4.
Autre monde
Le froid le réveilla. Matt ouvrit difficilement les yeux, ses paupières étaient lourdes, son corps courbatu comme s’il avait couru un marathon la veille. Il prit conscience du froid qui l’enveloppait.
Où était-il ? Que s’était-il passé ?
Soudain, la confrontation implacable avec l’éclair lui revint en mémoire et Matt se redressa trop vite. Sa tête se mit à tourner, il posa une main sur le mur du couloir pour se retenir. Il faisait jour, une lumière de petit matin. Le parquet était glacé. Un courant d’air souleva des papiers devant lui, ils flottaient mollement dans l’appartement, à la manière de nuages égarés. Matt se leva et marcha vers le salon, un nœud dans l’estomac. Qu’était-il arrivé à ses parents ? Le salon était dans un tel état qu’un troupeau d’éléphants n’aurait pas fait plus de dégâts en le traversant. Tout était renversé, les livres éparpillés avec la vaisselle, les bibelots brisés au pied des meubles dont certains étaient tombés. Matt reconnut un caleçon et un vieux tee-shirt des Rangers qui traînaient sur le sofa : les affaires que son père portait souvent pour dormir. La grande baie vitrée n’existait plus, le vent de l’avenue s’engouffrait dans l’appartement, avec les flocons de neige. Matt avala sa salive. Il fit demi-tour et se rendit dans la chambre de ses parents. Vide également, et dévastée. Il visita toutes les pièces désertes. Pas une fenêtre n’était intacte et, bien, qu’anesthésié par l’émotion, Matt grelottait. Dans le lit où dormait sa mère il tira les draps : la chemise de nuit était à peine froissée, au milieu du matelas. Comme avec le clochard dans la ruelle… il ne reste plus que les vêtements ! Matt secoua la tête, pour chasser les larmes. Il ne voulait pas y croire. Non, ils sont quelque part, peut-être chez les Gutierrez ou chez Maât ! Tout ça ressemblait à un cauchemar. Il se précipita dans le couloir et sonna aux autres portes, puis comme il n’obtenait pas de réponse, il tambourina dessus.
Personne n’ouvrit.
Matt ne percevait pas le moindre son, pas une trace de vie. Se pouvait-il qu’il soit le seul rescapé ? Pas ça, pitié, pas ça, se dit-il sans adresser sa prière à quiconque.
Il retourna chez lui, prit le téléphone : aucune tonalité, et pas davantage avec le téléphone portable. La télé non plus ne fonctionnait pas, l’électricité n’était toujours pas revenue. Il se pencha par la baie désormais ouverte sur le vide. Vingt-trois étages plus bas, l’avenue semblait l’aspirer. Matt se retint au chambranle. La neige tapissait le paysage, plus aucune voiture n’était visible, rien d’autre qu’un épais molleton blanc. Toute la ville était-elle touchée ? Tout le pays ?
Qu’allait-il faire ? Son ventre se creusa et la panique remonta jusqu’à sa gorge, accompagnée d’un flot de larmes qui remplirent ses yeux. QU’ALLAIT-IL FAIRE ?
Matt sentit ses jambes perdre toute force, il se laissa glisser au sol. Ses joues étaient si froides qu’il ne sentit pas les larmes ruisseler. C’était la fin, la fin de toute chose sur Terre. Matt se recroquevilla et se mit à trembler.
Après un moment, les larmes s’étaient taries. Son corps voulait vivre, il luttait. Et soudain, le jeune garçon prit conscience de la vie qui brûlait encore en lui. La vie et l’espoir. Que savait-il de l’extérieur ? Que savait-il de ce que devenaient les gens dévorés par les éclairs ? Et s’ils vivaient encore, quelque part ? Et s’ils n’avaient pas disparu, s’ils étaient tous en bas ou à l’abri dans un gymnase, quelque chose dans ce genre ? Cela lui semblait peu probable, jamais ses parents ne l’auraient abandonné ici. Il faut que j’aille voir. Il y a forcément du monde dans les rues.
La température avait anesthésié la panique et la peur en lui. Matt essaya de bouger, il eut un mal fou à se relever. Se couvrir, se réchauffer, voilà quelles étaient ses priorités. À ce moment un cri monta de l’avenue, un cri d’enfant, un cri de terreur, qui disparut aussitôt qu’entendu. Matt se pencha à nouveau, parcouru d’un frisson, sans rien remarquer de particulier. Pourtant cet enfant avait vu ou subi quelque chose de terrible pour pousser un cri pareil.
Seule bonne nouvelle à en déduire : il n’était pas seul.
Matt retourna dans sa chambre, s’emmitoufla dans une couverture de laine pour retrouver de la chaleur et s’assit sur son lit pour réfléchir. D’abord il devait descendre, peut-être qu’il croiserait des résidents dans les étages – il emprunterait l’escalier de service, hors de question d’utiliser l’ascenseur, car même s’il fonctionnait encore, ce dont Matt doutait fort, le risque de se retrouver coincé pour le reste de ses jours ne le tentait pas. S’il ne croisait aucun de ses voisins, alors il patrouillerait à la recherche de survivants. Pas ce mot, « survivant » voudrait dire que tous les autres étaient morts, et ça je n’en sais rien, peut-être qu’ils sont… ailleurs. Le visage de ses parents revint titiller son chagrin, mais il le chassa, il lui fallait trouver la clef du mystère pour... les sauver ?
Matt voulut vérifier l’heure à sa montre et constata qu’elle ne fonctionnait plus. Il pesta et la défit de son poignet pour l’abandonner sur son bureau.
Il fallait s’équiper, ne rien oublier, car il ne regrimperait pas de sitôt les vingt-trois étages ! De quoi avait-il besoin ? Vêtements chauds, lampe-torche, un peu d’eau et de nourriture pour reprendre des forces dans la journée. Des pansements ! songea-t-il. Pour soigner d’éventuels blessés. Oui mais que pourrait-il soigner avec de simples pansements ? Et une arme ! Que pouvait-il rencontrer une fois en bas ? C’est pas à New York qu’on risque de se faire attaquer par un ours ! Pourtant il en prendrait une. Il se tourna et caressa la lame de son épée. Elle ferait l’affaire.
Il attendit encore un quart d’heure, afin de bien se réchauffer, lorsqu’une vitrine éclata dans la rue. Il alla voir par sa fenêtre et resta une longue minute à scruter sans rien apercevoir.
Allez, il faut y aller. Il enfila un gros pull à col roulé noir, son manteau mi-long, pas assez chaud pour ce genre de climat mais qui avait l’avantage d’être sous la main, et prit ses gants. Il s’équipa de sa besace en tissu dans laquelle il enfourna le paquet de biscuits de la veille, une bouteille d’eau et les trois pommes qu’il dénicha dans le frigo. Lampe-torche et pansements terminèrent de la remplir.
Enfin, Matt saisit l’étui en cuir et les lanières qu’il avait prévu d’accrocher au mur et les sangla dans son dos pour y glisser l’épée. Il remua les épaules pour s’habituer à son poids. Il était fin prêt.
En moins d’une heure, il était passé du désespoir à la détermination. Sans se rendre compte que ses nerfs passaient d’une émotion à l’autre avec une facilité qui aurait dû l’alarmer. Un adulte aurait compris qu’il frôlait la crise de nerfs.
Matt sortit de l’appartement et se rendit sur le palier de Maât. Il frappa plusieurs fois et l’appela :
— Maât ! C’est moi, le petit Matt ! Allez, ouvre-moi !
Curieusement, alors qu’il attendait dans la pénombre, une salve de souvenirs agréables le toucha, concernant celle qui avait été sa baby-sitter, et parfois même sa nourrice. Elle lui répétait qu’ils étaient faits pour s’entendre. Seule Maât pouvait comprendre Matt. Ces derniers mois – depuis son retour de vacances avec le cousin Ted – il l’avait presque évitée, sa douceur et son attention le renvoyaient trop à l’enfant qu’il avait été, celui-là même qu’il tentait de fuir. Pourtant en cet instant il aurait donné n’importe quoi pour la voir surgir et pour qu’elle le prenne dans ses bras.
Matt insista encore, longtemps, avant de se résoudre à partir.
Il se tourna vers la porte des escaliers qu’il poussa. La cage était plongée dans une obscurité profonde. Aucune lumière, pas un bruit, sauf celui du vent qui ressemblait au hurlement d’un loup en passant sous les portes.
— C’est le moment de prouver ta valeur, s’encouragea Matt en allumant sa torche.
Il s’élança en tenant la rambarde d’une main. L’épée n’était pas pratique, elle trépidait à chaque marche et son poids semblait doubler à chaque soubresaut. Matt se mit à parler à voix haute pour se rassurer :
— Je vais commencer par aller chez Tobias. Ensuite chez Newton, et peut-être qu’en chemin je croiserai des gens.
La lampe découpait un cône blanc devant lui, et Matt ne tarda pas à découvrir ce qui le mettait mal à l’aise : tout ce qu’il ne pouvait pas voir. Or, dans une cage d’escalier comme celle-ci, il ne pouvait rien voir. Les paliers se succédaient au fil des gros chiffres rouges. 19… 18… 17…
Soudain, une porte grinça plusieurs niveaux en dessous et claqua.
Matt s’immobilisa.
— Il y a quelqu’un ? demanda-t-il sans y mettre beaucoup de cœur.
Pas de réponse, rien que le vent hurlant à la mort.
— Il y a quelqu’un ? répéta-t-il, plus fort cette fois. Je suis Matt Carter, de l’appartement 2306.
Sa voix résonna, se répercuta sur les trente étages de marches en béton, et il eut l’impression qu’une dizaine de garçons posaient la même question.
Toujours pas de réponse.
Matt finit par reprendre sa descente, intrigué. Était-ce le vent qui avait fait s’ouvrir une porte ? Probablement.
15… 14… 13…
Matt allait atteindre le palier suivant lorsqu’un grognement le fit stopper, le pied en arrêt. Il braqua sa lampe vers l’origine du bruit et un caniche blanc apparut.
— Qu’est-ce que tu fais là, toi ? T’es perdu, c’est ça ?
Le caniche était assis et le guettait de ses billes noires. Matt s’approcha et, brutalement, les babines du chien se relevèrent sur des rangées de petites dents pointues.
— OK, je te laisse tranquille ! On se calme ! Gentil !
Mais le caniche se jeta sur le garçon. Matt bondit en arrière tandis que les mâchoires se refermaient sur son jean. Le chien était accroché à lui et grognait, un grondement guttural comme Matt n’en avait jamais entendu. C’était très surprenant pour un chien, surtout de cette taille.
Sous l’emprise de la peur, Matt lança sa jambe pour le faire lâcher. Le petit monstre retomba au sol et, sur un réflexe aussi salvateur que cruel, Matt shoota dedans, d’un coup de pied magistral qui propulsa le chien sous la rambarde, happé par douze étages de vide.
Matt porta la main à sa bouche et entendit un son horrible, un choc mou et liquide. Le chien n’avait même pas couiné.
— Qu’est-ce que j’ai fait ? s’affola-t-il.
Il venait de tuer un caniche. Il fut pris d’un tel sentiment de culpabilité qu’il faillit se mettre à pleurer, mais il revit le contexte. Le chien l’avait attaqué. Il s’était défendu. Oui, c’était ça, de la « légitime défense » comme on disait sur la chaîne diffusant des procès toute la journée. Matt se secoua, inspira un grand bol d’air et se remit en route.
Parvenu au rez-de-chaussée, il aurait tout donné pour ne pas avoir à contempler le cadavre sanglant du chien, juste sous ses yeux. Le jeune garçon détourna la tête et se précipita dans le hall.
Personne en vue. Les portes de l’immeuble étaient closes. Matt en tira une, aussitôt une vague de neige se déversa à ses pieds et le vent glacial le saisit. Sous ses yeux, une étendue vierge d’environ cinquante centimètres d’épaisseur. Marcher dans de telles conditions s’annonçait éprouvant.
— Ça commence bien, décidément, grinça-t-il.
Il parvint à sortir et chaque pas ne tarda pas à confirmer sa prédiction : c’était infernal. Il était obligé d’allonger sa foulée enfoncé jusqu’aux cuisses. Et puis deux éléments ne tardèrent pas à l’inquiéter : d’une part le ciel gris dont les nuages étaient si bas qu’ils faisaient disparaître le sommet des buildings les plus hauts, d’autre part l’improbable silence qui régnait sur la ville. Cette ville bruyante à toute heure du jour et de la nuit, et où il n’entendait rien d’autre que le hululement des rafales entre les profondes artères. Ce silence dans un paysage d’acier et de verre créait un paradoxe angoissant. Et puis autre chose aussi, qu’il n’arrivait pas à définir, ne parvenait pas à identifier, mais qui planait là autour de lui.
Devant le restaurant qui faisait l’angle de la rue, Matt poussa la porte du petit local toujours plein en temps normal. Des vêtements gisaient éparpillés sur le sol. Chaussures, chaussettes, sous-vêtements. Il ne manquait que les corps à l’intérieur.
Matt serra les dents ; malgré ça, les sanglots montèrent et il se mit à pleurer, appuyé contre le bar. Où étaient-ils tous ? Qu’étaient devenus ses parents ? Ses voisins ? Les millions d’habitants de cette ville ?
Lorsqu’il se fut délivré de son émotion, Matt sortit sans un regard derrière lui. Il avait encore l’espoir de croiser d’autres rescapés, tout ce qu’il demandait pour tenir le coup était de ne pas revoir des vêtements échoués partout, ça lui faisait penser à des fantômes et il ne le supportait pas.
Matt mit une demi-heure pour rejoindre la maison de Tobias, alors qu’il n’en fallait pas cinq en temps normal. Il allait entrer dans le bâtiment lorsqu’un bruissement dans la neige attira son attention : à une cinquantaine de mètres, des flocons s’envolaient et une forme essayait de s’extraire de la neige. Un chien, devina-t-il. De grande taille. S’il est comme le caniche de tout à l’heure mieux vaut ne pas l’attendre. Matt se hâta de se mettre à l’abri.
La cage d’escalier était comme chez lui : aussi sombre qu’un trou de taupe. C’est reparti, soupira-t-il. Il monta jusqu’à l’étage de Tobias et cette fois ne fut pas attaqué, bien qu’au sixième il entendit un chat s’énerver contre la porte avec une rage qui lui fit grimper les marches quatre à quatre. Si le monde était devenu fou en quelques heures, une chose demeurait la même : monter douze étages faisait toujours aussi mal aux cuisses et aux mollets !
Le couloir ne disposait d’aucune ouverture sur l’extérieur si bien qu’il dut garder sa torche allumée contre lui. S’il se passait quoi que ce soit, il ne pourrait pas saisir son épée et la lampe en même temps, l’arme était bien trop lourde pour être manipulée d’une seule main. Aucune raison pour que ça se passe mal, se rassura-t-il.
Il fila jusqu’à la porte de Tobias et sonna tout en frappant. Comme il n’obtenait aucune réponse, il cria :
— Tobias, c’est moi, Matt ! Ouvre ! Allez, s’te plaît, dépêche-toi.
Mais rien ne vint, et Matt fut contraint de se rendre à l’évidence : Tobias également avait disparu.
— C’est pas vrai, dit-il en sentant sa gorge se serrer et les larmes remonter. Je ne veux pas rester tout seul.
Un grognement sourd surgit dans son dos, semblable à celui d’un ours ou d’un lion. En provenance de l’appartement d’en face.
Matt se raidit.
Puis la porte qui retenait la… chose résonna comme si on l’enfonçait de l’intérieur. Matt se résuma la situation : un animal sauvage allait surgir d’un moment à l’autre qui se trouverait entre lui et l’escalier de secours.
La porte trembla sur ses gonds, prête à s’effondrer.
Matt n’avait plus le temps de passer devant pour fuir. Il avisa l’autre côté : un mur, sans issue. Il secoua la tête. Il était pris au piège.
La porte vola en éclats et une ombre imposante sauta sur le seuil.
Ni tout à fait humaine, ni tout à fait animale.