2.
Magie
La seconde fois que Matt fut confronté à un phénomène fantastique fut la dernière, avant que la Tempête n’arrive.
Sa confrontation avec Balthazar l’avait passablement perturbé et lorsque, en échangeant quelques mots avec Tobias, il avait compris qu’il était le seul à avoir vu tout ça, il s’était tu. Était-ce à cause du divorce de ses parents ? Se pouvait-il qu’il fût à ce point blessé que lui venaient des visions ? Tout de même, il n’avait pas halluciné ! Balthazar avait bien un serpent autour du bras ainsi qu’une queue de serpent énorme dans son dos ! Et il lui avait tiré la langue, une langue fourchue ! La pénombre, la peur, s’était-il dit ensuite, sans vraiment y croire.
Le vendredi soir sonna le début des vacances pour tout le collège. Matt rentra directement chez lui, il n’avait pas le cœur à sortir avec ses amis. Il vivait dans un appartement au 23e étage d’une tour de Lexington Avenue. Sa chambre était décorée de posters de films, Le Seigneur des anneaux en tête. Des tablettes abritaient sa collection de figurines tirées du même film : Aragorn, Gandalf, et toute la communauté de l’anneau figuraient en bonne place, face à son lit.
Matt mit sa chaîne hi-fi en marche, System of a down cracha aussitôt ses premiers accords puissants et agressifs. Le jeune garçon se laissa tomber sur son lit et observa son environnement. Tout ça était nouveau pour lui, ce mélange entre le Matt qui aimait rêver à des mondes fantastiques et le Matt réaliste qui avait soudain émergé cet été pendant ses vacances dans le Vermont, avec son cousin Ted, plus âgé de deux ans. Cette facette de lui qu’il venait de découvrir était née au contact de Patty et Connie, deux filles de seize ans. Pour la première fois de sa vie, il s’était intéressé à son look, à ce qu’il disait aux autres et à ce qu’on pouvait penser de lui. Il voulait attirer l’attention des deux filles, se donner de l’importance. Ted l’avait pris en main, lui faisant écouter ses premiers disques de métal, lui offrant des conseils pour draguer les filles. À la rentrée, c’était un Matt métamorphosé qui avait rejoint ses camarades. Même physiquement, il avait perdu les petites rondeurs de l’enfance, ses traits s’étaient affinés, dessinant plus d’angles que de courbes. Il s’était choisi une parure qu’il adorait : chaussures de marche, jeans bleus, pulls ou tee-shirt foncés ainsi qu’un manteau noir à capuche qui lui descendait jusqu’aux genoux et qu’il adorait sentir flotter dans le vent. Matt avait laissé pousser ses cheveux qui commençaient à rebiquer sur ses oreilles et dans sa nuque comme autant de points d’interrogation.
Aujourd’hui ces deux mondes se mélangeaient, se heurtaient parfois. Celui des jeux, des figurines qu’il appréciait tant, et celui du jeune homme en devenir. Il s’interrogeait sur la conduite à tenir : devait-il sacrifier ses passions juvéniles au nom de l’âge mûr ? Newton était un peu comme ça. Tobias, lui, n’avait pas encore eu le déclic, il s’habillait n’importe comment et ne jurait que par les scouts et les jeux.
Le chanteur de System of a down beuglait ses mélopées et, lentement, Matt sombra dans le sommeil, un sommeil agité par les silhouettes de ses parents se disputant tout bas dans leur coin, fidèles à leur habitude, puis par les formes sensuelles de Patty et Connie, et enfin par un homme avec une langue et des yeux de serpent…
Noël arriva plus vite que Matt ne l’avait craint, les jours filèrent au rythme de ses parties de jeux de rôle avec Newton et Tobias. Ce dernier était finalement resté, les prévisions météo ayant contraint son groupe de scouts à annuler leurs sorties dans les bois. Au début des vacances, les parents de Matt durent s’absenter trois jours à cause de leur travail, il fallut que Matt insiste pour pouvoir rester seul à la maison. Ils voulaient appeler Maât, sa baby-sitter attitrée depuis des années. Maât était une résidente du même étage, d’origine égyptienne. Sa peau ensoleillée était à l’image de son caractère : chaleureux et souriant. C’était une très grosse femme, douce et généreuse, qui avait veillé le petit Matt pendant des années, le soir, quand les parents ne pouvaient rentrer tôt. Matt en gardait des souvenirs agréables mais il aspirait désormais à plus de liberté. Et s’il conservait pour Maât une certaine tendresse, il devait bien avouer que cette célibataire endurcie l’agaçait à présent avec toutes ses petites attentions. En définitive, il put profiter de ces trois jours en solitaire, Maât ne vint le visiter que le dernier soir.
Le jour de Noël, Matt constata avec plaisir que ses parents s’efforçaient d’être calmes et, pour un peu, il aurait pu croire qu’ils allaient se remettre ensemble. En voyant la pile de cadeaux qu’ils lui avaient offerts, le garçon fut d’abord submergé de joie avant de comprendre qu’ils le gâtaient parce que c’était leur dernier Noël tous les trois. Son sourire mourut sur ses lèvres, avant de revenir devant le dernier paquet, le plus grand. Dès qu’il en aperçut un bout, il sut ce que c’était et explosa de bonheur : l’épée d’Aragorn.
— C’est la vraie réplique ! précisa son père fièrement. Pas l’imitation remplie d’air. Celle-là, si tu l’aiguises, c’est une arme véritable ! Alors faudra faire attention, bonhomme.
Matt la sortit de son emballage et la brandit devant lui, surpris par son poids : elle était affreusement lourde ! La lame étincelait sous ses yeux, captant les lumières du plafonnier, comme des étoiles elfiques, songea-t-il. Elle était fournie avec un support mural et un étui en cuir et des sangles qui permettaient de la porter dans le dos, comme dans le film.
— Merci ! Je sais déjà où je vais la mettre ! fit Matt. J’ai hâte de voir la tête des copains quand je vais la leur montrer !
Le lendemain, Matt s’habilla en vitesse et passa dans le salon où son père regardait la chaîne d’information. Le présentateur commentait de terribles images de tempête :
« C’est le troisième cyclone en deux mois dans cette région habituellement épargnée, et cela n’est pas sans rappeler la vague de tremblements de terre qui secoue l’Asie. »
Une autre journaliste prit la relève :
« Oui, Dan, c’est la question qui brûle toutes les lèvres désormais : avec ces saisons qui ne ressemblent plus à ce que nous connaissions et toutes ces catastrophes naturelles qui s’enchaînent depuis quelques années, on peut se demander si la planète n’est pas en train de changer bien plus rapidement que nous ne l’envisagions suite au réchauffement… ».
Le père de Matt prit la télécommande et changea de chaîne. Cette fois ce furent des images de soldats patrouillant dans une ville lointaine accompagnées d’une voix monocorde, pas du tout préoccupée par ce qu’elle racontait : « Les troupes armées quadrillent la ville tandis que les conflits continuent de secouer le pays. Rappelons que… ». La chaîne fut remplacée par une autre. Bulletin météo.
« Nous invitons les personnes souffrant d’insuffisance respiratoire ou d’asthme à ne pas faire d’efforts car la qualité de l’air sera de 6 aujourd’hui, une mauvaise nouvelle qui ne doit pas nous faire oublier que c’est bientôt le réveillon de la… ». La télé s’éteignit et son père tourna la tête vers Matt.
— Tu sors, fiston ?
— Je vais voir Tobias et Newton, je vais leur montrer mon épée !
— Négatif, tu ne sors pas avec ça, c’est une arme, je te le rappelle, c’est interdit. Si tu veux qu’ils la voient, ils viennent ici.
Matt soupira mais acquiesça.
— Okay, je la laisse là. Je vais chez Newton, on va essayer sa nouvelle console de jeux.
Cinq minutes plus tard, Matt arpentait les rues de l’East Side, engoncé dans son manteau mi-long, une écharpe enroulée autour du cou. Le froid s’était abattu sur la ville sans prévenir, brutalement, en une nuit, comme s’il avait voulu rattraper tout le retard en quelques heures. Il n’était pas neuf heures du matin et, dans les rues entièrement verglacées, les véhicules roulaient au pas.
Matt bifurqua au niveau de la 96e Rue, une artère plus calme où une poignée de passants, le nez rivé sur leurs pieds, s’efforçaient de ne pas glisser.
Il approchait d’une impasse obscure lorsqu’une lumière bleue en jaillit, avant de disparaître aussi brusquement. L’adolescent ralentit l’allure. Le flash bleu jaillit une fois encore et illumina le trottoir.
Une enseigne lumineuse ? Dans cette ruelle ? Matt n’en avait pas le souvenir. Pourtant ça ressemblait à un puissant néon capricieux. Il s’arrêta sur le seuil de la voie sans issue. Étroite, emplie d’ombres. Une langue de béton s’engouffrant entre deux immeubles pour accéder aux containers des poubelles et aux escaliers de secours.
Matt s’avança, il avait du mal à distinguer le fond de l’impasse tant la pénombre était dense.
Le flash bleu surgit à nouveau et illumina l’arrière d’une benne jusqu’à frôler les fenêtres du premier étage. Matt sursauta. Bon sang ! C’est quoi ça ?
Une forme humaine bougea au même endroit mais, de là où il se tenait, Matt ne put en distinguer davantage.
À cet instant, un bourdonnement électrique monta dans l’air, avant de se taire.
Matt hésita. Devait-il s’assurer que le type n’était pas blessé ou partir en courant ?
L’éclair bleu réapparut, cette fois il balaya le sol sans s’élever, léchant le bitume et faisant fondre aussitôt le verglas. Il provenait de la terre, constata Matt, et se déplaçait à la manière d’un câble électrique tranché : des saccades vives. Comme un serpent ! pensa-t-il avec un frisson désagréable. Cette fois, il ne s’éteignit pas aussi vite mais continua à se mouvoir en ondulant. L’éclair se terminait par de petites gerbes d’étincelles bleues ressemblant à des doigts qui effleurèrent des journaux abandonnés. Ces derniers s’enflammèrent immédiatement. Puis, comme s’il venait de trouver ce qu’il cherchait, l’éclair s’immobilisa face à deux containers.
Matt entendit alors un gémissement. Quelqu’un avait besoin d’aide. Sans plus réfléchir, il s’élança dans l’impasse.
À peine eut-il le temps d’apercevoir des baskets usées qui s’agitaient et un pantalon sale que l’éclair se jetait dessus. Puis, l’éclair disparut avec un claquement sec, laissant sur son passage une fumée épaisse et écœurante – relents d’expériences chimiques comme celles qu’ils pratiquaient en classe. Matt fit un bond en arrière et, le cœur battant, attendit un moment avant d’oser bouger. Lorsqu’il s’approcha enfin de l’endroit où il avait entrevu les jambes, il ne vit que des vêtements entassés. Comme si l’homme s’était volatilisé.
Impossible !
Pourtant les journaux terminaient de se consumer autour de lui en libérant de timides flammes bleues et jaunes. Tout s’était passé si vite. Se pouvait-il qu’il n’ait pas bien vu... ?
Non ! Cette fois j’en suis sûr ! C’était bien réel. Un homme a été… englouti par un éclair sorti du sol !
Matt recula.
— Oh, la vache…, murmura-t-il.
Pince-toi, gifle-toi, mais fais quelque chose, se dit-il. Faut pas rester là ! Ce truc pourrait revenir ! Mais aller où ? Rentrer prévenir ses parents ? La police ? Personne ne le croirait.
Les copains ! Au début, ils se ficheraient de lui mais il avait confiance, ils finiraient par le croire.
Matt entendit un bourdonnement électrique dans le fond de l’allée et il détala sans plus attendre.
À sa grande stupeur, ni Tobias ni Newton ne rirent de lui lorsqu’il leur raconta son aventure. Peut-être à cause de la peur qui se lisait encore sur son visage. Alors il ajouta l’histoire du serpent au Bazar de Balthazar et là Tobias explosa :
— Ah ! Je le savais ! Ces billes ! C’étaient des yeux ! Je savais que je n’avais pas rêvé !
Il fit à son tour le récit des billes en forme d’œil qui l’avaient suivi du regard. Alors Newton prit un air grave pour ajouter :
— Un gars au collège a raconté l’autre jour qu’il avait vu des lueurs bleues sortir des toilettes du sous-sol, et il était persuadé que ça n’était pas un problème électrique. Alors, dites-moi, les gars : c’est nous qui en faisons trop ou il se passe vraiment quelque chose ?
— Ça me fait flipper tout ça, avoua Tobias. Tu dis qu’il ne restait plus que les fringues ?
Matt hocha la tête.
— C’était sûrement un clochard, vu ce qu’il portait. Et sur le chemin j’ai subitement réalisé qu’on n’en voyait plus beaucoup ces derniers temps, vous avez remarqué ?
— C’est l’hiver, ils s’abritent, tenta de modérer Tobias pour se rassurer.
— Non, jusqu’à ce matin il ne faisait pas froid, contra Newton. T’as raison, Matt, il se passe un truc avec eux. On en voit de moins en moins, et le pire c’est que ce ne sont pas les gens qu’on va rechercher en premier, personne n’y prête attention. Ils peuvent disparaître complètement avant qu’on s’en rende compte, ces types-là n’existent pas tout à fait pour les passants.
— Oh là, là ! ça me fait penser à ces vêtements qu’on voit parfois dans la rue ou sur les bords d’autoroute, s’alarma Tobias. On se demande toujours comment quelqu’un a pu perdre une chaussure, un chemisier ou un caleçon comme ça ! Ça se trouve, c’est ce machin avec l’éclair, il emporte des gens depuis longtemps et personne ne s’en est encore rendu compte.
— Sauf que ça s’accélère, fit remarquer Matt.
Tobias grimaça, effrayé. Il demanda :
— Alors pourquoi les médias n’en parlent pas ?
— Trop occupés à parler des catastrophes et des guerres, hasarda Matt en se souvenant du journal du matin.
Newton fit signe qu’il n’était pas d’accord :
— Et si c’était parce qu’aucun adulte ne voit tout ça ? Tobias, puis toi, et ce mec au collège… que des ados, pas d’adultes comme témoins.
Tobias croisa les bras sur son torse.
— On est mal, dit-il.
Newton allait ouvrir la bouche lorsque sa mère entra dans la chambre :
— Les garçons, il faut que vous rentriez chez vous tout de suite. Ils viennent d’annoncer un énorme blizzard pour l’après-midi.
Les trois adolescents s’observèrent en silence.
— Bien, madame, remercia finalement Matt.
— Vous voulez que je vous ramène en voiture ?
— Non, ça ira, on n’habite pas loin, Tobias et moi on va rentrer ensemble.
— Dans ce cas ne tardez pas, d’ici deux ou trois heures le vent va se lever et les rues de New York vont se transformer en gigantesque soufflerie.
Elle sortit en refermant derrière elle. Newton désigna son ordinateur :
— On reste en contact via MSN, ça vous va ?
Les autres approuvèrent, et bientôt Matt marchait avec Tobias dans Lexington Avenue déjà balayée par un vent puissant.
— J’aime pas du tout cette histoire, gémit le petit duo. Je sens que ça va mal tourner, faudrait peut-être en parler aux parents, tu ne crois pas ?
— Pas aux miens en tout cas ! s’écria Matt pour se faire entendre. Ils n’en croiront pas un mot.
— Peut-être qu’ils auraient raison, non ? Je ne sais plus quoi penser. Et si on se faisait peur pour rien ? Des éclairs qui peuvent sortir du sol pour emporter les gens, ça se saurait, non ?
— Écoute, fais comme tu veux, moi j’en parle pas à mes parents, c’est tout.
Ils arrivèrent devant l’immeuble où vivait Tobias, Matt habitait un pâté de maisons plus loin.
— On se retrouve sur MSN dans une heure, confirma-t-il. Tu me diras ce que tes vieux ont dit.
Tobias eut l’air embarrassé, il finit par acquiescer. Avant de le quitter, Matt lui posa une main sur l’épaule :
— Mais je suis d’accord avec toi sur un point : j’ai l’impression que ça va mal tourner.