CHAPITRE PREMIER
Dans ses quartiers, à bord de son vaisseau vivant, l’Héritage de Tourments, Shedao Shai se redressa. Grand et élancé, il avait des crochets aux poignets, aux coudes, aux genoux et aux talons. Il se tenait très droit, les bras écartés. Un fin cordon ombilical raccordait le vaisseau au capuchon cognitif qu’il portait. Le fil traversait les parois en corail yorick pour se connecter aux tissus nerveux du vaisseau.
Shedao Shai recevait les informations sur ce que le vaisseau, en orbite autour de Dubrillion, voyait et savait. Dans le vide de l’espace, Dubrillion était une petite boule bleu et vert. La ceinture d’astéroïdes du système s’étirait comme une arche mobile. La lointaine planète Destrillion se cachait dans l’obscurité comme un soupirant éconduit.
Voilà ce que ça fait d’être un dieu.
Shedao Shai hésita, craignant d’avoir blasphémé. Il jugula sa peur ;, le dieu appelé le Pourfendeur, lui permettait d’éprouver cette euphorie pour le remercier d’avoir arraché tant de mondes aux infidèles. Les prêtres l’avaient annoncé aux Yuuzhan Vong : leur nouvelle demeure était là, dans l’espace que les infidèles appelaient la « Nouvelle République ». Sur les épaules de Shedao Shai pesait une lourde responsabilité : conduire l’attaque qui ferait de la prophétie une réalité.
Utilisant les sens du vaisseau comme s’ils étaient les siens, Shedao se laissa glisser hors des limites de son corps, étendant ses perceptions à tout ce qu’il voyait.
Les Yuuzhan Vong avaient fait un long voyage dans les vaisseaux mondes, à la recherche de leur nouvelle galaxie. Des éclaireurs l’avaient repérée plus de cinquante ans auparavant. Les rapports des survivants avaient donné de la substance à la prophétie du Seigneur Suprême : leur demeure était à portée de main.
Plus tard, des agents infiltrés avaient envoyé un flot ininterrompu de renseignements aux vaisseaux mondes. Une génération de Yuuzhan Vong avait été formée à une mission sacrée : débarrasser cette galaxie des infidèles.
Shedao Shai regarda Dubrillion et sourit. Les plans les mieux étudiés pouvaient échouer. C’était une des dures réalités de la guerre. Nom Anor, un agent provocateur yuuzhan vong, avait conspiré avec ses frères de la caste des intendants pour s’approprier le rôle des guerriers. Une attaque prématurée avait été lancée et repoussée par la Nouvelle République, non sans de lourdes pertes pour les infidèles. Les manœuvres prévues par Shedao Shai avaient dû être modifiées en conséquence. Reconquérir les mondes dont les Yuuzhan Vong avaient été chassés effacerait la honte de la défaite.
Le commandant yuuzhan vong ferma le poing. Son sourire s’élargit.
Si ta gorge était à ma portée, Nom Anor, mon plaisir serait sans bornes.
Même si les prêtres et les intendants trouvaient de bonnes raisons pour justifier la conduite de Nom Anor, Shedao était persuadé que les dieux le puniraient.
La prochaine fois que tu viendras au Changement, Nom Anor, ta perfidie sera récompensée comme elle le mérite.
Shedao Shai s’abandonna aux souvenirs enregistrés dans la mémoire de l'Héritage. Il en choisit un qui appartenait à un esclave-soldat, lors de la conquête de Dubrillion. Ces humanoïdes reptiliens, les Chazrach, courtauds et trapus, avaient bien servi les Yuuzhan Vong. Certains avaient été acceptés dans les basses castes guerrières. Shedao Shai attira le souvenir à lui et s’en « revêtit », un peu comme s’il mettait un camouflage ooglith. Une expérience bizarre, car la créature était bien plus petite que le Yuuzhan Vong. Il fallut un moment au commandant pour assimiler la disparité de leurs morphologies. Puis il revécut la mission du Chazrach sur la planète.
Elle n’était pas passionnante. L’esclave-soldat et son équipe avaient ordre de nettoyer un des terriers où les infidèles s’étaient réfugiés, dans les ruines de la capitale de Dubrillion. Les Chazrach étaient armés d’un coufee, un grand couteau à double tranchant, et d’une variété de bâton de guerre plus courte et plus rigide que celle utilisée par les guerriers. Les esclaves n’avaient pas les capacités leur permettant de manier un bâton comme un fouet.
Shedao Shai se plongea dans les souvenirs de l’esclave. A travers les yeux de la créature, il vit les soldats remonter les allées étroites.
Un éclair rouge illumina la scène. Un esclave hurla, le visage brûlé. Le Chazrach choisi par Shedao Shai leva son bâton, alerté par un raclement métallique contre la pierre.
Armé d’une barre de fer, un infidèle s’était tapi sur une corniche surplombant l’étroit passage. Il attaqua le Chazrach, qui para le coup avec son bâton, puis riposta avec la queue effilée de l’arme. Il transperça la jambe de l’homme, puis tira le bâton à lui.
Son adversaire tomba sur le dos. Des os craquèrent ; la moitié inférieure du corps de l’infidèle s’immobilisa. Du sang coulait de sa jambe. L’homme l’agrippa à deux mains, les yeux exorbités. Il marmonna quelque chose, terrorisé, mais le Chazrach le décapita d’un coup de bâton.
Autour du Chazrach de Shedao, le combat continuait. Des rayons d’énergie illuminaient les recoins obscurs. Des soldats-esclaves tombèrent, des infidèles moururent. L’embuscade s’était transformée en déroute. Les infidèles essayaient de fuir, mais l’équipe de Chazrach leur coupait toute retraite.
Puis Shedao Shai sentit une morsure délicieuse, dans son dos, au-dessus de sa hanche droite. Son Chazrach pivota. L’arme qui l’avait poignardé glissa. L’esclave paniqua devant la gravité de sa blessure.
Le Chazrach leva son bâton et faillit rater son adversaire, car c’était une enfant. Le coup prévu pour égorger un adulte l’atteignit au niveau des yeux, écrasant les os et faisant éclater la boîte crânienne. L’infidèle s’effondra comme une poupée de chiffon, du sang jaillissant de l’horrible blessure.
Shedao Shai arracha le capuchon cognitif de sa tête. Il ne craignait pas la réaction du Chazrach face à l’agonie et à la mort. Il avait vécu ça plusieurs fois. Mais il ne voulait pas se laisser contaminer par la lâcheté terminale de la créature.
Le commandant yuuzhan vong inspira à fond. Certains, par exemple Deign Lian, son subordonné direct, penseraient que sa répugnance à partager les sensations ultimes du Chazrach était de la pure affectation.
Trop de succès a rendu les Lian insouciants et faibles. On m’a affecté Deign pour que je lui apprenne à se comporter comme un vrai guerrier.
Shedao Shai le savait : ce qu’il avait perçu, chez le Chazrach, aurait été considéré comme mineur par beaucoup de gens. Mais se laisser contaminer n’était pas dans les manières des Shai. La douleur que l’esclave avait éprouvée quand la vibrolame, cette abomination mécanique, l’avait transpercé, avait été rejetée et non acceptée comme il aurait été de mise.
Pour Shedao Shai, la douleur était la seule constante de la réalité. La naissance, la vie et la mort étaient douloureuses. Rejeter la souffrance revenait à nier la nature même de l’univers. Des faiblesses personnelles incitaient certains à le faire. Ils se trompaient : la douleur ne devait pas être repoussée, mais intégrée à l’être pour le transcender et le hisser au niveau des dieux.
Shedao Shai toucha un orbe incrusté dans une paroi. Tel du sable noir emporté par la marée, la couleur reflua du mur, qui devint transparent. Derrière, les reliques du Domaine Shai étaient disposées en pyramide hiérarchique. Le mur n’abritait pas toutes les reliques du Domaine Shai, seulement une sélection destinée à inspirer Shedao.
Il effleura la barrière transparente qui protégeait les ossements. Dans le coin inférieur gauche, il placerait les restes de Mongei Shai, son grand-père. Ce vaillant guerrier avait péri lors d’une mission d’exploration, sur un monde appelé Bimmiel par les infidèles. Mongei était resté en arrière pour transmettre des informations à ses frères d’armes qui retournaient vers la flotte. Son sacrifice avait été un grand honneur pour le Domaine Shai. Il avait rendu inéluctable la nomination de Shedao Shai à la tête de l’armée.
Le commandant avait chargé deux membres de sa famille de récupérer les reliques de son grand-père, mais ils avaient échoué. Neira et Dranae Shai avaient été tués par des jeedai – les infidèles les plus étranges sur qui Nom Anor eût envoyé des informations.
Ces jeedai, qui prétendent maîtriser la vie, ont comme arme de prédilection une abomination mécanique capable de détruire les êtres vivants et les machines. Ils prétendent se placer au-dessus de la vie et dissimulent leur dépravation derrière la Force.
Le commandant yuuzhan vong réprima un frisson. Puis il traversa la pièce. Atteignant le mur du fond, il passa la main sur une barre rouge. La paroi de corail yorick devint une plate-forme, six appendices à triples jointures s’en détachant. Shedao fit face au mur des reliques et leva les bras.
Les deux appendices supérieurs sécrétèrent chacun un tentacule, qui encerclèrent ses poignets. Les quatre appendices inférieurs se fixèrent à ses chevilles et à ses cuisses. Il se sentit soulevé dans les airs. La traction envoya des vagues de douleur dans ses articulations. Ses pieds quittèrent le sol, s’élevant au-dessus de sa tête. Il dut tendre le cou pour continuer à voir les reliques enchâssées dans le mur opposé.
Sous cet angle, l’éclairage transformait en abîmes insondables les orbites des crânes de la rangée supérieure. Shedao Shai fixa celui de gauche. Combien de générations s’étaient écoulées depuis que cette femme était morte ? Son regard avait dû être aussi froid et implacable que ces orbites noires…
Shedao Shai se débattit contre l’Etreinte de la Douleur. Les membres de la créature se contractèrent, le forçant à cambrer le dos. La souffrance augmenta. Shedao Shai se débattit plus violemment, essayant de libérer ses bras. La créature tira plus fort et se déplaça, forçant le pelvis de Shedao Shai à aller dans une direction et ses épaules dans l’autre.
Par-dessus son épaule gauche, il aperçut son talon droit.
Mais je ne le vois pas assez bien.
Il continua à lutter jusqu’à ce que des crampes le tétanisent. Il savourait la souffrance, tentant de la quantifier et de la décrire… Mais il se réjouissait de savoir que c’était une tâche impossible.
La créature se déplaça de nouveau, lui tirant les poignets en arrière jusqu’à ce qu’ils touchent presque son cou. Tendant les doigts, il saisit sa chevelure et tira sa tête vers l’arrière afin de pouvoir continuer à regarder les reliques. Une atroce douleur parcourut son corps. Il lui était impossible de décrire ce qu’il éprouvait. C’était trop violent, trop rapide…
… Jusqu’à ce que je devienne Douleur.
Son but atteint, il retroussa les lèvres sur ses dents pointues. Les infidèles faisaient de leur mieux pour éviter ce type de souffrance.
Ils refusent de regarder la réalité en face. Voilà pourquoi ce sont des abominations dont cette galaxie doit être purifiée.
Peu lui importait que les infidèles aient été là les premiers. Les dieux avaient donné cette galaxie aux Yuuzhan Vong, les chargeant de se débarrasser des créatures indignes qui y grouillaient.
Enveloppé dans le réseau familier de la douleur, Shedao Shai se consacra tout entier à la mission sacrée.
Nous apportons la Vérité. Sur la croix de la douleur, les élus connaîtront le salut avant de mourir. Les autres… (Il s’interrompit quand une vague de douleur remonta le long de son épine dorsale avant d’éclater dans son crâne.)… Les autres deviendront aussi inertes que leurs abominables machines, et les dieux se réjouiront.