46.
Le pouvoir des Pans
Caché dans les roseaux au pied du pont, Sergio vit Matt faire le signal : l’épée tendue vers les étoiles. Alors il se concentra de toutes ses forces, comme il l’avait fait avec Ambre pendant ces vingt-quatre heures d’entraînement intensif. Il y était parvenu sur la fin, dans un état second dû à la fatigue, et maintenant que venaient à lui le stress et l’obligation de réussir, il se mit à douter. Pouvait-il créer des étincelles à distance, sans frotter aucune pierre ?
La distance était courte, à peine un mètre, mais elle lui semblait infinie. Il inspira par le nez et expira par la bouche, les paupières fermées. Il fit le vide dans son esprit, jusqu’à percevoir le souffle rythmé de sa respiration qui irradiait ses poumons. Son altération, Sergio la sentait habituellement au bout de ses doigts. Une chaleur douce et des picotements au moment de produire la décharge d’étincelles.
Le martèlement des pas sur le pont au-dessus de lui le déconcentra. Ils se rapprochaient…
Sergio remobilisa aussitôt sa concentration et fit le vide. Son souffle. Le fourmillement du sang sous sa peau. Ses mains. L’extrémité de ses doigts. Son cœur s’y transporta et se mit à battre au bout de ses phalanges. Sergio devina une chaleur en lui, une nappe d’électricité statique le couvrit, comme pour l’isoler du monde, et elle glissa jusqu’à ses doigts. Des picotements.
Sergio tendit les bras en direction du pont, là où l’essence était renversée, à un mètre à peine de lui. Il plongea dans son propre corps et la seconde suivante une effroyable décharge le renversa sur le côté, le laissant inconscient.
Dans le même temps, l’armée arrivait au bout du pont, le grand chauve avait même accéléré pour foncer sur Matt, lorsqu’une myriade d’étincelles crépita à leurs pieds. Dans un nuage de fumée, des flammes se soulevèrent de part et d’autre de l’ouvrage pour l’embraser. En moins de dix secondes, tout le pont fut gagné par un torrent de feu qui s’était allumé comme par magie.
Les Cyniks hurlèrent de peur – se pouvait-il que ces gamins aient vraiment des pouvoirs ? –, et se jetèrent à l’eau sans attendre une mort atroce. À peine plongés dans l’eau noire du fleuve, ils commencèrent à couler, emportés par le poids de leurs armes vers le fond. Pour remonter à la surface et nager ils durent se débarrasser de tout ce qui était lourd. Ceux qui étaient tombés près des berges tentèrent de s’en approcher et c’est alors que le jeune Bill fendit les rangs pour s’accroupir près de l’eau et se concentrer à son tour. À douze ans, il était l’un des Pans les plus adroits avec son altération, il jouait avec tout le temps, même pendant les repas où il s’amusait à faire tourner l’eau dans les verres de ses camarades. Bill avait passé ses six mois sur l’île à pêcher, ou à construire de minuscules barrages sur les berges, et il avait un contact privilégié avec l’eau.
Très vite, les soldats qui cherchaient à s’approcher furent contraints de redoubler d’efforts face à un courant puissant qui les repoussait. Bill avait les yeux fermés et s’efforçait de rendre la nage impossible de leur côté du fleuve. L’adrénaline de la bataille se transformait en une formidable énergie qui décuplait l’altération. Bill se croyait incapable d’influer sur l’eau vive et voilà qu’il déviait… un fort courant sur plusieurs mètres ! Mais pas pour longtemps, sa tête se mit à tourner et l’instant d’après il s’effondrait dans l’herbe, totalement vidé par son prodigieux effort.
Sur l’autre rive, la quarantaine de Cyniks qui restait demeura sous le choc plusieurs minutes, avant de s’organiser. Une batterie d’archers prit position et prépara ses tirs. Les cordes de leurs arcs vibrèrent et une pluie de flèches dansa dans les airs avant de plonger sur les Pans. Cette fois ce fut au tour de Svetlana de s’illustrer en levant les mains au-dessus d’elle. Un léger courant d’air vint suffisamment fouetter les empennages pour dévier les flèches qui allèrent se perdre dans le fleuve et dans la forêt. Les archers cyniks, déstabilisés par ce phénomène incompréhensible, tentèrent une nouvelle salve qui subit le même sort. Svetlana se mit subitement à tituber, épuisée par l’effort qu’elle venait de fournir. Elle avait balayé les manoirs pendant six mois, préférant cette occupation solitaire à d’autres corvées, et pendant tout ce temps elle avait maudit les courants d’air qui emportaient la poussière qu’elle entassait en petits tas, elle avait rêvé des milliers de fois de pouvoir contrôler le vent dans les couloirs, de souffler sur les parquets rien qu’avec la pensée, jusqu’à ce que son rêve devienne réalité. Mais à l’image de Bill et Sergio qui étaient parvenus à des résultats exceptionnels ce soir grâce à la pression, elle s’était vidée en quelques secondes de toute force.
Ambre et Tobias suivaient la bataille et constataient que l’essentiel des soldats étaient emportés par les courants du fleuve, désarmés et en état de choc. De l’autre côté, les archers, désorientés à leur tour, ne savaient plus quoi faire de leur inutilité.
Maintenant que le premier assaut était repoussé Mitch estima qu’il était temps de répliquer avant qu’ils ne se réorganisent. Il voulait les pousser à fuir. Il ordonna à ses archers de se mettre en position et cria l’ordre de tir.
Tobias visa un Cynik mais sa flèche n’atteignit même pas l’autre rive. C’est pour ça qu’ils tirent vers le haut ! Pour aller plus loin ! Sa flèche suivante partit vers les étoiles et lorsqu’elle redescendit, vint se planter aux pieds d’un soldat qui prit peur et recula. Des dizaines de traits fusèrent avant de cribler les archers Cyniks dans leurs armures de bois.
Mitch suivait le déroulement de l’action, à la fois sur le pont où une poignée de téméraires avaient refusé de sauter à l’eau et sur la berge opposée. Son regard semblait si affûté qu’il pouvait tout analyser, sans rien omettre. Sa faculté à tout remarquer dans les moindres détails relevait du miracle. Ou plutôt de l’altération. Le dessinateur consciencieux qu’il était avait entraîné son sens de l’observation à outrance sans même s’en rendre compte, rien qu’en noircissant ses cahiers d’illustrations. Il pouvait suivre plusieurs scènes en même temps et ses ordres répondaient à tout.
C’est lui qui distingua la forme infernale qui surgissait du pont.
Matt surveillait l’assaut du haut de son rocher, attentif aux Cyniks qui émergeaient du fleuve de leur côté. Il aperçut Claudia qui tirait Bill pour le mettre à l’abri.
Le cri de Mitch jaillit par la droite :
— Matt ! Devant toi !
Matt ne perdit pas la précieuse seconde qui lui restait à chercher le danger, il sauta de son perchoir pour s’éloigner et roula à terre avant de se redresser, l’épée dans les mains.
C’est seulement alors qu’il vit le grand chauve qui lui fonçait dessus, entièrement couvert de flammes. L’homme fit tournoyer ses haches en hurlant de douleur et de rage. L’apparition était si terrifiante que Matt eut un moment d’arrêt. Une courte hésitation.
Une de trop.
Les haches sifflèrent pour lui fendre la gorge.
Ambre et Tobias avaient suivi le cri de Mitch. Ils virent l’homme, presque un démon dans son manteau de feu, se jeter sur Matt. Tobias avait une flèche encochée et il n’eut qu’à pivoter pour changer de cible et tirer sur le commandant des Cyniks au moment où il allait décapiter Matt. Sa flèche fendit l’air avec l’ordre d’aller sauver Matt. Si le tir était manqué, leur ami serait coupé en deux.
La flèche ne fut pas assez précise.
Ambre cria de désespoir, la main tendue vers la scène, elle voulut de toutes ses forces que la flèche fasse mouche. Mais Tobias n’était pas parvenu à ajuster son tir. Matt allait mourir.
Alors, au dernier moment, conduite par la volonté de fer de la jeune fille, la flèche dévia de sa trajectoire et vint se planter dans le cou du Cynik. Ambre et Tobias se regardèrent, médusés. Aussitôt Tobias réarma son arc et tira à tout-va, Ambre se concentrant sur chaque tir pour le guider avec son altération. En dix flèches ils formèrent le duo le plus redoutable de l’île.
Matt vit le trait transpercer la gorge de son assaillant. Ce fut le répit nécessaire pour qu’il réagisse : il plongea sur le côté, sentit le souffle d’une hache qui lui rasait le dos, et se redressa, prêt à l’attaque, les bras en arrière du corps. Sa lame se déplia et trancha la nuit. La main gauche du Cynik tomba au sol en même temps que la puissante hache. Le Cynik continuait de vociférer, insensible à une douleur de plus. Il balança un coup énorme en direction de Matt avec son bras vaillant et l’adolescent s’écarta d’un pas. Cette fois la hache passa si près de son nez que Matt crut sentir l’odeur du métal. Les flammes qui consumaient le colosse projetèrent une bouffée brûlante et aveuglèrent Matt.
Le Cynik frappait sans viser, avec la démence de celui qui se meurt dans d’atroces souffrances, et c’est ce qui sauva Matt tandis qu’il clignait les yeux pour distinguer son ennemi : la hache fila dix centimètres plus haut que son crâne, et trancha net une mèche de cheveux.
Matt attrapa son épée à la manière d’un pieu et profita de la garde ouverte de son adversaire pour y plonger la lame de toutes ses forces en hurlant avec le Cynik. Il hurlait parce qu’il fallut appuyer pour percer l’armure de bois, parce qu’il tuait un homme, même si celui-ci était mauvais. Il découpait des chairs pour prendre une vie.
Aussi vite, il tira l’épée et du sang vint lui asperger le visage. Matt redoubla son cri.
Le Cynik titubait au milieu de son tourbillon de flammes et s’effondra enfin dans un râle de soulagement.
Matt recula, hagard.
Un Cynik venait tout juste de sortir de l’eau, il ramassait un rondin pour s’en faire une arme. Matt le vit s’approcher comme dans un rêve : sans émotion, presque au ralenti. L’adolescent redressa sa lame et en deux pas il fut en position de frapper.
Le rondin de bois n’eut pas le temps de s’élever que déjà le sang maculait un peu plus Matt.
La poignée de soldats qui étaient parvenus à gagner l’île s’emparaient de tout ce qu’ils trouvaient pour attaquer les Pans. Matt en vit deux s’en prendre à Gwen, la pauvre tentait de leur envoyer des décharges électriques sans parvenir à maîtriser son altération. Matt se jeta sur eux. Il n’éprouva, à cet instant, aucune compassion comme s’il était soudainement vidé de toute humanité. Ne persistait en lui qu’un soupçon d’amertume, celle des interrogations douloureuses : Pourquoi faisaient-ils ça ? Pourquoi continuaient-ils d’attaquer alors que les Pans ne voulaient que se défendre ?
La lame vibra et frappa. Encore et encore.