VII
Cela entra en son entier dans l’esprit de Cendres : des mots traités avec tant de vélocité que sa compréhension ne fut pas verbale, que ce fut l’appréhension intacte d’un monde capable de couler, glisser, se transformer, se muer en réalités multiples, aucune n’ayant plus de stabilité qu’une autre. Jusqu’à ce que la forme elle-même ait disparu, que la structure soit déstructurée, la géométrie et la symétrie perdues. Et qu’aucun esprit n’ait plus de conscience continue qui ne puisse être changée, par un ami, un ennemi ou une impulsion momentanée de désespoir.
« Alors, c’est pour ça ? » Cendres s’aperçut qu’elle tremblait, saisie de vertige. La peur emballait le rythme de son pouls. « C’est pour ça. Et quoi… nous détruire, c’est tout ? C’est ça ?
— TU ES NOTRE ARME. NOUS ALLONS À PRÉSENT DÉVERSER EN TOI LA PUISSANCE DU SOLEIL.
— TE DONNER TOUTES LES POSSIBILITÉS, TOUTES LES PROBABILITÉS QUI ONT JAMAIS ÉTÉ…
— EXTIRPER TON PEUPLE. PARTOUT OÙ IL A ÉTÉ POSSIBLE POUR LUI D’EXISTER, LE MODIFIER, LE RENDRE IMPOSSIBLE…
— RÉDUIRE LA NAISSANCE DE TA RACE À UNE IMPOSSIBILITÉ…
— FAIRE DE L’HUMANITÉ QU’ELLE N’AIT JAMAIS ÉTÉ. »
Cela la brûle comme un fer : un savoir dont elle ne veut pas, qu’elle préférerait ne pas connaître.
« Je croyais simplement que vous vouliez nous éliminer parce que vous vouliez rester seules !
— SI TON ESPÈCE SURVIT, ALORS TOUT LE RESTE MOURRA… CE SERA PIRE QUE LA MORT. LE CHANGEMENT, ENCORE ET ENCORE ; JUSQU’À DEVENIR MÉCONNAISSABLE.
— Je croyais… »
La clameur hurlante du monde extérieur pénètre jusqu’à elle. Ses paupières s’ouvrent d’un coup : elle voit les jambes d’hommes qui passent en courant, à l’extérieur du cercle de neige imbibée de sang à la clarté de la torche ; elle entend les ordres que l’on crie ; elle sent l’odeur d’urine, de neige, de boue ; entend un hurlement…
Un homme s’abat à côté d’elle. Angelotti. Il serre sa cuisse. Du sang artériel jaillit, en une courbe parfaite.
« Merde ! » Les mains se poissent de sang en essayant de le saisir, d’étancher le flot.
« PETITE GUERRIÈRE, TU NE VEUX PAS ÊTRE TÉMOIN DES GUERRES DE MIRACLES.
— Je ne veux être témoin d’aucune guerre ! » Elle incline son poids vers le bas. Antonio Angelotti lève vers elle des yeux hagards. Une large épaule s’interpose : Richard Faversham qui colle des bandages en place ; l’étoffe qui s’imbibe de rouge – l’artère fémorale coupée ? Ou juste le tissu musculaire tailladé, jusqu’à l’aine ? Mais tant de sang, si vite…
« NOUS T’ACCORDERONS CE QUE NOUS POUVONS TE DONNER. TU DOIS PÉRIR, AU COURS DU CHANGEMENT QUE TU VAS MAINTENANT ACCOMPLIR. MAIS NOUS T’ACCORDERONS LA PUISSANCE DE NOS CALCULS. ÉLABORE, POUR TOI, UN NOUVEAU PASSÉ.
— Mais je n’existerai pas ! » Elle continue de fixer Angelotti : la peau de son visage crasseux, douce comme celle d’une femme, se lisse. « Vous voulez que nous disparaissions tous : c’est ce que votre changement va accomplir !
— TU DOIS EXISTER, POUR QUE CE MIRACLE SOIT ! »
Les voix dans sa tête s’adoucissent :
« IL DOIT Y AVOIR UNE HISTOIRE HUMAINE POUR QUE TU SOIS NÉE AFIN D’ACCOMPLIR CECI ; ELLE DEVIENDRA UNE HISTOIRE FANTOMATIQUE, TANDIS QUE TOUTE TA RACE DISPARAÎTRA ET DEVIENDRA IMPOSSIBLE. ET POURTANT… CETTE HISTOIRE FANTOMATIQUE POURRA ÊTRE TOUT CE QUE TU CHOISIRAS QU’ELLE SERA !
— Je ne comprends pas !
— NOUS TE DONNERONS LE POUVOIR DE CHOISIR UN NOUVEAU PASSÉ FANTOMATIQUE TANDIS QUE TU ACCOMPLIS NOTRE MIRACLE. RECTIFIE CE QUI A ÉTÉ ; CRÉE QUELQUE CHOSE DE NOUVEAU QUI AURA EXISTÉ. TU MOURRAS EN CET INSTANT AVEC TOUS LES AUTRES, MAIS TU AURAS VÉCU UNE EXISTENCE DIFFÉRENTE. ILLUSOIRE, PROBABLE, UNIQUEMENT, MAIS ELLE PEUT – NOUS ESPÉRONS QU’ELLE POURRA – T’APPORTER UN INSTANT DE PAIX, AVANT LA NON-EXISTENCE. »
Cendres ressent une pression dans la poitrine. Il fait noir, en ce matin du 5 janvier 1477. Dans ces ténèbres, des hommes hurlent et meurent. Il règne un froid mordant. La pression augmente ; Cendres empoigne sa tête, tire sur la sangle et la boucle de son casque, l’arrache jusqu’à ce qu’elle puisse saisir son crâne entre ses mains…
« TOUT CE DONT NOUS AVONS BESOIN, C’EST DE TOI, NOTRE ARME. TA NATURE SÉLECTIONNÉE. IL N’EST RIEN DE TA VIE DE GUERRIÈRE DONT NOUS AYONS BESOIN. NOUS AVONS ÉCOUTÉ L’ESPRIT QUI EST VENU HABITER LA MACHINA REI MILITARIS, TON GODFREY MAXIMILLIAN. NOUS TE CONNAISSONS, À TRAVERS LUI. LORSQUE TU VAS ACCOMPLIR TON MIRACLE, MAINTENANT, TU POURRAS FAIRE EN SORTE D’AVOIR EU DES PARENTS AIMANTS, UNE FAMILLE. DE FAÇON À AVOIR ÉTÉ AIMÉE. DE FAÇON À N’AVOIR JAMAIS ÉTÉ ABANDONNÉE. CELA NE REPRÉSENTE RIEN, POUR NOUS : TU RESTERAS CAPABLE D’ACCOMPLIR CE QUE NOUS EXIGEONS DE TOI. »
Cette pression dans sa poitrine est un souvenir.
La grosse main d’un homme, qui la pousse vers le bas. Des genoux d’adulte qui lui écartent les cuisses. Une douleur déchirante qui monte de l’intérieur de son être : les organes génitaux d’une enfant, déchirés, ruinés.
Des larmes ruisselèrent sur son visage. « Pas deux fois. Pas à moi. Pas deux fois…
— NOUS AVONS PENSÉ QUE CE SERAIT UNE BONTÉ. TU AURAIS PU NAÎTRE DE GENS QUI SE SERAIENT OCCUPÉS DE TOI. CELA ARRIVE SOUVENT CHEZ LES MEMBRES DE TON ESPÈCE. TU PEUX MODIFIER CES CHOSES AVEC NOTRE CONSENTEMENT. ÉRADIQUER LE VIOL, LA FAIM, LA PEUR. ENSUITE, LORSQUE TU MOURRAS, CE SERA À L’INSTANT OÙ TU CONNAÎTRAS CET AMOUR. »
Sous les mains de Cendres, Antonio Angelotti poussa un soupir. Elle le sentit mourir. Ses mains gantées de sang se tendirent, pour lui toucher les cheveux, clore les paupières veinées de bleu de ses yeux ovales. Elle sentit la puanteur de ses entrailles et de sa vessie qui se relâchaient. Richard Faversham éleva sa voix trémulante de ténor, entonna une bénédiction, quasiment inaudible sous les clameurs.
« Je ne changerai rien », dit Cendres.
Il y a dans son esprit du chagrin, de la confusion, du regret ; une partie lui appartient, la majorité émane d’elles.
« Quoi que je sois, décida-t-elle, quoi qui me soit arrivé, je suis ce que je suis. Je n’y changerai rien. Pas pour un fantôme d’amour. J’ai… »
Elle caressa les cheveux d’Angelotti.
« J’ai eu de l’amour. »
Elle se lève et recule pour laisser Richard Faversham oindre d’huile le front du mort. Le vent glacial, âpre, sèche les larmes sur son visage. Cette fois-ci, elle n’essaie pas d’écarter le chagrin. Elle regarde, à l’extérieur de l’éblouissement de lumière des torches, les murs en ruine, les hommes qui martèlent les machines de guerre golem, Robert Anselm qui abat une hache et arrache une ligne d’étincelles dorées à un membre de granit, Ludmilla Rostovnaya qui lâche son arc, et tire son fauchard, à la lame lourde, pour l’abattre – John Burren et Giovanni Petro, côte à côte auprès d’elle. Le chaos, les ténèbres ; et les têtes sans yeux des golems, éblouissantes dans l’ultime clarté des torches.
Cendres revint calmement jusqu’à Richard Faversham, qui tenait Florian del Guiz dans ses bras, sous le mur en ruine près de l’autel. Rickard trébuchait à sa suite.
« DANS LE FUTUR, AVONS-NOUS CALCULÉ, TOUT CHANGERA. IL N’Y AURA PAS DE CONSCIENCE SUR LAQUELLE SE FONDER, PAS D’IDENTITÉ QUI PERSISTERA D’UN JOUR À L’AUTRE. ET VOUS PROPAGEREZ CE CHAOS DANS UN UNIVERS PLUS GRAND QUE TU NE PEUX ENCORE LE CONCEVOIR.
— Les voilà ! »
Dans l’obscurité du matin, elle ne voyait pas même une moitié de la foule ; ne pouvait entendre qu’une clameur déferlante qui gravissait la pente, qu’apercevoir le dos de quelques hommes. Deux ou trois coutiliers reculèrent en trébuchant dans l’enceinte de la chapelle en ruine. Un cheval sans cavalier, une jument de janissaire, trébucha dans les décombres, la jambe brisée, et vint bousculer Cendres.
« Cendres ! »
Rickard. Qui l’entraîne. Elle se redresse sur ses genoux et une douzaine d’hommes ou plus galopent en martelant la neige et les gravats, la dépassent et disparaissent dans les ténèbres.
« Au Lion ! »
Le cri de guerre retentit sur un mode aigu au-dessus d’elle, s’acheva en un hurlement. Elle roula, se redressa dans un tintamarre de plate d’acier et de rembourrage, pivota en cherchant des yeux sa bannière…
En une fraction de seconde, elle la vit s’abattre, Rickard porter les mains à sa tête, un lancier wisigoth affalé à la renverse sur le mur, son haubert de maille déchiré, Ned Mowlett en train de frapper à deux reprises avec une épée bâtarde, avant de sauter du mur couvert de neige et de disparaître…
La bannière au Lion azur s’incline dans la neige. Cendres voit une écharde, irrégulière et épaisse, émerger du casque de Rickard. Une pointe de lance l’a frappé, a ricoché, la hampe se brisant au col, et un fragment de bois blanc, tranchant comme un rasoir, émerge par la fente de l’œil de la salade.
Le sang monta à la lueur des torches, pour jaillir, noircir le bois. Les mains de Rickard griffèrent l’acier. Il tomba à la renverse, hurlant derrière son casque, arc-bouté, avant de gésir immobile.
« Rickard ! »
Elle se leva. Baissa les yeux.
« Je… oui. Si je pouvais, si je vivais, maintenant… je changerais ça. Je repartirais en arrière et j’effacerais… les gens le feront. Vous avez raison. Pour n’importe quelle raison… les gens feront usage de la grâce divine, s’ils la détiennent. Si un miracle peut ramener quelqu’un de la mort…
— ET ALORS, LES CHANGEMENTS N’AURONT PLUS DE CESSE.
— Non. » Elle a froid, aux mains et aux pieds, au cœur et à l’âme, glacée par davantage que l’obscurité et le massacre à quelques pas de là. La lueur des torches scintille sur de la soie jaune, sur un lion bleu : Thomas Rochester, le visage en sang, hissant à nouveau la bannière. Elle parcourt avec des pieds engourdis la minuscule distance qui la sépare du mur couvert de neige où gît Florian. Richard Faversham a disparu.
« IL EST L’HEURE. MAINTENANT. »
Partagée entre le chagrin et le cauchemar, entre ce massacre et la révélation du futur, elle est abasourdie.
Il fait noir.
Elle s’agenouille auprès de Florian, maladroite dans son armure. Le souffle de la femme meut encore sa poitrine.
Avec du désespoir dans la voix, elle implore : « Pourquoi tout changer ? Pourquoi ne pas… » Elle tâtonne pour trouver la main de Florian. Il y a un autre corps sans vie, momentanément laissé en arrière du mascaret des combats ; peut-être la Faris, peut-être un autre de ses hommes.
Anselm les retiendra ici, songea-t-elle, et de Vere va vaincre. Ou pas. Sur ce chapitre, je ne peux rien faire. Mais pour ceci…
Son esprit s’active, comme il s’est toujours activé dans la panique des situations d’urgence ; c’est ce talent, par-dessus tout, qui fait d’elle ce qu’elle est.
« Pourquoi tout changer ? Pourquoi ne pas changer une seule chose ? demande Cendres. Ce que vous avez sélectionné en moi, pour obtenir un faiseur de miracles… retirez-le. Retirez-nous cela ! Laissez-nous tels que nous sommes, mais retirez-nous cela. »
Leur lamentation résonne puissamment dans son esprit.
« NOUS L’AVONS ENVISAGE, POURTANT, CE QUI EST APPARU COMME UNE MUTATION SPONTANÉE PEUT RÉAPPARAÎTRE. OU VOUS POUVEZ, DANS LES SIÈCLES À VENIR, CONCEVOIR UN ENGIN CAPABLE D’ACCOMPLIR DES MIRACLES POUR VOUS. ET QU’AURONS-NOUS ALORS, POUR VOUS EN EMPÊCHER ? TU AURAS DISPARU, IL N’Y AURA PAS DE FAISEURS DE MIRACLES, ET NOUS NE SOMMES QUE DE LA PIERRE… DE LA PIERRE QUI PENSE, PRIVÉE DE VOIX ET DE MOUVEMENT.
— Vous n’êtes pas obligées de nous éliminer…
— NOUS AVONS CRÉÉ UNE ARME. ET QUAND TU SERAS UTILISÉE, CENDRES, IL N’Y AURA PLUS JAMAIS UNE AUTRE ARME QUE NOUS PUISSIONS EMPLOYER. PARCE QUE TA RACE N’AURA JAMAIS EXISTÉ. CE QUE NOUS FAISONS, NOUS DEVONS LE FAIRE MAINTENANT. NOUS N’ÉPROUVONS AUCUNE HAINE À VOTRE ENCONTRE, SIMPLEMENT ENVERS CE QUE TON ESPÈCE PEUT FAIRE… ET VOUS LE FEREZ. MAIS NOUS ALLONS L’EMPÊCHER, À PRÉSENT. PARDONNE-NOUS.
— Je vais faire quelque chose », marmonna Cendres.
Son esprit s’active. Leur pression unie l’éblouit, elle sent le sang fourmiller dans ses veines, et quelque chose dans les profondeurs partagées de son âme se met en branle. Elle sent son esprit entrer en expansion ; comprend que c’est leur vaste, immense, intelligence qui commence à fusionner avec elle. Elle perçoit un pouvoir cognitif démesuré.
« Je peux le faire, déclara froidement Cendres. Écoutez-moi. Je peux ôter les faiseurs de miracles de l’histoire. Nous retirer les miracles, maintenant et dans le passé. Éliminer cette capacité. Vous pouvez retenir pour moi toute l’histoire humaine dans vos esprits, tout le passé, et je suis capable de le faire. »
Elle tient entre ses bras le corps tiède de Florian. La femme respire encore. Avec une compréhension horrifiée, avant qu’elles puissent répondre, elle dit à haute voix :
« Mais Florian doit mourir pour que j’en sois capable. Pour ce changement.
— C’EST UN CHAGRIN POUR NOUS, AUSSI.
— Non, dit Cendres. Non. »
La confusion règne parmi les voix multiples et inhumaines.
« TU NE PEUX PAS NOUS REFUSER.
— Vous ne comprenez pas, répliqua Cendres. Je ne perds jamais. »
Le matin de ce 5 janvier est aussi noir qu’un minuit sans lune. Peut-être une demi-heure à peine depuis que les soldats de Frédéric de Habsbourg sont passés à l’attaque ? Continuent-ils à se battre, dans ce noir de poix hors nature ? Des hommes crient, hurlent, lancent des ordres contradictoires. Ou ne sont-ce que les golems, brutales machines à tuer dépourvues d’intelligence, qui ne la voient pas, à genoux derrière le mur, alors que tout le monde est en fuite ou mort ?
« Je ne perds jamais, répéta Cendres. Vous m’avez sélectionnée pour être ce que je suis. Vous avez besoin que je sois une guerrière, que vous le sachiez ou non. Je peux prendre la décision de sacrifier les autres. C’est ce que je fais. Mais je le fais par choix, lorsque c’est nécessaire.
— TU N’AS PAS LE CHOIX. »
Une voix très faible dit : « Je n’ai jamais aimé les villes. De sales endroits, malsains. J’ai une dysenterie ? »
Les yeux ouverts, Florian semblait perdue dans le vague. Ses paroles sortaient en un vague chuchotis, ses lèvres bleuies ne bougeant qu’à peine.
« Quelqu’un… devrait te tuer. Si j’en donne l’ordre. »
Le poids de la femme en travers de ses genoux immobilisait Cendres. Elle dit, doucement : « Tu ne le feras pas.
— Oh, foutre, si. Tu ne comprends donc pas que je t’aime, espèce d’idiote ? Mais je vais le faire. Il n’y a plus d’autre solution. »
Cendres mit sa main en coupe et la posa contre la joue de Florian. « Je ne vais pas mourir, et je ne vais pas perdre. »
Dans sa tête, les Machines sauvages crièrent leur chagrin et leur triomphe. Cendres sentit le pouvoir commencer à atteindre un summum. Il se mouvait en elle, en dessous de sa pensée consciente, au fond de son âme, dans ses réflexes, ses appétits, ses convictions les plus solides.
« Je peux dénicher la survie et la victoire où il n’y a aucune chance qu’elles soient, dit-elle avec un sourire en biais. Que croyez-vous que j’aie fait, toute ma vie durant ?
— EN TANT QUE SOLDAT.
— Longtemps avant ça… »
Elle touche les sourcils de la chirurgienne, les lissant avec la légèreté d’une plume. Lorsque sa peau se pose sur le cuir chevelu de Florian, la femme tressaille d’une douleur profonde, intense. Le sang s’est collé dans ses cheveux dorés comme la paille, sans nouvel afflux ; mais Cendres sent le crâne enfler sous ses doigts. Elle devrait être dans un hôpital : elle devrait être de retour à l’abbaye.
« Et même longtemps avant vous, dit-elle d’une voix à la légèreté trompeuse. Allons. Tiens bon. C’est bien, ma fille. Quand j’ai été violée. Quand le Griffon-sur-l’or a été pendu, jusqu’au dernier, en tant que force vaincue. Quand Guillaume m’a abandonnée. Quand j’ai fait la catin pour pouvoir manger. À cette époque-là. Minute. C’est ça.
— ELLE SE MEURT. LA BOURGOGNE TRÉPASSE.
— Nous n’avons pas le temps. Ne discutez pas. » Cendres glissa la main sous le revers du justaucorps de la femme, palpa sa peau rendue glacée par l’état de choc et prit son pouls. « J’ai déjà vu des hommes frappés de la sorte.
— ELLE RESPIRE, ENCORE…
— ENCORE, SON CŒUR BAT… »
Dans la tête de Cendres, la pression est insoutenable.
« Je vais opérer… mon miracle… pas le vôtre.
— NON… »
Autour d’elle, aux murs dans le noir, des hommes s’entre-tuent. Dans la panique, avec une fureur contrôlée. La lueur de la torche expirante lui montre, un instant, Robert Anselm qui se saisit de l’étendard au Lion azur tandis que John Burren se jette tête la première par-dessus le mur fracassé. Le froid intense engourdit les doigts, le visage, le corps de Cendres. Le combat continue.
« NON, TU NE… »
Elle sent leur pouvoir. Utilisant cette partie de son âme qui écoute, qui les attire vers elle, elle se tend vers ce pouvoir et essaie de l’absorber en elle. Elles résistent. Elle les sent, leurs esprits immenses, qui se refusent.
« Maintenant ! rugit Cendres. Vous ne comprenez donc pas, j’ai besoin qu’elle reste en vie, pour ça ? Elle est la Bourgogne.
— ÇA NE SERVIRA À RIEN ! protestent les Machines sauvages. À QUOI BON RETIRER SEULEMENT LE POUVOIR DE FAIRE LES MIRACLES, ET PAS TA RACE ? IL RÉAPPARAÎTRA, ET COMMENT L’ARRÊTERONS-NOUS ? »
Cendres sent l’histoire, le passé et le souvenir, tous les trois, qui se coulent selon des formes différentes. Une grande faim caverneuse l’étreint, non pour ce nouveau futur, mais pour sa propre réalité.
Tranquillement, elle déclare : « Il vous faut la nature de la Bourgogne, pour être certaines que les miracles ne se produiront pas. »
Elle est éblouie par le monde qui se déploie dans sa tête et en dehors : les Machines sauvages, avec cinq mille ans de calculs, exposent l’intégralité du passé et le déploient devant elle.
Et, en leur cœur, plus vite que tout ce qu’elle est capable de comprendre, de nouveaux calculs s’effectuent.
Des deux mains, l’une nue, l’autre bandée, avec le froid pour engourdir sa douleur, elle déchire le col du justaucorps de Florian, applique une paume contre sa peau froide. Et sans avoir cure de la crasse qui la couvre, lèche l’autre main et présente la peau mouillée sous les narines de la femme, et perçoit le plus infime des souffles.
Elle déclare à voix haute : « Vous avez besoin de la Bourgogne, dans l’éternité. »
La neige et la boue piétinées sont humides sous ses genoux en armure. Du sang macule son haut-de-chausses et ses bottes. Un vent se lève dans le noir, assez froid pour faire pleurer ses yeux, l’aveugler. L’ultime torche se meurt.
Elle leva la tête et vit des éclaboussures ardentes de feu grégeois sur la terre tachetée de neige, et un golem enjamber le mur écroulé, lever le bec d’un lanceur de feu grégeois.
Un rugissement étouffé par un casque retentit. Un homme en armure portant la livrée au Lion se précipita devant elle, abattit la tête de son marteau de guerre, des éclats de pierre volèrent, et une giclée de flammes tomba avec les avant-bras fracassés du golem, et lui lécha son torse de bronze et de granit.
« Au Lion ! » beugla la voix familière de Robert Anselm.
Cendres ouvrit la bouche pour crier. Le golem agitait des moignons de bras brisés. Robert Anselm se jeta la tête en avant, en harnois complet, dans la poussière. Le réservoir de feu grégeois sur le dos du golem explosa en une silencieuse boule de feu bleuté.
Dans une lumière blanche et crue, Cendres vit la ligne irrégulière des combattants à l’extérieur de la chapelle en ruine : des silhouettes d’arcs et de hallebardes ; l’étendard au Lion ; la bannière à l’Aigle de Frédéric, plus loin ; une masse d’hommes et de machines de pierre.
« Venez un peu vous y frotter ! » mugit une voix masculine, à dix mètres de là, par-dessus de brusques rires proches. « Si vous vous croyez de taille ! »
Des murs brisés jettent des ombres nettes ; au-delà tout est noir. Des hommes crient, à présent, par-dessus les bruits de combat, en essayant de se surpasser les uns les autres en humour noir et en cynisme.
« Au Lion ! » Le cri de ralliement d’Anselm. « Au Lion ! »
La chaleur d’un souffle toucha Cendres. Elle ne tourna pas la tête.
Du coin de l’œil, elle voit une grande patte aux griffes en aiguille se poser sur la pierre.
Sous sa main, il n’y a aucun battement de cœur qu’elle puisse détecter ; contre sa peau en sueur, pas le spectre d’un souffle. Mais la chair de Florian est chaude.
Elle ferme les yeux devant la majesté de l’animal héraldique que la grâce de Dieu, telle qu’elle est reflétée par les hommes et les femmes du Lion azur, fait surgir des ténèbres.
« Maintenant. »
Elle puise en elles, les vide : l’or au cœur du soleil. Elle sent commencer l’irrésistible changement.
« Je ne perds jamais, dit-elle en tenant Florian contre elle. Ou, si je perds… on sauve toujours tous ceux des siens que l’on peut. »
C’est l’instant du changement.
Elle a conscience du poids de Floria. Ce n’est qu’alors qu’elle ouvre à nouveau les yeux, en regardant la neige foulée et devenue noire sur le vieil autel abandonné, les murs en ruine frangés de neige, et qu’elle voit les ressemblances.
Mais ces bois sont plus jeunes, la vallée est différente ; il n’y a pas de buissons de houx.
Elle a le temps de sourire. Fortuna. Un simple hasard.
Comme si son esprit entrait en expansion, elle sent l’immense pouvoir de raisonnement des Machines sauvages couler en elle, l’envelopper, devenir un outil qu’elle peut commander. Elle est capable de calculer, avec la précision la plus fine, ce qui doit devenir improbable, ce qui doit être réifié, ce qui doit devenir un simple potentiel.
« Ne m’abandonne pas maintenant. » Ses mains serrent celles de Floria ; ses mains touchent la Bourgogne. « Viens, ma fille ! » Et doucement, dans le noir : « Vers… un lieu sûr. »
Elle se demande un instant ce que tout prêtre possédant la grâce divine a ressenti, et si elle ressent la même chose.
Un amour du monde, si amer, désolé ou brutal qu’il puisse être. Un amour des siens. La volonté et le désir de protéger.
De sa voix d’autorité à laquelle les gens obéissent, elle dit : « Fais-le ! »
Elle déplace la Bourgogne.