Introduction

L’évolution artificielle au xxie siècle

 

 

L’idée selon laquelle le monde qui nous entoure évolue continuellement est une platitude ; nous en percevons rarement toutes les implications. Nous ne concevons pas ordinairement qu’une maladie épidémique change de caractère en même temps qu’elle se propage. Pas plus qu’il ne nous vient à l’esprit que l’évolution de certaines plantes et de certains animaux se compte en semaines, voire en jours. Et nous n’imaginons pas que le règne végétal est la scène permanente de guerres chimiques sophistiquées : des plantes produisent des pesticides en réponse à des agressions et des insectes développent une résistance. C’est pourtant ce qui se produit.

Pour comprendre la vraie nature de la nature – pour saisir la véritable signification de l’évolution –, il nous faudrait imaginer un monde dans lequel chaque plante, chaque insecte, chaque espèce animale est en perpétuel changement, en réaction à des situations nouvelles provoquées par les autres plantes, insectes et animaux. Des populations entières d’êtres vivants croissent et décroissent en se modifiant. Ces changements impétueux et permanents, aussi inexorables et irrésistibles que les vagues ou les marées, supposent que toutes les actions humaines ont nécessairement des effets aléatoires. Le système global que nous appelons la biosphère est si compliqué qu’il nous est impossible de connaître à l’avance les conséquences de ce que nous faisons.

Voilà pourquoi toutes les actions humaines, même les plus louables, ont eu une issue indésirable, soit parce que nous n’avions pas tout compris, soit parce que le monde en perpétuel changement a eu des réactions imprévues. De ce point de vue, l’histoire de la protection de l’environnement est aussi décourageante que celle des pollutions. Ceux qui avancent que la politique industrielle de déforestation est plus dommageable que la politique écologique de défrichement par le feu oublient que l’une et l’autre ont été mises en œuvre avec la même conviction et les mêmes conséquences irréversibles sur la forêt vierge. Nous avons là deux exemples patents de l’anthropocentrisme caractéristique de l’action de l’homme sur l’environnement.

 

L’imprévisibilité des réactions de la biosphère ne doit pas conduire à l’inaction. Mais elle engage à considérer avec circonspection ce en quoi nous croyons et ce que nous faisons. Notre espèce a malheureusement fait la preuve dans son histoire d’une imprudence remarquable ; il est difficile d’imaginer que nous nous comporterons différemment dans l’avenir.

Nous croyons savoir ce que nous faisons ; nous l’avons toujours cru. Il semble que nous soyons incapables de reconnaître que nous avons commis des erreurs dans le passé et que nous risquons d’en commettre dans l’avenir. Chaque génération barre d’un trait les erreurs de ses pères en les imputant au jugement erroné d’esprits mal avisés, puis s’engage à son tour, avec assurance, dans de nouvelles erreurs.

Nous sommes sur notre planète l’une des trois seules espèces pouvant se targuer de posséder une conscience de soi, mais notre trait dominant est peut-être l’aveuglement.

À un moment ou à un autre, dans le courant du xxie siècle, la rencontre entre notre imprudence aveugle et notre puissance technologique toujours croissante déclenchera une véritable déflagration. Un domaine particulièrement propice à cette rencontre se trouve à la jonction des nanotechnologies, de la biotechnologie et de l’informatique. Trois domaines qui ont en commun les moyens de libérer dans l’environnement des entités capables de se reproduire.

Nous vivons depuis plusieurs années avec les premières de ces entités, les virus informatiques. Et nous commençons à avoir une expérience concrète des problèmes engendrés par la biotechnologie. Le rapport récent selon lequel, au Mexique, des semences de maïs subissent des modifications génétiques – malgré la législation et les contrôles – n’est que le premier pas du long et difficile parcours qui nous attend avant d’arriver à la maîtrise de nos technologies. Parallèlement, les croyances bien enracinées sur l’absence de risques dans le domaine de la biotechnologie – une opinion défendue par la grande majorité des biologistes depuis les années 1970 – sont aujourd’hui remises en question. La création involontaire d’un virus extrêmement destructeur par des chercheurs australiens en 2001 a poussé bien des spécialistes à repenser la question. À l’évidence, nous ne considérerons pas dans l’avenir cette technologie avec l’insouciance du passé.

Les nanotechnologies sont les dernières-nées et, d’une certaine manière, les plus radicales. Elles s’intéressent à la construction de machines d’une taille infiniment petite, de l’ordre de cent nanomètres, soit cent milliardièmes de mètre, et donc environ mille fois plus petite que le diamètre d’un cheveu. Au dire des experts, ces nanomachines fourniront aussi bien des composants électroniques miniaturisés que de nouveaux traitements contre le cancer ou de nouvelles armes de guerre.

Le concept de nanotechnologie remonte à 1959. On le trouve dans une communication de Richard Feynman intitulée : « Il y a de la place en bas[1] » Quatre décennies plus tard, la spécialité en est toujours à ses débuts malgré un incessant battage médiatique. Cependant, des progrès sensibles ont été réalisés et les investissements sont en augmentation considérable. Des entreprises telles que IBM, Fujitsu ou Intel consacrent des budgets énormes à la recherche. Ces deux dernières années, le gouvernement des États-Unis a investi un milliard de dollars dans les nanotechnologies.

Des produits issus de ces recherches arrivent déjà sur le marché : crèmes solaires, tissus antitaches, matériaux composites pour les voitures. D’autres seront bientôt commercialisés : ordinateurs et dispositifs de stockage de très petite taille.

Certains des « produits miracles » si longtemps attendus commencent à faire leur apparition. En 2002, une société a mis en vente un verre autonettoyant, une autre un pansement composé de nanocristaux, possédant des propriétés antibiotiques et anti-inflammatoires.

Les nanotechnologies s’intéressent principalement aujourd’hui à la composition des matériaux, mais leurs applications potentielles vont bien au-delà. Depuis plusieurs décennies, on s’interroge sur la création de machines capables de s’autofabriquer ; dès 1980, une publication de la NASA passait en revue différentes méthodes pour y parvenir. Il y a dix ans, deux scientifiques de renom ont abordé sérieusement la question :

 

D’ici cinquante à cent ans, nous verrons probablement apparaître une nouvelle classe d’organismes. Ces organismes seront artificiels dans le sens où ils auront été conçus par l’homme. Mais ils auront la capacité de se reproduire et ils « évolueront » vers autre chose que leur forme originelle ; ils seront « vivants » dans les différentes acceptions de ce terme... Le rythme de l’évolution sera extrêmement rapide... Les conséquences pour l’humanité et la biosphère pourraient être énormes, plus importantes encore que la révolution industrielle, l’arme nucléaire ou la pollution de l’environnement. Nous devons d’ores et déjà prendre des mesures pour préparer les conditions de l’apparition d’organismes artificiels[2]...

 

K. Eric Drexler, le chantre des nanotechnologies, exprimait des inquiétudes de même nature :

 

Nombreux sont ceux, moi y compris, que les conséquences prévisibles de cette technologie emplissent d’un profond malaise. Il y aurait tant de choses à changer que le risque est grand que la société, faute de préparation, ne sache pas s’y prendre[3].

 

D’après les prévisions les plus optimistes (ou les plus alarmistes selon le point de vue), ces organismes ne verront pas le jour avant plusieurs dizaines d’années. Nous sommes en droit d’espérer que, lorsqu’ils feront leur apparition, nous aurons mis en œuvre des moyens de contrôle internationaux sur les créations technologiques capables de se reproduire. Nous pouvons aussi espérer que ces contrôles seront appliqués avec rigueur ; nous avons déjà appris à traiter les fabricants de virus informatiques avec une sévérité inconcevable il y a vingt ans. Nous envoyons les pirates informatiques derrière les barreaux. Les spécialistes dévoyés de la biotechnologie seront bientôt logés à la même enseigne.

Mais il est évidemment possible qu’il n’y ait pas de moyens de contrôle. Ou que quelqu’un parvienne à créer bien plus tôt qu’on ne l’imagine des organismes artificiels capables de se reproduire. Si cela doit arriver, il est difficile d’en prévoir les conséquences. C’est le sujet de ce roman.

Michael Crichton
Los Angeles, 2002

La proie
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