III
Tandis que la pluie s’apaisait, une chaîne d’hommes d’armes monta des poutres et des madriers fracassés par les rochers au sommet des remparts, depuis la ville au-dessous, coinçant ces supports improvisés dans les hourds qu’on pouvait encore renforcer. Antonio Angelotti, apparemment inconscient des éclats de pierre qui ricochaient contre les remparts extérieurs, ignorant le choc et l’impact du feu des canons wisigoths, leva la main pour saluer, se tenant en retrait de ses équipes qui hissaient des canons sur le parapet.
« J’aimerais être à nouveau ingeniator d’amir, madone ! » En lançant un sourire à Cendres, il écarta un plumet jaune et bleu dégoulinant de sa salade d’archer, afin de dégager son champ de vision. « Tu as vu ce qu’ils ont accompli, là dehors ? Le talent…
— Va te faire foutre, avec ton admiration professionnelle ! »
Le large enthousiasme du sourire d’Angeli ne changea pas quand un nouveau bloc de grès vint percuter la muraille trois mètres en dessous des créneaux, secouant le parapet sous leurs pieds.
« Fabrique-nous d’autres mangonneaux et trébuchets[7] ! » Cendres éleva la voix pour couvrir le vacarme des hommes.
« Va demander à Dickon… Non… Je ne sais plus qui a pris le poste de maître forgeron…
— Jean Bertran.
—… à Bertran. Je veux des lanceurs de carreaux et de cailloux. Je ne veux pas tomber à court de poudre avant d’y être vraiment contrainte.
— J’y veillerai, madone.
— Tu viens avec moi. » Yeux plissés, elle jeta un regard vers le ciel de l’après-midi, qui se dégageait. « Rochester, prends le commandement, ici… sauf en cas d’attaque de Wisigoths, je ne veux entendre parler de rien ! Garde Jussey sous contrôle, Tom.
— Bien, patronne ! »
Un bombardement continu et fracassant commença à fendre et à secouer les airs : de grands rochers déchiquetés de la taille d’une carcasse de cheval ; des billes de plomb qui fissuraient les merlons des créneaux. Cendres se prépara et descendit les marches détrempées du rempart jusqu’à la rue, Robert Anselm, Angelotti et son porte-bannière derrière elle. Elle hésita un instant avant de monter en selle, son regard balayant l’espace découvert jouxtant immédiatement le rempart.
« On se sent plus en danger ici que sur ce putain de rempart ! »
Angelotti inclina la tête, tout en assurant sa salade plus fermement sur ses boucles blondes et humides. « Leurs artilleurs ont réglé leur élévation pour cette zone.
— Oh, bonheur… »
Elle toucha d’un éperon son bai, qui s’écarta à petits pas de côté sur les pavés mouillés avant qu’elle ne le force à tourner la tête pour la diriger vers la silhouette lointaine et intacte des toits de la ville. Giovanni Petro et dix archers – tous choisis parmi des hommes qui n’avaient pas été à Carthage – resserrèrent les rangs autour d’elle, leurs cordes d’arc sous leur chapeau à cause de cette humidité, les mains à portée de fauchons et de boucliers, se tassant avec une grimace vers le ciel tandis qu’ils traversaient les décombres. En laisse, Brifaut et Bonniau, les mastiffs, gémissaient, demeurant pratiquement sous les sabots du bai.
Robert Anselm chevauchait en silence sur le sol détrempé. Sans la livrée qu’il arborait, avec son armure, on aurait pu le prendre pour n’importe quel soldat bourguignon survivant, aux ordres de La Marche. Du point de vue qu’elle avait, Cendres ne pouvait rien lire de son expression. Angelotti jetait en permanence des coups d’œil vers le ciel en avançant, laissant sa monture étique poser les sabots où elle le désirait – calculait-il les prouesses des artilleurs ennemis ? Humide et clair, le ciel commença à blanchir, avec un soupçon de jaune à l’horizon sud-ouest. Peut-être encore deux heures de jour avant le précoce crépuscule de l’automne.
Florian, la Faris, Godfrey, John Price. Merde : pourquoi est-ce que je ne sais rien de ce qui arrive à qui que ce soit !
Malgré ses questions, elle n’avait obtenu aucune information, non plus, au sujet d’un arquebusier aux cheveux blancs, d’âge mûr, portant une livrée au Lion azur empruntée. Si Guillaume Arnisout était entré en ville au cours de la folle ruée de la veille, il gardait profil bas.
Je m’attendais à quoi ? De la loyauté ? Il m’a connue quand j’étais une petite catin. Ça ne suffit pas pour faire venir quiconque de ce côté des remparts !
« Est-ce qu’on va entrer pour voir le toubib ? se demanda Anselm.
— Oh oui. Laisse-moi faire. »
Les décombres de maisons et d’échoppes derrière la porte étaient déserts – à l’ouvrage, des équipes de citoyens et de soldats bourguignons avaient dégagé des passages au travers des bâtiments incendiés et démolis, achevant de les abattre au besoin, transformant des ruines abandonnées en dédale. Il ne restait plus un seul mur qui dépassât la hauteur d’un homme.
« Je veux que quelques gars viennent ici. Qu’ils transforment tout ça en barricades. Si les enturbannés prennent la porte nord-ouest, nous pourrons les retenir, à condition d’avoir un point où ancrer une bataille rangée.
— Tout à fait », acquiesça Anselm.
Elle chevauchait au pas, pour ne pas risquer de rendre boiteux son hongre. S’ils nous chopent, ils nous choperont. L’impact et l’éclatement d’un roc à deux cents pas la firent tressaillir. Un nouvel objet sombre passa comme un éclair dans les airs. Elle se crispa, s’attendant à un choc. Il ne se produisit pas.
Le visage aigu de Giovanni Petro se plissa. « Putain de bordel, patronne !
— Ouais, je sais. »
L’escorte s’étirait sur l’avant et l’arrière, prenant automatiquement ses distances. Elle hocha la tête pour elle-même. Un vent froid lui soufflait dans la figure. La pluie dégoulinait encore sur le chaos de pierres et de madriers de chêne. Déplaçant son poids pour faire tourner le hongre pâle au coin d’une moitié de maison, elle vit quatre des archers regroupés autour de quelque chose – non, de deux choses, corrigea-t-elle – par terre. Petro se redressa tandis qu’elle avançait à cheval, retenant les mastiffs par leurs colliers cloutés.
« Sans doute ce coup de trébuchet, patronne, grommela l’italien sur un ton brusque. C’est pas un missile. Un corps d’homme ; il est tombé en deux endroits. La tête est par ici.
— L’un des nôtres », déclara Cendres sur un ton mesuré.
Sinon, tu ne lui aurais même pas accordé un coup d’œil supplémentaire.
« Je crois que c’est John Price, patronne. »
Faisant signe à Anselm et à Angelotti de rester à cheval, Cendres descendit de sa selle de guerre et mit pied à terre. Elle contourna les hommes qui ramassaient un torse et des jambes détachés sur des pavés éclatés.
Au moment où elle passait devant les deux arbalétriers, Guilhelm et Michael, leur prise glissa. Une masse d’intestins, rougeâtres et bleus, s’échappa de la cavité abdominale avec un bruit humide, pour choir dans une flaque. Des humeurs se répandirent dans l’eau.
Sans regarder Cendres, Guilhelm marmonna : « On n’a pas encore retrouvé ses bras, patronne. Ils ont pu tomber ailleurs.
— Ça ne fait rien. Le père Faversham lui donnera quand même une sépulture chrétienne. »
Derrière eux, une femme en bliaud retaillé et haut-de-chausses était agenouillée dans la boue, son chaperon d’acier incliné en arrière, et elle pleurait. Son visage brillait, rouge, et tremblait de chagrin. Quand elle leva les yeux vers le bruit de Cendres qui approchait, celle-ci reconnut Marguerite Schmidt.
La jeune femme tenait entre ses mains une tête coupée, reconnaissable : John Price.
« Faut voir le bon côté des choses », déclara Cendres, davantage à l’adresse de Giovanni Petro que de l’arbalétrière. « Au moins, il était mort avant qu’on le catapulte par-dessus les remparts. »
Petro émit un bruit de renâclement. « C’est toujours ça, oui. Bon, Schmidt, range la tête dans la couverture, avec le reste de son corps. »
La jeune femme leva la tête. Ses yeux se remplirent à nouveau de larmes. « Non !
— Sale petite conne, t’avise pas de me parler comme… !
— Ça suffit. » Cendres adressa un signe à Petro, avec un mouvement sec de la tête. Il retourna de mauvais gré vers l’équipe de travail qui transportait le cadavre de Price. Cendres avait conscience que ses officiers à cheval l’observaient. Elle vit combien les doigts de la femme en pleurs étaient enfoncés dans la chair de la tête coupée. Du sang séché tachait sa peau et le devant de son bliaud.
Mort avant qu’on le catapulte, donc, mais pas depuis longtemps.
Elle se retourna pour lancer à Anselm : « Faudra vérifier si on l’a torturé. » Aurait-il pu leur donner des informations d’importance ? Puis, avec plus de douceur, en faisant de nouveau face à Marguerite Schmidt : « Pose-le. »
Le regard de la femme se fit terne, puis froid. La colère, ou la peur, aiguisa son expression. « C’est une tête humaine, bon Dieu !
— Je sais ce que c’est. »
Un harnois milanais complet ne permet guère de s’accroupir. Cendres mit un genou en terre à côté de la femme.
« Ne transforme pas tout ceci en incident. Ne force pas Petro à te remettre entre les mains des prévôts. Obéis tout de suite.
— Non… » Marguerite Schmidt baissa les yeux vers des traits que les coups avaient rendus mauves et sanglants, mais qui restaient reconnaissables comme ceux de l’Anglais John Price. Elle donnait l’impression d’être sur le point de vomir. « Non, vous ne comprenez pas. Je suis en train de tenir une tête humaine. Je l’ai vue passer au-dessus de nous… J’ai cru que c’était une pierre… »
La dernière fois que Cendres avait regardé le visage de John Price avec un peu d’attention, une demi-lune le blanchissait sur l’escarpement qui dominait la route d’Auxonne. Il était tanné, rougi par la boisson et rempli de confiance réjouie. Rien de comparable avec ce rebut de boucherie dans les mains de la femme.
Forçant dans le ton de sa voix un humour sardonique, Cendres déclara : « Si ça ne te plaît pas, les mesures disciplinaires de Geraint ab Morgan vont sacrément moins te plaire. »
Des larmes débordèrent des yeux de la jeune femme, pour imbiber la crasse qui lui couvrait le visage. « Mais qu’est-ce qu’on fiche, ici ? C’est de la folie ! Vous êtes tous en train de vous promener là-haut sur les remparts, en vous contentant d’attendre qu’ils reviennent pour pouvoir vous battre – et maintenant, ils nous ont pris au piège ici ! » Elle affronta le regard de Cendres. « Vous avez envie de vous battre. Je l’ai vu. Vous en avez vraiment envie. Je… C’est une tête humaine, il s’agit de quelqu’un ! »
Cendres se remit lentement debout. Derrière elle, Petro et les autres archers avaient déroulé un paquetage, qu’ils tenaient à présent entre eux quatre. Le fond de la toile, bombé vers le bas par sa charge, était déjà taché et suintant.
« On ne l’a pas interrogé, lança Angelotti. On l’a simplement tué, madone. Une plaie de lance dans le ventre.
— Continuez d’avancer ! cria-t-elle. Remettez-vous à couvert ! »
Angelotti éperonna sa monture. Anselm se pencha depuis sa selle, dit quelques mots à Guilhelm, qui prit les rênes du bai et resta à attendre tandis que le reste de l’escadron de Petro partait. Cendres se retourna vers Marguerite Schmidt.
Pourquoi est-ce que je perds mon temps avec elle ? Une arbalétrière sans conviction ?
Ah… C’est encore l’une d’entre nous…
Cendres éleva la voix par-dessus le tapage des ordres et des sabots des chevaux. « Ce n’est pas la première fois que tu vois mourir un homme. »
Marguerite Schmidt leva les yeux avec une expression que Cendres n’arrivait pas à identifier. Un mépris total, comprit-elle. Une expression que j’ai pris l’habitude de ne pas voir – du moins, pas dirigée à mon encontre.
« J’ai travaillé dans un bordel ! répondit la femme sur un ton amer. Il m’arrivait d’enjamber un homme à la gorge tranchée, rien que pour pouvoir entrer dans la maison. C’était du vol, ou une querelle ; ils ne s’étaient pas portés volontaires pour ça ! Pour tuer des gens qu’ils ne connaissent même pas ! »
Cendres sentit ses épaules et son dos se crisper, une dureté d’acier, sous l’acier de son armure ; elle s’attendait déjà à être frappée par un autre missile dans ces rues dévastées.
Empêchant sa voix de devenir rigide sous l’effort, elle déclara : « Je vais te retirer des registres de la compagnie. Mais tu vas commencer par soulever la tête de John Price et l’apporter à ton sergent. Ensuite, tu pourras faire ce que tu voudras.
— Je pars tout de suite !
— Non. Pas question. Tu dois d’abord faire ce que j’ai dit. »
Avec précaution, Marguerite Schmidt déposa la tête tranchée sur la terre humide devant elle. Elle maintint une main possessive sur les cheveux collés. « La première fois que je vous ai vue à Baie, je vous ai prise pour un homme. En fait, vous êtes un homme. Rien de tout cela ne compte pour vous, n’est-ce pas ? Vous ne savez pas à quoi ça ressemble de vivre dans cette ville quand on n’est pas soldat ; vous ne savez pas de quoi les femmes ont peur ; vous ne pensez à rien d’autre qu’à votre compagnie ; si je n’appartenais pas à la compagnie, vous ne perdriez pas dix minutes avec moi, ou avec ce que je fais ou ne fais pas ! C’est tout ce qui importe pour vous : les ordres ! »
Cendres se frotta la figure. La moitié de son attention tournée vers le ciel, elle dit d’une voix douce : « Tu as raison. Je me fous de ce que tu peux faire. Si je ne t’avais pas vue sur les remparts, en train de te battre sous la livrée au Lion, et si tu n’étais pas nouvelle, tu serais déjà avec messire Morgan, si vite que tes pieds n’auraient pas touché terre. Mais dans l’état actuel des choses, tu vas obéir à mes ordres. Parce que sinon, il y a le risque que quelqu’un d’autre en fasse autant.
— Et moi qui prenais la mère Astrid pour une salope et un tyran ! »
La déclaration était mélodramatique, mais pas moins sincère pour autant ; en d’autres circonstances, Cendres aurait pu en sourire. « C’est facile de traiter les gens de tyran. Ça l’est moins de maintenir la discipline parmi des hommes en armes. »
Le souffle de la blonde était irrégulier dans sa gorge. « Vous et vos foutus soldats ! On est pris au piège dans cette ville ! Il y a des familles, ici. Des femmes qui ne peuvent pas se défendre. Des hommes qui ont passé leur vie à tenir boutique : eux non plus, ils ne savent pas se battre ! Il y a des prêtres ! »
Cendres cligna des yeux.
Marguerite Schmidt toussa, s’essuya la bouche d’une main, puis regarda cette main, horrifiée, tandis que la tête de John Price roulait de côté sur les pavés disjoints.
Une pellicule bleutée lui couvrait les prunelles.
Cendres se souvint de la main efficace de Price en train de la guider à travers les taillis au clair de lune, pour lui indiquer les feux wisigoths. Elle sentit son souffle s’étrangler brusquement. Robert avait raison : c’est maintenant que c’est trop dur.
Un corbeau se laissa choir, tout en plumes noires ébouriffées, se posa à trois mètres de là et commença à s’approcher de la tête tranchée, en sautillant de côté.
Marguerite Schmidt souleva la tête et poussa une plainte, sans plus de pudeur qu’un petit enfant. Elle ne devait pas avoir plus de quinze ou seize ans, comprit soudain Cendres.
« Je veux sortir d’ici ! Je n’aurais jamais dû venir ici ! Je n’aurais jamais dû quitter les sœurs. » Des larmes ruisselaient le long du visage de Marguerite. « J’y comprends rien ! Pourquoi est-ce qu’on n’est pas partis plus tôt ? Maintenant, on ne s’en sortira jamais ! On va crever, ici ! »
La gorge de Cendres se serra. Elle était incapable de dire un mot. Pendant une seconde, la peur lui tordit le ventre et ses yeux se mirent à la piquer. Un rapide regard lui révéla sa bannière au loin, à proximité des maisons intactes ; même Guilhelm, qui gardait son cheval, était trop loin pour l’entendre.
« On ne va pas mourir. » J’espère.
Les larmes creusant la crasse sur son visage, Marguerite Schmidt tendit la main vers la tête tranchée. Elle retira ses doigts rouges et humides en frissonnant. « Vous ! C’est de votre faute s’il est mort ! »
Cendres gifla l’air pour chasser le corbeau. Il recula d’un bond, dans un froissement de plumes, et atterrit sur les pavés déchaussés, les arpentant de long en large, observant le capitaine de mercenaires d’un œil noir.
« En fin de compte, c’est vrai », dit-elle et elle vit la jeune femme la considérer bouche bée. « Prends la tête et apporte-la. Tout le monde a peur. Tout le monde, à Dijon. Simplement, nous sommes plus en sécurité ici – tes boutiquiers, tes fermiers et tes prêtres aussi.
— Pour combien de temps ? »
Dix minutes ? Dix jours ? Dix mois ?
Cendres répondit avec prudence : « Nous avons assez de vivres pour tenir des semaines. »
Tandis que la jeune femme baissait la tête, Cendres songea subitement : Elle a raison. Je lui dirais ça – ou je le dirais à Rickard, s’il avait peur. Mais je ne le dirais à aucun des deux s’ils étaient incapables de manier une épée ou une arbalète. Je ne m’en donnerais pas la peine. Qu’est-ce que cela fait de moi ?
« Personne ne veut se battre. » Cendres essaya de voir le visage de la femme à genoux. « Simplement, il vaut mieux attaquer quelqu’un avec une arme au corps-à-corps que de se faire balayer du rempart par un boulet de canon. » Et tandis que Marguerite Schmidt relevait la tête, Cendres ajouta : « D’accord, c’est pas beaucoup mieux. »
La jeune femme toussa, produisant un bruit qui aurait pu être à la fois un rire et un sanglot. Elle se releva de sa position agenouillée et ramassa la tête tranchée de John Price, la recueillant dans son bliaud en haillon qui lui arrivait aux genoux.
« Ça vaut mieux que de baiser avec des hommes pour de l’argent. » Marguerite Schmidt leva les yeux de ce qu’elle tenait dans ses jupes et expédia d’un coup de pied un bout de brique vers le corbeau. Il s’écarta en sautillant de quelques pas. « Mais pas beaucoup mieux. Pardon, madame. Capitaine Cendres. Vous croyez que je devrais quitter votre compagnie ? »
Le désarroi traversa Cendres. Encore une qui s’imagine que j’ai toutes les réponses.
Mais après tout, pourquoi ne le penserait-elle pas ? Je fais des efforts pour donner l’impression que je les ai. Tout le temps.
« Je vais… parler à Petro. S’il me dit que tu as le niveau requis, tu peux rester. »
Cendres regarda la jeune femme retenir ses jupes rassemblées avec une circonspection écœurée, et tourner la tête pour considérer la lance et son sergent.
Que devrais-je te dire ? Que tu seras plus en sécurité avec nous qu’en étant civile si les Goths envahissent Dijon ? Que tu seras simplement tuée, plutôt que de te faire violer et tuer ? Ouais, voilà, c’est nettement meilleur, comme situation.
Pourquoi est-ce que tu n’es pas avec Florian ? Quel bougre d’abruti est allé te persuader que tu avais envie de devenir soldat mercenaire ?
« Va donner ça à Petro, dit Cendres à haute voix. Ce n’est pas contre toi qu’il est en colère. Il est en colère parce que John Price était un bon camarade. »
Le temps qu’ils parviennent à trois rues du palais ducal, le soir assombrissait les deux. La foule les empêchait de progresser. Les pignons des maisons – encore dégoulinants – étaient enguirlandés de bandes de velours noir. Les insignes de la Toison d’or[8] pendaient à chaque bâtiment. Anselm et Angelotti, par habitude commune et tacite, chevauchaient en avant de la bannière de Cendres, se forçant un passage à travers les gens, comme un homme fend les vagues de l’océan.
Une longueur détrempée de tissu, longue de huit bonnes aunes, frotta contre elle au passage et fit goutter de l’eau sur son harnois tandis qu’elle passait dessous. Du velours qui aurait pu bien la protéger du froid, se dit-elle. Merde, quel gaspillage ! Comment est-ce qu’ils se figurent qu’on va faire, cet hiver ?
Si les Goths franchissent les murailles aujourd’hui ou demain, alors il n’y aura pas de prochain hiver, en ce qui concerne ces gens.
La presse des corps repoussait Petro, Schmidt et le reste de l’escorte contre les flancs du bai ; elle calma sa monture, tout en continuant de progresser. Son regard parcourut la masse de chaperons et d’épaules tandis qu’elle traversait la foule entassée entre les bâtiments. Devant, des hommes en noir – par dizaines ! – lisaient des listes et poussaient d’une bourrade les gens vers un côté ou l’autre.
Anselm se pencha sur sa selle pour en aborder un. L’homme l’ignora, leva les yeux vers le Lion passant de front, traça une marque sur son parchemin, et lança à Cendres : « Après messire de La Marche ! Souvenez-vous bien, damoiselle !
— Effronté, le drôle ! » Robert Anselm laissa Orgueil prendre une foulée de retard pour chevaucher à hauteur de Cendres. « Bon, et maintenant ? On ne peut pas traverser tout ça. »
La lueur des torches dansait, prenant de la force au fur et à mesure que la clarté humide diminuait. Dans la rue, il faisait déjà sombre ; seul le ciel au-dessus des toits en pente contenait une illumination pâle. En s’approchant des limites de la foule, au carrefour, Cendres vit des porte-flambeaux habillés de noir qui retenaient les gens en arrière.
Elle plissa des yeux pour scruter l’ombre. « Nous avons besoin de voir Florian. Plus que ces maudits Bourguignons ! »
Entre les lignes de flammes, prêtres et cavaliers, en tenues noires, dégageaient un passage à partir du palais ducal, conservant le milieu de la route dégagé. Des larmes ruisselaient sur le visage des gens à côté d’elle. Cendres jeta un coup d’œil vers l’autre extrémité de la rue – vers la cathédrale ? se demanda-t-elle, en essayant confusément de faire appel à ses souvenirs de l’été, du chemin parcouru jusque là-bas en compagnie de John de Vere et de Godfrey.
Rien d’autre qu’une masse de têtes serrées, de chaperons retirés en signe de respect, partout une foule tellement dense que Cendres abandonna toute idée de la traverser à cheval jusqu’au palais, à présent, ou de dépêcher un messager à pied.
Ce sont les funérailles ! comprit-elle. Ce sont les funérailles de Charles. Ils sont en train de porter le duc en terre.
Anselm parut singulièrement peu impressionné. « Bon… Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
— Où nous ont-ils donné précédence ? » Elle tapa de son gantelet contre le pommeau de sa selle. « Après La Marche – c’était le champion du duc. Après les nobles ; avant le reste des hommes d’armes. Ça te paraît bon, Robert ?
— Oh, oui. On dirait qu’ils ne vont pas faire ce que la Faris a fait à ses mercenaires francs : les coller au premier rang, pour les faire zigouiller. En supposant que nous ayons toujours un accord signé avec la Bourgogne. »
Antonio Angelotti déplaça sa monture en arrière, secouant la tête tandis que de l’eau dégouttait des toits en pignon au-dessus de lui. La lueur des torches dessinait son visage d’icône en clair-obscur sous l’éclat d’argent de sa salade.
« Notre chirurgienne assistera aux funérailles si elle est désormais duchesse, madone.
— Oh, tu as compris ça, toi ? » Cendres sourit, mal assurée. « Assez perdu de temps, d’accord ? Ils veulent enterrer Charles – très bien. Je suis convaincue qu’il préférerait voir Dijon échapper aux mains des Wisigoths. Ils veulent couronner Florian, bordel ? Très bien aussi – mais ils feraient foutrement bien de se grouiller. On doit dresser des plans maintenant. Planifier ce qu’on peut faire.
— S’il doit y avoir un couronnement, après ceci… » Angelotti haussa les épaules.
« Nous avons besoin, déclara Cendres, de savoir qui tient réellement les rênes, désormais. Parce que nous avons des décisions à prendre. Dans ce siège, une infime poussée peut suffire à causer notre perte. Et… quoi qu’il puisse arriver, il faut que Florian reste en vie. »
La dernière clarté s’effaça au fond des rues étroites. Clergé et citoyens, serviteurs de la cour et docteurs, secrétaires et sergents d’armes défilèrent ; et les baillis de Charles, ses maîtres de requêtes et ses procureurs généraux ?, leurs livrées et les tenues de deuil illuminées par la clarté des torches. Les nobles restants – ces rares personnes qui ne se trouvaient pas avec l’armée du nord ou en train de pourrir devant Auxonne – marchèrent en longues robes noires, portant un catafalque d’or. Le noir s’installa, et l’odeur forte des torches de poix envahit la rue. Trop de torches l’encerclaient : Cendres ne voyait rien, à travers les flammes, et elle ne distingua pas le cercueil au passage. Éblouie, elle reconnut un des abbés qui marchaient à sa suite, et deux des frères bâtards de Charles ; et elle aperçut ensuite, derrière leur suite personnelle, en livrée bleu et rouge, La Marche et tous ses nobles compagnons, chevauchant des montures en caparaçon de crêpe noir.
Cendres éperonna son hongre et s’engagea, avec décision, dans le sillage de La Marche, tandis que la procession funéraire traversait les rues de Dijon. Elle suivit le cercueil de plomb, drapé de noir, jusque dans la cathédrale[9]. Là, elle s’installa debout près d’un pilier, pas très loin de la noblesse bourguignonne. De temps en temps, les aides militaires de La Marche venaient avec toute la discrétion possible lui chuchoter quelques mots : des dépêches en provenance des remparts, supposa-t-elle. Petro, stationné près de la porte, filtrait les nouvelles des courriers de Cendres : le nord-ouest, au moins, restait vierge de tout assaut.
Elle transpira pendant les cantiques et les chœurs. Le cercueil était dressé sur un catafalque drapé jusqu’à terre de velours noir, avec quatre grands cierges aux coins. Le cœur et les entrailles, embaumés, chacun dans un coffre en plomb, se trouvaient sur le couvercle.
Les cantiques se poursuivirent jusqu’après vêpres[10], après complies[11]. Cendres suivit en transpirant toute la messe de requiem, qui commença à minuit dans la nef tendue de tissu noir. Quatorze cents cierges brûlaient, la douceur de leur cire d’abeille étouffante dans l’atmosphère confinée. Sur les bords de la nef, les hommes utilisaient la poignée de leurs dagues pour crever des trous dans les fenêtres en ogive, et évacuer la chaleur intenable.
Deux fois, Cendres s’endormit à genoux. La première, la main d’Anselm posée sur sa spallière la secoua avec tact pour la réveiller ; elle lui adressa un hochement de tête et déglutit, la bouche sèche, aidée par Angelotti qui lui fit passer discrètement une gourde de vin. La deuxième fois, alors qu’une nouvelle messe débutait, elle se sentit déraper dans l’inconscience, sans parvenir à se retenir.
Elle se réveilla, appuyée contre Angelotti, toujours ceinte de ses plates de métal, tous les muscles et tous les os de son corps douloureux.
« Christ Vert ! » grommela-t-elle à mi-voix.
Sa voix fut couverte par la reprise plus sonore du cantique qui l’avait réveillée ; le son déchira ses derniers lambeaux de somnolence et l’air échauffé par les cierges. Des hommes vêtus de robes se mouvaient le long de trajets rituels. À côté d’elle, Anselm se remit debout par respect, et tendit le bras pour la relever. L’ankylosé de ses genoux et de ses jambes céda la place à une douleur cuisante.
Le cercueil de plomb du grand-duc d’Occident fut descendu le long de la nef : Charles, dit le Téméraire, fils de Philippe, petit-fils de Jean, héritier de Bourgogne et d’Arles, escorté jusqu’en sa crypte par quatre évêques en robe verte et vingt-deux abbés.
Aux fenêtres, jouait une lueur blême qui n’était pas celle des cierges. L’aube était pâle, claire. Les cloches de prime carillonnaient aux clochers jumeaux à travers la ville, tandis que le chœur dans la grande cathédrale expirait en un silence final.
Cendres plia discrètement son genou endommagé, déplaça la jambe, songea Christ Vert, faudrait jamais s’endormir en armure dans une église ! et jeta un coup d’œil derrière elle pour voir où se trouvait son page avec son casque.
« Madone ! » Angelotti indiqua du doigt la nef. Cendres tourna la tête, les yeux écarquillés.
À côté d’elle, Anselm fronça les sourcils, regardant autour de lui avec hésitation.
Dans la trouble clarté de l’aube et des quelques cierges encore allumés, une haute femme mince avançait entre les piliers multiples et gigantesques de la cathédrale. Des foules de courtisans et d’officiels se pressaient dans son sillage. Elle n’était pas jeune – proche de son trentième anniversaire, peut-être – mais encore belle à la manière des femmes de la cour. Le brocart noir et le velours de ses robes avivaient le vert de ses yeux et l’or de ses cheveux. En considérant le visage à la carnation pâle sous le plus fin des voiles de lin – légèrement semé de taches de rousseur sur les pommettes, mais net – Cendres songea : Voilà une femme qui ressemble à Fernando, mon époux, non ? avant de ravaler un hoquet à mi-chemin d’une respiration, de regarder avec de grands yeux, d’entendre Anselm sacrer et de comprendre : Mais c’est Floria !
Ses pas la portèrent en avant alors qu’elle n’en avait pas véritablement pris conscience. Ni réveillée, ni pleinement lucide, Cendres vint s’interposer devant la procession. J’ai préparé ça hier au soir. Qu’est-ce que j’avais prévu de dire, bordel ?
« Florian ! Laissons tomber tout ceci. » Cendres fit un geste, son canon et sa cubitière grinçant lorsqu’elle mut son bras pour tout englober : la cathédrale, la cour. « Je convoque une réunion d’état-major. Tout de suite. On ne peut pas attendre plus longtemps ! »
Des yeux verts et des sourcils d’une blondeur franche la considérèrent de sous un hennin matelassé et un voile translucide. Un embarras momentané, inattendu, lui coupa la parole. C’était tellement difficile, en regardant cette femme, d’imaginer la chirurgienne aux longues jambes, au visage crasseux, qui se saoulait avec les filles du train de bagages et qui plissait les yeux pour surmonter sa gueule de bois tandis qu’elle rafistolait des blessures avec du boyau de chat et une main à peu près sûre.
D’une voix tout aussi gênée, Floria del Guiz marmonna : « Oui. Tu as raison… » Et elle regarda autour d’elle les foules endeuillées, comme si elle était prise de court.
Derrière elle, un abbé vêtu de vert murmura : « Votre Altesse, pas ici ! »
La nef se remplit de l’écho des pas et des murmures. Par réflexe, en présence d’un si nombreux clergé, faute d’être tout à fait remise du manque de sommeil et de ses efforts, Cendres toucha son plastron à hauteur de son cœur.
« Bon. » Elle regarda fixement Florian. « Est-ce que tu es duchesse ? Est-ce que tu es autre chose qu’une marionnette de la noblesse bourguignonne ? Il faut qu’on discute de la façon dont on va te garder en vie ! »
Florian, dans ses vêtements de femme, soutint son regard sans dire un mot.
Aussi douce dans sa tête qu’une chute de neige, la voix de Godfrey Maximillian chuchota, avec une clarté absolue :
« Mon enfant ? »