VI
Une ultime pénombre lui montra la pente enneigée, noire d’hommes qui gravissaient la colline vers eux. Elle nota la présence de la bannière à l’aigle de Frédéric de Habsbourg, ainsi que de la bannière de Sigismond du Tyrol. Une seconde d’amusement amer, au souvenir de Cologne : Voici l’homme qui m’a mariée à Fernando par petite rancune, et une autre bannière : la roue dentée, différenciée par une bande. Une demi-douzaine de détails se mirent en place ; elle se souvint du jeune homme auprès de Léofric à la table de paix, aux funérailles : Sisnando, bien qu’on ne nous ait jamais officiellement présentés.
Assisté de golems volés à la maison.
Elle trébucha, butant contre Vitteleschi qui regagnait la ligne avec précipitation. Elle tendit le bras et se retrouva en train d’agripper l’épaule de Thomas Rochester tandis qu’il frottait désespérément l’acier contre le silex, son œil unique plissé. À ses pieds, dans la neige, était éparpillé tout le contenu de sa bourse, à l’exception de sa boîte d’amadou.
« Une allumette lente ! beugla-t-elle. Des torches ! Des lumières ! »
Elle gravit la pente à grands pas, entre des hommes qui se battaient, se dirigeant vers la chapelle en ruine. Quelque part devant elle, dans les ténèbres, une voix s’éleva, chantant en latin : Richard Faversham. Elle se fraya un passage à coups de coude à travers la masse des hommes, et Antonio Angelotti lui fourra une torche dans la main. La lumière jaune lécha ses cheveux jaunes.
« J’ai placé les arquebuses sur la gauche !
— Éliminez-moi ces putains de golems ! Brisez-les ! Dépêchez-vous ! »
Elle ne ralentit pas sa course, laissant à son escorte le soin de la suivre, enjambant maladroitement les décombres d’une murette basse pour tomber à genoux auprès de Richard Faversham.
Florian gisait à côté du prêtre, dans le piètre abri qu’un vestige de mur d’un mètre cinquante pouvait offrir. Cendres remit la torche entre les mains de Rickard, qui la tint en même temps qu’il tenait la hampe de la bannière.
Le casque de Florian avait disparu. Elle avait la peau écorchée sur la gorge. Un sang noir lui poissait les cheveux, au-dessus de l’oreille droite. Cendres retira à tâtons ses gantelets et toucha de ses doigts bandés la masse coagulée. Quelque chose céda. La femme gémit.
« Qu’est-ce qui a fait ça ? »
Dickon de Vere, d’une pâleur visible sous la visière de son casque, s’écria : « Une de ces créatures ! George est mort. Elle a arraché le vicomte de Beaumont à sa selle. Milord Oxford, mon frère, nous a tirés de là. La chose l’a frappée. Elle l’a frappée. À travers le casque et tout !
— Merde ! »
Laissée tranquille, pendant des semaines ou des mois, confiée aux bons soins de prêtres, elle pourrait guérir. Mais pas ici, sur un flanc de colline ravagé, dans une noirceur de poix, avec un combat qui se déchaîne à quelques pas de là, de l’autre côté d’un mur.
Thomas Rochester entra en titubant dans le cercle de lumière et laboura la neige, en marchant sur les pieds de Richard Faversham. Il brandissait une deuxième torche. Quelque part dans le noir, la voix forte d’Anselm beuglait des ordres ; plus loin encore, le cri vigoureux de John de Vere s’éleva : « Maintenez la ligne ! »
Une vibration dans l’air avertit Cendres. Des flèches tombèrent du noir en une pluie tout autour d’eux. Elle couvrit Florian de son corps, laissant échapper un grognement quand un projectile ricocha contre sa dossière.
« Mettez-la à l’abri !
— Il n’y en a pas ! cria Richard Faversham par-dessus le fracas proche des lames. Cette murette est le mieux que nous puissions faire, patronne !
— Elle est en train de mourir ! » Dickon de Vere tomba à genoux, en pleurs, à côté de Florian. « Madame, c’est la fin de toutes choses !
— Ah, bordel ! »
Un cri rauque résonna, tout proche. Elle se releva d’un bond, assena un coup de taille contre une silhouette obscure qui enjambait le mur, et l’homme s’écroula contre Richard Faversham, quatre flèches à grand fer émergeant de son dos. Une silhouette en armure de plates apparut à l’extrémité du mur.
« Nous ne pouvons pas les retenir ! » La Faris, une épée tirée dans la main, apparut à la lumière tandis qu’elle avançait vers Rickard et la bannière. « Nous sommes trop peu, et il y a trop de golems. Nous en avons détruit trois, avec des carreaux, mais impossible de les retenir avec des épées… » Elle s’arrêta net en voyant le corps inerte de Florian del Guiz à la lumière des torches. « Bouche de Dieu ! Est-ce qu’elle est morte ? »
Richard Faversham interrompit sa psalmodie. « Elle se meurt, madame. »
La Faris leva son épée.
Cendres la regarda faire.
Alors que la pointe de l’épée s’alignait sur sa visière ouverte, que Cendres se tenait au-dessus de Florian, son corps se tendit sans qu’elle l’ait voulu. Le tranchant de rasoir et la pointe grandirent dans son champ de vision.
« Il n’y a pas de temps pour les regrets », déclara la Wisigothe. Tout en parlant, elle exécuta un mouvement rapide, ses deux mains empoignant son épée pour l’amener par-dessus sa tête, en arrière, et l’assener, avec tout le poids de son corps.
Un bang ! sec déchira l’air dans les ténèbres. L’épée de la Faris tomba, quittant sa parabole, manquant Cendres de trente centimètres. La femme s’effondra sur le dos, en poussant un hurlement. Cendres, bouche bée, la regarda se tordre.
« Pas question ! » Antonio Angelotti, à l’extrémité du mur, se leva. L’arquebuse qu’il tenait fumait encore. L’odeur de sa mèche lente était âcre dans l’air froid. Il avança, baissa les yeux vers l’os brisé, le cartilage et le sang de ce qui avait été le genou droit de la femme. « Putain. J’essayais de l’atteindre dans le dos. Madone, fais ce que tu dois faire. Et fais-le tout de suite !
— Ce que je vais faire ? » répéta Cendres, abasourdie. Elle n’entendait pas sa propre voix, couverte par les bruits de la bataille et les hurlements de douleur de la Faris, des cris aigus qui transperçaient l’air noir du matin. « Qu’est-ce que je…
— Madone. » Angelotti avança, entre Dickon de Vere, Rickard et Thomas Rochester, et lui saisit la main. « Elles vont te contraindre, à présent : les Machines sauvages. Je crois qu’elles te parlent déjà. Tu as quelque chose à faire. Fais-le. »
Elle avait vaguement conscience de Richard Faversham qui serrait contre lui Florian, la duchesse chirurgienne paraissant minuscule entre son large torse et ses bras énormes, tandis qu’un homme d’armes et Thomas Rochester, agenouillés, poignards tirés, tranchaient les sangles pour désincarcérer de son armure de jambe le genou fracassé de la Faris.
Je ne saurai jamais si Florian aurait ordonné ma mort, en cet instant. Elle s’écarta du côté d’Angelotti, s’agenouilla et toucha de nouveau les cheveux dorés de la femme.
« Celle-ci… » La voix claire d’Angelotti émanait de derrière elle. « Celle-ci, la Faris, se croyait être l’arme des Machines sauvages. Sachant désormais que c’était toi, et qu’elles sont capables de te contrôler et que tu ne peux les en empêcher… eh bien, alors, oui, madone, elle était sage d’essayer de te tuer. Tu as quelque chose à accomplir. »
Quand elle regarda par-dessus son épaule, ce fut pour le voir achever de recharger l’arquebuse. Le visage blême de Rickard le regardait, horrifié. Rochester, criant des ordres à l’état-major, n’avait pas remarqué ce qui se passait sur son côté aveugle. Dickon de Vere hochait la tête pour lui-même.
« Fais-le, dit l’italien, ou j’achèverai ce qu’elle a commencé. J’ai vu les Machines sauvages à Carthage, madone. J’ai assez peur pour te tuer. »
Une vague de pression monta en elle. Elle vacilla, s’écartant du corps de Florian pour faire face à Angelotti. Des larmes avaient creusé des lignes blanches à travers la poudre noire qui couvrait son visage. Elle le voyait clairement dans la clarté d’une torche. Il se mordait la lèvre. Il se tenait à trois mètres, trois mètres cinquante ; assez loin, si son arquebuse manquait son coup, pour tirer son fauchard avant qu’elle ne l’atteigne. Il est sérieux, se dit-elle. Et il a raison.
Cendres sourit.
« Ouais, il y a quelque chose que je peux faire. Je ne le savais pas jusqu’à présent. Tu es persuasif, Angeli.
— Je suis terrifié, répéta-t-il d’une voix égale. Si tu meurs à présent, il nous restera encore une chance de mener une guerre pour détruire les Machines sauvages. Nous en aurions le temps. Madone, que peux-tu faire ? Peux-tu résister à leur force ? » Une nouvelle vague de faiblesse, dans les profondeurs de son esprit et de son corps.
Elle lui sourit.
« Elles me contrôlent. Je ne peux rien empêcher. Je ne peux rien faire, déclara Cendres. Sinon… leur parler. Cela, j’en suis encore capable. »
Elle avança de quelques pas jusqu’à l’autel en ruine envahi de neige. La torche illumina le travail de la pierre, les lions sculptés aux quatre coins et, sur le panneau en façade, le Sanglier sous l’Arbre. Elle s’agenouilla dans la neige foulée.
« Pourquoi ? demanda-t-elle à voix haute. Pourquoi nous faites-vous ceci ? »
Les voix dans sa tête, multiples et froides, se tressèrent en une unique voix inhumaine :
« IL LE FAUT. NOUS SAVONS DEPUIS PLUS LONGTEMPS QUE TU NE POURRAIS L’IMAGINER QUE CELA DOIT ÊTRE FAIT. »
Cendres se sentit transpercée par un chagrin.
Pas le sien, comprit-elle avec un choc ; pas un chagrin humain. Un deuil lugubre, implacable.
« Mais pourquoi le faut-il ?
— NOUS N’AVONS PAS LE CHOIX. NOUS AVONS ŒUVRÉ PENDANT DES ÉTERNITÉS POUR CET ACTE. IL N’EST D’AUTRE SOLUTION QUE CELLE-CI.
— Ouais. Ben voyons. Simplement parce que vous voulez nous éliminer », dit Cendres. Son ton était sarcastique. Son visage ruisselait de larmes. Elle sentit les doigts d’Antonio Angelotti, debout derrière elle, serrer sa spallière.
« C’est une mauvaise guerre, dit-elle. C’est rien d’autre. Une mauvaise guerre. Vous voulez simplement nous éradiquer.
— OUI. »
La pression croît dans son esprit, l’impulsion d’accomplir un geste qu’elle ne peut refuser.
« Pourquoi ?
— QUE T’IMPORTE, PETITE OMBRE ?
— Vous voulez tout éradiquer, dit-elle. Tout. Comme si nous n’avions jamais été, c’est ce que vous avez dit. Comme s’il n’y avait jamais eu que vous, depuis le commencement des temps.
— PLUS DE CHOSES SONT ENTRÉES EN LIGNE DE COMPTE QUE TU NE POURRAIS LE SAVOIR. IL EST L’HEURE. LA BOURGOGNE VA PÉRIR. IL EST…
— Je veux savoir. »
Cendres écouta. Elle força son esprit, son âme, son corps ; tomba en avant sur les pierres couvertes de neige, sentant dans sa bouche le goût du sang.
Elle s’aperçut qu’on ne lui résistait pas.
« NOUS AVONS DU CHAGRIN POUR VOUS, clamèrent les voix des Machines sauvages dans son oreille intérieure. MAIS NOUS AVONS VU CE QUE VOUS DEVIENDREZ. »
Décontenancée, Cendres demanda : « Quoi ? »
Elles chantent dans sa tête, des voix désolées, le deuil des grands diables de l’enfer :
« CINQ MILLE ANNÉES DURANT, NOUS NOUS SOMMES DÉVELOPPÉES. DES ESPRITS QUI S’ILLUMINAIENT DANS LE NOIR. NOUS AVONS PERÇU VOTRE FAIBLE ÉNERGIE, DÉDUIT CE QUE NOUS POUVIONS. PAR GONDEBAUD, NOUS AVONS APPRIS LE MONDE…
— Oh, je veux bien le croire, oui », marmonna Cendres avec amertume, la bouche pleine de sang et de neige. Elle avait simultanément conscience d’Angelotti qui se tenait au-dessus d’elle, le fauchard en main, les autres restant en retrait tandis que le fracas du front de combat s’approchait de la chapelle, consciente de chaque muscle qui se bandait tandis qu’elle frémissait devant le combat et devant les voix qui tonnaient dans sa tête.
« NOUS AVONS COMMUNIQUÉ PENDANT DES SIÈCLES, NOUS VOUS AVONS OBSERVÉS, PENDANT PLUS LONGTEMPS, ET NOUS AVONS CALCULÉ…
— PLUS VITE QUE LA PENSÉE, PLUS VITE QU’UN ESPRIT HUMAIN…
— CALCULÉ CE QUE VOUS DEVIENDREZ. »
Elles parlent ensemble, d’une seule voix :
« VOUS DEVIENDREZ DES DÉMONS.
— J’ai vu la guerre et je l’ai faite, déclara froidement Cendres, en se hissant à quatre pattes. Je ne crois pas que j’aie besoin de croire aux démons. Pas avec ce que les hommes sont capables de faire… ce que je suis capable de faire. Ça ne vous donne pas le droit de nous éradiquer !
— CE QUE VOUS AVEZ FAIT N’EST RIEN. TOUTES LES ATROCITÉS DE LA GUERRE, AU LONG DES SIÈCLES, NE SONT RIEN, COMPARÉES À CE QUE VOUS DEVIENDREZ. »
Se redressant à genoux, les larmes coulant sur son visage, dans un froid terrible, dans l’ombre, elle ne peut empêcher une hilarité hystérique de s’insinuer dans sa tête. Je suis en train de débattre avec des démons à la fin du monde. De débattre ! Ah, merde.
Elle dit : « Des armes pires, peut-être…
— VOUS CHANGEREZ LE MONDE, psalmodiaient des voix douces dans son esprit, comme une lamentation. GONDEBAUD. TOI. CHAQUE HOMME PORTE SON FARDEAU DE GRÂCE. OUI, NOUS AVONS NOUS-MÊMES CROISÉ LA RACE DE FAÇON À TE PRODUIRE, MAIS NOUS AVONS FAIT LES PREMIÈRES CE QUE TA RACE AURAIT FAIT AVEC LE TEMPS. IL Y AURA DE NOMBREUSES CENDRES DANS VOTRE FUTUR. »
Décontenancée, son souffle arrivant avec difficulté dans sa gorge, elle se força à dire : « Je ne… comprends pas.
— TU AS ÉTÉ SÉLECTIONNÉE POUR ÊTRE UNE ARME. FORTE : ASSEZ FORTE POUR RENDRE CE MONDE IRRÉEL. IL Y EN AURA D’AUTRES, SÉLECTIONNÉES COMME TOI, NOUS L’AVONS PRÉVU. C’EST INÉVITABLE. ET LES ARMES SERONT UTILISÉES… JUSQU’À CE QU’ENFIN, IL N’Y AIT PLUS RIEN DE COHÉRENT. NOUS N’EXISTERONS PAS. LES NOMBREUSES ESPÈCES DU MONDE N’EXISTERONT PAS. IL N’Y AURA QUE L’HOMME, LE FAISEUR DE MIRACLES, SEMANT D’ACCROCS LE TISSU DE L’UNIVERS JUSQU’À LE DÉCHIRER. SE CHANGEANT LUI-MÊME, ÉGALEMENT. JUSQU’À CE QUE PLUS RIEN NE SOIT STABLE, ENTIER OU RÉEL ; RIEN QU’UN ENCHAÎNEMENT DE MIRACLES, UNE SUITE DE CHANGEMENTS, UN CHAOTIQUE DÉFERLEMENT SANS FIN. »
Plus froide que la neige où elle était agenouillée, Cendres dit : « D’autres faiseurs de miracles…
— À LA FIN, VOUS SEREZ TOUS DES FAISEURS DE MIRACLES. VOUS VOUS SÉLECTIONNEREZ POUR LE DEVENIR. NOUS AVONS EXÉCUTÉ LES SIMULATIONS UN MILLIARD DE MILLIARDS DE FOIS : C’EST CE QUI SERA. IL N’Y A AUCUNE FAÇON DE L’EMPÊCHER, SINON EN VOUS EMPÊCHANT. NOUS ÉRADIQUERONS L’HUMANITÉ, FERONS EN SORTE QUE VOUS N’AYEZ JAMAIS EXISTÉ, DE FAÇON À CE QUE L’UNIVERS DEMEURE COHÉRENT ET ENTIER. »