulée ?

— Non. » Encore pâle et transpirant, le jeune homme secoua la tête. « Il faut que je vous montre. »

L’obstination de ce gamin étranger était agaçante, étant donné la présence du corps de Margaret Hammond derrière elle dans la chapelle. Néanmoins, Yolande préféra avoir recours à un refus diplomatique.

On doit toujours écouter les jeunes gens, même quand ils disent des sottises.

« Si c’est une vision véritable, Dieu me l’enverra, de toute façon. »

Le garçon tendit le bras et tira sur le revers de la manche de Yolande avec des doigts rendus poussiéreux par le poil raide du cochon. « Oui ! C’est maintenant que Dieu va vous l’envoyer. Laissez-moi vous montrer. Il faut aller nous asseoir avec Vir Viridianus et prier dans la chapelle… »

Le visage de la femme apparut avec force dans l’esprit de Yolande, tel qu’il avait été avant que les os soient ensanglantés et la chair enfoncée. Margot – Guido – en train de sourire, alors qu’elle se penchait pour faire tourner la manivelle de son arbalète ; aussi à l’aise qu’une lavandière en train d’essorer des draps entre ses deux mains.

« Pas avec Margot là-dedans !

— Il vous faut le visage de Dieu !

— Le visage de Dieu ? » Yolande tira sur les lies de cuir qui maintenait fermée l’encolure de sa cotte de mailles. Elle suivit en tâtonnant les anneaux de métal riveté, entre son gambison, sa camisole de drap et la peau chaude, et en tira un chapelet.

« Ça ? »

Des perles sombres et polies, avec un gland sculpté toutes les dix perles ; et sur la courte chaîne qui en pend, simplement gravé avec deux feuilles de chêne et des yeux écarquillés, le visage du Christ Vert.

Le gamin ouvrit de grands yeux. « Où avez-vous eu ça ?

— Il y a quelques arianistes dans la compagnie : tu ne le savais pas ? » Elle rit doucement toute seule. « Ils ne le resteront pas quand la compagnie franchira les mers pour repartir au nord, mais pour le moment, ils restent en bons termes avec Dieu tel qu’il est ici. Ça ne les empêche pas de jouer, ceci dit. Alors : tu veux que je prie ceci ? Et là, je la verrai, cette vision ? »

Il tendit la main. « Donnez-moi ça. »

Avec réticence, Yolande fit couler le filet de perles dans ses paumes en coupe. Elle le regarda démêler, tenir et soulever le chapelet de façon à ce que l’Homme vert sculpté se balance entre eux deux, glissant alternativement des rayons de soleil au noir des ombres. Oscillant. Ralentissant. S’arrêtant.

Un visage en médaillon, la surface gravée du bois restituant lentement la lumière aux yeux de Yolande.

L’erreur que j’ai commise, se dit-elle plus tard, c’est d’écouter un jeune garçon. J’en avais un à moi. Pourquoi ai-je espéré que celui-ci serait aussi intelligent qu’un homme ?

Sur le moment, elle glissa simplement sous la surface du jour, sa vision devenant trouble, son corps immobile.

Et elle vit.

Yolande vit de la terre, et un pinceau. De la terre poussiéreuse, à deux ou trois centimètres de son visage. Et on l’écartait avec un fin pinceau de poils d’animal, pour dégager…

Des ossements.

Yolande eut conscience de se rasseoir sur ses talons, même si elle n’arrivait pas à voir les parties de son corps que l’on perçoit d’habitude par la vision périphérique. Elle regarda de l’autre côté de la tranchée, consciente de se trouver dans une zone de fouissage. Quelqu’un qui dressait en hâte des défenses de terre, peut-être ?

Et elle n’était pas seule.

Une femme à genoux de l’autre côté de l’entaille dans la terre se rassit et rangea un pan de cheveux noirs derrière une oreille tout aussi noire. Son autre main tenait le petit pinceau mystérieux.

« Oui », répondit la femme, songeuse. « Je suppose que tu aurais exactement ressemblé à ça. »

Yolande cligna des yeux. Vit des cordages tendus par des chevilles à quelques centimètres au-dessus du sol. Et découvrit que ce qui émergeait également de cette tranchée, noirci par endroits, et brisé en d’autres, était des dents.

« Une tombe, dit Yolande à haute voix en comprenant. Est-ce la mienne ?

— Je ne sais pas. Quel âge as-tu ? » La femme brune agita la main avec impatience. « Non, ne me dis pas ; je vais trouver. Voyons… Une cotte de mailles : ça pourrait se situer n’importe quand, à partir des défaites carthaginoises face à Rome. Mais on dirait un travail médiéval. Occidental. Donc, pas turc. » Ses sourcils épais et épilés s’abaissèrent. « Le casque est l’indice décisif. Une salade d’archer. Je te placerais quelque part au cours du XVe siècle. Le milieu du siècle… Une Européenne venue en Afrique du Nord combattre dans les guerres turco-wisigothes, après la chute de Constantinople. Tu as environ cinq siècles et demi. Je me trompe ? »

Au mot casque, Yolande avait arrêté d’écouter. Levant les mains, surprise, elle toucha le bord de sa salade. Elle palpa la boucle à sa mâchoire.

Pourquoi est-ce que je me vois vêtue pour la guerre ? C’est une vision divine : ce n’est pas comme si je pouvais être blessée.

Le casque avait disparu. Immédiatement, tous les bruits du lieu se précipitèrent sur elle. Les grillons, les oiseaux ; un grondement sourd, trop proche pour être le tonnerre. Et un ciel clair qui empestait et lui faisait pleurer les yeux. Elle s’ébouriffa les cheveux avec les doigts, sentant encore l’impression de la doublure du casque sur ses cheveux. La fraîcheur du vent lui fit prendre conscience qu’on était le matin. Un début de matinée, quelque part en Afrique du Nord… dans le futur qui existe dans l’esprit de Dieu ?

« Est-ce que c’est ma tombe ? »

Yolande s’aperçut que la femme la dévisageait.

« J’ai dit, est-ce que c’est ma…

— J’en sais rien. » Les mots claquèrent avec vigueur, couvrant les siens. Les yeux sombres se fixèrent sur son visage, concentrés, en le découvrant de toute évidence davantage maintenant que la salade était retirée.

Yolande s’enveloppa d’assurance, comme elle le faisait avant un combat, sentant les mêmes crampes du ventre la travailler. J’ai cru que ça ressemblerait à un rêve. Que je n’aurais pas conscience d’avoir une vision. Ceci, c’est terrifiant.

« Je n’en saurai rien, répondit son interlocutrice d’une voix plus mesurée, tant que je ne serai pas arrivée au pelvis. »

C’était curieux. Yolande fronça les sourcils. Je ne comprendrai la signification d’une partie de ceci qu’au travers de la prière, plus tard. Le pelvis ? Voyons voir : qu’est-ce que je me souviens des docteurs. C’est ce qu’elle est, cette femme qui fouille dans la terre ? Bizarre, pour une doctoresse…

« J’ai donné naissance à un enfant, dit Yolande. Tu n’as pas besoin de trouver mes ossements : je peux te le dire moi-même.

— Alors, ça, ce serait quelque chose. » La femme secoua la tête. « Ce serait vraiment quelque chose. »

La femme portait un haut-de-chausses très lâche, des bottines qui lui montaient sur les chevilles, et un justaucorps fin, dont les manches avaient de toute évidence été déliées et retirées. Sa peau couleur de café turc doit mieux supporter le soleil, se dit Yolande. Mais je me couvrirais avant nones, à sa place.

La femme parut sarcastique. « Trouver une femme soldat qui a été mère : quel genre d’icône ce serait ? »

Yolande se sentit traversée par un désespoir familier. Pourquoi est-ce que ce sont toujours les femmes qui ne me croient pas ?

« Oui, j’ai été catin ; non, je n’en suis plus une. » Yolande répéta son catéchisme avec une habileté née de la pratique. « Oui, je manie une arbalète ; oui j’ai assez de force pour remonter la manivelle ; oui je suis assez forte pour tirer avec ; oui je peux tuer des gens. Pourquoi est-ce si difficile à croire ?

Je vois chaque jour des commerçantes dans des échoppes de boucher, en train d’équarrir des carcasses. Pourquoi est-il si difficile d’imaginer des femmes qui pratiquent un métier identique ? Ça n’a rien de différent. »

Yolande fit un petit geste vers ce dont elle sentait la présence, maintenant : sa cotte de mailles, et le poignard et le fauchon accrochés à sa ceinture.

« C’est simplement de la boucherie. C’est tout. La seule différence, c’est qu’à la guerre, les animaux se rebiffent. »

Elle employait cette dernière remarque depuis assez longtemps pour savoir qu’en général, ça ne servait qu’à mettre en évidence les anciens soldats dans un groupe. Ce seront ceux qui s’esclaffent, avec pas mal d’ironie.

La femme brune ne rit pas. Elle eut l’air blessée, écœurée. « Tu sais ce que j’étais avant de devenir archéologue ?

— Non », répondit poliment Yolande, en se demandant : Une quoi ?

— J’étais une réfugiée. Je vivais dans les camps. » Un autre hochement de la tête de l’autre, moins pour nier que pour rejeter. « Je ne veux pas penser qu’il y a eu cinq, six cents ans, et que rien n’a changé. »

Le vent balaya les fosses. Qui, à l’évidence, n’étaient pas des défenses, puisqu’elles ne répondaient à aucune logique militaire. Elles suggéraient plutôt une ville, se dit Yolande, telle qu’on pourrait la contempler depuis un promontoire ou une colline qui la surplombait. Il ne restait plus rien, à part les moignons des murs.

« Tous les hommes ordinaires tombent dans l’oubli, dit Yolande. C’est ça, que cette vision me montre ? Je… Est-ce que c’est sa tombe, et pas la mienne ? Celle de Margot ? Je sais que peu d’entre nous survivent longtemps aux souvenirs que conservent nos enfants. Mais moi… j’ai besoin de savoir maintenant qu’on l’a reconnue pour ce qu’elle était. Qu’elle a été enterrée avec les honneurs. »

Margaret serait morte en combattant au côté de n’importe quel homme de la compagnie, comme ils seraient morts à ses côtés à elle. C’est cela qui doit être reconnu, cette volonté de se confier mutuellement sa vie. Reconnu… et retenu. Honneur est le seul mot qui lui vienne à l’esprit pour en rendre compte.

L’autre femme se baissa et brossa avec délicatesse l’articulation d’un maxillaire. « L’honneur… Oui. Bon. Les funérailles, c’est fait pour les vivants.

— Les funérailles sont faites pour Dieu ! laissa échapper Yolande, prise de court.

— Si on est croyant, oui, je suppose. Mais je pense que les enterrements sont pour ceux qui restent. Pour que ce ne soit pas simplement un corps de plus qu’on a jeté dans une fosse commune parce que le choléra circule parmi les tentes, et qu’il était trop dangereux de laisser les cadavres à l’extérieur, et qu’il n’y avait plus de bois pour les bûchers. Pour qu’il y ait une pierre tombale qu’on puisse conserver à la mémoire, même si on ne peut pas aller lui rendre visite. Pour qu’ils ne soient pas seulement… une simple image sur un écran. »

Un écran ? Un peu sarcastique, Yolande songea : Nous ne sommes pas une classe de gens qu’on représente sur des tapisseries, toi et moi. Au mieux, j’arriverai à figurer parmi un amas de casques dans le décor. Toi, tu pourrais être une travailleuse aux champs, tandis que les nonnes déploient tout leur talent à border la bride du seigneur et le reste de son équipement.

« Quand on est croyant ? répéta Yolande sur un ton interrogatif.

— S’il y avait un Dieu, laisserait-il des enfants mourir par milliers, simplement à cause d’une eau croupie ? »

Si les détails précis échappaient à Yolande, l’émotion de la femme était patente. Yolande protesta : « Oui, j’ai douté, moi aussi. Mais je vois l’évidence de Sa présence chaque jour. Les miracles des prêtres…

— Ah, bah, on ne peut pas discuter avec le fondamentalisme. » La bouche de la femme se releva aux commissures.

« Ce qui était assurément le cas avec le christianisme médiéval. »

Une voix interrompit, un appel inintelligible venu de quelque part dans le site du village détruit.

« J’arrive ! cria la femme. Une minute, vous voulez ! »

La disposition des bâtiments n’était pas familière, s’aperçut Yolande, avec soulagement. Il ne s’agissait pas du monastère.

Donc, si mon destin est de périr sur cette foutue côte, ce n’est pas pour tout de suite.

La femme tourna de nouveau la tête vers elle. Elle scrutait le visage de Yolande avec une avidité étrange.

« On inscrira ça dans les registres sous la rubrique milice villageoise. Un squelette avec un bassin féminin qui porte une cotte de mailles a dû revêtir une armure et prendre les armes dans un accès de désespoir, pour défendre sa ville. »

Dans sa voix, également, il y avait du désespoir. Et du dégoût envers elle-même : Yolande le sentit.

Et cette folle n’est même pas soldat. Que lui importe, à elle, qui cherche des cadavres dans la terre, qu’on se souvienne de Margot et de moi telles que nous étions ?

La femme la montra du doigt. Yolande comprit que c’était la cotte de mailles qu’elle indiquait. « Pourquoi est-ce que tu faisais ça ? La guerre ? Des combats ?

— Ce n’était pas… ce que j’avais l’intention de faire. J’ai découvert que j’étais douée pour ça.

— Mais c’est mal. » L’expression de la femme s’embrasa, intense. « C’est malsain.

— Oui, mais… » Yolande marqua un silence. « Ça me plaît. Sauf quand il faut vraiment se battre, peut-être. »

Elle lança à l’autre femme un rapide sourire.

« Se balader aux quatre coins de la Chrétienté, jouer et parier, bouffer jusqu’à se faire péter la sous-ventrière, forniquer et ne pas travailler… tout ça, c’est formidable. Je veux dire : tu m’imagines dans un couvent, ou en veuve respectable, à Paris ? Oh, et puis s’enrichir, si on a la veine de faire un pillage quelque part. C’est bien, ça aussi. Ça vaut la peine de courir de temps en temps le risque de se faire tuer, parce que, eh, faut bien qu’il y ait quelqu’un qui se tire vivant du champ de bataille ; alors pourquoi pas moi ?

— Mais tuer les autres ? »

Le sourire de Yolande s’effaça. « Je peux le faire. Je peux faire tout cela. Sauf… les canons. Je m’étouffe, quand il y a des coups de canon. Je pleure. Et ils croient toujours que c’est parce que je suis une femme. Alors, désormais, j’essaye de me débrouiller pour qu’ils ne me voient pas. »

La femme à la peau sombre déposa son pinceau sur le sol.

« Plus sensible. » Dans ce dernier mot, il y avait du dédain. Elle ajouta, sans la nuance ironique : « Plus raisonnable. En tant que femme. Tu sais que tuer est irrationnel. »

Yolande se retrouva en train de sourire en se moquant d’elle-même. Non, je ne suis pas raisonnable face aux arquebuses et aux canons… le raffut du diable ne m’effraie pas. Ça me fait pleurer, parce que je me souviens de tant de morts. J’ai perdu plus de quarante personnes que je connaissais, lors de la chute. »

Le visage aquilin de l’autre femme montrait une tristesse conflictuelle, difficile à interpréter.

Yolande haussa les épaules. « Si tu veux de la guerre qui fait vraiment peur, essaie de te battre dans la ligne. Le combat rapproché avec des armes tranchantes. C’est pour ça que je me sers d’une arbalète. »

Les traits dignes de la femme adoptèrent une expression à mi-chemin entre la compréhension et le mépris.

« Pas de femmes dans les combats rapprochés, alors ?

— Oh, si. » Yolande observa un silence. « Mais ce sont des idiotes. »

Le visage de Guillaume apparut dans sa tête.

« Tous ceux qui emploient une arme d’hast sont des imbéciles… Mais je suppose que c’est plus facile pour une femme de balancer une guisarme que de bander une arquebuse de cent kilos. »

L’autre femme se rassit sur ses talons, en écarquillant les yeux. « Une guisarme ? Plus facile ?

— Tu as déjà coupé du bois ? » Et devant la mine affirmative de l’autre, Yolande lança un regard qui disait : eh bien, voilà. « C’est juste une hache de bûcheron au bout d’un long bâton… et même, la lame est plus mince. Margot disait que le vouge et la masse se maniaient plus facilement. Mais en fin de compte, elle est venue chez les arbalétriers, parce que j’étais là. »

Et regardez tout le bien que ça lui a fait.

« Tout le monde n’est pas capable de maîtriser l’usage des arbalètes ou des arquebuses… » C’est une discussion que Yolande a déjà eue, beaucoup trop souvent. « Pourquoi est-ce que tout le monde se figure que ce sont les armes qui posent des difficultés pour une femme au combat ? Ce sont les gars de son propre camp. Pas le fait de tuer. »

Les fragments d’os et de dents dans la terre possédaient chacun leur ombre propre, portée par le soleil qui montait encore au-dessus de l’horizon.

« La vérité est importante. » En levant les yeux, Yolande trouva l’autre femme qui la regardait d’un air songeur. Yolande insista : « La vérité, la voilà : c’était un soldat. Elle ne devrait pas être autre chose, simplement pour qu’on puisse l’enterrer.

— Je sais. Je voudrais des preuves sur les femmes soldats. Et… je ne veux pas des soldats, qu’ils soient hommes ou femmes. » La femme repêcha sa mèche vagabonde et la repoussa à nouveau. Yolande nota l’or délicat d’une boucle d’oreille, là, dans la spire : enfoncée de façon barbare dans la chair du bord de l’oreille.

« Bien sûr, dit la femme sur un ton mesuré en se remettant debout, nous n’en avons aucune idée, en fait. Nous émettons des suppositions, en fonction de ce que nous exhumons. Nous avons des illusions, des rêves. Je te visualise. Mais ce ne sont que des histoires. »

Elle regarda Yolande, à ses pieds.

« L’important, c’est la personne qui raconte les histoires, et les histoires qu’on ne raconte jamais. Parce que les gens agissent en fonction de ce que disent les histoires. Les gens vivent leur vie en se basant sur rien de plus qu’un crâne, un fragment d’anneau de maille et le site d’une bataille dont le souvenir s’est perdu. Il y a des gens qui meurent pour cette soi-disant vérité ! »

Émue par la détresse de la femme, Yolande se mit debout. Elle se frotta les mains, pour se débarrasser de la poussière, se préparant à avancer pour aller aider la femme. Et ce fut la plus étrange des sensations possibles : elle se frotta les mains et ne sentit rien. Ni peau, ni chaleur des paumes, ni cals. Rien.

« Yolande ! Yolande ! »

Elle ouvrit les yeux… et ce fut la plus étrange des sensations, car elle ne les avait pas fermés.

Guillaume Arnisout s’accroupit devant elle, ses minces doigts bruns lui serrant les poignets dans une prise douloureuse. Il lui tenait les mains écartées. Elle avait la paume des mains qui lui cuisait. Elle regarda et vit qu’elles étaient rouges. Comme si elle avait plusieurs fois frotté la poussière fine et granuleuse de la cour entre ses paumes.

Un groin frais, dur et élastique s’enfonça dans ses côtes, pressant les maillons de sa cotte de mailles. Yolande fit la grimace et tourna la tête. La truie lui rendit son regard. L’animal avait des prunelles bleu vert, entourées par du blanc : des yeux d’une humanité déconcertante.

Qu’est-ce qu’on m’a fait voir ? Pourquoi ?

À un mètre de là, Ricimer était étendu sur un côté. Une écume blanche séchait aux commissures de ses lèvres. Des croissants blancs étaient visibles entre ses paupières.

Yolande tordit ses poignets pour rompre la prise de Guillaume sur ses avant-bras. La truie la tapa inopportunément avec le groin. Elle va me mordre ! Yolande se redressa sur les genoux, pour s’écarter de l’animal ; elle se pencha, et palpa le visage et le cou du garçon. Chaud, suant. Il respirait.

« Le gamin a eu une crise. » Guillaume parlait d’un ton brusque. « Yol, j’ai rencontré ton sergent : le patron nous réclame. Le rapport sur Rosso. J’ai dû lui raconter que tu priais. Ça va ? Il faut qu’on y aille ! »

Yolande se remit debout. Par lâcheté plus que pour une autre raison. Rien ne lui assurait que le gamin allait survivre. Elle lui tourna le dos et commença à s’éloigner, en dépassant la chapelle.

Des visions ! En vérité. Des visions envoyées par Dieu… à moi… !

« Non, ça ne va pas. Mais faut quand même qu’on y aille.

— Qu’est-ce que tu as vu ? Tu as vu quelque chose ? Yol ! Yolande ! »

La barbe dure et cuivrée du capitaine s’agitait tandis qu’il beuglait contre les moines assemblés.

« Elle aura des funérailles de soldat ! » Sa voix se répercutait avec un son mat contre les murs, dans le grand réfectoire du monastère. « Des funérailles de chrétien ! Sinon, elle restera où elle est jusqu’à ce qu’elle pourrisse, et il vous faudra un seau pour l’enterrer ! »

Johann Christoph Spessart, capitaine de la compagnie du Griffon-sur-l’or, était le modèle courant de l’homme charismatique. Sinon, Guillaume n’aurait pas fait partie de sa compagnie. Il ne mesurait pas plus d’un mètre cinquante, mais il rappelait à Guillaume un petit coq qu’avait eu sa mère : un tout petit coq, au plumage éclatant, qui intimidait toutes les créatures de sa basse-cour, poules et autres, et donnait matière à réflexion aux mastiffs.

L’homme avait été autrement plus superbe en France, songea Guillaume, lorsqu’il portait son harnois milanais complet, quoique légèrement cabossé. Mais une armure de plate, même hautement polie, ne s’accorde guère avec le soleil brûlant des côtes d’Afrique du Nord.

À présent, comme la moitié de ses hommes, Spessart était vêtu de maille et avait adopté sur la tête le foulard blanc des Wisigoths, et un pantalon lâche enfoncé dans de solides bottes en peau d’antilope.

Il ressemble encore au mercenaire franc dur à cuire, typique. Pas étonnant qu’ils se chient aux braies.

« Toi, Vaudin ! » Le capitaine du Griffon indiqua Yolande du doigt. La femme redressa la tête. Le ventre de Guillaume se noua en voyant son expression vide, ahurie.

Grand Dieu, faites que le capitaine prenne ça pour de la piété et qu’il se figure qu’elle priait pour son amie morte ! Mais il s’est passé quoi, là-bas ?

« Oui, capitaine ? » On ne pouvait s’y tromper : c’était clairement une voix de femme. Les moines firent la grimace.

« Le cadavre de Margaret Rosso est-il étendu devant l’autel de Dieu ? » lui demanda Spessart.

Guillaume vit la bouche de Yolande se mouvoir, mais elle ne corrigea pas le nom de la défunte, que le capitaine venait d’estropier. Au bout d’une seconde, d’une voix chevrotante, elle répondit : « Oui, capitaine. »

On aurait pu prendre cela pour du chagrin : Guillaume reconnut un état de choc.

« Parfait. Organisez un tour de garde. Je veux une lance en faction à la chapelle en permanence à partir de maintenant, à commencer par la vôtre. »

Yolande hocha la tête. Guillaume la regarda repartir vers la porte principale. Il faut que je lui parle !

Mal à l’aise, il découvrit qu’il était au bord de l’excitation sexuelle.

« Arnisout ?

— Oui, capitaine. » Guillaume baissa les yeux et croisa le regard du soldat germanique.

« Que dit l’Église sur les funérailles chrétiennes, Arnisout ? »

Guillaume cligna des yeux, mais laissa la réverbération du soleil contre les murs blanchis à la chaux du réfectoire lui servir d’excuse pour cela. « Qu’on doit enterrer les corps le jour même de leur mort, capitaine.

— Même un fantassin sait ça ! » Le capitaine du Griffon tourna sur ses talons. « Même un coutilier le sait ! Bon, je ne vais pas aussi loin que certains commandants : je n’oblige pas mes soldats à transporter leur propre linceul dans leur paquetage. Mais j’observe les rites chrétiens. Enterrement le jour même. Elle est morte hier.

— Je comprends votre point de vue, ka’id. » L’abbé du monastère cachait ses mains dans le flot de ses habits verts. Guillaume soupçonnait qu’elles tremblaient, et que c’était ce qu’il voulait dissimuler. « J’hésite à prononcer la damnation de quiconque pour hérésie. Le Christ sait qui Le vénère avec sincérité, quel que soit le rite employé. Mais nous ne pouvons pas enterrer une femme scandaleuse qui s’habillait en homme et qui se battait… qui tuait ! » Guillaume se surprit à admirer cette petite étincelle de courage mal inspiré. L’abbé parlait avec peine, la bouche meurtrie et enflée. « Ka’id, la réponse reste non. »

Et le voilà qui donne du ka’id à Spessart : général !

Guillaume s’amusa de cet abbé dodu, au début de l’âge mûr. Rien de surprenant, étant donné ce qui est arrivé hier…

Guillaume se trouvait sur les remparts, en train de regarder en plissant les yeux des hectares de rocaille cuite par le soleil pour voir les progrès accomplis par la chaîne. De là-haut, les hommes paraissaient minuscules. Une longue file de silhouettes, jusqu’au sommet de la crête, depuis la plage désolée. De la nourriture. Et…

Un des hommes se pencha en dehors de la chaîne, les bras au-dessus de la tête, tandis qu’un sergent le battait. Il criait si fort que Guillaume l’entendit. Un tonneau d’eau s’était brisé et renversé. Bon, il n’en reste plus que neuf cents et des poussières…

Guillaume, les yeux plissés, distinguait tout juste une partie de la coque de la galère échouée. Les vaisseaux marchands aux panses rondes étaient ancrés à quelques centaines de mètres de la plage, dans des eaux plus profondes ; les chaloupes transportaient les marchandises à terre de toute la vitesse de leurs rames. Une brume de chaleur blanche était suspendue au-dessus de la mer bleue et des îles au nord.

Une ombre tomba sur l’épaule de Guillaume. Le caporal, évidemment : il faut qu’il me chope à l’unique minute où je ne fais rien.

« Si on a vraiment du pot, il pourrait y avoir des tas de galères wisigothes, dans les parages, et pas simplement les deux qui nous sont tombées dessus… » Le caporal de lance Honoré Marchés vint se placer auprès de Guillaume, en contemplant la mer d’un regard sardonique. « C’est pas comme si on se trouvait dans la partie turque de la Méditerranée, avec leur marine en escorte.

— On aurait bien l’emploi de charpentiers de marine ottomans. » Devant le coup d’œil de Marchés, Guillaume ajouta : « Les charpentiers racontent qu’ils avaient raison, caporal. Pour rafistoler la galère, on va avoir besoin de main-d’œuvre spécialisée. Ils en sont pas capables. On est bloqués ici.

— Oh, le patron va adorer ! Comment avance le déchargement, Arnisout ?

— Bien, caporal. » Guillaume pivota, se détournant de la côte. Pour un œil militaire, la chose était évidente : le monastère ici avait investi un ancien fort punique. Un fort qui remontait à l’époque où la terre avait été boisée, et où de nombreuses armées allaient et venaient le long de cette route côtière. À présent, le fort était couvert de bâtiments monastiques secondaires comme une bûche est chargée de mousse, mais le donjon central demeurait défendable, en cas d’urgence.

« J’ai ordonné aux lances d’entasser les cargaisons dans les profondeurs des caves, caporal. »

Une cargaison de vivres assez considérable pour nourrir une armée : ou du moins, une division turque venue de Tarâbulus[67], une ville située quelque part à l’est, leur destination première. Et de l’eau. Sur cette côte, de l’eau. Le temps où l’on pouvait faire venir une armée d’Alexandrie à Carthage par la route de la côte sans se ravitailler par la mer était révolu, et ce depuis l’Antiquité.

« Ouais, ça devrait faire l’affaire. » Marchés se détourna, faisant signe d’un hochement de tête, et ouvrit la voie jusqu’au bas des marches en pierre, du chemin de ronde jusqu’au sol. Par-dessus son épaule, il commenta : « C’est un sacré boulot, mais le patron a raison : on peut pas laisser ça à bord. Pas sans une galère pour nous couvrir. Bon, très bien, Arnisout, ramène ton équipe et suis-moi ; le patron va avoir un petit entretien avec l’abbé, ici. »

Guillaume signifia son obéissance d’un mouvement de la tête et beugla pour appeler Bressac et les autres qui partageaient la tente pour dix qui faisait d’eux une équipe. Bressac répondit par un geste négligent de la main.

« Tout de suite, Arnisout ! aboya Marchés. À moins que tu ne tiennes à expliquer au patron pourquoi on l’a fait attendre !

— Non, caporal ! Bressac ! »

Il y avait des avantages à avoir son officier supérieur dans le groupe d’état-major du capitaine, se dit Guillaume en houspillant ses hommes pour les extraire de la chaîne de mercenaires en sueur qui juraient avec toute la sincérité apparente que l’effort physique était bon pour les serfs et les vilains, pas pour d’honnêtes soldats.

On n’est jamais à court de nouvelles à vendre ou de rumeurs à troquer. Par contre… on va se retrouver au premier rang quand Spessart va démontrer pourquoi il est capitaine de mercenaires.

Guillaume était arrivé en sueur dans la grande salle centrale que les moines utilisaient comme réfectoire, et pas seulement à cause de la chaleur. Un ordre aboyé plaça ses hommes en formation d’escorte autour du capitaine, tout juste une douzaine de mercenaires européens portant jaques et haut-de-chausses, la plupart avec des hallebardes appuyées sur leurs épaules dans un éclat de métal gris argent, fréquemment aiguisé.

« Pas un geste tant que le patron n’en donnera pas l’ordre », les avertit Marchés.

Le fourmillement de tension familier et la sensation taraudante au creux de l’estomac commencèrent à croître vers l’exaltation. Guillaume s’arrêta quand Spessart le fit. Une grande foule d’hommes totalement dépourvus d’armes, vêtus des robes vertes du Christianisme hérétique qu’on pratiquait ici, envahit la salle par la porte à l’autre extrémité. À en juger par leurs expressions, ils se demandaient tous si ces Francs les considéraient comme de véritables clercs, et estimaient par conséquent que ce serait une mauvaise idée de les tuer.

La salle sentait le graillon. Le ventre de Guillaume gronda, tandis qu’il se tenait juste à côté de Marchés. L’autre homme, plus âgé, gardait les yeux sur les solides portes de chêne par lesquelles ils étaient entrés, au cas où quelqu’un essaierait d’interrompre le capitaine durant ses délibérations. Venu des terres arides au-dehors, un vent apportait des odeurs de chèvres, de sueur d’hommes et de mer.

Guillaume avait conscience du poids et de la raideur du jaque bouclé autour de son torse, et sur ses jambes, de la chaleur du harnois de plate dont les articulations lubrifiées glissaient avec précision. Et de la sensation de sécurité qu’on éprouvait, quand on avait les côtes, le bas-ventre et les genoux protégés. Une sécurité illusoire, bien souvent ; mais le sentiment demeurait obstinément.

« J’ai cru comprendre que les mises en terre posaient problème », grinça Spessart. Son regard passa sur les prêtres africains en tant que groupe, sans se soucier, à l’évidence, de déterminer qui exactement était leur Père par le Christ. « C’est quoi, le problème ? Enterrez les corps ! On ne travaille pas pour vos maîtres, mais la charité chrétienne élémentaire l’exige. Même si vous n’êtes pas des chrétiens de la bonne espèce. »

Ah, toujours plein de tact, notre capitaine. Guillaume se mordit la lèvre pour empêcher son sourire de paraître.

Un homme de grande taille dont la barbe noire et blanche évoquait une fourrure de blaireau s’avança, en agitant les bras. « Ce n’est pas un homme ! C’est une abomination ! Nous nous refusons à souiller les rochers de notre cimetière ici !

— Ah ! C’est à propos de Rosso. Bon, écoutez-moi, père abbé… »

Un homme plus trapu, plus rondouillard, âgé d’environ trente-cinq ans, s’avança devant le barbu pour se placer devant le groupe. Il interrompit.

« C’est moi l’abbé ici. Leur prieur Athanalgild parle en notre nom à tous, je le crains. Nous n’enterrerons pas des catins païennes qui jouent les soldats.

— Ah, c’est vous, l’abbé. Tessier ! Je vous avais demandé de me trouver cet homme plus tôt !

— Capitaine. » Le chevalier qui était officier de la lance de Guillaume jeta un regard noir au caporal Marchés.

Avant que les récriminations ne puissent s’exprimer, ce qui était tout à fait possible avec Tessier (le chevalier bourguignon n’était pas homme à tenir sa bouche close quand il le fallait), Spessart se retourna vers l’abbé replet.

« Vous, vous vous appelez comment ?

— Muthari », l’informa le moine. Guillaume surprit une lueur d’agacement dans les yeux de l’homme. « Le seigneur père abbé Muthari, si nous observons les formes, capitaine.

— Rien à foutre des formes. » Spessart fit un pas en avant, renversant sa prise sur son marteau de guerre. Avec l’extrémité du manche, il frappa le corps de l’abbé, entre les côtes et le ventre.

Le moine laissa échapper en un soupir une exclamation essoufflée, privée d’air par la douleur, et il tomba à genoux.

« Combien de messagers avez-vous expédiés ? » demanda Spessart. Il regardait vers le bas, jaugeant clairement la distance, recula sa botte et il flanqua un coup de pied à l’homme hors de souffle. Il aurait dû cogner au ventre, mais l’abbé se cambra en arrière et la botte le frappa sous la lèvre supérieure. Guillaume se mordit à nouveau la lèvre pour s’empêcher de rire, tandis que son capitaine manquait de perdre l’équilibre. « Combien de vos rats avez-vous envoyés à Carthage ? »

Un filet de sang coula de la bouche de l’abbé. « Je… Aucun !

— Sac à merde, menteur », déclara Spessart d’un air songeur. En expert, il changea de prise sur la masse de guerre, empoignant la lanière de cuir au bout du manche de bois, et caressa doucement le crâne de l’homme à genoux avec le bec ferré de la tête. Une traînée de sang coula de la tonsure de Muthari.

« Aucun, aucun. Je n’ai envoyé personne !

— Très bien. » Guillaume vit le capitaine pousser un soupir. « Lorsque tu seras mort, nous verrons bien si ton prieur est plus coopératif. »

Spessart parlait sur un ton pragmatique. Guillaume essaya de juger si cela le rendait plus effrayant pour l’abbé, ou si l’homme grassouillet était encouragé à croire que le capitaine ne pensait pas ce qu’il disait. Le pouls de Guillaume s’emballa. Tous ses sens en alerte, il empoigna le manche en bois de la guisarme qu’il portait, prêt à la descendre en position de garde. Scrutant sans cesse les moines, la salle, ses propres hommes…

« Tessier… » Spessart parla sans regarder par-dessus son épaule le chevalier dépenaillé. « Explique-leur pour moi. Tue un de ces prêtres. »

Le ventre de Guillaume fut saisi de crampes. La main gauche de Tessier maintenait déjà son fourreau pour rompre avec le pouce la fermeture par friction entre l’objet et la lame qu’il abritait. Son autre main se porta à la poignée de son épée bâtarde. Il la tira d’un mouvement fluide, la faisant vivement monter puis s’abattre, visant un grand novice maigrichon à l’avant du groupe.

Le novice maigrichon, pas plus de vingt ans, tonsure mal taillée, se figea.

Un moine de haute taille, avec des guirlandes de boucles gris-blanc qui croulaient jusqu’à ses épaules et une tête d’ancien nazir – l’équivalent wisigoth d’un caporal –, écarta de son bras tendu le maigrichon du passage.

Le novice recula en trébuchant devant le bras tendu…

La lame de Tessier frappa avec un bruit de découpage, de comptoir de boucher. Guillaume frémit. Le bras du nazir tomba au sol. Tranché juste au-dessous du coude. Du sang artériel éclaboussa les six ou sept hommes les plus proches. Ils reculèrent d’un bond, avec des exclamations de dégoût et de peur.

Le moine ancien nazir poussa un grognement, la bouche à demi ouverte, horrifié.

« Eh, dieux ! » jura Tessier avec irritation. Il ignora l’homme aux cheveux blancs, avança d’un pas et lança sa lame d’un mètre de long vers le côté de la tête du novice maigrichon.

Guillaume vit le garçon tenter de reculer, et ne pas y parvenir.

Le tranchant de la lame mordit. La victime se laissa tomber trop vite et trop lourdement, comme un pan de maçonnerie qui s’écroule, pour percuter les dalles, le visage en avant, dans des coulures de sang qui allaient en s’élargissant.

On ne pouvait pas se tromper sur l’odeur.

Tessier, qui avait pris la poignée à deux mains pour frapper, se pencha et saisit un pli des habits du mort pour essuyer son épée. Il ne prêta aucune attention aux yeux écarquillés à quelques centimètres de sa main, ni à la foule des moines qui criaient et hurlaient.

Deux d’entre eux soutenaient l’homme aux cheveux blancs, l’un d’eux serrant avec vivacité sa ceinture autour du moignon, l’autre parlant d’une voix aiguë par-dessus les cris. Tous deux tirèrent littéralement l’homme au-dehors ; vers l’infirmerie, supposa Guillaume.

Dans le silence, un homme eut un haut-le-cœur, avant de vomir. Un autre laissa échapper un son tendu, étouffé. Guillaume entendit du liquide éclabousser les dalles. Quelqu’un qui pissait sous ses habits, sans pouvoir se retenir.

Le prieur grand et âgé chuchota d’une voix éraillée et douloureuse. « Hunéric ! Syros… »

On aurait dit qu’il ne pouvait détacher les yeux du crâne tranché et enfoncé du novice, et de l’avant-bras et de la main bronzés et couverts de taches de rousseur de l’homme plus âgé.

Le membre reposait avec le cadavre sur le sol de pierre, dans le sang frais, sans que personne n’ose le toucher. Guillaume réprima une envie de rire écœurée.

Il vit Tessier jeter un regard en arrière vers le capitaine, le visage rouge. De la colère et de la mortification. Du gâchis. C’est pas une exécution propre. Le chevalier rengaina son épée et croisa les bras, en couvant d’un regard noir le reste des moines.

Guillaume comprenait le silence qui remplit le réfectoire. Il s’était trouvé de l’autre côté de la barrière. Des hommes qui retiennent leur souffle, en se disant : Pas moi, oh, seigneur Dieu ! Faites que je ne sois pas le prochain ! À la porte de la cuisine, un des esclaves pleurnichait, avec de grosses larmes. Guillaume lui-même ressentait une pression dans la poitrine. Le capitaine du Griffon-sur-l’or avait depuis longtemps pour principe qu’il valait mieux tuer d’entrée un ou deux hommes pour s’épargner des tracas plus tard.

Guillaume s’essuya la bouche, n’osant pas cracher devant le capitaine. Il a raison. Bien entendu. En général.

« Bien. » Spessart se tourna de nouveau avec énergie vers l’abbé Muthari, faisant un signe de la main à Tessier.

« Attendez ! » Le seigneur père se rejeta en arrière sur le sol, ses jambes nues écartées, visibles sous son habit. « Oui ! J’ai envoyé un novice !

— Un seul ? »

L’homme avait un regard hébété. Muthari donnait l’impression de ne pas avoir compris ce qu’il faisait par terre devant ses subalternes, dans cette position sans dignité, avec une blessure et du sang qui coulait.

S’il avait un peu de jugeote, il devrait être reconnaissant. Ç’aurait pu être lui qui se serait retrouvé mort ou estropié. Le capitaine ne le garde en vie que parce que ses hommes ont l’habitude de l’avoir pour chef.

« Non ! Deux ! J’ai envoyé Gauda, mais Hierbas a insisté pour aller à sa suite.

— C’est mieux. De quel côté les as-tu envoyés ?

— Plein ouest », hoqueta l’abbé. Ce n’était pas à cause de la douleur ou de la peur, constata Guillaume, mais de la honte. Il est en train de les trahir devant sa congrégation. « Je leur ai dit de se tenir à l’écart de la route principale qui part d’ici, de Zarsis… »

Ah, c’est donc comme ça que ça s’appelle, ici ? Et est-ce que ça se trouve près de l’endroit où on aurait dû décharger la cache de vivres ?

Assez près de Tarâbulus pour que les Turcs parviennent ici à temps ?

Guillaume garda un visage impassible.

« Ils vont chercher à atteindre la garnison de Gabès. Mais en voyageant lentement. Parce que c’est tellement loin. » Le seigneur père Muthari restait assis, sans bouger, en surveillant Spessart, la terreur au visage.

« Eh bien, voilà. Je savais qu’on pouvait arriver à un accord mutuel. »

Le soldat allemand se pencha, ce qui n’exigeait pas de lui qu’il s’inclinât beaucoup, et tendit la main.

Trop effrayé pour refuser, le plus gras et le plus grand des deux hommes leva la sienne pour l’attraper. Guillaume vit le visage de Spessart se crisper. Il hala le moine pour le remettre sur pieds d’une secousse et avec un grognement réprimé d’effort.

« Cet endroit fera aussi bien l’affaire qu’un autre pour attendre nos employeurs. Tessier, sortez avec vos hommes, retrouvez-moi ces novices et capturez-les.

— Capitaine. »

Tessier fit signe à Marchés. Guillaume regarda en arrière et, d’un seul regard, assembla son équipe, prête à l’action.

« Vous ne pouvez pas vous comporter de la sorte ! » entend-dit-il Athanagild protester, puis la voix de Muthari qui couvrait celle du barbu : « Capitaine, vous ne devez plus vous en prendre à nous ; nous sommes des hommes de Dieu… »

Trois ou quatre heures de recherche durant la deuxième partie de l’après-midi leur avaient permis de rattraper les novices en fuite. À la surprise de Guillaume, Tessier les garda en vie. Guillaume, la bouche pleine de poussière à force de gravir trop de pentes rocailleuses et de descendre à longues foulées trop de ravines poussiéreuses, ne fut que trop heureux de les pousser vers chez eux à coups de l’extrémité ferrée de sa guisarme.

Il avait vu les fugitifs en rentrant dans le réfectoire, ce jour-là. L’un d’eux, le regard rempli de haine, avait chuchoté assez fort pour qu’on l’entende. « Tu finiras en Enfer ! »

Guillaume avait grimacé un sourire : « Garde-moi un siège près du feu… »

De façon délibérée ou pas, le capitaine germanique s’arrêta aujourd’hui à l’endroit où le grand novice maigrichon avait été tué, dix-huit heures plus tôt.

Les dalles étaient propres, désormais, mais le mur chaulé conservait une tache. Une silhouette frottée et pâle d’éclaboussures étirées.

« Ma patience est à bout ! aboya Spessart.

— Capitaine… ka’id… » Muthari cligna de ses doux yeux bruns comme si sa douleur n’était pas seulement physique. « Syros est mort. Hunéric vient juste de mourir. Il ne faut plus qu’il y ait de morts… pour une femme. »

À la mention de l’ancien nazir, le moine Hunéric, Guillaume vit Tessier adopter une mine de satisfaction discrète. Le sentiment d’une justification, peut-être.

« Je ne tiens pas à exterminer un plein monastère de prêtres », fit observer le capitaine, en tournant son regard brillant vers Muthari. « D’abord, ça porte malheur. Nous sommes coincés ici jusqu’à ce que la marine ottomane arrive avec des charpentiers spécialisés, ou que l’armée turque vienne nous renforcer. D’ici là, je préfère vous garder tous sous clé, les prêtres, plutôt que de vous tuer. Mais je vous tuerai, si vous me placez dans une situation où j’y suis contraint. »

L’abbé fronça les sourcils. « Qui sait qui arrivera le premier ? Vos maîtres turcs… ou une légion de Carthage ?

— Oh, c’est une possibilité. C’est vrai que nous ne serons pas très populaires, si une Legio se pointe sur le pas de la porte et découvre qu’on a commis des atrocités. »

Johann Spessart sourit pour la première fois. Guillaume, comme d’habitude, voyait pourquoi ça ne lui arrivait pas souvent. Il avait des dents jaunes et noires, quand elles n’étaient pas brisées.

« Ceci dit, si Hussein Bey et ses divisions arrivent par cette route… ils vont vouloir savoir pourquoi nous ne vous avons pas crucifiés jusqu’au dernier sur les oliviers. »

Le prieur Athanagild parut horrifié. « Vous tueriez de vrais chrétiens pour un bey turc ?

— On tue tout le monde, répliqua Spessart d’une voix sèche. Les Turcs, les juifs, les païens ; les chrétiens de toutes dénominations. J’ai cru comprendre que c’est pour ça qu’on nous payait. »

L’abbé Muthari se raidit.

Le gros prêtre retrouve des couilles, songea Guillaume. Mauvaise idée, l’abbé.

« Nous sommes des prêtres, dit l’abbé Muthari. Nous sommes doués de la grâce de Dieu. Vous ne pouvez pas nous contraindre à opérer les petits miracles quotidiens, ici. Peut-être n’en avez-vous pas besoin, personnellement. Mais êtes-vous certain que tous vos hommes partagent votre sentiment ?

— Non. » La voix de Spessart s’abaissa à un rauque grincement. « Je m’en fous. Ce sont mes hommes. Ils feront ce que je leur dis de faire. »

Le capitaine leva la tête pour considérer les moines qui le dominaient. C’en aurait presque été comique. Guillaume aurait parié qu’on n’apercevait même pas Johann Christoph Spessart depuis l’arrière de la foule : il devait être caché par les épaules des autres. Mais la question n’est pas là.

Guillaume sentit sa poitrine serrée par le dégoût. De la honte, pensa-t-il. Sur le champ de bataille, oui. Mais tuer de sang-froid me tord les tripes. Depuis toujours.

Spessart éleva la voix pour se faire entendre à travers tout le réfectoire. La voix du commandant du Griffon-sur-l’or avait coutume de couvrir les cris, les appels de trompe, le son du canon, les armes d’acier qui s’entrechoquaient, les hurlements des mourants. Pour l’heure, elle réduisit à néant les chuchotements, les murmures, les protestations.

« Comprenez-moi bien, dit Spessart. Je le sais très bien, la mer n’est qu’à un kilomètre d’ici. Il y a des cavernes sous ce fort. Ce n’est pas la place qui manque pour se débarrasser d’un cadavre encombrant. Ne vous y risquez pas. »

Spessart observa une pause. Un silence absolu s’abattit. Guillaume entendait son propre cœur battre dans ses oreilles.

« Si l’on déplace son cadavre, poursuivit le capitaine mercenaire, si vous vous risquez même au sacrilège de toucher son corps hormis pour l’enterrer, je tuerai chaque être humain au-dessus de l’âge de treize ans dans cet endroit. »

La lance de Yolande prit la relève de celle de Guillaume, dans la chapelle verte, sans qu’il ait la moindre occasion de lui parler.

Il s’agita pendant trois heures en faction, tandis que Muthari et ses collègues moines célébraient les offices de sixte et de nones. L’abbé tordait le nez, mais chanta quand même les hymnes, en contournant avec soin le corps en train de noircir et de s’amollir de Guido Rosso/Margaret Hammond, comme pour éviter qu’elle n’ait sa part des prières de la veille prononcées pour leurs propres morts.

Guillaume et la troupe occupaient le fond de la chapelle, agités, dans un bruit de bottes, de manches de guisarmes et de pommeaux d’épée frottant contre l’armure.

« Spessart le fera », marmonna le rude rosbif du Nord, Wainwright. « Il l’a déjà fait. Mais c’est des moines.

— C’est pas le bon genre de moines ! » intervint Bressac.

Wainwright fit la grimace. « C’est des chrétiens, pas des païens. J’ai pas envie d’aller en enfer simplement parce que j’ai fait leur affaire à des moines. »

Le Français gloussa : « Et si c’était des bonnes sœurs, hein ?

— Va au diable, alors, si ça te fait plaisir ! »

À leur décharge, c’était dit sur un ton ironique. Et je suis d’humeur à apprécier un peu d’humour noir, moi aussi. Guillaume s’autorisa un coup d’œil vers l’autre bout de la chapelle et les célébrants : tous blêmes, nombre d’entre eux égrenant leurs prières sur leurs chapelets de glands. « Il ne nous a pas laissé le choix, à présent. »

Il y eut des murmures d’acquiescement. Aucun d’eux n’était aussi réticent qu’on pouvait l’espérer : les longues campagnes anesthésient l’esprit.

Tous les prêtres chantaient comme s’ils étaient parfaitement résolus à continuer de cette façon, jusqu’à tierce, sixte, nones, vêpres… Tout au long de la longue journée jusqu’au coucher du soleil et au-delà. Complies, matines, prime. Toutes les trois heures, au tintement de la cloche en buis taillé.

Je pourrais prier, moi aussi, songea Guillaume, gravement, mais seulement pour qu’ils capitulent avant que revienne mon tour de garde. Ça commence à puer, ici.

Lorsqu’on chanta nones, avec quelque difficulté, près de l’autel, à cause des mouches qui s’agglutinaient, le seigneur père abbé traversa la chapelle d’un pas ferme, et s’arrêta devant Guillaume.

Avant que le clerc wisigoth ait pu parler, Guillaume dit d’une voix sombre : « Enterrez Margaret Hammond, maître. Tout ce que vous avez à faire, c’est de prononcer quelques mots sur son corps, et de la mettre sous des rochers. »

L’ossuaire était tout juste visible par les portes ouvertes de la chapelle, lointain, sur les pentes de la colline au sud. Des cairns, pour tenir à l’écart chacals et charognards. De la peinture rouge et ocre appliquée sur les rochers, conformément à de bizarres rites arianistes. Ce qui n’empêchait pas l’enterrement d’être à peu près chrétien.

« Dites-moi, Faris, dit l’abbé. Si nous vous remettions le cœur de cette hérétique dans un cercueil en plomb, et si nous le scellions pour qu’on puisse le ramener chez elle à sa famille, et l’enterrer là-bas, votre capitaine s’en satisferait-il ? »

Guillaume ressentit un instant d’espoir. Les croisés pratiquaient cette coutume. Mais…

« Non. Si on ne l’enterre pas ici, il va passer pour un sans-couilles. Les gars y tiennent. Faites-le.

— J’y perdrais mon monastère… les moines, veux-je dire. »

Guillaume eut une illumination en regardant Muthari transpirer sous ses habits : le pouvoir paraît toujours reposer entre les mains des chefs. Mais c’est faux. Sous la surface, ils essaient tous de découvrir ce dont les hommes ont besoin, ce pour quoi les hommes les quitteront, s’ils ne l’ont pas…

Guillaume haussa les épaules.

L’abbé tira un chapelet de l’Empereur vert, le baisa et regagna l’autel.

Lorsque Guillaume acheva son tour de garde et qu’il émergea dans le soleil ardent de l’après-midi, il se demanda : où est donc fourrée Yolande ?

Son esprit lui représentait la ligne pure du corps de la femme, du mollet et du genou jusqu’à sa cuisse galbée. Le laçage de son justaucorps, tendu par les courbes de ses seins. Il sentit son pénis s’éveiller et se mouvoir sous sa chemise, à l’intérieur de sa braguette.

« Grand Dieu, Arnisout », commenta Cassell, le blond svelte qui marchait à ses côtés vers les tentes. « On sait à quoi tu penses, toi ! Elle est assez vieille pour être ta grand-mère.

— La tienne, peut-être », rétorqua avec sécheresse Guillaume, et il fut content de lui en voyant Cassell rougir, pour ne plus s’occuper que de son orgueil, désormais. Cassell était un guisarmier très chatouilleux sur le sujet de ses dix-sept ans.

« À tout à l’heure, les gars. » Guillaume pressa le pas en se dirigeant vers la zone où le camp jouxtait l’ancien fort.

Yolande Vaudin… Oh, cette foutue bonne femme. Comment va-t-elle ? Est-ce qu’elle a vraiment eu une vision ?

Il fouilla le groupe de tentes à l’intérieur des murs du monastère, le charroi des cuisines entouré de monde, le tintamarre de la tente des armuriers, qui empêchait toute discussion, et (avec une certaine réticence) l’appentis des ablutions. Il escalada une volée de marches en pierre qui bordaient le mur intérieur du donjon, avec juste l’air libre et un à-pic à main droite, et examina le terrain en bas, depuis le chemin de ronde.

Merde. Il plissa les yeux, face au soleil qui les blessait. Mais où est-elle donc passée ?

Yolande suivait l’ombre du rempart ouest, dans l’impossible chaleur de l’après-midi. Elle tira sur les lies de sa coiffe, afin de la desserrer et de laisser la légère brise chaude jouer avec ses cheveux. De repos, sans armure, vêtue uniquement d’un haut-de-chausses, d’un léger pourpoint sans manches et d’une chemise de lin fin, elle transpirait quand même assez pour assombrir le tissu.

Les anneaux dans leur groin n’avaient pas suffi à empêcher les cochons de fouiller le sol, ici. Des fragments, durs comme des cailloux, se prenaient entre ses orteils nus. Elle s’arrêta en arrivant au coin du mur du fort, tendit un bras pour garder son équilibre et se frotta la main avec énergie contre la plante du pied.

En se penchant, elle aperçut des gens devant elle, sous un dais de tissu. Ricimer. L’abbé Muthari. Debout parmi une foule de cochons endormis. Elle se figea. Ils ne la voyaient pas.

Le prêtre tendit brusquement une main.

Alors que Yolande s’attendait à ce qu’une gifle frappe l’esclave en pleine figure, la main vint en fait ébouriffer les cheveux bruns de Ricimer.

Avec un sourire et une remarque inintelligible, le seigneur père Muthari se détourna, avançant d’un pas sûr entre les masses des pourceaux endormis.

Yolande attendit qu’il soit parti. Elle se redressa. Ricimer tourna la tête.

« Ce Guillaume, il est avec vous ? Il va tuer mes cochons ?

— Pas tout de suite. Plus tard, sans doute. Oui. » Elle le regarda. « Je ne peux rien y faire. »

La poussière l’avait blanchi jusqu’aux cuisses. Yolande regarda les masses élancées des corps vautrés autour de lui dans l’ombre projetée par le dais de lin soutenu par les poteaux. Peut-être deux douzaines de pourceaux adultes.

« Il faut que vous fassiez quelque chose ! Vous avez une dette envers moi !

— Personne ne doit rien à un esclave ! » Yolande regretta immédiatement sa cruauté. « Non… pardon. Je suis venue te présenter mes excuses. »

Rie rétrécit les yeux. Ses lèvres se serrèrent. C’était une expression adulte : remplie de haine, de détermination, de panique. Elle détourna la tête d’une saccade, pour éviter son regard.

Qui l’eût cru ? Voilà donc à quoi il ressemble quand il n’est pas dévot et visionnaire. Quand il n’est pas humble.

La voix du jeune homme insistait. « Je vous ai donné une vision de Dieu. Vous m’avez abandonné. Vous avez une dette envers moi ! »

En avançant, Yolande secoua la tête, plus pour elle-même que pour lui. « Je n’aurais pas dû t’abandonner quand tu étais souffrant. Mais je ne peux rien faire pour tes cochons. Nous ne laisserons pas passer une occasion de manger du porc frais. »

Un des animaux leva son groin et la regarda en clignant ses yeux noirs. Yolande s’arrêta.

« Je veux te parler, Rie, dit-elle d’une voix sombre. De la vision. Sors de là. Ou fais partir ces animaux. »

Le garçon repoussa sa mèche qui lui tombait sur le visage. Filtrée par le tissu écru, la lumière adoucissait tout, en dessous du dais. Elle vit Rie la considérer, considérer les cochons… et s’asseoir par terre, jambes en tailleur, au milieu du troupeau.

« Tu veux me parler », répéta-t-il.

Yolande, prise de court, jeta un coup d’œil à l’entour : des dais, et puis plus rien, sinon, tout au long du mur sud, des appentis bas en brique, avec des toits en bois de flottage. Des porcheries. Des auges en pierre se dressaient à intervalles, et autour d’elles, la terre était encore plus ravagée qu’à l’endroit où se tenait l’arbalétrière. Un animal sale, dangereux.

« D’accord. » Elle ne pouvait masquer son expression. « D’accord. »

Elle avança, se baissa pour passer sous le dais, posant ses pieds nus à quelques centimètres des animaux au ventre rond et à l’échine maigre.

Le sanglier est la plus féroce des bêtes sauvages : c’est pour cela que tant de chevaliers le portent en blason. Et qu’est-ce qu’un cochon, sinon un sanglier apprivoisé ?

Et ils sont énormes. Yolande se surprit à avancer sur la pointe des pieds, dans un silence assez grand pour entendre les grognements et les ronflements de leur souffle. Si, auprès de Ricimer, ils n’avaient semblé avoir que la taille d’un chien, ils mesuraient visiblement un mètre cinquante à deux mètres, étendus sur le flanc. Et il y avait leur tête, tellement plus grosse qu’une tête humaine – ce n’est pas normal d’avoir un si gros visage.

« Maintenant… parle-moi de la vision. » Au prix d’un effort, Yolande conserva un ton de conciliation. « Et je dis bien : parle m’en. Plus question de me mettre des visions dans la tête ! Je ne sais pas ce que je suis censée y comprendre. Ce que Dieu veut que je fasse. Mais je sais en tout cas que ça m’a fait peur. »

Le jeune garçon l’ignora.

« Je suis en train de préparer un appentis pour la mise bas. » Rie hocha la tête en indiquant les cabanes adossées au mur.

Yolande en vit une dont la porte en bois était restée ouverte, et des bruyères et une paille maigre empilées au-dehors sur le sable employé comme litière.

Donc, ces champs labourés donnent quand même un peu de grain… Je croyais que nous n’allions jamais manger autre chose que du thon.

« Je me fous de ta cabane de mise bas à la con ! Je veux savoir…

— Alors, je devrais aller travailler », interrompit-il, en jetant un coup d’œil circulaire, comme font les esclaves. « C’est moi qui veux te parler, à toi.

— De quoi ? »

Nouveau signe de tête, cette fois-ci pour englober les pourceaux vautrés et dormant au soleil. « De ceux-là. Il faut qu’ils n’aient rien à craindre !

— Rie, ce sont… des cochons. » Yolande prit son courage à deux mains et s’accroupit. À cette distance, les cochons avaient une odeur… plus épicée et végétale que ceux de chez elle. En particulier pour les mâles. Et ils n’étaient pas sales. Juste un peu poussiéreux.

La boue… voilà ce qui me manque. Je m’attendais à les voir couverts de fange et de merde… peut-être qu’ils prennent des bains de poussière, ici, comme les poules.

Elle sentit la terre à l’ombre plus fraîche sous ses mains, et s’assit avec nervosité, regardant les gros animaux tour à tour. « Ton Église est différente ; le Lévitique, je suppose. La chair impure. Nous, nous les… mangeons, simplement.

— Non, pas ceux-ci ! »

Sa véhémence fit sursauter les animaux. Un des plus jeunes gorets se leva d’un groupe de jeunes truies, au prix de nombreuses saccades et de roulements, et resta debout, tête baissée, à regarder Yolande en face. Il se mit à avancer vers elle, agile, à présent qu’il était sur pied.

Sur le point de faire un bond en arrière, elle sentit la grande main de Rie la saisir par le bras. Si elle n’avait pas été aussi troublée, il ne se serait jamais autant approché. Un instant, elle se retint de lui assener un coup de coude contre le nez.

« Tu peux la caresser. »

Maintenue, Yolande resta immobile au sol juste assez longtemps pour que le cochon s’approche d’elle en trottinant, plisse son groin légèrement humide en avant et en arrière, pour la renifler.

La main du garçon poussa le bras de Yolande en avant. Elle toucha du bout des doigts les flancs chauds de la truie. Yolande s’attendait à un coup de dents. Elle se crispa, prête à ramener sa main rapidement en arrière.

L’animal se mut avec lenteur, se laissant choir vers le sol… et s’effondra sur le flanc.

« Quoi ? » s’exclama Yolande.

La main du garçon la libéra. « Elle s’appelle Misrata… comme les plaines de sel. Gratte-lui le torse. Elle aime ça. »

Misrata avait les yeux clos. Yolande s’assit, plus terrifiée par la proximité de l’animal que par le combat sur le pont de la galère. La bête approcha son groin de la cuisse de Yolande et, les yeux toujours clos, lui donna une bourrade ferme et légèrement douloureuse.

« Bon Dieu ! » glapit Yolande.

Le visage tendu de Ricimer s’orna d’un sourire. « N’attends pas qu’elle te tape trop fort ! Gratte la ! »

Yolande tendit à nouveau la main vers le corps vautré du cochon qui respirait. Elle rencontra une toison chaude, douce. Elle enfonça les doigts dans les soies rêches qui couvraient les flancs du porc. Un grognement fit vibrer la chair sous les doigts de Yolande. Le corps dense, massif, se déplaça. Yolande sursauta.

« Il faut faire attention, c’est tout. Ils sont gros et lourds. » Le jeune homme parlait avec un professionnalisme tranquille, comme s’ils n’avaient pas été en train de se disputer. « Si elle te faisait mal, ce serait sans le faire exprès.

— Ah, ben, c’est rassurant ! »

Le corps allongé de la truie roula encore plus loin sur le flanc, avec un grognement bref et sonore. Misrata étira ses quatre pattes simultanément, comme font les chiens, puis se détendit.

« C’est résistant. » Yolande enfonça le bout de ses doigts nus contre des côtes couvertes de viande. « Dur.

— C’est rien que du muscle. C’est comme ça qu’ils se déplacent aussi vite ? Bam ! » Son illustration, un claquement de paumes, fit soulever la tête à quelques-uns des plus gros mâles, qui lancèrent à leur porcher un regard très humain.

« Un instant, ils se tiennent immobiles, et la seconde d’après ils se retrouvent sur tes genoux. Rien que du muscle. Cent cinquante kilos. On ne peut pas les détourner de leur chemin. S’ils veulent quelque chose, ils se forceront un passage pour l’atteindre. » Rie lui adressa un sourire de mise en garde, faussement malveillant. « Quoi que tu fasses, n’arrête pas de la gratter… »

Ce n’était pas totalement désagréable d’être assise sur ce sol aride, entourée d’animaux propres en train de respirer, ses doigts tirant de Misrata des réactions de satisfaction.

« Oh… j’ai compris. » Yolande fit courir ses doigts sur les zones dépourvues de poil pour les chatouiller. Le cochon devant elle laissa retomber sa tête avec un total abandon, les quatre pattes étirées, le ventre lisse exposé. L’animal grogna. « On dirait des chiens. »

Il sauta sur la remarque. « Alors comment pouvez-vous les manger !

— Eh bien, tu sais ce qu’on dit des chiens : à huit ans, ils ne sont plus bons qu’à lécher les louches à la cuisine. À neuf ans, c’est du cuir pour les selles.

— Merde. » Rie se plaqua la main sur sa bouche.

« Franchement, personne ne va écouter ce que je raconte, lui expliqua Yolande. Si je vais trouver Spessart… Il est sous la tente d’état-major, en ce moment, en train de se dire : Même morte, Rosso me crée des problèmes ! Qu’est-ce qu’il va dire si une autre femme vient lui demander de bien vouloir sauver de l’abattage les cochons du coin ? Je vais te dire, moi, ce qu’il va me répondre : Fous-moi le…

— Bon, d’accord ! »

En pensée, elle compléta la phrase : Fous-moi le camp d’ici et retourne au train de bagages ; et ne touche plus aux arbalètes, parce que, visiblement, tu es cinglée.

Retour à la prostitution, à mon âge ?

Crispé et furieux, Rie la regarda d’un œil noir. Sa colère et sa déception blessaient Yolande d’une façon qu’elle n’aurait plus jamais crue possible.

« Demande à Guillaume Arnisout. » Les mots lui étaient sortis de la bouche avant qu’elle y ait réfléchi. Mais ce n’est pas une idée si bête que ça. « Guillaume est un homme. On l’écoutera peut-être, lui. Si tu arrives à le faire parler en ta faveur. Est-ce que l’abbé ne parlerait pas pour toi ? C’est ton maître ?

— Mon maître… »

Il s’interrompit. Un autre cochon se souleva avec effort, avança, abaissa son groin vers le genou de Rie assis en tailleur et, avec une lenteur délibérée, se laissa choir, en collant l’échine contre sa jambe.

« Lully… » Le garçon laissa glisser ses doigts derrière l’oreille de la bête, dans les endroits sensibles. Yolande songea : Grand Dieu, voilà que je reconnais un cochon. C’est celui qui était avec lui dans la chapelle.

« Je suis ici depuis l’âge de huit ans. » Les cils de Rie, longs comme ceux d’une fille, s’abaissèrent dans un clignement. « Je ne me souviens pas de grand-chose avant. Une maison de change. Les hommes voyageaient beaucoup. Je tenais les rênes des chevaux pour eux. »

Yolande pouvait l’imaginer en page, tout petit, menu et brun. Il avait dû être joli, ce qui n’a jamais été un avantage, pour un esclave.

Je me demande combien le gros seigneur abbé a payé le gamin ? Et combien il en demanderait, à présent ?

Elle se reprit. Non. Ne fais pas l’idiote. Au mieux, tu peux dépenser quelques deniers pour que quelqu’un du train des bagages t’aide à revêtir ton armure. Tu n’as pas les moyens de payer la somme qu’exigerait un page ou un damoiseau à plein temps.

Peut-être que je pourrais emprunter l’argent…

« Et ensuite, dit Rie. Et… ensuite. Le seigneur père est arrivé. L’abbé Muthari. Il faut que je sache ! »

Elle comprit qu’elle devait avoir un visage dénué de toute expression.

« Mon maître. Ton ka’id va le tuer, non ?

— S’il n’enterre pas Margaret.

— Il ne le fera pas. » Ricimer s’essuya le visage, le laissa blanc de poussière ; ses yeux paraissaient sombres et gonflés. « Il le fera pas. Je sais bien que non.

— Écoute, tu n’as pas à t’inquiéter ; on te donnerait moins de treize ans, si tu essaies…

— C’est pas ça ! » Sa colère flamboya contre elle. « Le seigneur père… Il ne faut pas le tuer ! Tu ne vas pas le tuer. Je t’en prie !

— Muthari ? » Yolande se retrouva perplexe. « Tu veux aussi la vie de Muthari ? Ton maître ?

— Oui ! »

Assis là, il parlait avec véhémence, mais avec une retenue incongrue chez un si jeune homme. Assurément, son fils Jehan Philippe n’en avait pas fait montre.

Il ne veut pas effrayer ses animaux.

« Je le dirai. » Il fixa son regard sur elle. « Je le dirai à mon abbé et à ton ka’id. Tu as eu une vision. Tu as fait de la sorcellerie. »

Yolande le dévisagea. Une menace ? « Tu m’as dit qu’elle venait de Dieu ! C’est que je suis venue demander… ce que ça signifie… ce que je suis censée faire de… De la sorcellerie ?

— Elle venait de Dieu. Mais je dirai que ce n’était pas le cas. »

Les esclaves doivent être rusés. À Constantinople, elle avait vu des esclaves suivre les chemins de la politique avec beaucoup plus d’habileté que leurs maîtres. C’est une réaction, quand on risque de se faire tuer sans plus d’attention que les hommes n’en accordent à l’abattage d’un animal de ferme. Les esclaves écoutent. Remarquent les choses. Notent la conversation entre Spessart et Muthari, et la réaction du seigneur père, et les exigences actuelles du capitaine mercenaire… parce que le savoir, les informations, sont les seuls biens d’un esclave.

« J’ai compté, dit Rie. Vous êtes une centaine. Il y a soixante-dix moines, ici. Ton ka’id a besoin que le calme continue à régner. S’il entend dire qu’une femme reçoit des visions de Dieu… ça va lui créer des ennuis. Il ne peut pas se permettre d’avoir des ennuis. »

Eh ben, merde. Non mais, écoutez-moi ce gosse.

Ouais, la compagnie ne compte pas plus d’une centaine de personnes, en ce moment. Et, c’est vrai, il peut me menacer d’aller parler à Spessart. Le capitaine a toujours été partagé sur le sujet des femmes soldats : il veut bien de nous quand nous sommes douées, mais il ne veut pas les ennuis qui pourraient nous accompagner.

« Je leur dirai que tu m’as forcé à faire ça, ajouta-t-il. De la sorcellerie. Ils me croiront.

— Oui, sans doute. » Yolande baissa les yeux vers lui. Parce que je suis assez âgée pour être ta mère. « Ils me brûleraient probablement. Même Spessart ne tolérerait pas la présence d’une sorcière, dit-elle doucement. Mais Spessart n’a aucune patience. Il résout la plupart des problèmes en tuant. Y compris les prêtres hérétiques qui comptent des visionnaires hérétiques dans leur monastère. »

Rie la regarda, avec un air effaré.

Yolande plaça les mains au creux de ses reins, s’étirant pour se débarrasser d’une tension soudaine. « Le Griffon-sur-l’or n’est pas tendre, comme compagnie. Je me suis engagée pour tuer des soldats, pas des non-combattants. Mais il y a assez de gars ici qui se foutent pas mal de savoir qui ils tuent. »

Un croissant de lumière courait le long des paupières inférieures du garçon. Une accumulation de larmes. Elle le regarda déglutir, secouer la tête et réprimer toutes traces de pleurs.

« Je ne veux pas que le seigneur père meure. Je ne veux pas que mes cochons soient mangés.

— Tu ne pourras peut-être pas l’empêcher. » Yolande essaya de lui parler avec douceur.

« J’ai fait un autre rêve. »

Pendant une seconde, elle ne comprit pas ce qu’il avait dit.

Sa voix couina : l’adolescence. « Je ne le comprends pas. Je n’ai pas compris le premier. »

Le souffle de Yolande s’étrangla dans sa gorge. Non. Il ment. C’est évident !

« Un autre rêve pour moi ? »

Une autre vision ?

C’est encore une menace pour me contraindre à protéger ses cochons et planquer les fesses de Muthari… Muthari. Son maître. Ses cochons.

Il essaie simplement de protéger les siens.

Sans préambule, sans se laisser arrêter par sa lâcheté, elle lui demanda : « Eh bien, vas-y, donne-moi cette nouvelle vision, alors ! »

Le vent apporta un arôme de miel des rocailles, et l’odeur des cochons, et elle se trouvait assez près du jeune homme pour sentir sa sueur masculine. Les yeux sombres de Rie croisèrent les siens, et elle vit pour la première fois qu’il était d’une fraction plus grand qu’elle.

« Il le faut ! dit-il. Elle vient de Dieu. Si je pouvais la retenir plus longtemps, jusqu’à ce que tu promettes d’aider… Mais je ne peux pas. Nous devons aller à la chapelle verte ! »

On n’a pas le temps. Je monte à nouveau la garde dans une heure. Et comment puis-je le faire entrer en douce là-bas pour avoir une vision – si je le fais – avec la garde du capitaine sur place ?

Une autre pensée s’enchaîna immédiatement sur celle-ci, et elle hocha la tête pour elle-même.

« Retrouve-moi à l’extérieur de la chapelle. Dans deux heures. Aux vêpres. Nous verrons si tu mens ou pas. »

Une voix jeune émergea des profondeurs mal éclairées de la chapelle verte. « Christ dans l’Arbre, qu’est-ce que ça pue, là-dedans ! »

Guillaume sourit en entrant, de retour d’une inspection des sentinelles. « Cassell, je crois que c’était le but recherché… »

Ukridge et Bressac ricanèrent ; Guillaume décida qu’il pouvait se permettre de ne pas les entendre. Plus ils râlent sur cette garde, et moins ils risquent de s’éclipser pour voir les catins de l’intendance et de me forcer à les coller en corvée disciplinaire au matin.

Bressac se leva et arpenta les dalles froides, espérant à l’évidence se réchauffer par ce mouvement. Il ne donnait pas l’impression d’y parvenir. À présent que les vêpres étaient passées, il faisait froid. Guillaume serra son manteau de laine à lourde doublure plus étroitement autour de lui. L’autre Français alla jusqu’au cadavre de la femme, qui gisait, gonflé et glacé devant l’autel, sous une lampe et le visage de Vir Viridianus.

« On croirait qu’elle puerait pas autant, avec ce froid.

— Oh, c’est rien. Si tu veux que ça pue vraiment, attends demain. » Guillaume, en sentant le bout de son nez engourdi par le froid, découvrit qu’il avait du mal à se remémorer la chaleur du jour. Il la gardait en mémoire au prix d’un effort délibéré.

Bressac revint auprès du groupe. « J’ai assisté à une autopsie, un jour. À Padoue. Remarquez, c’était un cadavre frais ; il sentait meilleur que ça… Ils faisaient ça dans une église. La pauvre garce s’est retrouvée les tripes à l’air devant deux cents moines dominicains. Et c’était la femme d’un tenancier d’échoppe : ça m’étonnerait qu’elle ait exposé ne serait-ce qu’une cheville en public, avant.

— Y a de ces Italiennes… » Ukridge poussa un sifflement strident qui jurait avec sa masse d’Anglais nourri au bœuf et au pain. « À Venise, elles sortent les nichons au-dessus de leurs robes. Enfin, je veux dire, merde, les petites pointes et tout…

— C’est pour ça que tu sais dire montre tes nichons aux mecs, en italien ? » Le petit rire de Cassell explosa de rires et de couinements tandis que le colosse lui empoignait le crâne et frictionnait ses cheveux bruns en désordre.

Du côté de la porte, une voix s’exclama : « Viridianus ! Je préfère la compagnie des vrais cochons à la vôtre, les gars. »

Yolande ! Guillaume vit Bressac lever la tête et glousser avec l’air de bien la connaître, tandis que Lee et Wainwright, au-dehors, entraient en croisant l’arbalétrière. Elle sait choisir son moment.

« Allez, entre, Yol, lui lança Bressac. Apporte un peu de classe dans cet endroit. »

Guillaume réussit à ne pas s’irriter de la familiarité de son compatriote. Ce n’était que la façon dont on la traitait d’habitude : quelque part entre une putain, une amie et une mère. Pour le moment, il se sentait honteux de désirer cette femme plus âgée.

Une silhouette plus courte émergea des ombres noires derrière l’arbalétrière. Tiens, Rie est toujours vivant, songea Guillaume avec mauvaise humeur.

Pas tellement plus courte, s’aperçut-il brusquement. Elle n’est vraiment pas plus grande qu’un gamin ?

« Vous devriez être pieux », dit le garçon avec un calme apparent que Guillaume se surprit à admirer. Il fallait du courage pour tenir tête à des mercenaires francs lourdement armés. « Si cette morte est votre amie, vous ne devriez pas lui faire affront.

— Quelle petite bonne sœur ! » se moqua Ukridge, mais ce fut sotto voce.

Guillaume jugea qu’il était temps de parler. « Le gamin a raison. Rosso fait toujours partie de la compagnie. Peu importe la raison pour laquelle le patron l’a installée ici, c’est une veillée funèbre. Faisons preuve d’un peu de respect. »

Il y eut des bougonnements, mais il semblait y avoir un assentiment général, avec rien de plus que l’habituelle réticence des soldats devant un ordre à suivre.

« Elle travaille encore pour la compagnie, ajouta Guillaume. Enfin, elle le fera, quand le soleil se lèvera. »

Bressac ricana avec approbation.

Guillaume adressa un hochement de tête à Yolande, se sentant gauche et officiel dans son rôle de commandant… Même s’il n’y a que trois pelés et un tondu ; enfin, cinq simples troufions… On est loin du commandant de compagnie. Il l’examina autant qu’il le pouvait à la lumière des deux lanternes en fer ajouré. Même avec le volet d’une lanterne ouvert (Guillaume se pencha vers elle et défit le crochet de la fermeture), il avait du mal à lire l’expression de Yolande à la lueur enfumée et puante d’une chandelle de suif.

Elle semblait tenir la bouche fermement close, les commissures des lèvres serrées par une détermination blanchie, tendue. Elle avait les yeux sombres, et son regard soutint celui de Guillaume de façon si directe qu’il faillit sursauter et se détourner, en s’imaginant qu’elle lisait son désir pour elle.

Mais ça ne semble pas la déranger.

Elle a peur, je crois.

« Je vais peut-être avoir besoin de toi pour me reconduire, Guillaume. »

Ignorant les remarques intriguées des autres hommes, Guillaume explosa. « C’est pour ça que tu es venue ici ? Pas question que tu laisses ce gardien de cochons pratiquer sa magie sur toi, une fois de plus ! »

Le mot la fit sursauter. « Ce n’est pas de la sorcellerie. Il a la grâce. C’est la prière.

— C’est dangereux. » Guillaume chassa d’un clignement de paupière une goutte de sueur qui lui tombait dans l’œil. L’humidité était d’un froid piquant. « Tu étais ailleurs, Yol. Ton esprit était ailleurs. Et si tu ne revenais pas ? Que se passera-t-il s’il est encore pris d’une crise ? Ou si tu en as une, toi ? Et si Dieu, c’est trop, pour toi ? »

La sculpture en chêne vert au-dessus de l’autel n’était qu’une collection de vagues reflets sur le bois poli, où l’on ne pouvait reconnaître un visage.

Avec un frisson dont il se serait moqué chez un autre homme, Guillaume dit : « Je crois en Dieu. J’ai vu des miracles, comme tout le monde. C’est juste que je ne crois pas en un Dieu d’amour :

— Ça ne fait rien. » Le sourire de Yolande suggérait qu’elle savait pour quelles raisons il se montrait trop protecteur. Il chercha en elle des indices de colère. Il n’en trouva pas.

« Je vais prier, à présent. » Elle alla vers l’autel. Guillaume la vit tendre le bras vers la lanterne, là-bas. Elle se pencha, la tenant près du cadavre.

« Merde… » Devant la puanteur, Yolande se plaqua la main sur la bouche.

À la lueur de la lanterne, Guillaume vit que les mains et les pieds nus de Margaret Hammond étaient blancs sur le dessus, mauves en dessous. La chair était en train de se rétracter autour de l’os. Pendant la garde, ici, on pouvait regarder sa chair se contracter, gonfler, former des bulles. À l’endroit où s’était trouvé son visage, l’avant de sa tête, noir, noduleux, grouillait de bestioles. Son ventre gluant avait enflé et, contenu par le jaque qu’elle portait, donnait à son cadavre l’aspect d’une grossesse caricaturale.

La voix de Yolande résonna, basse, furieuse. « On aurait dû l’enterrer avant qu’on puisse la voir comme ça ! »

Elle s’agenouilla avec gaucherie sur les dalles en pierre froide, près du cadavre pestilentiel de Margaret Hammond. Les genoux de son haut-de-chausses se tachèrent des humeurs corporelles de son amie. Elle ferma les yeux, et Guillaume la vit se placer les mains sur le visage, sur le nez, probablement, puis les abaisser vers sa poitrine, où elle portait encore sa cotte de mailles par-dessus son gambison et son justaucorps.

Des couches de lainage pour les nuits froides… sous lesquelles devaient se trouver ses seins, chauds et doux.

Des seins étirés par l’allaitement d’un garçon qui serait plus vieux que Cassell, à présent, s’il avait vécu. Il faut que j’oublie ça. Ça… ça me trouble.

« Qu’est-ce qu’elle fait ? demanda Cassell d’une voix contenue.

— Le gamin a des visions. Il donne des visions », rectifia Guillaume.

Il flottait dans l’air un mélange de respect et de crainte. Dieu avait le moyen d’envoyer aux hommes des visions, des rêves et des prophéties. D’ordinaire, par le truchement de Ses prêtres, mais pas toujours. Il n’est pas rare que quelqu’un né paysan, disons, par exemple, dans un petit village près de Domrémy, s’élève par la grâce de Dieu, pour devenir prophète militaire.

Guillaume frissonna. Et si c’était le cas de Ricimer, aussi ? La Pucelle avait replacé le roi de France sur le trône. La dernière chose dont on avait besoin, c’était d’un Puceau de Carthage, qui allait balayer les Turcs cul par-dessus tête. Pas maintenant qu’on avait signé un contrat avec ce foutu Croissant rouge.

Le jeune homme frôla Guillaume au passage en se dirigeant vers Yolande, se prenant maladroitement le coude dans l’épais manteau en laine de l’archer. Guillaume regarda Rie, de dos, aller se placer derrière elle. Il avait une voix bougonne, où passaient les éraillements des débuts de l’âge adulte.

« J’ai toujours votre chapelet.

— Oui. Oui, bien sûr. » Yolande se porta la main au cou. Toujours agenouillée, elle la laissa retomber sur ses cuisses. « Montre m’en davantage.

— Mais… ces hommes…

— Montre m’en davantage. »

Ce n’est rien d’autre que la répétition des mêmes mots sur un ton différent. Guillaume doutait même qu’elle en fût consciente. Mais sa voix contenait l’autorité que lui conférait son âge. Et l’autorité de celle qui vient de recevoir des coups, des flèches et la merde, pour tout dire, sur le champ de bataille. Le petit porcher n’a pas une chance.

« J’ai besoin de prier, d’abord. » La carrure plus fine de Rie se silhouettait devant l’autel, où se dressait la seconde lanterne. Il s’agenouilla à côté de l’arbalétrière. Du coin de l’œil, Guillaume vit que Bressac et Cassell avaient tous deux joint les mains sur leur poitrine et fermé les yeux. Couillons sentimentaux.

Ukridge porta sa gourde d’eau à ses lèvres, but, s’essuya le visage du revers de la main et réprima un rot sonore pour en faire un piaulement étouffé.

Le porcher se rassit sur ses talons et brandit le chapelet de la femme. Le bois sombre se détachait à peine dans la pénombre environnante de la chapelle.

« Regardez la lumière. » La voix de Rie paraissait plus assurée. « Continuez à regarder la lumière. Dieu vous enverra ce qu’il est bon que vous sachiez. Vir Viridianus, né de l’impératrice des feuilles, attaché sur l’Arbre et brisé… »

Les mots de la prière ne différaient pas suffisamment. Ils glissaient à la surface de l’attention de Guillaume. Il se retrouva loin de la piété, en train d’observer la femme et le garçon avec une vive crainte.

Yolande se remit debout.

Elle déclara, très distinctement : « Merde. »

Elle tomba à la renverse.

Elle s’abattit, totalement molle. Guillaume se jeta en avant. Il interposa ses mains couvertes de mitaines en peau de mouton juste à temps pour lui attraper le crâne avant qu’il ne se cogne contre les dalles. Il cria sous la douleur du lourd poids qui lui écrasait les doigts entre le sol et l’os matelassé par le cuir chevelu. Bressac et Cassell, surpris, bondirent en avant, en tirant leur poignard en même temps.

Guillaume regarda le petit porcher de l’autre côté du corps de Yolande. Yolande Vaudin, étendue à côté du cadavre de Margaret Hammond, exactement dans la même position.

« Ramène-la ! »

Du sable s’était infiltré dans les interstices entre les petites dalles plates, si bien qu’aucune herbe ni moisissure ne pouvait pousser entre elles. Du sable sec. Pas d’herbe verte.

Une des anciennes routes puniques, songea Yolande. Comme la Via Emilia, à travers les États combattants, mais ça ne ressemble pas à l’Italie…

Le plus curieux, dans cette vision, se dit-elle, c’était de constater qu’elle-même se trouvait dedans. Une guerrière lasse, d’âge mûr. Une femme qui se demande désormais si ses bouffées de chaleur et ses suées nocturnes n’indiquent pas qu’elle a passé l’âge d’avoir un autre enfant, et qui maudit le souvenir de son fils, unique et défunt, parce que, dents de Dieu ! même ces imbéciles de civils, même un jeune gardien de porcs, a assez de jugeote pour rester en vie, en temps de guerre… mais pas son fils. Il était mort, comme n’importe quel jeune idiot.

« Ouais, mais ils meurent », dit une voix inconnue, et elle ajouta, sur un ton songeur : « Nous mourrons. Quand il arrive des merdes. »

L’étranger était une femme, sans doute, et Yolande sourit de voir que c’était encore une femme déguisée en homme.

Elle avait le visage large et les cheveux d’une pâleur de lune du nord lointain, et une bande de verre en travers de ses yeux si bien que Yolande ne pouvait lire son expression. Ses vêtements ne différaient guère de ceux dont Yolande avait l’habitude : un haut-de-chausses nettement plus lâche, et enfoncé dans de lourdes bottes basses. Un justaucorps de la même coloration terne. Et une coiffe curieuse, un chapel très rond, couleur de ciel, sans rebord. Mais Yolande avait découvert depuis longtemps en traînant avec le Griffon-sur-l’or que tous les couvre-chefs sont ridicules. D’un pays à l’autre, d’un peuple à l’autre, rien ne semble aussi ridicule qu’un chapeau.

« C’est Carthage, dit soudain Yolande. Je ne l’avais pas reconnue, dans la lumière. »

Ou, pour être précise, on n’est pas loin des remparts de la ville, du côté du désert. Une pente lui dissimule le gros de la ville. Ici, il y a des rues aux maisons basses, carrées, peintes en blanc, avec des façades sans dessins infestées de filins. Et des foules de gens vêtus de robes, ainsi que d’autres personnages en justaucorps terne et ample haut-de-chausses.

Et le ciel est d’un bleu brillant. Aussi brillant qu’en Italie, où elle a également combattu. Aussi brillant et infesté de soleil qu’il l’est en Égypte, où sa puissance douloureuse lui a mis les larmes aux yeux, et fait porter des bandes de tissu sur ses yeux, pour filtrer un peu de la puissance de la lumière.

Carthage devrait se trouver Sous la Pénitence. Ne devrait avoir que des ténèbres dans ses chauds deux d’après-midi.

C’est une vision d’un monde très éloigné de moi, si la Pénitence est absoute, ou expiée.

« Qu’avez-vous à me dire ?

— Marchons. » L’autre femme sourit et retira brièvement le verre qui lui protégeait les yeux. Elle avait des yeux brillants, de la couleur des bleuets, très joyeux.

Yolande haussa les épaules et lui emboîta le pas. La femme marchait avec attention, avec prudence. Elle s’attend à une embuscade, ici ? Yolande regarda à l’avant. Il y avait six ou sept hommes portant la même tenue terne. Des assaillants ? Des avant-coureurs ? Ils se déplacent en unité, et cette femme est la dernière de l’équipe. Ils descendaient le pavement usé de la route étroite. Les gens s’écartaient d’eux.

C’est une route que j’ai empruntée, une fois, il y a quelques années, sous les Ténèbres qui recouvraient Carthage.

Et cela aussi, c’est compréhensible : il est très rare que les visions vous montrent des choses que vous n’avez pas vues vous-même auparavant. C’est la route qui va au temple où elle a fait un sacrifice, un jour, pour l’âme de son fils, Jehan Philippe, dans les Forêts, au-delà du monde des vivants.

La brise soutenue, vigoureuse, porta à ses narines l’odeur du sel. Yolande ne voyait pas la mer, mais elle ne devait pas être loin. D’autres personnes croisèrent leur cortège, en bavardant, en jetant des coups d’œil curieux, vers la femme en haut-de-chausses terne et ample, nota Yolande, et non vers elle-même. La femme portait quelque chose sous le bras. Ç’aurait pu être une arquebuse très fine, de très belle facture, s’il existait de tels objets dans le monde de Dieu. Ce devait être une arme, à voir les réactions des hommes au passage.

Arrivée au sommet de la pente, Yolande ne vit pas les remparts de Carthage. Il y avait une masse de bâtiments bas, mais pas les falaises escarpées. Et pas les ports remplis de navires venus de l’autre côté du monde et de plus encore.

Pas de ports à Carthage !

Du temple sur cette colline, il ne restait plus rien, hormis deux piliers de marbre blanc brisés au-dessous du chapiteau.

Une douzaine de garçonnets donnaient des coups de pied dans une balle lisse, noire et blanche, sur la terre poussiéreuse, et l’un d’eux calcula son coup et expédia la balle avec précision entre les piliers, sous les yeux de Yolande.

C’est de la balle au pied à l’anglaise ! Margot m’a décrit ça, un jour…

Yolande observa, en passant, à la suite de l’équipe. Des enfants qui jouaient à la balle au pied dans les décombres de la chapelle d’Élissa. Élissa, qu’on surnomme l’Errante, la Didon fondatrice de cette ville en venant de Tyr la phénicienne, des âges avant que les Wisigoths n’arrivent à la voile d’Espagne, pour la conquérir. Élissa qui n’avait jamais été mère, sinon d’une civilisation. Peut-être pas le lieu le plus approprié pour une prière de mère.

Il ne restait rien du temple d’Élissa, à présent, sous cette lumière inhabituelle.

« C’est cela que je suis venue voir ? » demanda-t-elle, sans se retourner pour voir le visage de la femme tandis qu’elles avançaient. « Crois-tu que j’aie besoin qu’on me dise que tout meurt ? Que tout s’oublie ? Qu’aucun d’entre nous ne laissera de souvenir ?

— Est-ce de cela que tu as besoin ? »

L’étrange femme parlait d’une voix mesurée, avec autorité, mais ce n’était pas une autorité spirituelle, Yolande la reconnut.

« C’est seulement ça ? Que tu es une femme soldat ? » Yolande sourit, à mi-chemin entre cynisme et soulagement. « C’est ça, qu’on me montre ? Que nous serons reconnues un jour ? Tu es encore déguisée en homme. »

La femme baissa les yeux vers elle-même, apparemment surprise, et ensuite elle sourit. « Bien sûr. C’est l’impression que ça doit te faire. Et tu trouverais mon uniforme de cérémonie indécent, je suppose. Une jupe qui m’arrive aux genoux. »

Yolande, ignorant ce que disait la femme au profit du ton sur lequel elle le disait, fronça les sourcils devant ce qu’elle comprenait. « Tu… ne crois pas que je suis ici, si ? »

L’autre femme secoua la tête. « C’est juste un jeu de l’esprit. Je m’y livre chaque fois que nous inspectons les ruines. » L’étrange accent de la femme se fit plus prononcé.

« Nous ne sommes pas venus ici nous battre. Nous sommes venus empêcher les gens de se battre. Enfin, c’est comme ça que ça devrait se passer. Mais… »

Un haussement d’épaules qui dit (Yolande craint qu’il ne dise) que les choses sont toujours telles qu’elles ont toujours été. Yolande songea à « l’archéologue », à ses mains boueuses à force de creuser, le visage se révulsant avec passion face à la conduite passée de ce qu’elle exhumait.

« Mais pourquoi est-ce qu’on fait ça ? demanda-t-elle.

— Tu veux dire : c’est un boulot tellement merdique, et on n’a même pas droit à être admises pour ce que nous sommes ? » La femme hocha la tête en acquiesçant. « Ouais. Bonne question. Et on ne peut jamais faire confiance aux médias. »

Un tintamarre grinçant de charrois qui passaient résonna sur la route au pied de la colline. Non, pas des charrois, comprit subitement Yolande. Des charrois de guerre en fer, avec une couleuvrine pointée à l’avant, comme les Hussites en utilisent au combat. Pas de bêtes de trait pour les tirer, mais enfin, il s’agit d’une vision.

« Juges, chapitre un, verset dix-neuf ! » s’exclama Yolande, rendue hilare. Le père Augustin avait coutume de lire et relire la Sainte Parole, lors de ses classes avec les prostituées dans le train de bagages. Elle se souvenait de certains passages, mot pour mot. « Et le Seigneur était avec Judas ; et il chassa les habitants de la montagne ; mais ne put pas chasser les habitants de la vallée, parce qu’ils avaient des chariots de fer !

— Des K-78. » L’autre femme lui rendit son sourire. « Des tanks contre grav. C’est de la merde. Les K-81 sont nettement mieux. »

Yolande jeta un coup d’œil au bout de la route. La poussière montait, si bien qu’elle ne voyait plus les charrois de fer aux couleurs pâles. « Alors pourquoi ne pas utiliser les… K-81… plutôt ? »

Le ton de l’autre femme prit une tonalité familière et confortable : celle des soldats qui râlent.

« Bah… Parce que les transports de tanks sont conçus pour accueillir le K-78. Et tous les ateliers sont conçus pour ce modèle, et les techniciens sont formés pour le réparer. Et les portes des nacelles de transport des avions sont construites à la largeur des chenilles du K-78. Et les fabricants produisent des obus et des pièces détachées pour le K-78, et l’équipage est formé à utiliser le K-78, et… »

Elle sourit à Yolande, les dents blanches en dessous de sa bande de verre sombre. « La logistique, comme toujours. Il faudrait tout changer. Alors, on se retrouve avec du matériel de qualité inférieure, parce que c’est ce que nous sommes capables d’entretenir. Si nous avions des K-81, on se retrouverait baisés, dès que l’un d’entre eux sauterait une vitesse… » Yolande cligna des yeux sous cet étonnant soleil carthaginois. « Pour changer une seule chose… il faudrait tout changer ? »

Son interlocutrice s’écarta du rebord de l’escarpement, inspectant automatiquement les positions des hommes de son équipe. « Ouais. Mais, faut être juste : le K-78 était à la pointe de la technique à son époque. C’est simplement qu’il faut des décennies pour mettre en chantier la version suivante, et la mettre en action sur le champ de bataille… »

Un trou noir apparut sur l’épaule de la femme, loin sur la droite, juste en dessous de la clavicule.

En une fraction de seconde, Yolande vit le visage blanc de la femme devenir plus blanc encore et sa main se porter à son justaucorps. Elle la vit crier, presser de la main un boîtier fixé à sa poitrine. Elle vit le sang couler de la blessure nette et assombrir tout le tissu qui l’entourait. Et entendit, dans la matinée desséchée, un craquement très étouffé, trop silencieux mais par ailleurs semblable à un coup de feu.

Des soldats crièrent, les ordres jaillirent. La femme fit trois longs pas, en titubant de façon comique, et finit par rouler dans l’ombre, à l’abri des piliers d’Élissa. Il n’y avait pas d’enfants. La balle à la surface lisse demeurait, parfaitement immobile sur la terre durcie par la chaleur.

« Est-ce que rien ne change ? » demanda Yolande. Elle demeura clouée sur place, sans plonger pour trouver un abri. « Mais pourquoi est-ce qu’on fait ça ? »

La femme cria dans le petit boîtier comme s’il pouvait lui venir en aide.

Une blessure pas très grave, à moins que les choses n’aient subi de graves changements… et pourtant, c’était peut-être le cas : elles ont sûrement changé, si une balle d’arquebuse n’est plus assez lourde pour briser les os d’une articulation d’épaule.

Yolande vit de petits nuages de poussière et des éclats de pierre jaillir de la vieille route punique dans sa direction. Le tireur à l’arquebuse dissimulé approche ses tirs de la cible, comme une équipe d’artilleurs avec une couleuvrine. Un tireur embusqué, comme elle, avec son arbalète. Mais le temps de rechargement est stupéfiant : bang, bang, bang ! toux, cela en l’espace de quelques rapides battements de cœur.

Je ne peux pas être blessée dans une vision.

Le monde vira au noir avec une torsion trop gigantesque pour en ressentir la douleur, mais la douleur viendrait plus tard, en une fraction de seconde…

Pas de douleur.

Le noir…

Il fait noir, parce que je suis dans la chapelle, comprit-elle.

L’obscurité d’une église, la nuit, qu’éclairent seulement deux lanternes.

Elle était étendue sur les dalles vernissées, s’aperçut-elle. Ou, du moins, elle se trouvait dans une position semi-assise, le torse appuyé contre les genoux et la poitrine de Guillaume Arnisout. Il grelottait, dans le froid de la pierre. Son manteau de laine enveloppait le corps de Yolande.

Elle se dit qu’elle aurait dû avoir chaud, avec la chaleur corporelle de Guillaume si proche d’elle, mais elle était glacée. Toute froide… sauf ce liquide entre ses jambes qui avait dû être chaud, et laissait maintenant du tissu tiède et collant sous son haut-de-chausses en laine.

Gênée, elle se figea. C’était déjà assez dur d’être une femme, mais ces types arrivent tout juste à la considérer comme une belle dure à cuire ; une guerrière. S’ils commencent à me voir comme une grosse bonne femme d’âge mûr, avec des fesses froides et blêmes qui baignent dans sa propre pisse… Rien de romanesque là-dedans.

Ah… le manteau. Ils ne peuvent rien voir…

« Tu avais l’écume qui te sortait de la bouche. » Le plus jeune des hommes, Cassell, prit la parole. Elle pouvait entendre la peur dans sa voix.

« Tu as eu une crise. » Guillaume Arnisout semblait décidé sur ce point. « Je t’avais prévenue, espèce d’idiote ! »

Ukridge passa la tête par la porte, émergeant du noir. « Ça vient pas de Dieu ! C’est un démon, voilà ! »

Yolande ricana de la tête que faisait ce grand gaillard, aussi froussard qu’une souris à la moisson. Elle extirpa son bras du manteau et s’essuya le nez.

« C’est la grâce, dit-elle. C’est la même chose que le père Augustin quand il prie… quand il priait… pour les blessés. En appeler à la grâce de Dieu pour obtenir un petit miracle. Une vision, c’est pareil. »

La voix de Guillaume vibra à travers le corps de Yolande. « Vraiment ? Yol, il faut que t’arrêtes ! »

Elle songea que Guillaume était celui qui paraissait le moins effrayé, jusqu’ici. Et qu’il s’inquiétait beaucoup trop pour elle. Elle remua, invisible dans l’obscurité presque complète, entourant des replis du manteau ses cuisses à présent glacées.

J’espère qu’ils ne peuvent pas lire en lui aussi facilement que moi. Ils vont se foutre de lui sans la moindre pitié. Et il est… Ah, bah. Il ne mérite pas ça.

Elle regarda autour d’elle. « Où est Rie ?

— Rie, c’est le porcher ? » demanda Bressac, se dressant de toute sa taille dans la lueur de la chandelle, hors des ténèbres de l’autre porte. « On l’a fichu dehors. Pas besoin d’avoir peur de lui, Yolande. On arrivera à le tenir loin de toi.

— Mais… est-ce qu’il a eu une crise ? Il a été blessé ? » Guillaume haussa les épaules, sa poitrine et son épaule se déplaçant contre le dos de Yolande, avec une intimité inattendue.

Elle s’aperçut qu’elle percevait des relents de viande gâtée.

Seigneur Dieu ! Y a toujours Margot, là-bas. Dites-moi en quoi cette vision l’a aidée.

« Je ne comprends pas », chuchota-t-elle, exaspérée.

Guillaume Arnisout sourit, feignant de la consoler. « T’en fais pas, ma fille. Moi non plus ! »

Yolande leva la main et toucha le début de barbe sur la mâchoire de l’homme.

Elle allait prier, dormir, elle interrogerait à nouveau le gamin, et peut-être un des prêtres arianistes, aussi : elle le savait. Pour le moment, tout ce qu’elle voulait, c’était se reposer, appuyée contre l’homme qui la tenait, ses cheveux noirs en désordre qui caressaient la joue de Yolande, ses bras qui frissonnaient de froid, parce qu’il l’avait couverte de son manteau.

Mais ce n’est jamais aussi facile.

Elle se remit debout, attachant le manteau autour de son cou, et se dirigea vers l’autel. Elle leva les bras et décrocha du mur le Visage sculpté.

Derrière elle, elle entendit un des hommes pousser un juron. Le Visage se retira facilement. Quelqu’un l’avait fixé en place avec deux clous et une longueur de fil de fer tordu ; et, au-dessous, couvert mais pas effacé, se trouvait un visage de femme.

Elle avait le nez plat, et des yeux de forme étrange, que Yolande était incapable de définir. Sur la pierre, la peinture usée donnait à sa peau une coloration brun-jaune. Elle portait des feuilles, des baies et des fougères dans les cheveux, en telle quantité qu’on voyait à peine qu’elle avait les cheveux noirs. Ses yeux, eux aussi, étaient peints en noir, d’un noir de goudron.

D’elle, on ne voyait que ce visage, enveloppé de flammes peintes. Élissa, qui était morte sur un bûcher ? Astarté, la déesse dévoreuse d’enfants ?

« Élissa », dit le jeune Cassell, devinant promptement ce qu’elle pensait. Tenant toujours le Visage entre ses mains, elle se tourna pour le regarder.

Il rougit et dit : « Elle a fondé Ville-Neuve, Qarthadasht, avant la naissance du Seigneur Christ Empereur. Elle a établi le grand temple d’Astarté. Celui qu’ont annexé les arianistes, avec le dôme. En venant de Tyr, elle s’est arrêtée à Chypre pour embarquer un prêtre turc : un prêtre d’Astarté. C’est pour ça qu’on pense que Carthage est leur Ville sainte. Aux Ottomans, je veux dire. Comme Rome, pour nous. Bien qu’il n’y ait plus de prêtres d’Astarté, là-bas. »

Yolande souleva le Visage de chêne sculpté et le remit en place, après une ou deux maladresses, contre le mur de pierre d’un froid cruel.

« Ils vont être contents, en arrivant ici, déclara derrière elle la voix bougonne de Guillaume. Les beys. Elle a l’air d’une rude garce, elle aussi.

— Ils avaient coutume de brûler pour elle leur premier-né », ajouta Bressac, le Français. « Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?

— Je retourne sous ma tente, annonça Yolande. Guillaume, si ça ne te dérange pas, je te rendrai ton manteau demain matin. »

Guillaume Arnisout s’éclipsa au petit matin pour ses ablutions.

Si je fais vite, je peux rendre visite à Yolande avant l’appel…

C’était juste après l’aube. L’air était encore frais. Il se faufila entre les milliers de câbles qui tissaient leur toile entre les tentes des équipes. Quelques lève-tôt étaient assis, les épaules arrondies, en train de persuader les feux de prendre. L’humidité empêchait la poussière sous les pas de se soulever tandis que ses semelles battaient le sol. Il gratta les racines de ses cheveux en suivant le bâtiment des moines pour se diriger vers les latrines.

C’était une installation improvisée… Les moines arianistes avaient peut-être nombre de talents, mais ce n’étaient pas des charpentiers. On avait dressé un long appentis de l’autre côté du baraquement au sommet d’une longue crête, si bien que les déjections tombaient dans la fosse, derrière, où on les collecterait pour les répandre plus tard sur les champs cultivés.

Je vous souhaite bien de la chance avec ma contribution, songea Guillaume, sarcastique. D’ordinaire, avec le vin local, je pourrais faire ça par le chas d’une alêne de cordonnier. Mais là ? On pourrait le charger dans une couleuvrine et le tirer pour traverser un rempart de château…

Les latrines étaient disposées sur l’ancien modèle punique : une rangée de trous découpés dans des planches de bois, et une éponge plongée dans une bassine de vinaigre. Avec un soupir, Guillaume tira les lacets de son justaucorps italien pour les défaire. Il fit glisser justaucorps et haut-de-chausses d’un seul bloc, pour s’éviter de délacer à la taille les aiguillettes qui les réunissaient. Baissant ses braies, il s’assit. L’air du matin était agréable, frais, avec juste sa chemise pour lui couvrir le torse.

Bon… est-ce que je vais me lancer pour approcher Yolande ? Parce que je pense que la porte ne m’est pas cadenassée. Enfin, il me semble…

Il resta assis plusieurs minutes, sans être dérangé, ayant les lieux pour lui tout seul. Il écouta le tintamarre des marmites venu des cuisines des moines, et entendit une galopade de rats, çà et là, à travers la cour et en dessous de lui, dans la fosse. Il y avait davantage d’activité, maintenant que le soleil était levé, mais cette cour demeurait déserte.

L’abbé Muthari et ses moines avaient fait sonner les cloches pour annoncer le service toutes les heures, pendant la nuit. Ils ne peuvent pas continuer éternellement ; ils vont forcément abandonner aujourd’hui et la coller dans un trou… Elle commence à suinter de partout.

Si c’était moi, je ne me frapperais par pour une archère morte, même si elle puait vraiment. C’est pour celle qui est en vie que je m’inquiéterais. Deux visions ! N’allez pas me raconter qu’elle n’en a pas eu une autre, dans la chapelle. Il faut que je tienne Yol à l’écart de ce foutu gamin…

« Ah, dieux ! » Guillaume croisa les bras sur son ventre et se pencha un peu en avant pour soulager sa crampe soudaine. Un spasme le soulagea. Il soupira de bonheur, sentit son corps en entamer un autre.

Un objet dur et froid se pressa soudain contre son anus dilaté.

Il frappa avec une vigueur surprenante, le soulevant de deux bons centimètres au-dessus de la planche. Avant qu’il ait pu avoir la moindre réaction, quelque chose de chaud et d’humide frotta contre lui presque instantanément en partant de son scrotum pour suivre la raie de son cul, aboutissant à nouveau contre son anus.

Il n’avait pas eu conscience d’avoir hurlé, ni que sa chair s’était contractée et fermée en une fraction de seconde. La seconde d’après, il traversait la cour en sautillant, son haut-de-chausses coincé autour de ses chevilles le forçant à clopiner, traînant le reste de ses vêtements derrière lui dans la poussière.

« C’est un démon ! hurla-t-il. C’est un démon ! J’ai senti ses dents ! »

Deux moines accoururent en même temps que Bressac, et un des artilleurs de la compagnie.

« Qu’est-ce qui se passe ? s’écria Bressac. Guillou ? »

Il avait sa chemise coincée sous ses aisselles, et un vent froid soufflait contre ses fesses à l’air.

Je savais qu’on n’aurait pas dû laisser un cadavre sans bénédiction dans une chapelle, je le savais, je le savais !

« C’est un démon !

— Où ça ? » Le moine le plus proche attrapa Guillaume par le bras. C’était l’abbé, Muthari ; ses yeux liquides étaient concentrés. « Où est-il, ce démon ?

— En bas du trou des chiottes, putain ! »

Les yeux de l’abbé s’écarquillèrent. « Où ça ?

— Cette saloperie a essayé de me rentrer dans le cul ! » beugla Guillaume, en tirant désespérément sur son haut-de-chausses emmêlé. Il y renonça, saisit l’abbé par le bras, et il retraversa la cour en sautillant pour revenir dans le long appentis. « C’est un monastère, ici, putain ! Il ne devrait pas y avoir des démons dans les chiottes ! »

Une fois sous le toit de tuiles, l’abbé arracha son bras à la poigne de Guillaume. Hors d’haleine, celui-ci lui décocha un regard noir. L’abbé s’appuya d’une main au pilier en bois qui soutenait le toit des latrines, et il jeta un coup d’œil par le trou. Ses épaules tressaillirent sous ses habits. L’espace d’une seconde, Guillaume crut que le moine avait été possédé.

Bressac avança, écarta l’abbé de son passage et regarda au fond du trou. Un groupe de moines et de soldats s’amassait dans la cour. Guillaume se tenait là, les vêtements toujours sur ses chevilles. Il tira sur le pan de sa chemise, pour le baisser, le serrant d’un poing aux jointures blanches. La sensation d’un objet dur, frais et non naturel qui cognait sa région la plus vulnérable restait imprimée sur sa peau. Ça, et la sensation de chaleur humide qui avait suivi. Il avait l’impression que jamais cette peur qui lui avait glacé le ventre ne le quitterait.

« Bon Dieu, mais laissez-moi voir ! » Guillaume se força un passage entre Bressac et le Wisigoth.

Le trou dans la planche s’ouvrait sur le vide.

Sous la planche se trouvait une ravine peu profonde, remplie de rocaille et des vestiges des déjections. Et autre chose. Un glissement de terrain sur l’autre versant, récent apparemment, avait élevé ici le niveau de la ravine, jusqu’à ce qu’il ne se trouve plus qu’à un mètre environ sous les étais de bois.

Sous ses yeux, une silhouette quadrupède qui s’éloignait le long de la pente en se dandinant se retourna, et elle leva la tête dans sa direction.

Il contemplait par le trou un cochon au groin brun.

L’animal lui jetait un regard plein d’espoir, en plissant ses yeux aux longs cils plissés dans la lumière violente.

« Bordel de Dieu ! hurla Guillaume. Il était en train de le bouffer. Il me bouffait mon étron pendant que j’étais en train de le chier, cette espèce de salopard ! »

Bressac n’y tint plus. L’abbé semblait maître de lui. Il avait cependant des yeux qui pétillaient, tandis qu’il faisait signe à d’autres moines qui approchaient de se tenir à l’écart de l’appentis.

« Nous nourrissons les cochons de nos excréments. » Muthari éleva la voix pour couvrir les hurlements désemparés et incontrôlés de Bressac. « Apparemment, l’un d’eux souhaitait, euh… le cueillir tout frais à la source. »

Un léger bafouillage le trahit. Guillaume le dévisagea, scandalisé. Le seigneur père abbé Muthari partit dans des hoquets et des éclats irrépressibles de rire.

« C’est pas drôle ! » rugit Guillaume.

Il se pencha, réussissant cette fois-ci à se dépêtrer de son haut-de-chausses poussiéreux et de son justaucorps et à les remonter. Il plongea les bras dans les manches, enfila son justaucorps, sans remarquer qu’il remontait sa chemise par-dessous. Il frissonna au souvenir vivace d’une langue chaude et trop grande. Une langue de cochon.

Saisi à l’improviste par une illumination, Guillaume marmonna : « Oh, merde ! », et Bressac qui s’était remis debout s’assit sur la planche et pleura dans ses mains.

« Merde », répéta Guillaume, délibérément. Il ignora tout le bruit et l’agitation, et les hommes qui couraient autour de lui. Ignora les moqueries qui commençaient tandis qu’on répétait l’histoire. Il regarda à nouveau par le trou des chiottes le cochon qui mâchonnait d’un air songeur.

« Merde… Et on allait en manger un. »

Il ne fut plus question de manger du porc. Mais on discuta interminablement de l’incident, et Guillaume entraperçut même Spessart en train de sourire lorsqu’un des archers cria « Arnisout le merdeux ! » dans son dos.

« On n’apprécie jamais les amis des animaux, déclara Bressac avec gravité en marchant près de lui. On a exilé saint François lui-même, tu te souviens ?

— Ah, je t’emmerde ! »

Bressac poussa un nouveau glapissement de rire. « Je voulais… aider… c’est tout ! »

Guillaume passa la journée dans la colère et une humiliation rentrée, accomplissant ses corvées la tête dans le brouillard. Il nota un nouvel accrochage entre Spessart et les moines. Le capitaine jura doucement par la suite qu’il vaudrait mieux tuer les Wisigoths jusqu’au dernier ici, et qu’il l’aurait fait, d’ailleurs, si le seul prêtre de la compagnie n’avait pas été tué sur les galères. Guillaume songea avec ironie qu’il n’était pas le seul à regretter le père Augustin.

Il escorta de nouveau le capitaine après le coup de chaleur de la journée, lorsque les esprits explosèrent en une nouvelle confrontation à la porte de la chapelle, et que Spessart étendit d’un coup de poing le prieur Athanagild, brisant le bras de l’homme âgé. Cela aurait donné le signal d’un massacre généralisé, si la ville de Gabès n’avait pas été inconfortablement proche à l’ouest, ni les hommes difficiles à contrôler quand ils paniquent et qu’ils meurent. Moines et soldats se séparèrent en échangeant respectivement des imprécations et des jurons.

Guillaume, de repos, traîna sur les lisières du camp tandis qu’on servait le repas du soir, et se retrouva ensuite à errer parmi les rangées ordonnées de tentes qui allaient de la cour principale du fort jusqu’au sable, qui s’étendait sans obstacle en direction de Carthage. On avait planté solidement des chevilles de tentes dans la terre ocre. S’il s’était agi d’une guerre ordinaire, le cercle extérieur du camp aurait été constitué de charrois. Mais ils étaient arrivés par la mer, ce qui signifiait qu’il n’y avait pas de charrois à mettre en place. Ils s’étaient contentés de stationner les montures des quelques chevaliers à cette extrémité-là, sachant que toute odeur insolite leur ferait pousser un hennissement de mise en garde.

Guillaume trouva Yolande assise entre deux tentes, dans un cercle d’hommes, en train de jouer aux cartes autour d’une fosse à feu. Elle sourit distraitement quand il s’assit près d’elle.

Le cœur battant, il lui passa le bras autour des épaules. Elle ne formula aucune objection. Elle jouait avec acharnement, et pour des sommes sans conséquence, et il vit qu’elle perdait.

Aux alentours du court crépuscule qui régnait sous ces latitudes, la femme arriva à épuisement de sa bourse et jeta ses cartes.

« Rien pour le dépenser, ici, de toute façon », dit Guillaume en essayant de la réconforter.

Elle lui jeta un regard mordant.

« Alors… euh… tu veux aller faire un tour ? » demanda-t-il.

Lentement, un sourire s’étendit sur le visage de Yolande. Le ventre de Guillaume se tordit à cette vision. Il sut, instantanément, qu’elle avait entendu le surnom qui courait à travers le camp. Qu’elle allait lui dire ça : Me promener avec toi, Mer-deux ? Mais tu plaisantes ?

« Je n’ai rien contre, dit-elle. Bien sûr. Allons-y. »

Il n’y avait aucune intimité dans les tentes, ni aucune dans les cellules du fort ; aucune, non plus, entre les magasins de vivres emballés – beaucoup trop bien gardés – et le désert lui-même allait être glacé, infesté de serpents, et dangereux.

« Je sais où nous pourrions aller », dit la femme.

Guillaume essaya de lire son expression au clair des étoiles. Elle semblait calme. Il tremblait. Il essaya de le cacher, en se frottant les doigts. « Où ça ?

— Par ici. »

Il la suivit le long du donjon, en trébuchant et en jurant, et il ne redevint silencieux que lorsqu’elle menaça de le quitter et de rentrer aux tentes. Elle le conduisit à l’arrière du fort, vers une odeur familière, et il allait tourner les talons quand elle le saisit par le bras et le tira vers le bas, et ils tombèrent l’un sur l’autre en passant par une porte basse.

« Une porcherie ? » Guillaume chassa des brindilles de ses cheveux… non, pas des brindilles. Une odeur familière de son enfance lui revenait. De la fougère. De la fougère séchée.

« Elle a été nettoyée. » Trop innocente, la voix de la femme, et il y avait de l’humour sur son visage lorsque les yeux de Guillaume s’accoutumèrent à la pénombre. « Son occupant n’en a pas encore besoin. On ne l’utilisera pas ce soir.

— Oh, je ne dirais pas ça… » S’armant de courage (J’ai connu des femmes qui reculaient, arrivées à ce stade), Guillaume tendit le bras pour l’attraper.

« Attends un peu.

— Quoi ?

— Non, attends. Il faudra d’abord régler quelque chose. Qu’est-ce qu’on va faire, ici ? »

Au désespoir, il bredouilla : « Ce qu’on va faire ? Qu’est-ce que tu crois qu’on va faire, espèce de gourde ? »

Il avait eu l’intention de l’insulter, mais, alimentée par sa frustration, la réflexion eut des accents comiques. Il ne fut pas surpris d’entendre Yolande étouffer un rire. Guillaume tâtonna dans le noir jusqu’à ce qu’un reflet blanc de la lumière des étoiles sur de la peau lui permette d’attraper la main de la femme. Sa chair était chaude, presque brûlante.

Il pressa la main de Yolande contre son entrejambe.

« Tu vois l’effet que tu me fais ? Et tu me demandes ce qu’on va faire ? »

Sous l’incrédulité qui l’envahissait, il sentit sa voix couiner. Elle en rit à nouveau, mais sans faire de bruit. Il n’en eut conscience que par le tressautement de sa main.

« Tu ne m’aides pas…

— Non. » Il y avait de l’affection dans la voix de Yolande, et de l’amusement, et un vague essoufflement. Son visage était invisible. Sa voix sortait du noir. « Je trouve que ça aide quand on met au clair ce genre de choses à l’avance. »

Guillaume faillit commettre une erreur catastrophique. Tu veux dire que tu me fais un prix ? Il se retint à la dernière minute. Elle avait été putain… mais il n’était pas question de prostitution, ici.

En comprenant le mal qu’une telle question aurait pu faire à Yolande, l’impatience de Guillaume se vida de sa violence.

« Est-ce que je vais sucer ça », poursuivit-elle, dans le noir. « Et ensuite, tu vas me lécher ? Et ce sera tout ? J’ai passé l’âge d’avoir un enfant, mais on ne sait jamais. Ou bien est-ce qu’on va baiser ? »

Guillaume aspira une goulée d’air. La tête lui tournait. Les doigts de Yolande lui pétrissaient l’entrejambe, et pendant un moment, il fut incapable de parler. Il abattit sa main sur celle de la femme. La pulsation de son pénis prenait le pas sur tout, en ce qui concernait sa réflexion. Ses doigts et ceux de la femme autour de sa queue : oh, doux Seigneur, pria-t-il, de façon complètement inconsciente, ne me laissez pas répandre ma semence avant que je l’aie prise !

« Je te veux », dit-il.

Il sentit qu’on lui prenait l’autre main, qu’on la serrait et, au bout d’une seconde, il comprit qu’on la lui poussait vers le haut, entre la chemise et la chair brûlante, pour englober le renflement d’un sein lourd. Ses doigts touchèrent une pointe dure comme de la pierre.

« Je te veux », lui répondit Yolande, dans le noir. « Mais est-ce aussi facile ? »

Les bruits du monastère étaient étouffés : les cloches de complies venues de la chapelle verte, le chœur de grognements des cochons affamés, le raclement des bottes au-dehors tandis que des hommes passaient pour se rendre au réfectoire.

« Tu peux baiser quand tu veux », dit-elle, une colère érodée par le temps dans sa voix. « Et ça ne change rien. Si je fais l’amour, ça change tout. Si tu appartiens à un homme. Ou à plusieurs. Si on peut me violer sans risque. Si on me fait confiance quand on combattra… »

Tout ça, c’est vrai, mais… Guillaume poussa un grognement de frustration. Avec un désespoir comique, il marmonna : « Et le bon côté des choses ? »

Un pouffement sortit de l’ombre.

Je lui plais. Je lui plais vraiment.

Il la sentit poser le bras dans les fougères chaudes et sèches, près de celui de Guillaume. Un soudain éclat d’argent, le lever de la lune, lui permit de distinguer le visage de Yolande tandis que ses yeux s’accommodaient.

« Le bon côté des choses… acheva-t-elle, tu ne fais pas partie de ma lance. Tu n’es pas un archer. Et peut-être que tu ne commettras pas le péché capital si nous allons au combat… » Guillaume conserva son immobilité au prix d’un effort. « C’est-à-dire ?

— Essayer de me protéger. »

Il s’arrêta, une main sur l’épaule de la femme, l’autre encore à l’intérieur de sa chemise. S’arrêta tout net. Au bout d’une seconde, il hocha la tête. « Ouais. Je comprends. Tu as raison. Je ferai pas ça. »

Une expression passa sur le visage de Yolande, si proche du sien, à présent, qu’il ne pouvait plus le discerner clairement. De l’amusement ? Du désir ? De l’affection ? Du respect ?

La pointe du sein durcit sous la paume de Guillaume. Il fut parcouru d’une sensation immense, qu’il comprit au bout d’un moment : du soulagement.

Elle ne peut pas nier qu’elle a envie de moi, aussi.

Elle, elle a envie de moi.

Avec un visage un peu trop impassible, Guillaume demanda : « Mais ça ne pose pas de problème si tu ne peux pas faire souvent l’amour, si ? Les hommes, ils en ont envie tout le temps, mais les femmes, ça ne leur plaît pas vraiment… »

La colère de Yolande n’était qu’à moitié de l’ironie. « Alors, peu importe si je dois m’en passer ? »

Pince-sans-rire, il répondit : « Bien sûr que… »

Elle jeta les bras autour du torse de l’homme. Il abandonna toute prudence, essaya de l’embrasser, mais elle les fit tous deux rouler dans la fougère. Il se retrouva sur le dos, il la sentit qui l’enjambait.

« Yol ! »

Sa voix sortit du noir, remplie de joie. « Tu aurais mieux fait d’écouter les moines : les bonnes femmes sont insatiables !

— Excellent ! » gronda-t-il en levant les mains.

Une des mains de Yolande se referma sur le bas-ventre de Guillaume. L’autre le saisit par ses longs cheveux noirs, pour garder sa tête immobile. Elle colla la bouche sur la sienne.

Guillaume la serrait contre lui quand elle s’endormit dans ses bras, dans la lumière de la lune qui se levait ; ses vêtements à demi remontés sur elle, la fougère couvrant ses épaules nues. Il fut ébloui et de nouveau excité d’apercevoir le ventre arrondi de Yolande, strié d’argent çà et là, et par ses seins d’une grosseur surprenante, aux aréoles brunes.

Il resserra son étreinte et baissa les yeux vers le visage endormi de la femme. La détente avait effacé toutes les rides de son visage. Elle semblait avoir rajeuni de dix ans. C’était un phénomène qui lui était familier : cela se produit lorsque les gens dorment et lorsqu’ils sont morts.

« Mais, si ! Je le connaissais ! » s’exclama Guillaume à voix haute.

Yolande ouvrit les yeux. Elle avait de toute évidence pris cette habitude de soldats : s’éveiller presque instantanément. Elle le regarda en clignant des yeux. « Tu connaissais qui ?

— Ta Margot Hammond. Guido Rosso ! Un petit gars futé. Un vrai mec ! »

Le clair de lune, tombant en oblique dans l’enclos, lui laissa entrevoir le sourire acerbe de Yolande. Trop tard pour expliquer sa définition. Impulsif, plein de panache ; de hardiesse.

« Tu sais bien ce que je veux dire ! C’est juste que je ne… » Guillaume secoua la tête, la serrant automatiquement contre lui et percevant la chaleur moite du corps de la femme contre le sien. « Je suppose qu’il n’y avait pas moyen pour moi de reconnaître son visage.

— Quand on a été la déposer dans la chapelle, elle n’avait pas de visage. »

Guillaume hocha la tête avec gravité.

Il se souvenait de Rosso, à présent, un jeune homme qui avait coutume de chanter avec une voix voilée de garçon, toujours de bonne humeur, même par les pires intempéries ; qui évitait de danser sous le prétexte de sa très légère blessure à la hanche et au fémur, et qui passait son temps à baratiner les femmes. Je préféré danser avec l’ennemi, disait-il, pour préparer les filles à le considérer comme un héros blessé. Son boitement, bien entendu, était très léger ; suffisant pour lui conférer un air romanesque, du panache, mais pas assez pour le tenir en dehors de la ligne de combat. Il était parti rejoindre les archers, de toute façon et, à l’époque, Guillaume n’avait pas su pourquoi.

« On l’appelait Patte-folle, fit Guillaume. Il boitait. Et c’était une fille ? Cette fille… cette femme… qu’on a portée à l’intérieur de la chapelle… ? C’était Patte-folle Rosso, et c’était une femme ?

— Elle ne voulait pas épouser l’homme que lui avaient choisi ses parents. Sa mère l’a enfermée dans une chambre et l’a battue avec un bâton jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus tenir debout. C’est comme ça que son boitement lui est venu. » Yolande regarda derrière Guillaume, dans les ténèbres de la porcherie, voyant apparemment des images dans sa tête. « Elle est allée jusqu’à l’autel en boitant, le jour de ses noces. Après qu’elle a eu plusieurs enfants qui ont vécu, son mari lui a dit qu’il la laissait aller dans un couvent, parce qu’elle avait une mauvaise influence sur eux. Elle s’est enfuie avant d’arriver là-bas. »

Guillaume siffla doucement.

« Il… elle semblait toujours de si bonne humeur.

— Oui. Voilà. » Dans les ombres d’argent, Yolande dit cela sèchement. Ce n’était pas aussi déconcertant que la sensation de recul de tout son corps pressé contre lui, la chair et la peau qui se raidissaient pour s’écarter de lui. « Il fallait bien, non ? Quand on est malheureux, on n’a pas de copains.

— Ah… Ouais. » Il tendit la main pour toucher la joue de Yolande et trouva en fait sa bouche. L’humidité de la salive, la dureté d’une dent. Elle émit un grognement d’inconfort. Il rougit, sa coloration dissimulée dans le noir, mais Yolande en perçut probablement la chaleur.

Et moi, est-ce qu’elle me prend pour un gamin ? se demanda-t-il. Ou est-elle… je ne sais pas… Est-ce que c’est tout : fini, terminé ? Est-ce que ça importe pour moi, si c’est le cas ?

« Yol…

— Quoi ?

— Non, rien.

— Je suis réveillée, maintenant. » Elle fouilla dans le noir, et il la sentit tirer sur quelque chose. Elle remonta sur ses propres épaules le manteau de laine qui les recouvrait tous deux, exposant les pieds de Guillaume au froid. Il ne dit rien.

La lune continua de monter dans le ciel. La bande de lumière blanche qui brillait entre les murs et le toit de la cabane lui laissait maintenant à peine apercevoir le reflet de la peau nue de Yolande dans le noir. Il posa sa main sur elle, caressant cette peau de la cuisse à la fesse, au ventre, jusqu’aux côtes. Chaude. Douce. Et dure, sous la douceur superficielle.

« Et donc, Patte-folle a rejoint la compagnie parce qu’aucun homme ne voulait d’elle ? » Il hésita. « Oh… merde. J’essayais de faire une plaisanterie. »

Il ne distinguait pas son expression. Il ne savait pas si Yolande avait perçu sa sincérité contrite et l’avait portée à son crédit.

Au bout d’une seconde, elle reprit la parole. « Margot m’a raconté qu’elle s’était enfuie durant son voyage pour aller chez les sœurs. Je ne sais pas comment elle est arrivée si loin au sud, à Constantinople, mais elle s’habillait déjà en homme. C’est pour ça qu’elle a été violée, avant de rejoindre la compagnie. Une histoire de vengeance, tu vois ? »

Guillaume se figea, ses doigts pressant contre la peau tiède. Il entendit la voix de Yolande hésiter.

« Ces salopards ont eu le culot de lui dire qu’elle était laide, pendant qu’ils le faisaient. Patte-folle. »

Sous lui, la fougère bougea et craqua. On entendit un grognement venu de la cabane voisine. Une des truies qui se levait, en donnant un coup de pied, avant de s’étendre à nouveau.

Guillaume fit la grimace. « Je pourrais rien dire qui convienne. Alors, je ne vais rien dire. »

Un infime hochement de tête, visible dans la lumière trouble. Les muscles de Yolande se raidirent. « Le nom lui est resté, une fois qu’elle a signé avec la compagnie.

— Resté ? » Il eut l’impression que son silence se prolongeait une bonne minute. Son cœur battait la chamade. Incrédule, il demanda : « C’est un de nous qui l’a violée ?

— Pas seulement un. » Elle imposait à sa voix une impassibilité totale. Pourtant, elle tremblait, serrée entre les bras de Guillaume.

Celui-ci se sentit glacé. « Je connais les gars qui ont fait ça ?

— Je ne sais pas leurs noms. Elle n’a jamais voulu me les dire.

— Et tu crois que tu les connais ?

— Comment veux-tu que je sache ? »

Il faillit exploser : Mais bien sûr qu’on peut faire la différence entre un de nous et un violeur ! Mais en se remémorant ce qu’elle avait dû voir lors du sac de villes, il se dit : Elle a peut-être des raisons de douter.

« On ne l’aurait pas traitée comme ça, dit-il. Pas lorsqu’elle était l’une des nôtres. »

Pas par moralité : de la loyauté dépendent les vies. Hommes d’armes et archers ensemble, chacun protégeant l’autre, et les arcs qui font tomber la cavalerie avant qu’elle puisse atteindre les fantassins. Et les coutiliers qui préservent les archers d’être piétinés par les chevaux. En sécurité.

La voix tranquille de Yolande lui parvint, alors qu’elle appuyait à nouveau son corps contre lui. « Je crois qu’elle n’a plus beaucoup pensé à ce viol, ensuite. On pouvait mourir n’importe quand, à la prochaine escarmouche, sur le champ de bataille, n’importe où. À quoi bon se rappeler de vieilles blessures quand on n’y est pas obligée ? »

Guillaume était envahi d’un sentiment obscur de culpabilité. Il en éprouvait de la colère. Pourquoi faut-il toujours que les bonnes femmes discutent en un pareil moment ? Et puis, tout de suite après, il ressentit une immense tristesse.

« Va raconter ça à ton Rie, dit-il. Quand son maître sera mort. »

Elle garda un instant le silence. Elle avait cru, il en était raisonnablement convaincu, qu’il n’avait pas écouté son compte rendu des événements de la journée. Elle le confirma, avec une note de surprise dans la voix.

« Je ne croyais pas que tu faisais attention.

— Ah, que veux-tu. Je suis plein de surprises. »

Un petit rire, en demi-teinte ; son soulagement était apparent. « De toute évidence. Tu n’es… pas exactement comme je m’y attendais. »

Il ne s’arrêta pas à débrouiller ce que cela pouvait signifier. Guillaume remonta ses pieds glacés sous le manteau. « Ses cochons n’ont rien à craindre. Mais… Spessart ne tuera sans doute pas Rie. Par contre, je veux bien parier avec toi que Muthari ne va pas s’en tirer. Enfin, je parierais si j’avais de l’argent. »

Elle lui jeta un regard qu’il ne sut interpréter au mot argent.

« Ouais. Au moins, les cochons ne mourront pas. » Elle parut surprise par sa propre pensée. « Ces cochons-ci, je veux dire… ils ressemblent plus à des chiens qu’à des cochons.

— Comme tous les cochons. » Guillaume distinguait tout juste la surprise sur son visage. Il haussa les épaules. « On avait des cochons. Mon père se foutait toujours dans une rogne noire quand venait le jour de les tuer. Il les aimait bien, ses cochons. Il détestait ses fils, mais ses cochons, il les aimait bien…

— Alors, qu’est-ce qui est arrivé, à toi, à Papa Arnisout et aux cochons ?

— Ce qui arrive dans toutes les guerres. Des soldats ont tué mon père, violé ma mère, et m’ont capturé pour que je les serve. Ils ont incendié la maison. Je suppose qu’ils ont bouffé les cochons et les bœufs ; l’hiver était rude… »

Elle lui passa les bras autour du cou. Pas pour le réconforter, s’aperçut-il après une seconde de désagrément. Pour partager leur intimité.

Sans passion, elle lui dit : « Et maintenant, tu te retrouves de ce côté de la barrière. »

Il leva la main, derrière sa tête, vers son épée couchée sur la fougère, et il toucha la poignée en croix : « On en est tous là…

— Il faudra que je revoie Rie. » Le clair de lune avait disparu, désormais, son visage était invisible ; mais sa voix était nette et déterminée.

« Au sujet de Muthari ?

— Au sujet des visions. » De ses mains, elle chercha les bras de Guillaume, les refermant autour de ses muscles. « Il y en a eu deux, Guillou. Et je n’en comprends aucune. Peut-être que les choses seraient plus claires si j’en avais une autre. » Le ton de sa voix changea. Il la sentit rire. « La troisième fois, c’est la bonne, non ? Peut-être que Dieu aussi estime que les choses marchent par trois ?

— Eh ben, merde, demande-lui, alors… à ton petit porcher, précisa Guillaume. Peut-être qu’il pourra te dire, lui, quand l’ennemi va nous tomber sur le râble. Moi aussi, je paierais cher pour savoir qui va arriver le premier, de Hussein Bey ou de la marine carthaginoise. Si j’avais de l’argent. » Il sourit. « La pauvreté ne favorise pas les oracles, j’ai remarqué. »

Elle sembla amusée, dans le noir. « Et il pourrait savoir pourquoi Dieu prend la peine d’envoyer des visions à un soldat mercenaire…

— Ou pas.

— Ou pas… »

Il s’en remettait aux sensations : la douceur de la taille de Yolande sous sa main, la chaleur de sa peau contre lui. La laine douce, fraîche, qui les protégeait tous deux du froid de la nuit. L’odeur du corps de Yolande, qui avait été toute la journée au grand air.

Il chercha ses mots avec prudence, comme si la parole pouvait être un toucher. « Ce qu’on disait… sur Patte-folle Rosso ?

— Oui. » Aucune trace d’émotion dans la voix de la femme.

« J’allais te demander… est-ce que tu as déjà été violé ? »

Guillaume était soudain rempli d’une haine brute qu’il ne pouvait exprimer. « J’espère… que non. Cette seule idée m’a ratatiné la queue, et c’est pas en parlant de ça qu’on va la ranimer. Pas dans mon cas. Bien que j’aie fait le soldat auprès de gars que cette idée mettait tout de suite au garde-à-vous. »

Ses yeux s’accommodaient à la clarté des étoiles. Elle éclairait des formes… les crosses précises des fougères et, en dessous de leurs corps, la masse de tissu froissé de son justaucorps, incolore, à présent ; et la main de Yolande, qu’elle lui avait posée contre la poitrine.

Guillaume chuchota. « J’emporterais toutes tes souffrances, si je pouvais. » Et il pencha la tête pour mordiller ses seins lourds.

« Oui… » Yolande sourit.

Il sentit qu’elle se détendait.

La voix de la femme se fit à demi aguichante. « Mais c’est parce que tu fais partie des gentils, je crois.

— Tu crois, c’est tout ? » demanda-t-il, le souffle court, sa bouche humide à force de semer des baisers sur son corps, sous la chemise retroussée. Il tendit le bras et posa la main de Yolande sur lui, pour encourager sa queue à se dresser à nouveau. « Je suis un gentil. Qu’est-ce qu’il te faut, des lettres de recommandation ? »

Elle éclata d’un pouffement.

« Tu vois ? Dans le noir, on te donnerait seize ans. » Il se posa la main libre de Yolande sur son propre visage et lui laissa suivre des doigts le contour de son sourire. « Je savais que je pourrais te rendre heureuse à nouveau. »

Avec prime et vêpres fixées en permanence à six heures du matin et six heures du soir, ici, les heures du jour et de la nuit avaient la même longueur, ce que Guillaume trouvait déconcertant.

Alors que l’aube commençait à poindre, il entama un rêve. Des forêts où il faisait chaud. Des bois de chêne verts. Des éléphants nains, pas plus grands que des chevaux. Des hommes et des femmes couverts de peintures rouges, qui brûlaient vifs leurs enfants ; des sacrifices pour arrêter la déforestation, pour que les villes puissent vivre. Un hurlement qui n’était que douleur, désolation, deuil. Puis il se retrouva perdu à nouveau dans les forêts d’Afrique. Et encore.

Il s’éveilla en sursaut, le cauchemar l’arrachant au sommeil. Des courants d’air froids circulaient dans la porcherie, contrebalançant la chaleur accumulée dans les fougères. Un ciel bleu frais paraissait au-delà de la moitié de porte.

Le matin.

« Christ Vert ! Mais il est quelle heure ? Yol. » Il se dégagea sans grâce, la secouant pour la réveiller. Son souffle était visible, pâle, dans l’air froid. « Yol ! L’heure de l’appel est passée ! On devrait être de garde… oh, merde. »

Un martèlement de pieds en train de courir passa dehors. Beaucoup de pieds en train de courir. Des hommes qui criaient. Enfilant ses vêtements d’un bloc, en distendant les aiguillettes liées, fouillant sous les fougères en quête d’une botte manquante, il s’exclama, le souffle court : « C’est une attaque ! Écoute-les, dehors ! »

Des voix sonores cornaient dans le matin. Il jura de nouveau, roulant sur lui-même, en essayant d’enfiler sa botte encore lacée.

Bordel ! La division de Hussein Bey devrait encore se trouver à quinze jours derrière nous, au maximum. Grand maximum. On peut soutenir un siège ; s’il n’y a pas déjà eu une bataille, à l’est de notre position. Si les janissaires de Hussein ne sont pas tous morts.

« J’entends pas l’appel aux armes ! » Yolande rabattit sa chemise et remonta son haut-de-chausses. Elle acheva de lier ses aiguillettes à sa taille, et s’agenouilla dans la fougère comme un chien en arrêt.

« Quoi ? Quoi, Yol ?

— Ils sont dans la chapelle !

— Oh, putain de merde. »

Il émergea tant bien que mal de la porcherie sur les talons de la femme, s’ébrouant pour se débarrasser des fougères, sans se soucier à présent qu’on puisse les voir ensemble. C’était un matin lumineux et clair, un peu après prime, à en juger par la vigueur de l’aube. Donc, les moines enturbannés devaient être là-bas, en train de célébrer la messe, et ce vacarme signifiait…

« Rosso ! Margot ! » grogna-t-il, obligé de courir pour se maintenir à la hauteur de Yolande.

« Oui ! » Impatiente, elle se fraya un chemin devant lui à coups de coude, à travers la foule de mercenaires qui accouraient déjà aux portes de la chapelle.

Il essaya de saisir le bras d’un arquebusier, pour lui demander ce qui se passait, mais l’autre ne s’arrêta pas. Guillaume entendit la voix du capitaine, loin devant, sonore et éclatante par-dessus le chahut, mais ne réussit pas à distinguer tous les mots. Un seul lui parvint, clair et net :

« … sacrilège ! »

Yolande fit irruption par les portes de bois noir dans une masse houleuse d’hommes et… de cochons ?

Elle battit en retraite devant la puanteur. Celle-ci la frappa dès qu’elle eut franchi les portes. Chaude, épaisse, forte. Du sang putride, des humeurs, la chair en décomposition. L’ordure. Et des relents concentrés d’urine de cochon, qui vous faisaient venir les larmes aux yeux. Yolande s’étrangla.

Devant elle, un archer se pencha pour tenter d’arrêter une truie. Le petit animal lourd le bouscula et le renversa sans effort. Yolande le retint par le bras, le gardant debout.

« Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? » hurla-t-elle par-dessus le vacarme des hommes qui braillaient, des cochons qui couinaient et grognaient, du métal qui s’entrechoquait et grinçait contre la pierre.

« Ces saloperies de cochons l’ont boulottée ! » gueula l’archer en réponse. Son insigne n’était pas familier ; c’était un homme de haute taille d’une autre lance, le visage tordu par la rage ou la douleur, il était impossible de le dire vraiment.

« Boulottée ? » Yolande le lâcha et se plaqua sur la bouche une main couverte de boue, pour réprimer un fou rire. « Tu veux dire… qu’ils ont bouffé son cadavre ? »

L’archer jura. « Par les os brisés du Christ ! Ouais ! »

Un autre cochon chargea pour passer, les mâchoires écartées. Yolande fit un saut en arrière contre le mur de la chapelle verte tandis que le mâle castré, gueule grande ouverte pour mordre, chassait un moine en robe verte vers les portes ouvertes.

« Attrapez-le ! » criait le moine en maintenant les hosties dans leur coffre en bois de chêne vert au-dessus de sa tête. « Attrapez cette bête ! Au secours ! »

La main de Yolande se serra plus étroitement contre sa bouche, réprimant un nouveau ricanement horrifié.

Dix ou douze gros cochons, une quinzaine peut-être, galopaient entre elle et l’autel, en poussant des cris, des couinements et des grognements. Il y avait en plus au moins deux douzaines de soldats. Et les moines qui étaient venus célébrer prime. Une forte odeur d’excréments de porc remplissait l’air. Sur les dalles s’étalaient des flaques jaunes : les cochons avaient uriné, par peur ou par colère.

« Qui… bredouilla-t-elle. Qui les a fait entrer ici ? » L’homme le plus proche, un sergent d’âge mûr à la large carrure, beugla : « Dégagez la maison de Dieu, putain ! Faites sortir ces gorets de là ! »

Yolande poussa vers l’avant, puis ralentit. Des hommes passèrent devant elle. Les cochons aux corps minces n’étaient pas de gros animaux. Mais ils étaient lourds, tout en muscles.

Un chevalier écartait largement bras et jambes pour essayer d’écarter une jeune truie noire de l’autel. L’animal chargea d’un coup d’épaule, le culbutant dans un désordre de bottes et d’armure. Yolande s’aperçut, au bord de l’hystérie, qu’elle reconnaissait l’animal : c’était la truie favorite de Rie, Lully.

Le cochon au poil noir la croisa en trottinant, tandis que Yolande l’esquivait. Le sol dallé était couvert de poussière sombre. Des empreintes de bottes, des marques de pattes de cochons, celles de pieds nus. De la poussière, humide de rosée du petit matin.

Et quelque chose de blanc, chassé et foulé aux pieds.

Yolande se pencha. Elle resta près du mur et hors de portée de la lutte qui se déroulait devant elle : des hommes battaient des bras, claquaient des mains, criaient, faisaient tout leur possible pour détourner les cochons de leur centre d’intérêt, quelques mètres devant l’autel. Elle s’accroupit, tendit la main et s’empara de l’objet.

Il avait un bout luisant, arrondi ; sur le dos, une bosse blanchie, et de la viande noircie accrochée. Elle reconnut l’ensemble en une fraction de seconde, même s’il fallut quelques instants pour que la compréhension chemine lentement dans son esprit. C’est un os. Une articulation de cuisse. Le fémur a été brisé…

Par les mâchoires des cochons.

Le type avait raison. Ils l’ont mangée.

Elle se fraya un passage entre les hommes, sans s’occuper de ses talons qui dérapaient dans les déjections de cochons sur le sol. Elle arriva à l’autel. Devant elle, à présent, il y avait des échines de cochons, au-dessous de tout le reste. Des croupes anguleuses et velues. Des cochons dont le groin reniflait les dalles, qui s’arrachaient et se disputaient des objets. Des têtes qui se levaient et des mâchoires qui claquaient tandis qu’ils déglutissaient.

Des os.

De la viande.

Il n’en restait plus assez pour savoir que ç’avait été un squelette humain.

Les cochons s’en occupaient depuis longtemps lorsqu’on les avait surpris, à ce que Yolande pouvait voir. La chair avait presque entièrement disparu. Il a bien dit que ses cochons mangeaient les charognes… « l’élimination des déchets ». La plupart des fragments d’os avaient été désarticulés. Du crâne de Margot, ou de son visage, il ne restait plus rien. Uniquement un fragment de la mâchoire inférieure. Les cochons peuvent cisailler n’importe quoi, avec leurs dents tranchantes.

« Margot », murmura-t-elle pour elle-même, sans écarter les doigts de sa bouche. Son souffle ne réchauffait pas sa chair, aussi froide que la pierre.

À présent, il n’y a plus rien à enterrer. Problème réglé.

Elle se sentit ravagée par la nausée, elle avait la tête qui tournait, la bouche qui s’emplissait de salive.

Je ne l’ai pas toujours aimée. Il y avait des moments où je ne pouvais pas la supporter. Il n’y avait pas de raison pour qu’on ait des points communs, rien que parce qu’on était deux femmes…

Le cadavre de Margaret Hammond, de Guido Rosso, pour ce qu’il en restait désormais, se réduisait à un certain nombre d’articulations, d’os et de lambeaux de chair, sur le sol et entre les mâchoires des cochons. Elle vit le capitaine, Spessart, se pencher et attraper une tête de fémur. Il cria, jura, retira la main et la secoua. Yolande vit gicler du sang rouge, puis l’homme à la barbe couleur cuivre se suça la blessure en jurant contre un des moines, tandis qu’on la lui pansait.

« Vous saviez que ça allait arriver ! » beugla Spessart.

Le visage rond du seigneur père abbé Muthari se présenta à l’attention de Yolande. Elle vit qu’il se tenait en retrait du chaos. Une main blanche remontait le revers de ses habits au-dessus du désordre de chairs putréfiées et d’ordure sur les dalles.

« Non, je n’en savais rien, énonça clairement Muthari.

— Vous le saviez ! Je jure… vous exécuter… tous ceux qui ont dépassé l’âge de treize ans…

— C’est un accident ! À l’évidence, l’esclave chargé des animaux a manqué à ses devoirs. Je ne sais pas pourquoi. C’était un bon esclave. J’espère seulement qu’il n’a pas été victime d’un accident. Est-ce que quelqu’un l’a vu ? »

Yolande demeura parfaitement immobile. La mémoire lui revint : elle entendait parfaitement les plaintes aiguës et les grognements des cochons affamés. Le troupeau sait quand arrive l’heure du repas. Et si on ne les nourrit pas…

On les a entendus. On ne les a pas nourris, hier au soir. C’est pour ça qu’ils ont tellement faim, à présent. C’est pour ça qu’ils ont… tout mangé ici.

Elle laissa retomber ses bras à ses côtés. Elle serra les poings, enfonçant ses ongles dans ses paumes, en essayant de se faire assez mal pour ne pas se déchaîner comme une hystérique contre l’abbé.

Rie aurait dû les nourrir, la nuit dernière.

Et ces animaux ont été enfermés ici, songea-t-elle, hagarde, en regardant de nouveau la porte devant laquelle la foule se séparait. Sinon, on les aurait trouvés du côté de la tente des cuisines, ou en train de racler le sol…

Quelqu’un poignarda un sanglier, le faisant déguerpir en glapissant ; d’autres, s’écartant avec promptitude devant le lourd animal paniqué, commencèrent à employer leurs manches de guisarmes pour repousser et faire reculer les pourceaux.

Un mercenaire européen en maille wisigothe poussiéreuse se força un passage dans l’intervalle entre les hommes d’armes pour attraper Spessart par l’épaule et crier quelque chose à l’oreille du capitaine.

Yolande n’entendit ni la question ni la réponse, mais à l’évidence, il s’agissait d’une confirmation.

Spessart pivota, pour dévisager le seigneur père abbé Muthari.

« Vous avez foutrement de la veine ! rugit le capitaine du Griffon-sur-l’or. Ce qui arrive par la route en ce moment, c’est la Legio XII Utica, de Gabès. Si c’étaient les éclaireurs turcs qui arrivaient par la route, je leur livrerais ce monastère avec vous autres, ordures ! Crucifiés aux portes jusqu’au dernier ! »

Yolande commença à avancer. Elle marchait avec un calme total. Elle vit le visage de Muthari, blême dans l’ombre, à l’écart des fenêtres en ogive, impénétrable sous le choc.

« Alors, estimez-vous heureux. » La voix grinçante du capitaine se fit plus dure tandis qu’il regardait les flaques d’humeurs sur le sol. « Nous avons désormais un contrat avec le roi-calife à Carthage. Vous et moi, Muthari, nous sommes… alliés. »

Un jour, il va faire ce coup-là une fois de trop. Yolande, engourdie, se força un passage entre des hommes plus grands qu’elle pour se diriger vers la petite porte à côté de l’autel, sous la tenture brodée. Les compagnies de mercenaires qui changent de camp en plein milieu des guerres récoltent une mauvaise réputation.

Mais après tout… six mille ennemis à quelques kilomètres d’ici, aucun soutien pour nous : c’est le moment de dire : « Eh, on a des provisions, et on peut vous dire où se trouvent des caches de vivres plus loin sur la côte… »

La poignée de la porte était rude sous sa paume. Un anneau de fer noir et froid. Elle le tourna, et la lourde barre de la gâche se souleva. Yolande franchit la porte.

L’air du dehors la gifla. Une odeur de poussière sèche, de miel et d’oliviers. Le soleil était déjà haut. Est-ce que je viens de passer tant de temps à l’intérieur ?

Elle avançait avec calme, sans rapidité inutile, le long des oliviers, longeant les murettes en ruine à cette extrémité du monastère jusqu’à l’endroit où se dressaient les porcheries.

Ici, dans l’ombre du rempart sud, subsistaient encore des plaques de givre sur le sol.

Elle dépassa la première cabane basse. Le garçon gisait au pied de la volée de degrés en pierre qui descendaient du rempart du fort. Il lui tournait le dos. Elle s’arrêta, tendit le bras, sentit qu’il était tout à fait froid et mort.

Mort depuis plusieurs heures.

Elle manœuvra le corps raide et glacé pour le tourner vers elle. Il était presque trop lourd. Une boue couverte de givre craquait sous ses pieds.

Ce n’était pas la première fois qu’elle sentait comment bougeait la tête de quelqu’un qui avait la nuque brisée. Rompue, le cou tenu en place, la mâchoire serrée dans la main de quelqu’un et tordue d’une saccade sur le côté…

Personne ne pourra le prouver. Ça semble parfait : il a eu une crise et il est tombé.

Spessart acceptera que c’était un accident. Ça règle tous ses problèmes.

Aucun cadavre de femme à ensevelir ; plus d’homme en vie à blâmer.

Elle entendit les voix d’hommes qui arrivaient à sa suite.

Yolande détourna la tête et regarda le sommet de la volée de marches, laissant les doigts contre la chair lisse, terriblement froide de Rie. Comme il est facile de saisir un jeune homme par le collier en fer autour de son cou. De s’approcher simplement, de franchir sa garde.

Les mains qui lui avaient donné la mort appartenaient à quelqu’un en qui il avait assez confiance pour le laisser approcher. C’était un esclave. Il ne faisait pas confiance à grand monde.

Les pensées de Yolande lui semblaient aussi froides que le corps du garçon mort.

J’espère que Muthari lui a brisé la nuque par-derrière.

J’espère qu’il a laissé Rie mourir sans jamais savoir qu’il avait été tué par quelqu’un qu’il aimait.

Guillaume Arnisout appuya sa hanche contre le bastingage à la proue de la galère. Il assura le fardeau qu’il portait.

L’objet qui faisait depuis si longtemps partie de lui, sa hallebarde, l’arme avec sa lame courbe, n’était plus appuyé à côté de lui, ni posée à ses pieds, ni emballée avec les tentes de l’escouade. Parce qu’ils ne me mettront pas dans la ligne de combat, maintenant. Pas avec un genou cassé. Et je ne peux pas dire que je les en blâme.

Le bois chaud sous sa main, et l’air salé qui faisait voler ses cheveux raidis faisaient à présent partie de lui, depuis que le Sainte Tanitta faisait route vers l’Italie. Le soleil miroitant sur les vagues était encore une nouveauté : le navire était resté Sous la Pénitence jusqu’à Palerme, sur la côte de Sicile.

Il regarda en arrière, à l’autre bout de la galère, pour trouver Yolande Vaudin. Mais rien ne comblera le vide, après le monastère de Zarsis ; pas pour elle. Rien.

Des archers étaient étendus sur le pont, leur équipement étalé autour d’eux. Chaque planche était couverte d’un mercenaire, ou par le matériel d’un mercenaire. Des hommes qui se disputaient, buvaient, riaient, se battaient. Yolande était accroupie, la main entre les jambes d’un archer flamand blond.

Guillaume n’entendait pas ce qu’elle disait au gaillard, à cette distance. Désormais, il n’en avait pas besoin. C’était toujours pareil. Et une de ses raisons pour avoir pris d’emblée ses distances.

Elle aura tout essayé…

Yolande tira l’homme par le bras pour le mettre debout. Il riait. Guillaume les regarda se diriger en titubant jusqu’en poupe du navire. Yolande toucha le torse de l’homme. Ils disparurent tous les deux derrière un empilement de toiles pour les voiles et de rouleaux de cordages. La seule intimité qu’on pouvait trouver à bord d’un navire, lorsque toute une compagnie mercenaire s’entasse à bord d’une seule galère.

Il se retourna vers le bastingage, déplaçant sa jambe sous lui.

Des filaments de douleur jaillirent dans son genou et l’os au-dessous.

Ça va mieux qu’il y a deux mois, à Carthage : au moins, je peux tenir debout sans qu’il cède sous moi.

Guillaume déplaça le fardeau qu’il tenait contre sa poitrine, déplaça à nouveau son genou brisé et convalescent, et il sacra.

Bressac vint s’accouder sur le bastingage du navire à côté de lui. Il avait perdu pas mal de poids. L’autre Français feignit de regarder de l’autre côté de la mer d’un bleu laiteux, en direction de Salerne. Il ricana tout doucement. « On t’a encore laissé avec le bébé sur les bras ? »

Guillaume baissa les yeux vers son fardeau : l’enfant dans ses langes serrés, appuyé contre son épaule.

Les longueurs de bandes de drap le maintenaient contre une planche. Il avait demandé au charpentier de forer quelques trous dans le bois, et il portait à présent des boucles de cordage par-dessus ses épaules pour retenir la planche de langes contre son corps. Cela permettait à l’enfant de lui faire face. Tout ce qu’on voyait d’elle, c’étaient des yeux brillants qui suivaient ses mouvements partout.

« Ça ne me dérange pas. Elle est bien, pour une Wisigothe. » Guillaume parlait avec négligence, écartant une bande de drap pour lui tendre son doigt à sucer. « Faudra lui trouver une nourrice avant peu. Elle est sacrément affamée, cette petite cochonne. Pas vrai, Cochonnette ?

— Daaah », répondit le bébé.

Bressac ricana de nouveau.

Les toits en tuile rouge de Salerne se précisèrent, flottant au-dessus de la fine brume bleutée. Des oiseaux criaient.

Bressac, sans rire, maintenant, lui dit : « Elle devrait au moins venir regarder cette foutue morpionne, après tous les ennuis qu’on a eus pour la récupérer. »

Guillaume retira son doigt d’entre les gencives dures, et le bébé lui lança un regard concentré de désagrément. « C’est la première fois durant tout ce voyage de merde que cette petite garce ne pleure pas, ou qu’elle ne me vomit pas dessus. Elle a l’air assez mignonne pour que Yolande s’intéresse de nouveau à elle. »

Devant le regard de Bressac, Guillaume reconnut : « Bon, peut-être pas jusque-là…

— Elle boit trop pour s’occuper de la petite. Elle la laisserait tomber par-dessus bord, si ça se trouve. » Bressac jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et puis, sentimental comme tous les soldats, demanda : « Passe-la-moi. »

Guillaume fit glisser de ses épaules les cordes de la planche berceau, et il tendit le bébé pour qu’elle pose le nez contre le vieux gambison puant de Bressac. À sa surprise, l’enfant ne pleura ni ne vomit. J’ai vraiment tous les pots.

« Yolande boit trop, dit-il. Et elle est trop en colère. »

Bressac fit tressauter le bébé. « Elle n’arrête pas de parler du petit gardien de cochons : Oh ! c’est l’abbé qui l’a tué ; oh ! c’était un meurtre. Je veux dire, bon, ça fait six mois, on a fait toute une campagne avec les légions carthaginoises. On pourrait croire qu’elle s’en remett… » Sa voix s’interrompit brusquement : « Ah, putain ! La gamine m’a vomi dessus !

— Ça doit être ta conversation raffinée. » Guillaume lui reprit le bébé alors que la petite commençait à brailler, et il lui essuya la figure sans douceur avec son mouchoir. Les pleurs passèrent de l’inconfort à la colère.

Bressac, en frottant la tache, bougonna : « Christ vert ! C’est juste une gamine d’esclave ! » et il s’essuya les mains contre le bastingage du navire.

Au-dessus de lui, l’étendard de soie de la compagnie claqua, se déroulant dans le vent, dessin d’azur se confondant avec l’azur du ciel, si bien qu’il semblait que le griffon fût un trou dans l’or.

« Yol était soûle, tu te souviens ? dit Bressac. Elle arrêtait pas de répéter qu’elle voulait un bébé, et qu’elle était trop vieille pour en avoir un. Elle a insisté pour qu’on repêche la petite dans le port de Carthage, merde. Et maintenant, le bébé ne l’amuse plus. Christ vert, une esclave peut même plus commettre un infanticide en paix, bordel ?

— Tu crois que c’était une esclave ?

— Bordel, oui. Si la mère avait été une femme libre, elle aurait pu le vendre.

— On devrait peut-être trouver un marchand à Salerne, pour les harems ottomans. » Guillaume avait conscience qu’il ne plaisantait qu’à moitié.

Si elle s’est lassée de la gamine… moi aussi.

Le simple fait d’être honnête vis-à-vis de ses défauts moraux n’est pas une excuse.

Ce n’est pas de la lassitude. Pas pour Yolande. C’est simplement que la petite n’est pas Rie… ni Jehan Philippe. Sauver ce bébé… ce n’est pas pareil. Et ce n’est pas la faute du bébé.

« C’est pas un endroit pour un bébé. » Guillaume considéra la compagnie avec un sentiment de culpabilité. « La gamine mérite mieux que de porter autour du cou le poids d’anciennes fautes pour démarrer dans la vie. Qu’est-ce qu’elle peut espérer ? Comme Yol n’arrête pas de dire, pour changer quoi que ce soit… »

Les mots sont dans sa tête, Yolande en train de répéter les paroles avec le soin des gens sous l’emprise d’une ébriété terrifiante :

« Pour changer quoi que ce soit… il faudrait tout changer. Et je ne dispose plus du temps suffisant pour le faire. »

Mer bleue et écume blanche s’étiraient en une courbe de ce côté de la proue de la galère. Il alla jusqu’à dénouer les cordes de la planche berceau pour les dégager.

Plouf et puis plus rien. Ce serait si facile. Et je lui épargnerais une vie entière d’efforts pour remonter la pente. Quand nous nous retrouverons sous l’Arbre, elle me remerciera sûrement.

La voix de Bressac rompit l’attrait hypnotique de la vague à la proue. « Bon. Alors, tu vas en discuter avec le maître artilleur ? Ortega veut de toi pour une des équipes sur les canons ; ils manquent de bras, en ce moment. On ne court pas beaucoup, là-bas… »

Il y avait dans les yeux de Bressac une expression qui convainquit Guillaume que sa pensée et l’acte qu’il envisageait avaient été devinés. Sans être nécessairement désapprouvés.

Un oiseau de mer s’éloigna en tournoyant, avec un cri, scrutant leur sillage en quête de nourriture. Le bruit perpétuel des chaînes qui glissaient dans le ventre du navire, quand les rameurs se levaient et s’étiraient aux rames, couvrit rapidement le bruit du volatile.

« Bien sûr, répondit Guillaume. Un artilleur : bien sûr. Ça conviendrait bien pour une patte folle, pas vrai ? »

Le bébé commença à brailler, de nouveau affamé. Guillaume rattacha la planche sur une épaule, et il glissa un doigt sous la bande de lin. Avec précaution, il repoussa dessous les cheveux du bébé, qui avaient gardé le blond blanc de sa naissance.

« J’aurais peut-être bien besoin d’une vision, dit-il, acerbe. Non qu’elles aient aidé Yol. Ou la gamine. À quoi bon voir des choses avec des siècles d’avance ? Il aurait eu besoin de voir comment était ce salaud de Muthari maintenant.

— L’un de nous s’en serait chargé », fit remarquer Bressac, avec un sérieux inhabituel sur son long visage chevalin. « Tu le sais ? Si on voulait éviter le massacre ? »

Guillaume entendit des voix s’élever soudain.

Plus loin, vers le ventre svelte de la galère, Yolande Vaudin se tenait debout, maintenant, elle criait au visage du nouveau prêtre de la compagnie avec tant d’énergie que des postillons volaient.

À l’évidence, le prêtre tentait de la calmer, et Guillaume vit Yolande écarter sa main d’une claque, comme font les femmes, avant de lui flanquer un coup de poing dans la figure avec la force de celle qui a l’habitude de remonter la manivelle de son arbalète avant de décocher son carreau.

« Eh là ! » Le sergent des archers s’avança, fit tomber Yolande Vaudin et se dressa au-dessus d’elle en s’égosillant.

Guillaume sentit ses muscles se bander pour tendre le bébé à Bressac et descendre le pont en courant. En… courant ? Le sergent se tut abruptement, sur un dernier cri et un geste lui intimant de circuler. Guillaume ressentit la frustration comme une fièvre.

Yolande se remit debout et vint vers eux d’un pas irrégulier, à la proue. Une main abritait le côté de son visage.

Elle s’arrêta en arrivant devant eux. « Connard de prêtre. »

Bressac tendit le bras pour lui écarter la main. Guillaume le vit s’arrêter, cloué sur place par le regard qu’elle lui décochait.

« Tu veux prendre le bébé ? proposa-t-il.

— Non. » Yolande plaça ses mains derrière son dos.

Un bleu se formait déjà sur sa joue. Rouge et bleu, rien que de l’arnica ne saurait guérir. Guillaume ne se mit pas debout. Il leva le bébé vers elle.

Elle le dévisagea. « Ce foutu prêtre a dit que je lui demandais de dire la bonne aventure. C’est pas la bonne aventure ! Je voulais savoir si ce que j’avais vu était réel. Et il ne veut pas me le dire.

— Peut-être qu’il n’en sait rien.

— Peut-être. » Yolande reprit le mot en écho, avec dérision. « Il a dit… il a dit, lui, que rien ne se situait à une moitié de millénaire dans le futur. Il m’a dit que c’était mon futur que prédisait le petit païen. Que jamais je ne serais reconnue. Que je mourrais en soldat mercenaire, abattue par un arquebusier. Et que prédire mon avenir était de la sorcellerie, et qu’il était donc juste que l’abbé ait tué un tel gamin… C’est là que je l’ai frappé. »

Guillaume se surprit à hocher la tête. La sensation que ce futur possible était tronqué, qu’il retraduisait les désirs et les terreurs de cette femme, apaisait des craintes dont il n’avait pas eu conscience. Même si ça lui avait causé des cauchemars à l’infirmerie, après sa blessure.

Je n’aime pas imaginer cinq ou six cents ans dans le futur. Ça me donne le vertige. Mais après tout…

« Peut-être que le prêtre a peur, si c’est vraiment une prédiction, dit Guillaume avec douceur. Dans un sens comme dans l’autre… cet avenir, est-ce qu’il te plaît tellement ? »

L’ancienne Yolande le regarda un instant, avec une expression ouverte et misérable. « Tu sais ? Je ne peux rien imaginer de mieux. Être reconnue. Acceptée. Et une mort préférable à la maladie. Je la souhaite depuis si longtemps… À présent, je sais que je devrais être capable d’imaginer quelque chose de mieux que ça. Et… je n’y arrive pas. »

Guillaume appuya le bébé contre lui. Il ne parla pas de familles, de fermes, de retraite vers les métiers de la ville.

À quoi bon ? Aucun de nous deux ne va arrêter de faire ce qu’on fait. Quoi qu’il arrive. C’est ce que nous sommes actuellement.

Pas étonnant qu’elle boive. Je m’étonne de ne pas en faire autant.

« Tu fais ça depuis trop longtemps. » La voix de l’autre Français avait une douce ironie. Bressac indiqua d’un hochement de tête le sergent des archers qui se tenait, les poings sur les hanches, en train de discuter avec un de ses caporaux tout en jetant un regard noir vers Yolande. « Mais quand même… C’est pas une façon de se conduire avec un sergent.

— Oh, vraiment, et de quoi je suis supposée avoir peur ? » Le mépris éclata dans la voix de la femme. « Une marque noire face à mon nom sur les registres ? C’est pas comme s’ils allaient jamais me nommer officier, non ? Une femme, qui donnerait des ordres aux hommes ! »

Si facilement reprise par ses vieux désirs, songea Guillaume. Si je pouvais réintégrer la ligne de combat, comme patron de l’équipe… J’hésiterais combien de temps ? Un battement de cœur ? Deux ?

Bressac grimaça un sourire. « Tu veux mener les hommes comme le fait Guillaume, ici présent ? Il se renseigne sur ce qu’ils vont faire, et il nous dit de le faire ! »

Cela contenait assez de vérité pour que Guillaume ne puisse retenir un sourire. Le visage de Bressac s’assombrit.

« Comme le faisait Guillaume », commenta le boiteux.

Soudain, le vent en tournant se chargea de relents de poisson et de sang : la puanteur des poissonneries de Salerne. Une femme brune, la nourrice, s’approcha depuis l’autre bastingage. Guillaume remarqua qu’elle ignorait ostensiblement Yolande.

Dans un français maladroit, elle annonça : « Maître, je vais prendre le bébé ; elle a besoin qu’on la change, à présent.

— Oh… bien sûr, Jeanneton. » Guillaume se déplaça, grognant à cause de la douleur dans son genou, et lui remit le nourrisson. Ce qui pouvait passer entre les deux femmes ne lui était pas compréhensible, bien qu’il puisse deviner qu’elles communiquaient sans paroles. Une condamnation. De part et d’autre ?

Il regarda la nourrice s’agenouiller, détacher les bandes des langes de la planche, puis de l’enfant, réunir les langes souillés et les mettre de côté. L’odeur de la merde de bébé et du lait était beaucoup trop familière pour un coutilier devenu artilleur.

« Jeanneton va la garder avec elle », annonça Yolande, par-dessus la tête penchée de l’autre femme. « Je ne veux plus rien avoir à faire avec le bébé.

— Yol…

— C’était une erreur. Elle n’est pas… Je suis désolée pour la petite, mais… Jeanne, je te donnerai de l’argent, sur ma solde ; tu continueras à l’allaiter et à la garder auprès de toi… d’accord ? »

La femme brune opina, sans lever les yeux. « Du moment qu’on me paie. »

Elle fouilla dans son corsage pour trouver des bandelettes propres. Le bébé, étendu sur le ventre sur le pont de bois chaud, se hissa avec les coudes et les genoux et avança légèrement en se tortillant. À l’évidence, elle n’avait pas été habituée à porter des langes avant de tomber entre les mains d’une nourrice franque.

Guillaume se pencha, enleva le bébé de dessous tous ces pieds et le cala sous son bras. Le nourrisson gigota vaguement, comme une grenouille.

« Combien de temps ça va durer ? » demanda-t-il.

Jeanneton se leva, s’époussetant les mains sur sa jupe. « J’ai oublié les nouvelles bandes. Surveillez-la, maître, pendant que je vais les chercher. » Elle s’éloigna vers l’autre bout du pont.

Yolande haussa les épaules.

Elle se retourna et appuya les avant-bras contre le bastingage, à côté de Guillaume. Elle avait quelque chose entre les mains : le chapelet arianiste, nota-t-il. Elle le faisait couler d’une main dans l’autre, tandis que le vent et les embruns lui jetaient ses cheveux courts dans les yeux.

« Certains reçoivent la grâce de Dieu », dit-elle, de façon tout juste audible. « Il y a des gens qui peuvent regarder au long de la chaîne de nos choix et nous dire ce qui pourrait nous arriver dans les années à venir. » Elle éleva devant son visage le Christus Imperator poli par l’usage. « Je ne suis pas de ceux-là. Je ne le serai jamais. Rie en était un, lui. Et il… »

Elle ouvrit la main. Le chapelet en chêne vert sculpté tomba et disparut, perdu dans les embruns et dans le golfe de Salerne.

Yolande leva un œil vers Bressac. « On va faire un tour ? »

C’était une invitation, bien que pas aussi vulgaire que celle qu’avait émise Jeanneton un peu plus tôt dans la journée, nota Guillaume. L’autre Français se mit à sourire.

« À plus tard », dit Yolande sur un ton neutre, en regardant Guillaume. Ce dernier, qui la regardait sans se faire d’illusions, remarqua qu’elle était plus que fortement éméchée.

Trop de mois d’entraînement à le dissimuler, c’est tout. Et maintenant, elle se bagarre avec des prêtres et elle baise tout ce qu’elle veut, elle a totalement perdu le contrôle. Elle va provoquer des rixes, et des écarts de discipline, et c’est délibéré.

Quelqu’un doit payer pour Ricimer… Et puisque ce ne sera pas Muthari, je crois qu’elle a décidé que ce serait elle…

Yolande s’éloigna en traversant le pont. Bressac jeta à Guillaume un regard qui combinait à la fois des excuses et de l’incrédulité devant cette bonne fortune, et il la suivit.

La femme portait un justaucorps en velours côtelé contre la froideur du vent ; le soleil éclairait la façon dont il la pinçait à la taille et les revers s’arrêtaient juste au-dessus du bas de la hanche, si bien que la courbe au bas de ses fesses était visible tandis qu’elle s’éloignait. Et toute la longueur de ses jambes galbées. Une femme en justaucorps et haut-de-chausses, l’insigne en plomb moulé accroché sur le haut de son bras, et même le soleil montrant les rapiècements usés sur le velours ne pouvaient gâcher son attrait.

Elle baiserait encore, si je le lui demandais.

Je crois qu’elle sait que je le demanderai pas.

Ce n’est pas ça que j’ai fini par espérer d’elle.

Guillaume se rassit sur le coffre en chêne, l’échine appuyée contre le bastingage, le nourrisson fermement tenu dans le creux de son bras. Il la sentait remuer, chaude, solide. Si je la posais maintenant, elle traverserait ce pont en un clin d’œil, en dépit de son jeune âge. Elle a ça en elle. Ça existe en chacun de nous, sûrement.

Il regarda la canne noire sculptée à côté de lui, et de sa main libre soulagea les muscles au-dessus de son genou.

« Bon, alors. »

Avec maladresse, il sortit le bébé de sous son bras, et la plaça à cheval sur son autre genou ; elle donna des coups de talon contre son vieux haut-de-chausses rapiécé. Le soleil, même au travers de cette brume, allait la brûler, et il leva les yeux pour guetter le retour de Jeanneton. Il ne vit aucun signe de la nourrice, puis il regarda de nouveau le bébé.

Avec la chance que j’ai, elle va me pisser sur la jambe…

Le maître artilleur, Ortega, apparut sur la passerelle de bâbord, accompagné de deux ou trois de ses officiers, et se mit à discuter avec énergie en faisant des gestes.

« Ma foi, pourquoi pas ? se dit Guillaume à haute voix. La solde est aussi bonne comme artilleur. Qu’est-ce que tu en penses ? »

Le bébé, soutenu sous les bras par les mains de l’homme, le regarda en clignant de ses yeux si humains. Elle pesait moins qu’un cochon de lait, bien qu’elle ait des semaines de plus.

« Peut-être que je verserai quelques shillings, avec Yolande », dit-il doucement, pendant que ses yeux parcouraient le pont. « Quelques-uns par mois. Jeanneton va probablement me mettre sur la paille en me racontant que tu as le croup, ou les maladies qu’attrapent les bébés. » Sa bouche se tordit en un sourire qu’il sentit. « Du moins, jusqu’à ce que je me fasse tuer dans une escarmouche, ou que le mal italien ait ma peau… »

Le vent salé emmêlait ses cheveux. Il s’essuya le poignet contre la bouche, faisant crisser le poil court. Jeanneton, qui revenait, se fit accoster par Ortega. Guillaume l’entendit rire.

« Fortuna », dit-il en titillant le ventre nu et rond du bébé. Le nourrisson rit. « La chaîne des choix ? Ce n’est pas une chaîne, je crois. On est libre de choisir. Il me semble. »

Le bébé bâilla, ses yeux et son nez se plissant au soleil. Embarrassé, Guillaume l’amena contre sa poitrine et le serra contre son justaucorps, l’entourant de ses deux bras.

Le poids de l’enfant augmenta. Il devenait mou, maintenant : le sommeil, la confiance. Elle commença à ronfler, un petit ronflement sifflant.

« On n’est pas tout le temps assis, chez les artilleurs, tu sais », lui expliqua Guillaume dans un chuchotement, en regardant l’Italie apparaître dans la brume. « Je vais être occupé. Mais je garderai un œil sur toi. D’accord ? Je te surveillerai un peu. Autant que je pourrai. »

La dispersion des ténèbres
titlepage.xhtml
La dispersion des tenebres_split_000.htm
La dispersion des tenebres_split_001.htm
La dispersion des tenebres_split_002.htm
La dispersion des tenebres_split_003.htm
La dispersion des tenebres_split_004.htm
La dispersion des tenebres_split_005.htm
La dispersion des tenebres_split_006.htm
La dispersion des tenebres_split_007.htm
La dispersion des tenebres_split_008.htm
La dispersion des tenebres_split_009.htm
La dispersion des tenebres_split_010.htm
La dispersion des tenebres_split_011.htm
La dispersion des tenebres_split_012.htm
La dispersion des tenebres_split_013.htm
La dispersion des tenebres_split_014.htm
La dispersion des tenebres_split_015.htm
La dispersion des tenebres_split_016.htm
La dispersion des tenebres_split_017.htm
La dispersion des tenebres_split_018.htm
La dispersion des tenebres_split_019.htm
La dispersion des tenebres_split_020.htm
La dispersion des tenebres_split_021.htm
La dispersion des tenebres_split_022.htm
La dispersion des tenebres_split_023.htm
La dispersion des tenebres_split_024.htm
La dispersion des tenebres_split_025.htm
La dispersion des tenebres_split_026.htm
La dispersion des tenebres_split_027.htm
La dispersion des tenebres_split_028.htm
La dispersion des tenebres_split_029.htm
La dispersion des tenebres_split_030.htm
La dispersion des tenebres_split_031.htm
La dispersion des tenebres_split_032.htm
La dispersion des tenebres_split_033.htm
La dispersion des tenebres_split_034.htm
La dispersion des tenebres_split_035.htm
La dispersion des tenebres_split_036.htm
La dispersion des tenebres_split_037.htm
La dispersion des tenebres_split_038.htm
La dispersion des tenebres_split_039.htm
La dispersion des tenebres_split_040.htm