11

 

 

Le vent se propageait à travers le champ de maïs en une longue vague irrégulière, rasant la tête des tiges qui ployaient sous sa force, semblable à un immense oiseau invisible.

Du sommet de la colline, sans la présence de la brume, Guy avait une vue dégagée sur la ferme des Lornan.

Il y avait encore plusieurs gendarmes et leur coupé noir.

Cette fois, ils reconnurent en lui celui qui avait aidé l’adjudant Bollart à découvrir la cachette de l’assassin et lui adressèrent un salut poli.

Le second de Bollart, un certain Demorant, vint à sa rencontre.

— Vous tombez bien, monsieur Matto, nous avons perdu un de nos hommes, dit le gendarme à la moustache aussi ronde que la bedaine pendant sur sa ceinture. Vous ne l’auriez pas vu au village, par hasard ?

— Perdu ?

— Oui, il n’était pas là ce matin, à la relève. Si ce sagouin de Barçi a filé se bâfrer à la boulangerie de Saint-Cyr, je peux vous dire qu’il va pouvoir y rester une bonne fois pour toutes !

— Il a passé toute la nuit ici ?

— Il aurait dû !

Guy fronça les sourcils.

— Vous avez vérifié à l’intérieur qu’il ne manque rien ?

Demorant le scruta comme s’il venait de dire une obscénité.

— Vu leur état, je doute qu’ils s’en aillent !

— Parce qu’ils sont toujours là ? s’étonna Guy.

— Le médecin a voulu faire un compte rendu précis. Ils y ont passé la journée avec l’adjudant. Nous embarquons les corps dès que la carriole du maraîcher arrivera.

— Pour les mettre où ?

— Dans la crypte de l’église du village, pardi ! C’est le seul endroit assez frais où ils pourront attendre l’enterrement sans trop souffrir de la chaleur !

— Quand j’ai demandé s’il ne manquait rien, je faisais allusion aux biens des Lornan.

— Les gens par ici sont honnêtes, ce ne sont pas des pilleurs. Barçi était là pour éloigner les curieux, ce n’est pas la même chose !

Guy approuva pour ne pas heurter le gendarme.

— J’aimerais retourner à l’intérieur si ça ne vous dérange pas, en attendant l’arrivée de la carriole.

Demorant ouvrit de grands yeux indignés.

— Là-dedans ? Avec l’odeur que ça fait ? Vous êtes branquignol ou quoi ?

— Hier je vous ai aidé à localiser l’endroit où se cachait l’assassin. Je pense que je peux rendre encore des services et pour ça, je voudrais entrer à nouveau dans la maison.

— Quelle est votre profession déjà ?

— Je suis l’assistant de M. Hencks, ma fonction s’arrête là. Mais j’ai un très bon sens de l’observation.

Demorant secoua la tête sans plus masquer son incompréhension.

— Je vous dirais bien d’aller traîner ailleurs, monsieur Matto, mais l’adjudant vous avait à la bonne hier, alors profitez-en ! Cependant, je vous préviens : vous ne touchez à rien !

— Je ne fais que jeter un œil, répliqua l’écrivain en entrant dans la maison. Juste un œil.

 

Richard Lornan occupait le centre de la pièce.

Ses huit membres déployés comme les pattes d’une araignée écœurante.

Une odeur de viande pourrie empestait toute la bâtisse, un infâme remugle acide similaire à celui d’une gigantesque punaise écrasée.

Les mouches se disputaient le cadavre, elles tournoyaient et colonisaient la gorge tranchée et la tête aux chairs à vif, infestant cette offrande de leur ponte affamée.

L’homme sans visage.

Le Croquemitaine le lui avait volé.

Pour ensuite l’abandonner dans sa première cachette.

Pourquoi avait-il fait ça ? Il s’était donné un mal fou pour lui découper la peau, pour le priver de face, pour finalement le laisser là où il avait violé Lucile toute la journée.

Guy savait que là était toute l’essence de sa visite. Donner du sens aux faits. Interpréter les gestes.

Le Croquemitaine ne se serait pas embarrassé d’une telle mise en scène si celle-ci n’avait pas revêtu une importance capitale à ses yeux.

Sa vie durant, Guy s’était efforcé de donner du sens aux mots, aux phrases, aux livres. Il en allait de même avec tous les personnages de ses romans. Leurs gestes n’étaient que le reflet d’une pensée, l’empreinte matérielle d’un état d’esprit. Un témoignage de l’âme, voilà ce qu’était la violence du Croquemitaine.

Quels avaient été ses mots lorsqu’il avait prélevé le visage du père de famille pour ensuite le jeter dans le pigeonnier ?

C’est son corps qu’on a trouvé en premier.

Il l’a déposé juste après l’entrée, dans la pièce centrale de la maison.

Guy enjamba le père et fila vers l’escalier pour grimper dans la chambre conjugale. Il ne fut pas mécontent de quitter le nuage de mouches et l’odeur de mort qui était moins prononcée ici.

Le lit était en bataille.

Les draps tachés de sang.

Des éclaboussures zébraient le mur jusqu’au crucifix au-dessus de la tête de lit. Une longue estafilade pourpre marquait un arrondi.

Le Croquemitaine les avait attaqués là. Pendant leur sommeil.

Guy s’efforçait de trouver une signification à ce qu’il découvrait.

Il s’imaginait le fantôme du Croquemitaine pénétrant dans la chambre sur la pointe des pieds.

Et ensuite ? Pourquoi descends-tu le père dans la grande pièce ? Pourquoi veux-tu qu’on le trouve en premier ?

Il s’était aussi donné beaucoup de mal pour découper les jambes et les bras de Lucile et pour les recoudre, même maladroitement, sur son père.

Y avait-il une référence voulue à Léonard de Vinci ?

L’homme au centre de la géométrie, le carré dans le cercle.

Guy tenta de se remémorer ce qu’il savait de Vitruve…

Architecte et ingénieur de l’époque romaine, il recherchait une sorte de perfection dans la représentation de l’homme. Je crois que c’est quelque chose de cet acabit. L’homme aux jambes et aux bras écartés tient exactement dans un cercle et aussi dans un carré, les deux formes géométriques de la perfection. La définition de Vitruve a souvent influencé les artistes de la Renaissance jusqu’à ce que de Vinci vienne corriger et perfectionner la théorie du Romain.

Le Croquemitaine avait-il choisi le père de famille pour ce qu’il représentait ou parce que c’était le seul homme assez grand dans la maison ?

Le sort de Lucile avait été plus sordide encore. Il l’avait amputée pour fabriquer son homme de Vitruve.

Quant à la mère, c’était au-delà des mots.

Un massacre.

Guy ne comprenait pas comment le Croquemitaine en était arrivé à ce résultat. Ce n’était pas une explosion de poudre noire, il n’y en avait pas les traces de brûlures ni les projections. Pourtant, elle semblait s’être disloquée, comme si quelque chose d’énorme était sorti de ses entrailles.

Guy hésita à redescendre pour examiner les corps mais le courage lui manquait. C’était une telle vision qu’il ne pouvait l’oublier, les détails étaient encore vifs, à quoi bon se l’infliger à nouveau ?

Il reporta plutôt son attention sur Louis.

Cette fois il gagna la chambre de l’adolescent.

Son corps étalé sur le matelas, emmitouflé dans ses draps, la gorge enserrée dans un foulard de toile.

C’était le seul crime qui n’était pas particulièrement exposé.

À bien y regarder, Louis semblait abandonné dans l’état même où il était mort.

Guy vint s’asseoir sur le rebord du lit.

Le bras frêle du garçon dépassait, sa main posée paume vers le plafond, comme s’il attendait qu’on lui donne quelque chose.

L’enfant dégageait une odeur âcre.

Les mouches n’étaient que peu présentes comparé au rez-de-chaussée.

Guy eut envie de lui prendre la main pour le réconforter.

Pour le féliciter aussi pour son idée de rébus.

Ce Louis lui plaisait. Il avait l’impression qu’ils auraient pu s’entendre, que l’adolescent était à sa manière ce qu’il avait été au même âge.

Dans un contexte plus rustique, moins privilégié.

Guy eut envie de libérer ce visage, de le contempler.

Mais il n’en fit rien.

C’était peut-être mieux ainsi. Il n’était pas certain de pouvoir encaisser ce qui l’attendait s’il soulevait les draps.

Louis resterait un garçon imaginé par son esprit. C’était mieux ainsi.

Un élément dans la disposition des draps l’interpella alors.

Il était évident qu’on les avait tirés après l’avoir étranglé, le foulard était en partie masqué.

Ce n’était pas la faute d’un gendarme, Guy se souvenait parfaitement de cette position. Même le docteur Faulsôme et l’adjudant Bollart ne l’avaient pas déplacé.

C’était le Croquemitaine qui l’avait arrangé ainsi.

Bien qu’il l’ait tué, cet enfant n’avait pas appelé la moindre mise en scène, au contraire même, c’était comme s’il avait voulu le repousser, le cacher. Un crime dont il n’était pas fier.

Un crime honteux.

Étranglé par-derrière, le visage dissimulé contre le matelas pour ne pas croiser son regard, puis le corps en partie abrité par les draps.

Guy se pencha pour examiner le foulard.

Le tissu s’enfonçait dans la chair, laissant un bourrelet rouge tout du long. Le foulard était usé, un peu sale. Il n’était pas long non plus, à peine de quoi faire le tour de la gorge du garçon.

Probablement le sien.

Son assassin l’avait-il trouvé là ?

Guy avait le sentiment que ce crime-ci était le moins maîtrisé.

Le Croquemitaine ne s’était pas attardé, cet enfant ne lui plaisait pas.

Il n’était victime que parce qu’il était présent.

Le père, la mère et la sœur étaient les cibles.

Puisqu’il y a aussi le père, ce n’est pas contre les femmes seulement.

Le père dans la pièce centrale.

Bien en évidence. Les femmes en retrait.

Le père pour s’adresser au monde entier. Les femmes pour son plaisir, pour sa satisfaction personnelle.

Le père servait de lien entre le Croquemitaine et la société, c’était pour cela qu’il l’avait mis en scène, bien en vue, tandis que les femmes avaient été les instruments de ses fantasmes, de sa barbarie. L’homme représentait sa conscience, ce qu’il voulait dire. Les femmes, son inconscient, ce avec quoi il s’était bâti.

Elles en diraient long sur sa personnalité, sur ses motifs.

Le père n’était rien d’autre qu’une provocation.

Un message.

Oui, un message, c’est ça. Rien qu’un message. L’homme sans visage, pour représenter tous les hommes. Ce n’est pas celui-là en particulier qui compte, ce sont les hommes en général. Ils sont au centre d’une quête de perfection.

Guy repensa à Vitruve. Autre chose lui revenait en mémoire : selon Vitruve, l’homme aux bras et jambes écartés tenait au milieu des deux figures parfaites, le cercle et le carré, et ainsi, le centre de l’homme, dans cette géométrie, c’était le nombril.

Le nombril au centre de la figure parfaite.

Guy se précipita dans l’escalier.

Le nombril.

 

Le Requiem Des Abysses
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