BONNE VIE ET MŒURS

Depuis le pré qu’il fauchait à la mécanique, Léon Bordier avait la vue d’un tronçon de route qu’il ne quittait presque pas des yeux, dans l’attente d’y voir surgir l’employée des poètes, du pas vif dont elle portait les appels téléphoniques. Sa nervosité et sa distraction l’empêchaient d’avoir son attelage bien en main ; le cheval faisait des embardées ; la faucheuse traçait en sinuant, épargnait de longues et minces tranches de foin qui restaient debout sur le ras du pré. Mécontent de son travail, Bordier quitta le pré à 6 heures et demie et sitôt qu’il fut dans la cour de la ferme, courut sans dételer jusqu’à la cuisine où sa femme préparait le repas du soir.

« Léontine n’a pas téléphoné ? Il n’est venu personne de la poste ?

— Non, je n’ai rien vu… Je ne sais pas ce qu’il faut penser…

— Mais tu es sûre ? Des fois que tu aurais été au poulailler ou ailleurs pendant que la poste serait venue.

— Je n’ai pas bougé de la cuisine depuis les 4 heures. »

Le visage de Bordier s’empourpra, une grosse veine bleue se gonfla sur son front. Il ôta son chapeau, et, de colère et de découragement, le jeta dans un coin, à toute volée.

« Alors, ça y est, dit-il d’une voix rageuse. Du moment qu’elle n’a pas téléphoné, c’est qu’elle s’est fait refuser au brevet. Mais j’en étais sûr qu’elle n’aurait pas son brevet.

— Léontine n’a peut-être pas pu nous prévenir. Attendons qu’elle arrive, elle ne peut plus tarder maintenant.

Après tout, pourquoi est-ce qu’ils l’auraient refusée ? Elle avait toujours des bonnes places dans la géographie. Et puis, tu l’avais bien recommandée à l’inspecteur et au sous-préfet. Tu es quand même le maire de Bellefond1, tu manges avec ces gens-là dans les banquets… Tout compte. »

Bordier haussa les épaules et se mit à arpenter la cuisine. Il voyait déjà s’écrouler tous les espoirs qu’il avait caressés, pour sa fille, d’une vie dorée de fonctionnaire, avec une retraite au bout.

« Refusée que je te dis ! Et je suis sûr que ça n’aura pas fait un pli. Bon Dieu ! on fait tout pour qu’elle arrive, on lui achète une bécane à changement de vitesse, un bracelet-montre, des toilettes, l’autre jour des bas de soie pour aller à l’examen, et voilà comme on est récompensé. »

La mère, qui s’était laissé aller à la certitude d’un échec, plaidait la cause de Léontine, représentant à Bordier que leur fille avait travaillé dans des conditions difficiles : il lui fallait chaque jour faire dix kilomètres à bicyclette pour se rendre à l’école supérieure du chef-lieu, et autant pour le retour ; c’était à la fois une perte de temps et une grosse fatigue.

« Tu lui as toujours trouvé de bonnes excuses, ripostait Bordier. Fatiguée ? Mais fatiguée de quoi ? Une grande salope de dix-sept ans qui ne travaille pas la moitié du quart des autres filles du pays !

— Alors, là, Léon, moi je dis que tu causes mal. Ce n’est pas une façon pour parler sur sa fille.

— Je ne dis rien de plus que la vérité. Elle n’aurait point perdu de temps si elle avait toujours pédalé bien droit vers son école. Mais ce n’est pas en traînant par les chemins avec un Félicien Musillon que les livres vous entrent dans la tête. Un joli moineau, encore, celui-là…

— Pour une fois ou deux qu’on les a vus ensemble, dirait-on pas…

— Trois fois ! Et la dernière, il était 9 heures du matin. Au lieu d’être à son école, elle était sur le remblai avec ton animal de Félicien qui lui racontait des histoires et on ne sait pas quoi…

— Personne n’a vu Félicien lui manquer de respect. D’abord, tu sais bien qu’il voudrait se marier avec Léontine. »

Bordier s’arrêta et cogna du poing sur la table. La colère le faisait suffoquer.

« Ce grand cochon-là, marier ma fille ? Un feignant, un coureur, un dépensier ! Ah ! nom de Dieu ! comme je lui ai dit, si jamais je le revois tourner autour de Léontine, je te lui casse les reins, tu m’entends bien ? Quand je pense qu’il lui aura fait manquer son brevet… Mais, bouge pas, il faudra bien que Léontine change de façons. Je vais commencer par lui flanquer toutes ses robes au feu… »

La mère allait protester, mais un grelot tinta dans la cour. Les parents se ruèrent pour accueillir une grosse fille au visage enfantin et rieur dont le maquillage avait fondu à la chaleur. Léontine descendit de bicyclette et ses seins lourds sautèrent dans son corsage de soie rose.

« Reçue douzième sur trente-sept ! cria-t-elle. Ça a gazé partout ! Neuf en anglais que j’ai pigé1… Ah ! dis-donc, qu’est-ce que j’y ai mis dans l’œil au prof d’anglais…

— Son brevet… murmura Bordier. Elle a son brevet… »

Jetant la bicyclette à sa mère qui la rangea contre le mur avec des précautions respectueuses, Léontine soupira :

« Ah ! dites donc, les vieux, s’il fait chaud ! Ce coup de bengale que j’ai pris sur la tirelire… Mais aussi, vous parlez si j’en ai foutu un choc pour m’apporter ! Comment c’est que je dois cocoter d’en dessous les bras… »

Pendant que Léontine contait les péripéties de l’examen, Bordier, assis sur la fenêtre, la gueule fendue de plaisir, l’écoutait en taillant dans un morceau de bois une cheville de limonière. Comme le chien aboyait, il tourna la tête et vit Félicien Musillon qui entrait dans la cour de ce pas nonchalant qui le dénonçait de loin à l’indignation des gens laborieux.

« Je t’ai défendu de foutre les pieds chez moi ! cria Bordier. Va-t’en d’ici ! »

Quoiqu’il fût à bonne portée de voix, le grand Félicien ne parut pas entendre. Il avançait sans hâte, le nez flâneur, jouant à souffler sur la grande mèche noire qui lui barrait le front depuis la visière jusqu’au coin de son petit œil plissé. Sachant que Léontine s’était présentée au brevet, il avait trouvé un prétexte pour venir aux nouvelles.

« Va-t’en d’ici, répéta Bordier.

— Bien le bonjour, Léon, et pour tout le monde de chez vous, dit Félicien.

— Il faudra peut-être que je te prenne par le col ? Allons, demi-tour. »

Le grand Félicien s’arrêta en face de Bordier et sourit avec cordialité.

« Ça m’ennuie de vous déranger, Léon, mais vous êtes le maire de Bellefond et il n’y a que vous qui puissiez me signer les papiers qu’il me faut.

— Les papiers… Quels papiers ? »

Félicien ne répondit pas. Il poussait son grand nez en avant et essayait de jeter un regard dans la cuisine par-dessus l’épaule de Bordier. D’un coup de menton, il montra la bicyclette appuyée au mur.

« Je vois que la fille est rentrée de l’examen.

— Douzième sur trente-sept ! cria Léontine de l’intérieur. J’ai quand même pas bavé à côté ! douzième !… »

Bordier fronça les sourcils et d’un geste violent commanda le silence dans la cuisine.

« Je suis bien content qu’elle soit reçue, dit Félicien. Vous savez ce que c’est quand on s’intéresse aux personnes. Moi, quand il arrive à Léontine un coup comme d’aujourd’hui, je ne peux pas vous dire tout le plaisir que ça me fait. Il me semble que je suis déjà de la famille… »

Les yeux mi-clos, il semblait rêver à des béatitudes honnêtes.

« Cause toujours, grogna Bordier, elle n’est pas pour ton nez. J’aimerais mieux qu’elle reste sans homme toute sa vie. »

Félicien eut un soupir qui alla jusqu’au fond de la cuisine et dit avec une voix de reproche :

« Léon, vous me faites du chagrin sans vous en douter. Oh ! je sais bien qu’on hésite toujours à se choisir un gendre ; on n’en trouve jamais qui soient sans défauts, et j’ai les miens comme tout le monde, pardi ! Mais ce qui compte d’abord, voyez-vous, c’est la question du sentiment, et Léontine est sûrement de mon avis. Tenez, Léon, vous allez peut-être lui faire un cadeau pour son brevet ? Demandez-lui donc ce qui lui ferait le plus de plaisir, moi je vous parie que c’est un petit homme qui s’appellerait Félicien. »

Bordier entendit Léontine qui riait derrière son dos, il se mit à jurer. Félicien, d’une détente de l’index, rejeta sa casquette en arrière, juste où il voulait, et ajouta avec un dandinement gracieux :

« Ça se comprend, n’est-ce pas ? Il y en a de plus mal tournés que moi, et dans le fond, personne n’a rien de sérieux à me reprocher.

— Rien de sérieux ? Un feignant qui ne fait rien de ses dix doigts et qui a déjà mangé les quatre sous que son père lui a laissés !

— C’est vrai, je ne me sens point de courage à travailler, mais si vous voulez mon idée, c’est parce que je me languis de cette petite Léontine. Une fois qu’on sera mariés, vous verrez, Léon, vous verrez si j’abattrai de la besogne… sans compter qu’avec ses brevets, Léontine aura sûrement une bonne position.

— Tu te ferais bien nourrir par ta femme, bien sûr ? Et ce ne serait pas la première fois : la Claudine Machuré pourrait le dire, comment que tu te soûlais la gueule avec ses sous ! Feignant, ivrogne, coureur de filles, ça va ensemble.

— Les mauvaises langues me font bien du tort, soupira Félicien, mais allez donc empêcher le monde de causer… »

La mauvaise humeur de Bordier s’accrut en voyant entrer dans la cour un vieil homme qui marchait en s’appuyant sur deux cannes. Malgré son âge et son infirmité, ce Narcisse Longeron était parmi les plus acharnés des adversaires politiques du maire de Bellefond et toujours attentif à lui susciter une mauvaise querelle.

« Finissons-en, dit Bordier. Qu’est-ce que tu es venu faire ici ?

— C’est vrai, dit Félicien, je n’y pensais plus. Aussitôt qu’on me parle de Léontine, je n’ai plus ma tête à moi. Figurez-vous que j’étais venu pour vous demander un certificat de bonne vie et mœurs. »

Tout d’abord, Léon Bordier se contenta de faire un mot ironique sur les formalités parfois saugrenues auxquelles l’obligeaient ses fonctions de maire de la commune. Le vieux Longeron, qui était arrivé à quelques pas de la fenêtre, marqua, par un hochement de tête, qu’il désapprouvait une plaisanterie indigne d’un magistrat dans l’exercice de ses fonctions. Bordier ne lui fit pas l’honneur d’un regard et demanda à Félicien :

« Qu’est-ce que tu vas en faire, de ton certificat ?

— J’en ai besoin pour me chercher une place. Comme vous disiez tout à l’heure, ce n’est guère convenable de se faire nourrir par sa femme, et puisqu’un jour ou l’autre j’épouserai Léontine… »

Narcisse Longeron fit entendre un ricanement qui prétendait signifier combien cette union-là lui paraissait conforme à l’opinion qu’il se faisait de Léontine et de sa famille. Bordier devint écarlate et interrompit Félicien.

« Tu te fous de moi, à présent ? Eh bien ! moi, je ne te le délivre pas, ton certificat de bonne vie et mœurs. Tu m’entends, je ne te le délivre pas, et mes raisons, elles sont toutes prêtes, je n’ai pas besoin de les chercher. Avec une conduite comme tu en as une, tu ne l’as pas mérité. Je ne te le donne pas, non, et je te défends de revenir chez moi !

— Ça, Léon, vous ne m’empêcherez jamais de venir réclamer mon droit. Je ne peux pourtant pas aller réclamer mon certificat à la cure. En admettant que je sois un mauvais sujet – je dis en admettant – je peux toujours changer, et alors, vous n’aurez plus de raisons de me refuser ce que je vous demande. À bientôt, Léon, je suis sûr que vous réfléchirez…

— C’est tout réfléchi. Va-t’en chercher ton certificat ailleurs, et chez le curé si tu veux ! »

Le vieux continuait à ricaner en regardant les deux hommes. Félicien ressentit vivement l’affront que Bordier venait de lui faire en présence d’un témoin. Il jeta en s’éloignant :

« Si vous le prenez comme ça, moi je dis que vous n’en aurez pas fini de sitôt avec moi. »

Voyant le curé qui sortait du presbytère, Félicien s’assit sur une borne et, tirant son mouchoir, s’en frotta les yeux. Il avait presque cinq minutes pour se préparer et il réussit à amener des larmes au bord de ses paupières. Le curé tomba dans le piège et, touchant l’épaule de Félicien, s’informa des raisons de son désespoir.

« Je vais me noyer, monsieur le curé, je n’ai plus qu’à aller me noyer… »

Le prêtre avait peu d’estime pour Félicien Musillon, mais une aussi grande détresse ne pouvait le laisser insensible.

« Mon ami, c’est offenser Dieu que de parler ainsi. Vous n’avez pas le droit de désespérer de sa miséricorde…

— Non, monsieur le curé, non, c’est foutu. Y a point de miséricorde pour Félicien. À présent, je suis moins qu’un cochon de trois jours, vous m’entendez ? J’ai honte pour tout le restant de ma vie… »

Le curé considéra Félicien avec sympathie. Cette extrême humilité lui fit croire qu’il arrivait à un moment favorable pour ramener à Dieu une brebis depuis longtemps égarée, et il sollicita les confidences du désespéré.

« Je peux bien vous le dire, monsieur le curé, mais comme vous me voyez, je sors de chez Léon Bordier. J’étais allé lui demander sa fille en mariage et il me l’a refusée.

— Léontine est bien jeune pour songer au mariage, fit observer le curé. D’autre part, M. Bordier n’a peut-être pas trouvé en vous toutes les perfections qu’il peut espérer d’un gendre. Il faut avoir le courage de regarder en soi…

— Bien entendu qu’il a ses idées là-dessus, et moi je suis d’avis que les parents ont toujours raison…

— Vous voyez bien…

— Attendez ! En même temps, je lui demandais un certificat de bonne vie et mœurs pour me chercher une place et il me l’a refusé aussi ! »

Le curé voyait assez de raisons au refus de Léon Bordier pour n’en point manifester de surprise. Félicien, qui le surveillait du coin de l’œil, se mit à geindre :

« Il veut m’empêcher de gagner ma vie, je vous dis, et pourquoi ? Parce que je ne suis pas dans ses idées politiques et que je vais à la messe ! Voilà toute l’affaire.

— À la messe ? s’étonna le curé, mais je ne vous y ai jamais vu.

— Non, monsieur le curé, vous ne me voyez pas, mais c’est parce que je me mets toujours derrière un pilier. Et Bordier le sait bien, lui. Savez-vous ce qu’il m’a dit, tout à l’heure ? Va-t’en chercher ton certificat chez le curé !

— Oh ! il vous a dit…

— Tel que, monsieur le curé, tel que. Je n’invente pas : Narcisse Longeron était là, il a entendu aussi bien que moi. »

Le curé avait plus d’un grief contre le maire de Bellefond. Dans la même année, le conseil municipal avait refusé de voter des crédits pour le chauffage de l’église et pour des réparations à la toiture du presbytère. Le propos rapporté par Félicien réveilla toute sa rancune, et le lendemain, comme il avait affaire au chef-lieu, il ne put se tenir de conter les choses au directeur du journal bien-pensant de l’arrondissement, qui publia un entrefilet vengeur :

« Encore un abus de pouvoir. – Fidèles à notre ligne de conduite, nous dénonçons sans faiblesse les abus dont certains édiles se rendent coupables envers leurs administrés. L’un de ces tyranneaux, M. Léon Bordier, maire de Bellefond, bien connu pour son zèle antireligieux, refusait dernièrement un certificat de bonne vie et mœurs à M. Félicien Musillon, dont la piété et la modestie édifient tous les habitants de la commune. Comme M. Musillon faisait valoir que cette pièce lui était indispensable pour l’obtention d’un emploi, M. Léon Bordier, découvrant alors sa basse rancune de sectaire, lui répondit brutalement : “Allez donc chercher votre certificat chez le curé ! ! !” L’on croit rêver en apprenant que des brimades aussi odieuses demeurent possibles, et pourtant, les faits sont là : nous voyons la plus banale des formalités devenir, entre les mains d’un maire sans scrupule, un moyen de pression électorale ! »

Deux jours plus tard, le Phare régional, organe de défense républicaine, laïque et sociale, ripostait en première page : « Mise au point. – Emus par l’accusation portée contre M. Léon Bordier, le si sympathique maire de Bellefond, et soupçonnant une manœuvre d’intimidation cléricale, nous nous sommes transportés sur les lieux aux fins d’enquête. Nous n’avons pas eu de peine à découvrir M. Félicien Musillon qui se trouvait au cabaret, comme par hasard, et dans un état d’ébriété prononcé. Renseignements pris, ce modèle de piété est plus assidu à la table du café qu’à la Sainte Table, et s’est acquis la réputation d’un pilier de cabaret… assez chancelant. Nous respectons trop nos lecteurs pour leur rapporter les propos tenus en notre présence par ce digne paroissien, mais il y était fort question de jupons et de beuveries. Nous nous sommes rendus ensuite chez M. Léon Bordier et nous avons eu la compensation de nous trouver au milieu d’une honnête famille encore tout à la joie des succès remportés par Mlle Léontine Bordier, une charmante jeune fille qui vient d’être reçue brillamment au brevet.” Je dédaigne, nous a dit en substance M. Bordier, les calomnies colportées par des ennemis envieux, mais je m’étonne qu’un journal bien-pensant (!) tienne pour la plus banale des formalités la délivrance d’un certificat de bonne vie et mœurs : pour moi, je me fais une idée plus haute de mes fonctions et j’ose prétendre qu’en accordant ce certificat aux individus de mauvaises mœurs, un maire manque à tous ses devoirs envers son prochain et envers la société.” Voilà, certes, qui est bien parlé après avoir bien agi. »

Il y eut, de part et d’autre, une série d’articles, et le ton de la polémique s’exaspéra. Félicien s’en trouvait bien. Il fut choyé par les partisans du curé qui lui accordaient, pourvu qu’il communiât chaque dimanche à la grand-messe, des avantages importants, comme d’être nourri et payé pour de petits travaux qui n’exigeaient ni fatigue, ni assiduité. Il ne se tuait pas un cochon dans une famille pieuse qu’on ne l’invitât au boudin, et vers le milieu du mois d’août, la place se trouvant vacante, il fut appelé à la dignité de sacristain.

Pourtant, Léon Bordier ne variait pas d’une ligne dans son appréciation sur Félicien. Il se trouvait trop engagé dans la querelle des deux journaux pour rompre d’un pas. Il déclara dans l’une des interviews qu’il accorda au Phare régional :

« Il s’est trop mal conduit jusqu’à présent pour que je lui délivre son certificat cette année. On verra l’année prochaine s’il le mérite. »

Deux fois par semaine, Félicien venait chez le maire réclamer son certificat de bonne vie et mœurs, et toujours en l’absence de Léon Bordier. Le plus souvent, Léontine était seule à la maison. Bordier, qui se faisait seconder par sa femme dans les travaux des champs pour faire l’économie d’un domestique, n’avait pas voulu que sa fille mît la main à la moisson. Après les dures épreuves de l’examen, il jugeait nécessaire qu’elle se reposât, et d’autre part, il était fier de cette oisiveté qu’il regardait comme une prérogative de ces carrières accomplies au service de l’Etat, aux accès difficiles et tortueux, dont le brevet était une première porte.

Léontine se plaignait que le village manquât de distraction. Après avoir épuisé la joie d’être en possession de son brevet, il lui arrivait de regretter le travail des champs. Blasée sur les plaisirs de la bicyclette, elle passait à la maison des vacances monotones à feuilleter des revues de cinéma et à dormir sur la table de la cuisine. Les visites de Félicien Musillon étaient toujours des récréations qu’elle attendait avec impatience. Sa conversation était agréable, fertile en mots amusants, en propos galants et flatteurs. Félicien s’accoudait à la fenêtre de la cuisine et c’était déjà un divertissement que de l’entendre demander son certificat de bonne vie et mœurs.

« Si j’étais de mon paternel, repartait Léontine, tu parles comment que je te l’aurais donné ! »

Parfois, Félicien la regardait avec des yeux inquiétants et murmurait :

« Il y a des fois, Léontine, quand je te regarde, je me demande si je mérite mon certificat : il me passe des idées dans la tête… »

Il n’insistait pas, mais Léontine, tout en riant très haut, se sentait troublée. Félicien avait toujours su plaire aux filles, mais l’affaire du certificat le parait d’un prestige nouveau. Il était célèbre dans tout l’arrondissement autant pour les turpitudes que lui prêtait le Phare régional que pour les vertus dont l’autre feuille le louait. Aux yeux des filles de Bellefond, il avait acquis un visage double, mystérieux, et sa qualité de sacristain voué, peut-être, aux plus abominables orgies, avait un attrait redoutable de sabbat et de messe noire.

En rentrant des champs, Bordier ne manquait jamais de s’informer si Félicien était venu à la maison.

« Il est venu, disait Léontine, il a réclamé son certificat de bonne vie et mœurs et il est reparti tout de suite.

— Il sait pourtant bien que je ne suis pas là, grommelait Bordier. C’est pour montrer qu’il s’entête, mais il verra qu’il a trouvé plus têtu que lui. »

Un après-midi qu’il était attendu par Léontine, Félicien eut l’habileté de ne pas venir, dont elle ressentit toute la déception qu’il escomptait. Au jour suivant, il vint la surprendre, mais au lieu de se tenir accoudé à la fenêtre comme à l’habitude, il prit la hardiesse d’entrer, et Léontine eut tant de plaisir de sa visite qu’elle ne fit point d’observation.

« Ça fait plaisir de se voir de plus près, Léontine, il y a des choses qu’on ne peut pas dire par la fenêtre…

— Allons, finis, Félicien…

— Tu me parles de finir, et c’est juste quand le bonheur commence, Léontine. »

Effondré sur sa chaise, Bordier sortit enfin de son mutisme et d’une voix résignée dit à sa femme :

« Va me chercher Félicien, il n’y a rien d’autre à faire. »

Léontine, la poitrine posée sur la table et les yeux rougis par les larmes, feuilletait machinalement ses livres de classe. À l’instant de partir pour l’école, elle ne s’était plus senti le courage de monter à bicyclette avec cette pesanteur qu’elle avait dans les membres et dans le corps. La tête dans ses mains, elle avait avoué tout d’un trait.

En attendant le retour de sa femme, Bordier songeait au brevet, à la porte magique entrouverte un moment sur les félicités tranquilles dispensées par le gouvernement. Il n’avait plus de colère, mais une immense lassitude et une tristesse de paria. Une seule fois, regardant sa fille, il murmura en hochant la tête :

« Un sacristain… un sacristain… »

Lorsqu’il fut dans la cuisine, Félicien manifesta les sentiments décents d’un étranger qui prend part aux malheurs d’une famille, mais nia d’abord sa culpabilité. Sa mauvaise foi rendit à Bordier quelque vigueur.

« Grand salaud ! voleur de filles ! Moi, je saurai bien t’obliger à reconnaître la vérité et aussi à marier une gamine de dix-sept ans que tu as foutue enceinte. Tu vas te décider, oui, et pas demain matin ! tout de suite !

— Ecoutez, Léon, je vous ai dit une fois que j’avais du sentiment pour Léontine et je ne m’en dédis pas. Mais je ne veux pas non plus m’engager à la légère… »

La discussion était ouverte, elle fut longue et difficile. Bordier n’y épargna pas les mots violents et Félicien fit mine, à plusieurs reprises, de rompre les pourparlers. Le fiancé faisait valoir que Léontine, habituée dans les écoles à mener une vie de princesse, était inhabile aux travaux ménagers :

« Ce n’est pas avec son brevet qu’elle me raccommodera mes chaussettes. »

Bordier défendait son bien, jurait qu’il n’avait pas assez d’argent pour consentir d’autres sacrifices, mais Léontine le trahissait, parlait des titres de rente cachés sous une pile de draps. Le père dut céder sur la plupart des points, et il parut que l’accord était à peu près fait. Pourtant, Félicien n’était pas encore satisfait, et Bordier lui dit avec impatience :

« Qu’est-ce qu’il te faut de plus ? que je sois sur la paille ?

— Il n’y a pas que les sous qui comptent, fit observer Félicien. Dans le pays, vous m’avez fait du tort pour l’affaire que vous savez, et vous m’avez fait attendre assez longtemps mon certificat pour me le donner aujourd’hui.

— Aujourd’hui moins que jamais ! Un certificat pour un sagouin…

— Alors, Léon, j’aime mieux vous dire tout de suite qu’il n’y a rien de fait. »

Félicien se dirigea vers la porte d’un pas ferme et la femme de Bordier n’eut que le temps de le retenir par la manche.

« Non, non, laissez-moi, ce n’est plus possible. »

Léontine et sa mère mêlant leurs supplications, Bordier s’assit à la table et traça d’une écriture rageuse :

Je soussigné Léon Bordier ; maire de la commune de Bellefond, certifie que le nommé Musillon Félicien, est de bonne vie et mœurs…