TROIS FAITS DIVERS
Sous un ciel sans lune, deux assassins se rencontrèrent à un carrefour. Ils allaient dans la nuit avec tant de précautions qu’ils se trouvèrent l’un face à l’autre sans avoir entendu le bruit de leurs pas. Tous deux, ils eurent un mouvement de frayeur que chacun prit pour une menace de l’autre. Le plus grand, qui avait des épaules de lutteur et la tête grosse comme une pomme, serra une trique qu’il balançait entre deux doigts. L’autre, un petit homme sec, ouvrit son couteau de poche. Un moment, ils furent immobiles, sur la défensive, les épaules remontées, le cou tendu en avant, écoutant leurs respirations oppressées. Dans l’ombre, ils s’apercevaient en silhouettes confuses, et leurs yeux luisaient d’inquiétude. Enfin, l’homme au gourdin laissa passer une plainte entre ses dents serrées par la peur. Alors l’autre eut un soupir de détente.
« Je m’appelle Finard, dit-il. La chose est arrivée ce soir que nous sommes. Il était 9 heures moins le quart. »
L’homme à la tête grosse comme une pomme soupira à son tour et laissa retomber son gourdin.
« Je m’appelle Gonflier. Moi aussi, il était tout juste 9 heures moins le quart. »
Ils restèrent une minute silencieux, ne sachant pas encore ce qu’ils feraient de leur rencontre.
« Et alors, murmura Finard, qu’est-ce que tu comptes faire ? »
Gonflier eut un grand geste, de fatigue et d’incertitude.
« Je ne sais pas. Je vais devant moi. J’ai déjà marché bien des kilomètres… Je n’ose pas quitter la route.
— Moi non plus, je n’ose pas. Et pourtant, il vaudrait mieux d’être dans les bois.
— On pourrait faire un moment de chemin ensemble ? » proposa timidement Gonflier.
Les deux hommes firent quelques pas sur le carrefour, sondant la nuit coupée en quatre par la route aux bras blancs. Ils se mirent d’accord sur une direction et marchèrent l’un derrière l’autre, sur le bas-côté de la chaussée où l’herbe étouffait le bruit de leurs pas. Gonflier allait en avant, à grands pas, et sa tête minuscule se perdait dans la nuit. Après cinq minutes de silence, Finard se poussa contre lui et dit à mi-voix :
« Je me demande… »
Gonflier sursauta en poussant un cri d’effroi et se retourna, le gourdin haut… Finard interrogea d’une voix étranglée :
« Quoi… qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que tu as vu ?
— Ah ! c’est toi, balbutia Gonflier. C’est bête, je t’avais oublié. Je me suis figuré… ah, qu’est-ce que je me suis figuré… »
Avec sa manche, il essuya la sueur qui coulait sur son visage.
« À propos qu’est-ce que tu voulais me dire ? Tu disais : je me demande…
— Je ne sais plus… Non, c’était seulement pour causer. Tu ne dis rien, toi. Ce n’est pas la peine d’être deux, j’ai presque plus peur que quand j’étais tout seul. On peut bien causer un peu. Tout à l’heure, je t’ai dit que je m’appelais Finard.
— Finard, oui, tu t’appelles Finard… J’ai connu du monde qui s’appelait Finard. Il y a même un Finard qui est marchand de vin, et qui fait bien ses affaires. Je me souviens de lui avoir acheté un petit fût de blanc. Il s’appelle bien Finard comme tu dis. Et j’en connais d’autres…
— Bien sûr, Finard, c’est un nom comme il y en a beaucoup. Mais des Gonflier, je n’en ai jamais connu. Gonflier. On ne peut pas non plus savoir tous les noms qu’il y a… Dis donc ? Si tu aimes mieux que je marche devant ?
— Je veux bien, accepta Gonflier avec empressement. La nuit est si noire…
— Heureusement qu’on a la nuit pour nous, dit Finard qui allait maintenant en tête. Il ne fera pas toujours nuit… »
Il s’interrompit et l’autre ne releva pas le propos qui faisait déjà surgir une aube de fait divers sur la campagne méfiante. Mais le silence leur parut bientôt insupportable. Finard s’arrêta et dit tout bas :
« Veux-tu savoir comment les choses sont arrivées ?
— Les choses… non, attends. Laisse-moi parler le premier, je vais te raconter ce qui s’est passé.
— D’abord moi. Écoute, tu vas comprendre tout de suite…
— Non, laisse-moi dire le premier. J’aurai vite fait… »
Finard se fâcha et fit valoir qu’il avait eu l’initiative des confidences.
« C’est bon, accorda Gonflier, mais dépêche. »
★
Finard le prit par le bras et, au moment de parler, marqua un peu d’hésitation, embarrassé par ce qu’il avait à dire.
« Je ne suis pas un mauvais homme, dans le fond, et je n’ai jamais passé pour un mauvais homme. Quand j’étais gamin…
— Pas tant, coupa Gonflier, je n’ai quand même pas besoin que tu viennes me raconter ta première communion !
— Il faut bien trouver le premier bout de la vérité… Enfin… il y a cinq ans…
— Plus près, nom de nom, plus près ! Ou alors tu n’auras jamais fini…
— C’est bon, il y a deux ans… ah ! non ne râle plus, c’est tout ce que je peux te rabattre. Donc, il y a deux ans, j’ai rencontré une femme. Une blonde, mais blonde, tu sais. Tiens, il faut qu’il fasse nuit comme cette nuit pour se représenter la blonde qu’elle était. Et belle, une peau dorée je ne peux pas dire comme, et partout… »
Il en rêva une minute, et Gonflier en profita pour avancer :
« Moi, ma femme n’était pas blonde tout à fait. À bien la regarder, elle était même plutôt brune…
— Arrête donc, tu m’empêches d’aller. Enfin, je t’ai dit comme elle était. Une vraie belle femme…
— Je vois ce qui s’est passé. Tu te seras trouvé jaloux tout d’un coup, comme ça arrive. Moi, ma femme…
— Je ne te parle pas de ta femme, je te parle de la blonde. De la première fois que je l’ai vue, j’en suis tombé comme fou. J’étais marié pourtant, et j’avais une fille de six ans.
N’empêche. Tu me diras que je n’aurais pas dû ? D’accord que je n’aurais pas dû, mais quand on est amoureux d’une femme, c’est tout qui s’en va à l’envers.
— Bien sûr. Moi, dans un sens, c’est bien ce qui m’est arrivé quand je me suis marié. Figure-toi…
— Ta gueule, voyons, tu sais bien que je n’ai pas fini. Le malheur pour moi, c’est que la blonde était veuve, et tu vas bien voir pourquoi. D’abord, tout s’est passé comme il faut. J’allais chez elle deux fois par semaine, le soir, et je rentrais vers ma femme vers les minuit, comme si je revenais de faire une partie de cartes au café. C’était commode. Mais l’autre s’est mis en tête de me faire venir tous les jours de la semaine. Moi, je ne voulais pas, à cause de ma femme d’abord. Et puis, tous les soirs, ça épuise l’homme, quand on est encore obligé de faire des politesses dans son ménage.
— Alors, il y a eu dispute, et tu l’as tuée sans le faire exprès. Moi…
— Mais non, je ne l’ai pas tuée, j’ai fini par faire comme elle voulait. Mais ma femme a compris et, moi, j’ai eu du remords, parole. Je ne rentrais jamais plus tard que minuit. Pourquoi faire tourmenter le monde quand on peut s’en dispenser. Je le dis et je le répète, moi je n’ai jamais eu mauvais cœur. Mais la blonde, jamais contente, décide que je passerais toutes mes nuits chez elle et jusqu’au matin. Je veux bien qu’elle avait du plaisir avec moi, mais quand même… et puis, déranger un homme de cette façon-là ! J’ai dit non pendant toute une semaine, et à la fin, qu’est-ce que tu veux, il m’a fallu accepter. Pour un homme qui aimait sa femme comme j’aimais la mienne, c’était dur. Aussi, tu peux croire que la blonde ne s’amusait pas tous les jours. Des fois, on n’en finissait pas de se chamailler…
— Enfin, quoi ! s’impatienta Gonflier, de dispute en dispute, tu as fini par la tuer !
— Attends, laisse-moi t’expliquer. La semaine passée, elle me dit que les choses ne pouvaient plus durer : la situation n’était pas claire pour les gens de sa connaissance, et d’un côté elle avait peut-être raison. Il fallait choisir, ou bien ne plus la revoir, ou bien laisser ma femme et ma maison et venir habiter chez elle. Je l’ai envoyée promener, elle est revenue à la charge et je me suis mis en colère pour de bon. Je l’ai traitée de garce…
— Et c’est ce coup-là que tu l’as tuée, conclut Gonflier avec satisfaction. Moi…
— Mais non, tu ne me laisses le temps de rien. Avant-hier soir, elle m’a fermé sa porte, et pour me faire ouvrir, j’ai dû promettre qu’à partir de la semaine suivante, je viendrais m’installer chez elle. J’ai toujours été un homme de parole, je n’allais pas me dédire après coup, mais tu peux croire que je n’étais pas content de ce qui m’arrivait…
— Ça fait que tu l’as…
— Surtout qu’il me fallait prévenir ma femme, et c’était ce qui me coûtait le plus. Il y en a qui seraient partis sans rien dire, mais je n’aurais pas voulu lui faire une impolitesse. Ce soir-là, à la fin du dîner, elle était à table avec la petite, toutes les deux en face de moi. Je me balançais sur ma chaise et je retardais toujours le moment de causer. “Marie, que je lui fais, Marie…” mais je n’arrivais pas à lui en dire plus long. Elle me regardait d’un air qui me faisait mal pour elle. Et moi, de la voir avec cet air-là, le cœur m’a fondu. Je me suis levé et j’ai pris un grand couteau de cuisine que je lui ai planté dans la poitrine. Je ne savais plus où j’en étais. J’appuyais sur le manche et je lui caressais la tête de l’autre main. Elle me regardait gentiment, tu sais. Et puis, ses yeux ont chaviré. Morte, elle était. »
Finard poussa un long soupir et reprit d’une voix fatiguée :
« C’est quand j’ai entendu crier la petite que la peur m’a empoigné. J’ai pris un morceau de pain sur la table et je suis parti en fermant la porte à clé derrière moi…
— Il y a du malheur quand même, dit Gonflier.
— Crois-tu, hein ? Une si bonne femme ! Il a fallu que l’accident lui arrive à elle. Ce n’est pourtant pas de ma faute. Ce n’est pas ma faute…
— On ne peut rien contre ce qui doit arriver. Moi, je te dirai qu’hier encore, je ne me doutais guère…
— Réponds-moi donc, au lieu de parler de tes affaires ! Tu n’as point de conversation ! Est-ce que je lui voulais du mal, à ma femme ? Est-ce que c’est de ma faute ? Tu dois bien voir que je ne suis pas un homme à être méchant !
— Je n’ai pas dit que tu étais un mauvais homme, accorda Gonflier. C’est la même chose pour moi, justement. Que je te raconte… »
Finard ne se résigna pas tout de suite à lui donner la parole. Il disait qu’il avait raconté trop vite et voulait recommencer l’histoire depuis le début. L’autre dut se mettre en colère.
★
« Sur tout le pays, commença Gonflier, tu n’arriverais pas à trouver un homme plus doux que moi. Je n’ai jamais fait de mal seulement à une bête. Tu m’aurais vu pleurer pour moins que rien, et dans les enterrements c’était l’habitude qu’on me place tout de suite derrière la famille. C’est bien la preuve que j’étais doux.
— Pas forcément, objecta Finard. C’est peut-être que tu étais bien habillé.
— Il y a ça aussi. Mais j’étais doux, et je ne l’invente pas. Tous ceux qui ont connu Gonflier te le diront.
— Et moi, donc ? s’écria Finard. Tu vas peut-être dire que je n’étais pas doux ?
— Pas comme moi, non. Je ne voudrais pas te vexer, mais, vois-tu, ce n’est pas possible.
— Qu’est-ce que tu en sais ? Tiens, je vais te raconter comment ça s’est passé, une bonne fois. Je suis sûr que tu n’as pas bien compris…
— Ne me casse pas les oreilles avec ta femme, dit Gonflier. Écoute-moi. »
Remontant à dix années en arrière, il entreprit un récit copieux où il était surtout question d’intérêts de famille, de prés et de bétail mal soigné. Finalement, le drame éclatait dans la soirée, à 9 heures moins le quart.
« En entrant dans l’écurie, je vois tout de suite que les vaches n’avaient pas eu leur fourrage. Ça m’a donné un coup, tu penses. Je m’en vais à la cuisine. La femme était là, avec les deux enfants dans ses jupons. Moi, j’étais en colère, à cause des bêtes, et j’en viens à lui dire : “Au lieu de tourner dans ta cuisine, tu ferais mieux de soigner les vaches.” N’importe quelle femme aurait répondu pour s’excuser, quitte à chercher un mensonge. Elle ? Penses-tu ! Elle s’est mise à rire, sans un mot. Moi, bien sûr, j’aurais dû lui claquer la tête, mais je n’ai jamais pu battre une femme. Ce n’est pas dans mon tempérament. Je lui dis encore : “Vas-tu me répondre, tout de même ?” Elle continue à rire, et plus fort. Alors, je ne sais plus bien ce que je lui ai dit, mais j’ai empoigné la hache et je les ai abattus tous les trois, elle et mes deux enfants.
— Là, je trouve que tu as été vif, dit Finard. Ce n’est pas pour te faire un reproche, mais tu as été vif.
— Tu ne comprends pas, gémit l’homme à la tête grosse comme une pomme. Tu ne peux pas savoir…
— Ça va bien de tuer sa femme, puisqu’on ne peut pas faire autrement. Mais les enfants, non et non !
— Tu vois, je ne te le fais pas dire : c’est bien la preuve que je ne suis pas méchant et que j’avais tout bonnement perdu la tête. Un homme raisonnable n’aurait jamais fait une chose pareille. Enfin, mets-toi à ma place. Mais non ! tu ne veux pas te donner la peine de réfléchir.
— À ta place, dit Finard, je me serais mieux conduit… Voilà tout.
— N’empêche que tu as tué ta femme, dit Gonflier, et sans même avoir l’excuse d’être en colère. Dis le contraire ?
— C’est entendu, mais moi je n’ai pas touché à un cheveu de la petite !
— Non, mais tu l’as enfermée avec le corps de sa mère. Moi, c’est une chose que je ne me pardonnerais jamais de ma vie… Jamais !
— Pourtant, tu te pardonnes d’avoir tué tes deux enfants qui ne t’avaient rien fait du tout… Hein ? Tu te pardonnes ?… Avoue-le, ne te gêne pas. »
Gonflier, en se frappant la poitrine, protesta qu’il était dévoré de remords.
« C’est égal, répondit Finard, on sent bien que tu n’as pas autant de chagrin que moi. Franchement, ce n’est pas comparable. »
Longtemps, ils se disputèrent la palme du martyre. Ils parlaient de leurs souffrances avec tant d’exaltation qu’ils finirent par éclater en sanglots. Ils se consolaient mutuellement, en se donnant de grandes claques dans le dos. Devant eux, au bout de la route, la lune s’était levée, éclairant un paysage plat, barré par la forêt. Finard se calma le premier, non sans avoir fait observer qu’il surmontait sa douleur, mais qu’il avait du mal. Et il ajouta :
« De pleurer soulage toujours un peu, mais il ne faut pas abuser non plus.
— C’est vrai, approuva Gonflier, il vaut mieux ne pas se laisser aller. »
Baissant la tête, il examina son compagnon à la clarté de la lune. Finard avait le front court, une mâchoire de dogue et une jolie moustache noire sous son grand nez farceur.
« Tu es comme moi, dit Gonflier, tu n’as pas une tête à tuer du monde. »
Finard eut un sourire de douce mélancolie entre sa moustache noire et sa mâchoire de dogue :
« Ni l’un ni l’autre, nous n’avons mérité ce qui nous est arrivé. On était des garçons bien tranquilles tous les deux, et c’est toujours les meilleurs, justement, qui tombent sur des mauvaises femmes… Tu n’as pas remarqué ?
— Cent fois ! J’ai eu un oncle, tu n’imagines pas le bon homme qu’il était. Pourtant, sa femme n’arrêtait pas de lui chercher des raisons, si bien qu’il a fini par l’enterrer vivante… Heureusement, l’affaire n’a été connue que dans le pays, mais c’est pour te dire… »
Finard et Gonflier, mis en gaieté par la fantaisie du vieil oncle, se mirent à rire discrètement.
« Dans notre malheur, dit Finard, c’est tout de même une chance de nous être rencontrés. »
Ils se regardaient avec amitié, heureux de ne plus souffrir de solitude. Ils n’étaient pas seulement liés par la similitude de leurs aventures, mais par une compréhension mutuelle. Leurs remords en étaient apaisés. Ils s’habituaient à l’idée de leurs crimes en accusant la fatalité. Ils se sentaient réprouvés, séparés de la vie habituelle et commençaient à s’organiser dans un monde d’exception. Maintenant, ils écoutaient sans impatience le récit de leurs existences, s’appliquant à y découvrir des signes de leur mansuétude.
« Pour tout le bien que j’ai fait dans ma vie, disait Gonflier, on peut me pardonner beaucoup de choses.
— Moi aussi, disait Finard. Quand je pense à tous les services que j’ai rendus et qui ne me seront jamais comptés… Mais c’est comme ça : il n’y a pas à espérer de la reconnaissance de personne… Tu les connais aussi bien que moi…
— Pour un soir où on s’est fatigué d’être bon, c’est tout le reste qui est oublié, tout d’un coup. »
Ils versèrent encore des larmes sur leur bonté et sur l’ingratitude des hommes, entrecoupant leurs sanglots d’invocations à une justice obscure qui n’était ni celle de Dieu, ni celle des hommes : une justice à la mesure du monde nouveau qu’ils imaginaient à leur convenance. Sur la plaine, le silence était si parfait qu’ils pouvaient se croire seuls au monde, et ils le croyaient un peu. À force d’échanger des absolutions, d’affirmer l’innocence de leurs intentions, les deux hommes se sentaient pleinement rassurés. Au lieu de fuir un péril, il leur semblait au contraire marcher à la rencontre d’une promesse heureuse, d’un paradis qu’ils ne situaient nulle part, mais tout illuminé par leur bonté. Ils allaient d’un grand pas, pressés d’y arriver.
★
À deux ou trois cents mètres devant eux, la route pénétrait dans les bois, et ils regardaient, avec un sentiment de sécurité, le profil lourd de la forêt, découpé sur la clarté de la lune. Avant de s’y engager, Finard proposa quelques minutes de repos et tira de sa poche un morceau de pain dont il fit deux parts, gardant pour lui la plus petite.
« Ce qui est fait est fait, soupira Finard en s’asseyant à côté de Gonflier sur le revers du fossé ; il n’y a plus à y revenir. C’est arrivé malgré nous, et tout ce qu’on y peut, c’est de le regretter.
— Nous, au moins, on ne peut pas nous reprocher de ne pas le regretter…
— On en devient même un peu bêtes, tous les deux. Il faut savoir se raisonner. Si on s’écoutait, on ne mangerait bien plus.
— Ce qui compte, c’est de savoir qu’on n’a point de méchanceté. Je connais des hommes qui ne pourraient pas en dire autant, quoiqu’ils n’aient jamais fait de mal, comme ils disent. J’en connais plus d’un, et il y en a tant qu’on ne pourrait jamais les compter ! »
Et Gonflier, en songeant à ces hommes indignes, mordit avec colère dans son quignon de pain.
Finard lui dit doucement :
« J’aime autant être dans ma peau que dans la leur, vois-tu !
— Et moi donc ! Quand je pense que j’ai pu vivre avec ces gens-là !… Tiens ! j’en viens à ne plus rien regretter du tout !
— C’est pourtant vrai qu’il faut en arriver là, soupira Finard. Heureusement, tout le monde n’est pas comme eux. Dans le tas, il y en a qui valent tout de même mieux que les autres.
— Je voudrais bien les connaître, ceux-là ! protesta Gonflier d’une voix hargneuse.
— Il faut penser à tous les malheureux comme nous qui courent entre la nuit et les bois, ou qui se cachent dans un coin, parce qu’un couteau ou une hache se trouvaient à portée de leurs mains au moment qu’ils étaient en colère contre leur femme, contre un ami, contre une belle-mère, ou encore au moment qu’ils avaient besoin d’argent. Il y en a, tu sais, il y en a… »
Gonflier demeura pensif, ému par l’énoncé de toutes ces infortunes.
« Et tu crois qu’ils sont beaucoup ?
— On ne peut même pas s’en faire une idée… Mais tu n’as qu’à lire les faits divers dans les journaux : il y en a des colonnes tous les jours.
— Alors, nous deux, dit Gonflier, ce qu’on vient de faire, c’est un fait divers ?
— Pas autre chose. »
Ils échangèrent un sourire cordial et méditèrent un moment en silence.
« La preuve qu’il y en a beaucoup, fit observer Finard, c’est que nous nous sommes rencontrés. Tu peux être sûr qu’il n’en manque pas d’autres, et s’ils étaient tous réunis, tu peux croire qu’il y aurait du monde. Il faudrait plus d’une ville pour les loger.
— Une ville… murmura Gonflier, une ville où on ne serait rien qu’entre nous…
— J’y ferais venir la blonde, rêva Finard.
— Moi j’aurais des haches, des couteaux, des fusils, plein une maison… »
★
Ils cheminaient depuis quelques minutes lorsqu’ils entendirent un bruit de pas, et à cinquante mètres devant eux, un homme sortit du bois. On n’apercevait encore qu’une silhouette vague, perdue dans l’ombre des arbres, que la lune projetait sur la plaine. Finard et Gonflier s’étaient arrêtés au milieu de la route, le poil hérissé par cette apparition surgie d’un monde qu’ils avaient cru pouvoir oublier. Ils ne songeaient ni à s’enfuir, ni à se concerter ; ils n’avaient même pas peur. La surprise les rendait muets.
L’homme avançait rapidement. Lorsqu’il sortit de la ligne d’ombre, il n’était plus qu’à une trentaine de mètres. On ne distinguait pas les traits de son visage qui se présentait à contre-clair, mais, à sa démarche et à ses gestes, on pouvait juger qu’il était dans une grande agitation.
Finard et Gonflier, le cœur battant de curiosité, regardaient venir sur eux ce messager d’un monde lointain. L’homme était nu-tête et parlait en gesticulant. Sans comprendre le sens de ses paroles, ils entendaient sa voix rauque, tantôt plaintive, tantôt menaçante. Tout à coup, Finard serra le bras de Gonflier et murmura avec exaltation :
« Il est des nôtres. C’est un malheureux comme nous. Regarde-le, écoute-le…
— C’est vrai, balbutia Gonflier. Il n’a pas l’air tranquille…
— Pas moyen de s’y tromper : ça se connaît au premier coup d’œil ! »
Les deux compagnons eurent un rire ému. Ils étaient transportés d’allégresse. Leur ville commençait à se peupler, leur monde devenait une réalité, et ils imaginaient déjà, dans leur enthousiasme, une levée d’assassins et de parias sur la plaine blanche de lune. Ils allèrent à la rencontre de l’homme, et Finard, lui ayant posé la main sur l’épaule, lui dit d’une voix affectueuse, mais déférente, à cause de son épingle de cravate et de la triple chaîne d’or qui barrait son gilet : :
« Alors, vous aussi, à ce que je vois…
— Vous aussi ? » répéta Gonflier.
L’autre leva les yeux, regardant avec indifférence les deux inconnus qui l’encadraient.
« Mon pauvre ami, reprit Finard, c’est encore à propos d’une histoire de femmes, hein ?
— Ah ! les femmes… murmura Gonflier avec compassion. Toujours les femmes ! »
L’homme parut sensible à l’accent de ces paroles et dit d’une voix lasse :
« Les femmes, oui, les femmes… »
Pourtant, lorsque Gonflier le prit familièrement par le bras, il eut un geste de résistance.
« Laissez-moi », dit-il.
Mais on lui parlait si doucement qu’il se laissa entraîner. Finard lui avait pris l’autre bras et soupirait :
« Nous aussi, on est passé par là… nous aussi, tous les deux, et ce soir même…
— On sait ce que c’est que le malheur, allez.
— Avec les femmes, dit Finard, il en arrive de toutes sortes. Voilà Gonflier qui peut vous en parler aussi bien que moi. D’être bon garçon ne porte pas chance, et nous voilà maintenant trois malheureux pour le dire. Rien qu’à vous voir de profil, je suppose que vous n’avez guère mérité non plus ce qui vous est arrivé ? Je suis même prêt à parier que c’est tout le contraire. »
L’homme s’appuya lourdement aux bras des compagnons. Il pleurait en silence.
« Allez-y, dit Gonflier, vous serez soulagé, vous verrez. Nous aussi, on a pleuré.
— Ce qui vous ferait le plus de bien, suggéra Finard, ce serait de vous confier à des amis. »
★
L’homme hocha la tête, ses paupières battirent sur ses yeux mouillés.
« Je m’appelle Langelot, dit-il. J’ai six cent mille francs de rente. »
D’admiration, Gonflier blasphéma. Finard eut un geste attristé et murmura :
« C’est tout de même dommage, quand on est riche à ces hauteurs-là, vous direz ce que vous voudrez.
— Je vous le dis pour que vous compreniez bien mon histoire. L’année dernière, j’ai rencontré une femme et j’ai commis l’imprudence de lui faire la cour. Elle avait les yeux jolis et une petite voix douce. Maintenant que j’y pense dans la nuit, je crois que c’est sa voix qui me fait perdre la tête. Je ne pouvais plus me passer d’entendre cette voix-là, si douce et qui chantait…
— Le sentiment ne se commande pas, fit observer Finard. C’est comme tout le reste.
— Je lui disais que je l’aimais. Alors elle riait. “En êtes-vous bien sûr ?” Mon Dieu… »
Langelot médita un pleur, mais Gonflier le remit au fil :
« Allons, ayez du courage. Raidissez-vous. Pour une voix de femme !
— Bien sûr, pour une voix de femme, vous ! J’étais célibataire, mais vous comprenez pourquoi j’hésitais à parler de mariage. Quand on a six cent mille francs de rente, on hésite à les porter à droite ou à gauche. Ah ! j’avais bien raison de me montrer prudent. Si l’on savait… Je me suis décidé pourtant, sur les conseils d’un ami commun qui portait un collier de barbe rouge… »
Langelot serra les poings et se prit à vociférer d’une voix maladroite qui n’était pas habituée à de tels éclats :
« Le sale type ! Je lui en foutrai des colliers de barbe rouge ! Voyou ! Mais je voudrais le tenir, là, au milieu de la route… Je l’obligerais à me demander pardon… Je le dresserais ! Je lui étranglerais le cou sous son collier de barbe rouge !
— Mais non, protesta Gonflier, paternel et conciliant, vous ne feriez pas ça.
— Comment ? Je ne ferais pas ça ? Pas de pitié, vous m’entendez ! Je l’étranglerais…
— Ce ne serait guère raisonnable, dit Finard. Il faut savoir se contenter. N’y pensez plus, à ce sacré collier de barbe rouge…
— N’y plus penser ? ricana Langelot. Attendez la suite, attendez… Ce triste individu a donc réussi à me persuader. À l’entendre, elle avait toutes les séductions, toutes les qualités aussi, et je n’étais que trop disposé à le croire. Il était d’ailleurs bien vrai qu’elle fût séduisante. Sans doute n’avait-elle pas un sou de fortune personnelle ; en fait d’espérances, rien qu’un oncle maternel qu’elle appelait habilement “mon vieil oncle”, mais qui avait à peine quarante-cinq ans, et une santé de fer. Oh ! je n’aurais jamais songé à lui en faire le reproche, si elle s’était conduite loyalement, comme une épouse doit se conduire. Vous me voyez en colère, mais d’habitude je n’ai point de méchanceté…
— Nous non plus ! s’écrièrent Finard et Gonflier. Il n’y a pas plus doux que nous autres ! »
Langelot eut un rire amer, et oubliant son récit, s’absorba dans une méditation silencieuse.
« Ce n’est pas tout, dit Finard, il vous reste à dire maintenant le principal de l’affaire.
— C’est vrai, le principal et le plus douloureux. Je me suis donc marié à la fin de l’année dernière. C’était une bien belle cérémonie, il y avait du monde plein l’église. Lui, il était témoin à notre mariage… Voyou ! Et après, il était toujours fourré chez moi. C’était l’ami de la maison, et il couchait avec ma femme, autant le dire tout de suite !
— Pour être franc, dit Finard, je m’y attendais depuis le commencement.
— Moi, dit Gonflier, aussitôt que vous avez parlé de l’étrangler, je me suis douté de quelque chose.
— C’est curieux. Moi qui les voyais tous les jours, j’étais à cent lieues de m’y attendre. Il faut bien le dire, j’étais parfaitement heureux avec ma femme. Je l’aimais plus encore qu’avant notre mariage, et chaque jour davantage. Elle avait une voix si douce… il est des choses dont on ne peut pas parler, qu’on peut à peine imaginer ; mais le mariage permet aux jolies voix de femme des modulations que la modestie interdit à une jeune fille bien élevée. Je ne croyais pas qu’il y eût au monde un bonheur comparable au mien. Et dire qu’elle avait un amant… Mais je n’en aurais rien su si le hasard ne m’en avait fourni la preuve. Je m’absentais parfois pendant deux ou trois jours pour m’occuper de mes intérêts. Ce soir, je suis rentré un jour plus tôt que je n’avais prévu. Il faisait beau, je suis venu de la gare à pied…
— Je vous demande pardon, interrompit Finard, mais à quelle heure êtes-vous arrivé chez vous ?
— Il n’était pas tout à fait 9 heures moins le quart, si j’ai bonne mémoire.
— Pareil que nous ! s’écria Finard. 9 heures moins le quart ! mais je l’aurais parié !
— C’est le plus beau de l’affaire, exulta Gonflier. Juste moins le quart ! »
Emerveillés par la rencontre, ils riaient en se pinçant les côtes derrière le dos de Langelot. Celui-ci, choqué par une hilarité aussi bruyante, déclara d’un ton sec :
« Je ne me doutais pas, quand vous avez sollicité mes confidences, que vous cherchiez un divertissement. Je regrette maintenant…
— Surtout, n’allez pas vous vexer, dit Finard. Je ris avec Gonflier parce que la même aventure nous est arrivée justement à l’heure que vous dites. Mais vous pensez bien que ni l’un ni l’autre, nous n’avons le cœur à plaisanter. Vous disiez que vous étiez revenu de la gare à pied…
— Oui, je voulais faire à ma femme la surprise de mon retour, et je me suis glissé dans la maison sans être vu de personne. En montant au premier étage, j’entends une voix d’homme dans sa chambre ; j’ouvre la porte et je le vois, lui, tout nu dans son collier de barbe rouge. Vous m’entendez bien. Tout nu devant ma femme. C’est incroyable, n’est-ce pas ?
— Ces choses-là saisissent toujours un peu, dit Finard. C’est presque forcé.
— Moi, qui suis son mari, c’est une liberté que je n’ai jamais prise. L’idée ne m’en serait même pas venue, et, voyez-vous, c’est peut-être ce qu’il y a de plus irritant… Ma femme était assise sur le tapis, je vous laisse à penser dans quelle tenue, elle aussi. Elle paraissait un peu gênée, mais pas trop. ” Tu vois, me dit-elle, j’avais invité notre ami… “
— Ah ! c’est bien les femmes ! fit observer Gonflier.
— Alors, quand j’ai entendu sa voix, cette même petite voix qu’elle avait d’habitude… Mon Dieu, quand je l’ai entendue… »
Il se tut, accablé par la précision de ses souvenirs, et Finard le pressa d’une voix avide :
« Alors ?
— Alors ? » interrogea Gonflier.
Langelot, passant sa main sur son front, conclut d’une voix brisée :
« Je n’ai pas pu en supporter davantage… Je me suis sauvé. »
★
Finard et Gonflier s’étaient arrêtés au milieu de la route. Langelot s’arrêta, machinalement, méditant sur son infortune. Après quelques instants, le silence des deux compagnons lui parut inquiétant. Il leva les yeux et vit leurs regards fixés sur son visage. L’homme qui avait la tête grosse comme une pomme se pencha sur lui et gronda d’une voix furieuse :
« Mais qu’est-ce que tu es venu faire chez nous ?
— Je vous demande pardon, balbutia Langelot, il doit être tard. Je crois qu’il faudrait songer… »
Il tira sa montre à plusieurs reprises et voulut se remettre en marche, mais les autres l’immobilisèrent. Il se mit à trembler :
« Tout à l’heure, vous m’avez parlé si doucement tous les deux… »
Gonflier, lui arrachant sa montre, la brisa sur la route. Finard approuva, d’un petit rire cruel, et répondit :
« Regarde-moi. Est-ce que j’ai une gueule à causer doucement avec le monde ? Et lui, est-ce qu’il a une gueule à causer doucement ? Ah ! tu t’es sauvé… comme ça, sans rien dire, tu t’es sauvé… »
Enragés par la déception, les deux assassins jouissaient de l’angoisse du traître.
« Laissez-moi m’en aller, dit Langelot.
— Tu voudrais t’en retourner là-bas ? dit Gonflier. Hein ? Tu voudrais t’en retourner près des autres ?
— Il a peur que sa bourgeoise s’inquiète, ricana Finard. De ce côté-là, au moins, nous sommes tranquilles, nous autres.
— J’avais cru trouver des amis. Je vous ai parlé comme à des amis.
— Il n’y a pas d’amis pour toi chez nous, dit Finard. Moi, je viens d’assassiner ma femme.
— Ce n’est pas vrai, gémit Langelot, je ne veux pas le croire. »
Les deux autres partirent d’un grand éclat de rire et Finard reprit avec jovialité :
« Il faut que je te raconte l’affaire. Je ne veux pas avoir de secret pour toi. Allons, assieds-toi.
— Lâchez-moi, vous n’avez pas le droit de me retenir !
— Aidons-le à s’asseoir, il paraît timide… là. Je te disais donc que je venais de tuer ma femme. C’était une envie que j’avais dans la tête depuis des années, et, finalement, la semaine dernière, j’ai décidé que je lui réglerais son compte aujourd’hui. Ce matin j’avais affûté un bon couteau et j’avais même demandé à ma femme de me tourner la meule. Tout à l’heure, comme elle desservait la table, je lui dis : “Passe-moi donc le couteau que j’ai aiguisé ce matin.” Elle s’en va chercher l’outil dans le placard et dit en me le donnant : “Qu’est-ce que tu veux faire d’un couteau ?” Moi, j’avais un sourire en biais que j’aurais voulu voir dans une glace. “Tu ne devines pas ce que j’en vais faire ?” Alors, elle a compris. Je l’ai saignée pendant dix minutes.
— Laissez-moi partir… je vous donnerai de l’argent… Vous n’êtes pas méchants…
— C’est vrai, dit Gonflier, pas méchants, mais justes. Moi, ce n’est pas que j’en voulais à ma femme ou à mes enfants, mais j’avais envie de tuer. Chacun a ses travers, on ne peut rien contre la nature. Tout à l’heure, en rentrant chez moi, j’ai vu toute la famille autour de la table, et la hache posée sur un tabouret. Les choses m’ont paru si commodes, si bien préparées, que je me suis mis en bras de chemise. Même pour la femme qui était plus coriace que les enfants, il n’a fallu qu’un coup de hache. Et quand ils ont été abattus tous les trois… »
Langelot geignait faiblement, comme s’il fût entré en agonie. Tout à coup, il eut une détente et bondit sur la route. Il avait le bénéfice de la surprise, et la forêt n’était pas éloignée de plus de trois cents mètres, mais Gonflier avait les jambes très longues, Finard était agile. Langelot filait de toute sa vitesse, les dents serrées, sans se retourner. Un moment, la course fut indécise, mais dans les derniers cent mètres, le souffle manqua aux deux compagnons qui se fatiguaient à injurier le fugitif, lui promettant des supplices cruels comme de lui fouiller le cœur avec un cure-dent. Lorsqu’il eut plongé dans la forêt, les assassins reprirent haleine au bord de la route, et Finard dit à Gonflier :
« S’il nous a échappé, c’est bien par ta faute. Tu étais si occupé de raconter ton histoire que tu ne l’as pas vu partir…
— Et toi, qui nous avais endormi avec tes bêtises ? Pour une femme laissée sur le carreau, tu fais bien du fracas, ma foi !
— Je fais juste ce qu’il faut. Je ne suis pas un brutal, moi. » Dissimulé au creux d’un taillis, Langelot assistait à la dispute des assassins. Il vit tournoyer un gourdin, briller la lame d’un couteau, et lorsque les deux hommes furent étendus sur la route, il rentra chez lui d’un pas vif et d’un cœur allègre, en jurant qu’on ne le prendrait plus à sortir le soir. L’aventure lui fit comprendre que le sort d’un mari berné est encore enviable, et, depuis lors, il se félicita de posséder une épouse à la voix de sirène et un ami fidèle, à la barbe de feu.