38
Kamel rentra vers vingt heures. Il portait un sac plastique qu’il déversa sur la longue table à manger. Yael et Thomas se précipitèrent. Après l’attente, l’un et ...l’autre s’étaient assoupis, épuisés par les événements. Kamel déplia une carte de la région de Genève. Le lac Léman dessinait un croissant au cœur de ces terres montagneuses.
— Qu’est-ce que vous dites de ça ? proposa-t-il en posant le pouce sur un nom au sud de Thonon-les-Bains.
Yael lut « Gorges du pont du Diable ».
— C’est le seul endroit qui s’appelle comme ça ? Kamel fit la moue.
— C’est-à-dire que... il y a plusieurs ponts du Diable rien qu’en France. Mais ce sont les seules gorges que j’ai trouvées.
— Alors c’est là.
Il leva un doigt en signe de patience.
— Ce qui le confirme, c’est ça, juste à côté.
Il leur montra un pic surplombant la région, le Roc d’Enfer.
— 2 244 mètres d’altitude. « Là où l’Enfer grimpe vers les cieux » !
Sans leur laisser le temps de le féliciter, il fouilla parmi les différentes pages de notes qu’il avait prises pendant ses recherches et trouva, sous un guide touristique de la région du Chablais, la pochette SNCF qu’il cherchait.
— Deux allers-retours ouverts pour Thonon. Payés en liquide bien entendu. Vous avez un train demain matin, gare de Lyon, à 8 h 40. Vous irez sans moi, je ne peux pas laisser le site sans mise à jour, j’ai déjà le retard d’aujourd’hui à rattraper. Voici une carte de crédit pour louer une voiture, c’est à mon nom mais ça ne devrait pas poser de problème. On ne pourra pas remonter jusqu’à vous avec elle.
Thomas voulut aussitôt lui donner de l’argent pour le rembourser mais Kamel protesta vivement.
Il fouilla aussitôt sa poche et en sortit un biper.
— Je suis passé l’emprunter à un ami, c’est pour ça que j’ai tardé. C’est un numéro sûr, vous pourrez me joindre par lui. Il vous suffit de m’envoyer le numéro de la cabine d’où vous appelez, et je vais à mon tour dans une cabine pour vous contacter. Voilà le numéro.
Il tendit un bout de papier griffonné à Yael.
— Kamel... Tu as fait...
— Oui, je sais. On verra pour les mercis plus tard. Tout ce que je demande pour l’instant c’est que vous me teniez au courant. Je veux suivre vos découvertes, et vos mouvements pour le cas où on n’arriverait plus à communiquer.
Il se fendit d’une explication détaillée et enthousiaste sur ses recherches, comment il avait procédé, et comment il avait longuement poursuivi son investigation même après avoir identifié les gorges. Yael ne savait que dire, aussi reconnaissante que préoccupée. Kamel témoignait une telle joie d’être mêlé à cette histoire, qu’il ne tenait aucun compte du danger qu’elle représentait. Yael en avait reparlé avec Thomas dans l’après-midi, le journaliste avait ajouté que son statut de fils d’ambassadeur conférait à Kamel une certaine protection qui devait les rassurer. Même et surtout les services secrets ne s’amusaient pas à toucher à la famille d’un diplomate, sauf cas exceptionnel. A la lumière de ce qu’elle venait de vivre, Yael se considérait comme un cas exceptionnel.
— J’imagine que le message des Ombres ne prendra tout son sens que sur place, intervint Thomas. Commencez par trouver la vérité, sous la surface, là où l’Enfer grimpe vers les deux. Ça ne me parle absolument pas.
— Lorsque tu grimpes la dune, ne gaspille pas ton énergie à décrire ce qu’il y a de l’autre côté, attend d’être au sommet pour le découvrir, commenta Kamel sous le regard angoissé de Yael. Thomas hocha la tête :
— C’est un proverbe arabe ?
— Puisque je l’ai inventé, c’est un proverbe multiculturel. (Il sourit.) Quoi qu’il en soit, chaque chose en son temps.
Ils passèrent à table où les attendaient une salade composée et des pâtisseries orientales que Kamel achetait à l’autre bout de Paris pour leur saveur.
— Alors, Yael, commença le jeune homme à la silhouette féline, toujours intriguée par la mort de Kennedy ?
Elle avala sa bouchée de tomate pour répondre :
— Qui ne le serait pas ? Mais est-ce qu’on peut concrètement savoir qui l’a tué en faisant la part de la réalité et celle des mythes ?
— Je ne vois pas l’ombre d’un mythe dans mes éléments. Vous savez, qui a tué JFK n’a rien de très extraordinaire, j’ai même envie de dire que tout le monde peut le savoir, question de bon sens, de logique et de bonnes recherches.
— Alors qui ? implora-t-elle, amusée. Kamel se resservit quelques crevettes.
— Lorsque Kennedy a pris le pouvoir, commença-t-il, Eisenhower, le Président précédent et ancien général, s’il faut le dire, a fait une recommandation au jeune John Fitzgerald.
Kamel quitta la table et monta chercher un livre d’histoire qu’il revint poser devant Yael, ouvert sur une photo du président Eisenhower. A côté figurait une citation de son discours d’adieu, le 17 janvier 1961, que Yael lut à haute voix :
«Dans les conseils du gouvernement, nous devons prendre garde à l’acquisition d’une influence illégitime, qu’elle soit recherchée ou non par le complexe militaro-industriel. Le risque d’un développement désastreux d’un pouvoir usurpé existe et persistera. Nous ne devrons jamais laisser le poids de cette conjonction menacer nos libertés ou les processus démocratiques. Nous ne devrons rien considérer comme acquis. Seules une vigilance et une conscience citoyenne peuvent garantir l’équilibre entre l’influence de la gigantesque machinerie industrielle et militaire de défense et nos méthodes et nos buts pacifiques, de sorte que la sécurité et la liberté puissent croître de pair. »
— Voilà, dit simplement Kamel. Tout est dit.
— Le complexe militaro-industriel aurait tué Kennedy ? s’étonna Thomas. Ce n’est pas une théorie nouvelle que tu avances là, tu sais ?
— Ce n’est pas une théorie, c’est la réalité. Écoutez : en 1953, un certain Allen Dulles devient directeur de la CIA. Il sera à la CIA ce que John Edgar Hoover fut pour le FBI : un directeur aux pleins pouvoirs, intransigeant, utilisant son agence pour des fins où la frontière entre l’intérêt personnel et celui de la nation ne sera pas toujours très marquée. Ce Dulles a une histoire bien chargée. Pendant la Seconde Guerre mondiale, membre de l’OSS – l’ancêtre de la CIA –, il organisa des rencontres avec des hauts dignitaires du Reich pour négocier avec l’Allemagne des passages à l’Ouest, et si possible tenter de préparer des accords de paix pour prendre les Russes de court. A cette époque, il organisa également des rencontres en Suisse avec quelques Français, dont un certain François Mitterrand, ou André Bettencourt, de l’empire L’Oréal, entreprise qui à ce moment-là penchait vers l’extrême droite... Bref, lorsqu’il devient patron de la plus opaque et puissante agence de renseignement, il a déjà l’expérience de l’international, des opérations secrètes et un sacré carnet d’adresses.
Kamel prit le temps de croquer une crevette avant de reprendre :
— Tandis qu’il dirige la CIA d’une poigne de fer, Allen Dulles parvient à faire renverser différents hommes politiques, dont le Premier ministre d’Iran en 1953, le président du Guatemala en 1954, tous deux pourtant élus démocratiquement. Et vous savez quoi ? C’est la compagnie United Fruit qui a pesé sur le gouvernement US pour que la CIA renverse Jacobo Arbenz au Guatemala parce que celui-ci imposait une petite taxe sur les marchandises exploitées par la compagnie américaine dans son pays. Une nation décide légitimement de gagner un peu d’argent sur ses propres ressources commercialisées par une société étrangère, et la CIA décide de s’en mêler. Vous y croyez, vous ? C’est une époque aux mentalités encore coloniales... Si je vous dis que Allen Dulles siégeait au conseil d’administration de United Fruit, là vous comprendrez toute la manœuvre... Les États-Unis ont alors décidé que seule comptait leur « sécurité nationale »... et que leurs intérêts prévalaient sur la démocratie des autres pays.
— C’est prouvé ça ? interrogea Yael.
— Tous les faits que je t’énonce sont prouvés. Tous. Mais revenons à Allen Dulles : en plus d’utiliser la CIA pour soigner ses intérêts économiques et ceux de ses partenaires, c’est aussi lui qui encourage l’opération Mockingbird, dont le but est d’infiltrer et influencer les médias, rien que ça ! Vous réalisez tout de même ? Le patron de la CIA qui fomente des stratégies pour noyauter les médias ! Je ne sais pas ce que vous en pensez, en tout cas pour moi, c’est une technique fasciste ! Dulles fait partie de ces hommes dont la vision du pouvoir est... comment dire ? L’apanage d’une poignée d’individus ! Et tous les moyens semblent bons pour que s’incarne leur vision. En 1961, suite au fiasco de l’invasion de la baie des Cochons à Cuba, où Kennedy refusa d’envoyer des troupes américaines, Dulles participe avec des généraux interarmées à l’élaboration de l’opération Northwoods dont la teneur est aussi simple que machiavélique : orchestrer des attentats contre leurs propres armée et nation afin d’en accuser les Cubains en créant de fausses preuves par le biais de stratagèmes très élaborés. Le but étant de monter l’opinion publique américaine contre les Cubains pour légitimer une invasion militaire.
— Quoi ? s’indigna Yael. Attends, le patron de la CIA et certains généraux de l’armée américaine avaient programmé des attentats contre des civils et des militaires de leur propre pays pour partir en guerre ?
— Incroyable, non ? On croirait entendre de la science-fiction, mais c’est « juste » notre histoire ! Kennedy apprend l’existence de ce plan et vire Dulles de son poste à la CIA, bien qu’officiellement il trouve un prétexte plus acceptable. C’est seulement en 1992 que l’opération Northwoods a été rendue publique, presque par hasard, lorsque Bill Clinton, voulant faire la lumière sur l’assassinat de Kennedy, décida de déclassifier bon nombre de documents d’époque. Toutes les personnes impliquées dans cette opération Northwoods avaient bien entendu pris soin de détruire les preuves, sauf Robert McNamara, à l’époque secrétaire à la Défense, qui s’était opposé à ce projet et qui avait judicieusement conservé un exemplaire du rapport détaillant toute l’opération. Thomas repoussa son assiette vide :
— Quel est le rapport avec la mort de Kennedy ?
— Le rapport est simple. D’un côté nous avons Kennedy qui est farouchement opposé à la résolution militaire des conflits comme Cuba et le Vietnam – qui gronde déjà –, de l’autre, des individus influents qui dirigent les organes du renseignement militaire, l’armée et la CIA. Ces hommes sont des proches des consortiums industriels, militaires, agro-alimentaires et autres. Et ils prônent une solution militaire qui correspond à leur vision de ce que doivent être les États-Unis et surtout l’intérêt des groupes auxquels ils sont rattachés.
Kamel décida d’insister sur un point particulier :
— Il faut se souvenir que Kennedy était un président à part, élu de justesse, donc illégitime pour certains, et dont l’essentiel de la politique était guidé par sa volonté d’image ; c’était un homme caractériel, têtu, pas du genre à faire des concessions – sous l’influence de son frère Robert –, à plier sous la menace des autres. Et s’il a toujours cherché la solution pacifique et transforma la société américaine, ce n’était pas par altruisme ou pour des idéaux philanthropiques, mais parce qu’il sentait que c’était dans l’air du temps. Ce n’était pas un ange, loin de là ! Kennedy n’était en réalité pas très attaché à la question des droits civiques, mais il était tellement démago qu’il l’est devenu et que ça aurait été de plus en plus marqué s’il en avait eu le temps. Il avait une ligne de conduite qui chamboulait l’ordre et les habitudes des gens au pouvoir dans le pays. Et il s’opposait aux hommes qui dirigeaient l’appareil occulte de la nation, des hommes soutenus par des entreprises aux intérêts économiques énormes. A un moment, il a fallu agir. Est-ce que ces empires financiers allaient tirer un trait sur des milliards de dollars de profits perdus à cause de la politique « grande gueule » d’un seul homme ? Allaient-ils sacrifier ces bénéfices astronomiques alors qu’ils disposaient d’atouts stratégiques de taille : les hommes aux postes-clés du renseignement et de l’intervention physique ? Kamel secoua la tête, blasé.
— Je crois qu’ils n’ont pas hésité longtemps. John Fitzgerald Kennedy est mort un beau jour de novembre 1963 parce qu’il refusait d’entrer dans une politique belliqueuse à la solde des complexes industriels du pays qui avaient pourtant déjà miné le terrain en plaçant leurs hommes. Il est d’ailleurs curieux de souligner que Ngô Dinh Diêm, président du Vietnam, est également assassiné en novembre 63, lui qui s’opposait à une intervention militaire américaine dans son pays. On pourrait bêtement dire que « le hasard fait bien les choses ». Tout à l’heure je vous ai fait le descriptif rapide d’Allen Dulles, j’aurais tout aussi bien pu faire celui de certains généraux de l’époque.
Yael essaya de résumer :
— En fait JFK a été assassiné par une... assemblée de magnats, des présidents d’entreprises extrêmement puissantes, et par quelques hommes aux commandes d’administrations militaires ou du renseignement ? Si c’est si « simple », pourquoi personne ne l’a jamais écrit ?
Kamel eut un rire cynique.
— Primo : parce qu’il faut un paquet d’années, voire de décennies, pour rassembler les différentes pièces du puzzle. Secundo : ça a déjà été écrit, mais personne n’a envie de croire qu’il vit grâce à une pomme pourrie et qu’il est assis dessus, c’est le système tout entier qui est corrompu. N’oublions pas qu’à cette époque, les mentalités étaient encore celles des cow-boys, la subtilité diplomatique n’était pas érigée en parangon, et on réglait les problèmes les plus graves, à leurs yeux du moins, par des moyens radicaux. J’en veux pour preuve que tous les hommes qui ont gagné en puissance et en écoute dans les années 60, et qui cherchaient à bouleverser la société, ses mœurs et ses « castes » sociales, ont été... assassinés. Tous, et tous l’ont été mystérieusement. JFK en 63, Malcolm X en 65, Martin Luther King en 68, tous. On pourrait allonger la liste avec des noms comme Che Guevara en 67 ou Robert Kennedy en 68. Ces meurtres témoignent d’un acharnement à éliminer par tous les moyens les personnes trop influentes dans l’évolution sociale de la nation et qui, par conséquent, pouvaient remettre en question l’ordre et le jeu des pouvoirs du pays. (Il martela la table du poing.) La politique et le pouvoir en général, continua-t-il, ne sont qu’un grand échiquier, tout l’art est dans le placement de ses pièces. Après la mort de JFK, on nomma une commission, la commission Warren, pour enquêter sur les causes de cet assassinat. Il y avait beaucoup trop d’éléments étranges. L’un des membres influents de cette commission n’était autre que... Allen Dulles. Pratique pour influencer l’investigation et trier ce qui devait être dit.
— Et Lee Harvey Oswald, celui qui aurait officiellement tiré sur Kennedy, qu’est-ce qu’il viendrait faire là ? déclara Yael.
— Son rôle de bouc émissaire. Il est l’un des pions de l’échiquier, l’un des plus visibles, jetable à merci. Comme Jack Ruby qui le tua. Comme les meurtriers de Malcolm X, Robert Kennedy et les autres. Ils ne sont que de pauvres bougres manipulés par des forces puissantes, elles-mêmes manipulées, et ainsi de suite jusqu’au sommet.
— Le roi de l’échiquier, compléta Thomas.
— Non, justement ! Au-dessus encore ! Le joueur. Et dans une partie, il y a toujours deux adversaires. C’est pour ça que derrière tout ce qui t’arrive, Yael, les deux camps sont du même bord : ceux qui jouent avec toi et ceux qui veulent ta mort sont intimement liés. Comme les deux joueurs se partageant le pouvoir, et se mesurant un sourire cynique aux lèvres ! Il y a toujours un affrontement, toujours deux visions d’une même chose.
Cette dernière phrase fît frissonner Yael. C’était ce que les Ombres lui avaient écrit. Toujours chercher l’autre face d’une apparence. Se pouvait-il que Kamel soit dans le vrai lorsqu’il partait dans ses grandes théories ?
Yael croisa le regard de Thomas qui semblait partager ses doutes et ses interrogations. Elle décida de ne pas insister.
Mais Kamel était parti dans sa diatribe :
— Il y a toujours eu dans l’ombre des hommes d’influence qui prenaient le contrôle de l’Histoire : sous Kennedy c’était encore des forces mises au pouvoir par les conséquences de la Seconde Guerre mondiale, sous Nixon ce fut la guerre du Vietnam qui permit autant de violations des libertés individuelles, et aujourd’hui... Je crois que l’Histoire est juste en train de s’écrire, il faudra un peu de temps pour en parler objectivement.
— Tu parles comme si tous nos livres d’école n’étaient qu’un tissu de mensonges, contra Yael, il ne faut pas exagérer, tu ne crois pas ?
— Les livres ne sont pas mensongers, ils relatent des approximations, des faits « subjectives » par les vainqueurs. C’est ça que veulent te dire les Ombres lorsqu’elles écrivent : « Qui contrôle les hommes et les victoires contrôle l’Histoire. » Prends l’exemple de l’entrée en guerre des États-Unis contre le Vietnam : les services secrets de Washington affirmèrent que deux de leurs navires avaient été attaqués dans le golfe du Tonkin par les Nord-Vietnamiens, ce que les équipages des navires concernés démentiront catégoriquement plus tard. C’était juste un prétexte inventé pour entrer en guerre. Autre élément : d’après certains documents et témoignages, le président Roosevelt était au courant de l’attaque imminente sur Pearl Harbor – il est d’ailleurs étrange de remarquer que tous les porte-avions, qui sont des bâtiments stratégiques primordiaux, étaient absents du port ce jour-là, et qu’il n’y avait aucun filet pare-torpilles pour protéger les navires dans la rade. On dit que Roosevelt n’aurait rien fait afin d’avoir enfin une excuse pour entraîner son pays dans la guerre mondiale. Il faut se souvenir que Roosevelt s’était fait réélire sur la promesse de ne pas se mêler du conflit ! Une fois en poste il ne pouvait pas se lancer en guerre à moins d’y être « obligé ». Il est alors entré dans une politique de harcèlement vis-à-vis du Japon pour les provoquer, gelant les actifs nippons sur le territoire américain et décrétant l’embargo du Japon sur l’acier et le pétrole. Jusqu’à la destruction de Pearl Harbor, tout le pays est contre l’implication des États-Unis dans la guerre, à commencer par le Congrès. Suite à l’attaque, les Américains s’engagent massivement pour aller se venger.
Kamel termina son exposé avec ce qu’il jugeait le plus infâme :
— Enfin il y a l’exemple d’Hiroshima. La grande majorité des documentaires oublie de dire qu’au moment de lancer la bombe atomique sur le Japon, des pourparlers entre les diplomates japonais et américains étaient en cours pour trouver un accord de paix. A ce moment-là, les bombardements américains avaient détruit – je cite de mémoire – 51 % de la ville de Tokyo, 58 % de Yokohama, 40 % de Nagoya, 99 % de Toyama, 35 % d’Osaka, et ainsi de suite. Entre 50 et 90 % de la population des grandes villes du Japon avaient été éradiqués. Pourquoi faire sauter la bombe atomique alors ? La guerre était stratégiquement terminée, les négociations en cours.
Kamel frappa encore la table du poing, emporté par sa colère.
— Parce que les Russes et les États-Unis faisaient déjà la course pour se partager l’Europe, et qu’il fallait montrer aux Soviétiques que les USA étaient une nation bien plus puissante et dangereuse. Larguer une bombe sur Hiroshima le 6 août 1945, et une encore plus colossale sur Nagasaki trois jours plus tard, était en fait un moyen pour les États-Unis d’agiter leur arsenal en direction des communistes, et probablement l’occasion de faire un double test grandeur nature. C’est ça l’histoire réelle, pas les prétextes fallacieux de Truman.
« Vous savez qui est le général LeMay ? Devant l’absence de réponse, Kamel développa :
— Le général qui a ordonné le largage des bombes atomiques sur le Japon. C’est ce même général qui sera aux côtés de Kennedy quelques années plus tard lors de la crise de Cuba et qui insistera pour que les USA attaquent l’île, par tous les moyens. LeMay enragera face à l’entêtement pacifiste de Kennedy. Mais c’est surtout lui qui avouera que si son pays avait perdu la Seconde Guerre mondiale, il aurait été jugé comme criminel de guerre après les génocides. Finalement, ce n’est jamais que le camp gagnant qui choisit ce qui est moral ou non, qui impose son point de vue et justifie tous ses actes, même les pires, par de bons prétextes, tâchons de ne pas l’oublier. Les vainqueurs sont ceux qui écrivent l’Histoire. C’est celle-là qui est rédigée dans nos livres d’école, pas la vraie Histoire telle qu’elle s’est déroulée, mais une histoire qui caresse le camp des gagnants. L’Histoire a cessé, depuis longtemps, d’être la somme des humanités ; aujourd’hui elle n’appartient qu’à une poignée d’individus. A nous de savoir lire entre les lignes, ce qui est... hélas, rare et difficile. Une fois encore, essayons de mettre de côté les boucs émissaires et regardons, au-delà, ce qui se trame dans les arcanes de notre Histoire.
« D’ailleurs, Yael, si les Ombres qui te parlent et les tueurs sont réellement liés au gouvernement, je serais toi, je ferais attention à ne pas tomber dans une sorte de piège. Ne pas devenir à mon tour un bouc émissaire.
Yael se raidit sur sa chaise.
Etre un bouc émissaire. C’était exactement le sentiment qu’elle éprouvait avec de plus en plus de conviction depuis que des gens mouraient dans son sillage.
Mais un bouc émissaire de quoi ? Pour qui ?
Voilà les questions qu’elle devait résoudre à présent.
Avec une certaine urgence, elle en était consciente.
Quelque part sous le pont du Diable, au pied du Roc d’Enfer, un secret l’attendait.
Et toutes ces allusions à Lincoln, au dollar, à Kennedy ou même à la folie du Titanic, toutes ces choses ne lui inspiraient aucune confiance.
Elle devinait que ce secret ne serait pas seulement personnel.
Il aurait trait à l’Histoire.
L’histoire des hommes.