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Les codes du parc

Le parc canin était une aire clôturée de sable tassé, proche du Récréation Center d’Eureka Valley, le centre de loisirs de Collingwood Street. Quand Ben atteignit le portail, Roman tirait déjà sur sa laisse à la perspective du moment de liberté totale qui l’attendait. Il y avait au moins une douzaine de chiens ce jour-là, parmi lesquels deux des camarades de jeu de Roman : Brokeback, un ridgeback débordant de vitalité, et un chien d’eau portugais qui, à l’exception d’une tache blanche sur le poitrail, était le sosie de Roman. Ben était souvent obligé d’expliquer aux inconnus que Roman n’était pas un chien d’eau portugais, mais un labraniche noir, un de ces croisements de plus en plus nombreux entre des caniches, ou doodles, et d’autres races (golden doodles, schnoodles et même saint-berdoodles) que l’on rencontrait dans le Castro ces temps-ci et que les gens qualifiaient de « designer dogs », ce que Ben détestait. À ses yeux, Roman était un bâtard – terme que le président nouvellement élu avait employé il y a peu pour se décrire.

Pour Ben, la camaraderie anonyme du parc avait quelque chose de rassurant. La plupart des gens qui venaient là avec leur animal de compagnie ne se fréquentaient pas en dehors, et pourtant il les avait vus s’embrasser à l’occasion d’un départ en vacances. Leur familiarité bon enfant faisait fi des différences de race, de sexe, d’âge, d’orientation sexuelle et aussi – à l’occasion – d’état mental. Même les déséquilibrés patentés paraissaient l’être moins lorsqu’ils se retrouvaient immergés dans la dinguerie des amoureux des chiens. Pour un temps, celle-ci soignait tout.

Ben s’installa sur un banc qui n’aurait pas déparé dans un jardin anglais traditionnel. Depuis l’effort d’embellissement initié par sœur Chastity Boner, grande amie des chiens et membre de l’ordre des Sœurs de la Perpétuelle Indulgence, six de ces bancs étaient alignés le long de la clôture. L’hiver et les pluies tardaient cette année, si bien que Ben se cala contre le dossier pour profiter à loisir des derniers feux de l’automne. Une nappe de brouillard s’abattait sur Twin Peaks, mais elle était loin de masquer le soleil ; la fresque abstraite sur le mur sud du centre de loisirs affichait encore des couleurs éclatantes, et les chiens qui batifolaient projetaient encore de longues ombres sur le sable.

Un costaud d’un certain âge vêtu d’une parka bleu marine vint s’asseoir à côté de Ben.

« Roman est allé chez le coiffeur, remarqua-t-il.

— Il commençait à avoir des dreadlocks, dit Ben d’un air contrarié. Le toiletteur a dû le tondre beaucoup plus que d’habitude.

— Ça lui va bien. Ça fait très sport.

— Merci, Cliff. »

Il connaissait son nom parce que cet homme venait souvent avec Blossom, un petit terrier noir et blanc, une femelle tremblotante qui, allez savoir pourquoi, fascinait Roman plus que la plupart des autres chiens du parc.

« J’ai l’impression que sa nouvelle coupe le gêne un peu, ajouta Ben. Il préférerait avoir le poil en bataille.

— Oh, regardez ! Il vous a déjà pardonné. »

Roman avait la truffe collée au derrière de Blossom.

« C’est ça que j’aime chez eux, poursuivit Cliff. Ils vivent leur vie sans vous en vouloir. Ils ne reviennent pas sur le passé.

— Oui, c’est vrai. Il a boulotté mon Sonicare ce matin et n’y pense déjà plus.

— Votre quoi ?

— Ma brosse à dents électrique. »

Le vieux costaud sourit en découvrant une rangée de dents qui n’avaient pas vu de brosse depuis bien longtemps.

« Au Vietnam, notre unité avait un chien, dit-il. Un petit bâtard marron que la mama-san avait apporté au baraquement. Je suppose qu’elle comptait le becqueter. Un brave petit gars. On en a fait notre mascotte pendant deux mois, jusqu’à ce qu’ils nous transfèrent.

— Et qu’est-ce qui lui est arrivé, vous croyez ?

— Je sais ce qui lui est arrivé. Le sergent-major l’a abattu.

— Merde.

— Pas le choix. On pouvait pas l’emmener. Il aurait crevé de faim. Ou il se serait fait bouffer.

— Probable, reconnut Ben dans un soupir.

— Vous avez vu ce qu’ils viennent de nous installer ? »

Suivant la direction qu’indiquait le doigt tremblant du vieil homme, Ben remarqua une borne d’incendie d’un rouge brillant, plantée au beau milieu de l’étendue sableuse.

« Qu’est-ce que ça fabrique là ?

— J’imagine que c’est pour que les chiens pissent dessus, suggéra Cliff avec un haussement d’épaules.

— C’est une blague alors ?

— Possible, n’empêche que c’est une vraie borne d’incendie. Et bien fixée au sol. Elle était en place quand je suis arrivé ce matin.

— C’est sacrément dangereux », lança une femme qui avait suivi leur conversation.

Elle avait à peu près le même âge que Ben – pas plus de quarante ans, c’était certain – et arborait un maquillage criard à la Amy Winehouse, pour faire pendant à son ossature squelettique à la Amy Winehouse.

« Karma est cliniquement aveugle, vous voyez. Elle pourrait se la prendre en pleine tronche. »

Ben ne savait pas lequel de ces chiens était Karma, mais il partageait l’opinion de cette femme. La borne formait une sorte de souche en métal rouge indéracinable, or, une fois lancées, les bêtes n’écoutaient plus rien. Pourquoi laisser un petit rigolo aux goûts kitsch les exposer au danger ?

« Quelqu’un sait-il qui est responsable ? demanda Ben.

— C’est pas moi », répondit Cliff un peu comme un gamin à qui on aurait demandé de moucharder un copain de classe.

Quand il était question des codes du parc, Cliff ne la ramenait pas. Il était assez sympa, mais, en général, il ne parlait que des chiens et évitait tout commentaire sur leurs maîtres. Par moments, Ben le voyait dans le rôle du « M. Cellophane » de Chicago. 'Cause you can look right through me, walk right by me, and never know I’m there[2].

« Moi, j’ai ma petite idée », ajouta Amy Winehouse qui ne lâchait pas son enquête sur le Grand Mystère de la Borne d’Incendie.

De ses paupières plâtrées de turquoise, elle désigna plusieurs maîtres occupés à bavarder au milieu du parc.

Le groupe comprenait une adolescente asiatique rondelette, une femme blanche d’âge mûr vêtue d’un sweat-shirt à l’effigie d’Obama et un couple de nounours rouquins qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau et distribuaient des sucreries à leur jack russell. Ben éprouva une étrange compassion pour le coupable. Il (ou elle ou ils) avait dû croire que les autres jugeraient la borne d’incendie très amusante.

Mais ce n’étaient pas des gens dont on pouvait anticiper les réactions. Le noyau dur des habitués du parc considérait les lieux comme un prolongement de leur maison et discutait âprement du moindre changement. Quand, par exemple, les nouvelles jardinières en séquoia avaient été installées le long de la clôture, certains s’étaient tracassés à l’idée que les gros chiens puissent piéger les plus petits derrière. La distance précise entre les jardinières et la clôture avait donné lieu à des débats houleux pendant des semaines. Idem pour leur contenu : certains des arbres les plus décoratifs avaient des fleurs potentiellement toxiques. (« Mais seulement dans le cas d’une ingestion massive ou prises en infusion », avait expliqué le mari de Ben – or Michael était tout de même jardinier. « Pas la peine de se biler tant qu’on ne croise pas un doberman muni d’une théière. »)

Ben s’aperçut que les ours s’étaient écartés du groupe afin d’observer leur jack russell qui s’approchait avec circonspection de la borne d’incendie. Une expression d’orgueil paternel éclairait leur visage tandis que le toutou, manifestement aussi dérouté que les humains, tournait autour de cet étrange totem. Lorsqu’il finit par s’éloigner sans avoir levé la patte, ils affichèrent une mine passablement déconfite même si Ben ne fit aucune réflexion là-dessus.

Il lui vint à l’esprit que Michael aurait identifié ces gars d’entrée de jeu. Sans être membre de leur confrérie, Michael était lui-même un ours. Il avait un jour affirmé que les nounours les plus traditionalistes, ceux qui affichaient leur virilité à coups de barbe, bretelles et caleçon long, avaient tendance à truffer leur maison de babioles kitsch à souhait : boîtes à biscuits des années cinquante et figurines Disney sous globes en verre.

Cette affreuse borne d’incendie tombait pile dans cette catégorie. « Bon, dit Ben en se flanquant une tape sur le genou et en se levant du banc, je crois qu’il est temps que j’y aille. » Une ombre de contrariété passa sur le visage de Cliff.

« Ne partez pas à cause de moi, je peux m’asseoir ailleurs. »

Ben eut de la peine pour ce pauvre vieux qui, allez savoir pourquoi, semblait toujours prêt à s’excuser.

« Non non, j’aimerais beaucoup rester. C’est juste que j’ai des courses à faire. Ce soir, on reçoit à dîner une connaissance de mon partenaire. »

En général, Ben parlait de Michael comme de son mari, mais, par égard pour l’âge de Cliff et son probable statut d’hétéro, il avait utilisé un terme plus neutre. Michael n’aurait pas apprécié, mais, pour Ben, c’était une question de politesse.

« Eh bien, mitonnez-lui quelque chose de bon à ce copain.

— En fait, il s’agit d’une femme. »

Il avait décidé de rendre les choses plus intéressantes pour Cliff.

« Vous avez peut-être entendu parler d’elle. Elle animait une émission télé ici à la fin des années quatre-vingt. Mary Ann Singleton ? »

Un peu étonné, Cliff battit des paupières.

« Elle habite encore ici ? »

Ben secoua la tête.

« Non, il y a longtemps qu’elle est retournée dans l’Est. Elle est juste de passage. Vous vous souvenez de l’émission ?

— Bien sûr. J’y ai même assisté une fois, j’étais dans le public. J’ai un autographe. Enfin, c’est pas elle qui me l’a donné… c’est le producteur.

— Sans blague ? Le monde est petit. »

Roman surgit et frotta sa truffe contre la laisse que Ben tenait à la main.

« Je crois qu’on me rappelle à l’ordre », lança Ben, heureux d’avoir un prétexte supplémentaire pour prendre le large.

Delano’s Market était à deux pas du parc canin, mais Ben ramena Roman jusqu’à la voiture sur Eurêka afin d’aller ensuite se garer dans le parking souterrain du marché. C’était une des rares occasions où il laissait Roman seul, car il avait entendu trop d’histoires d’animaux volés pour servir d’appâts dans des combats de chiens. Ça le rendait malade de penser que pareilles cruautés pouvaient exister ici, pourtant ça arrivait, et relativement souvent. En fait, un des copains de jeu de Roman au parc, un petit boxer nerveux nommé Mercy, avait été sauvé grâce à une intervention policière en plein combat de chiens quelque part dans le quartier d’Excelsior.

Laissant une vitre entrouverte, Ben ferma la Prius et grimpa l’escalier menant au marché. Il arrivait au sommet des marches quand son téléphone vibra contre sa cuisse. Il le récupéra au milieu d’un enchevêtrement de sacs à crottes biodégradables et regarda le nom affiché.

C’était l’aide-jardinier de Michael, un petit jeune nommé Jake Greenleaf.

« Salut, dit Ben.

— Salut, Ben. Tu sais où est ton mari ? Il décroche pas, et un de nos clients le cherche.

— Il devrait être à la maison.

— En tout cas, il répond pas.

— Alors, il doit être avec Mary Ann.

— Qui ça ?

— Tu sais… la femme qui avait déboulé quand Anna a fait son attaque.

— L’enquiquineuse sexy du Connecticut ? »

Ben gloussa.

« Si tu le dis.

— Qu’est-ce qu’elle fabrique ici ?

— J’en sais rien. Tout est très mystérieux.

— Bon, s’il se manifeste, dis-lui que le sénateur Karl Rove a encore frappé.

— Tu crois qu’il comprendra ce que ça veut dire ?

— Oh que oui, répondit Jake. »

Mary Ann en automne
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