CHAPITRE 5

Halifax, Nouvelle-Ecosse

 

Lorsque le pilote d’Air Canada annonça qu’ils étaient sur le point d’atterrir, Anna Navarro ôta les dossiers posés sur sa tablette qu’elle rabattit et tenta de se concentrer sur ce qui l’attendait à l’arrivée. L’avion la terrifiait. Pour elle, il n’y avait qu’une seule chose plus redoutable que l’atterrissage : le décollage. Son estomac faisait des bonds. Comme d’habitude, elle se raisonna pour s’enlever de l’idée que l’appareil allait s’écraser et que sa vie s’achèverait dans un déluge de feu.

Son oncle préféré, Manuel, avait trouvé la mort dans un accident d’avion. Un jour, le vieux coucou à pulvériser les cultures qu’il pilotait pour son travail était tombé comme une pierre après avoir perdu un moteur. Mais c’était une autre époque, elle avait dix ou douze ans, et le pulvérisateur de cultures de son oncle n’avait rien de commun avec le 747 aux formes aérodynamiques à bord duquel elle voyageait.

Elle n’avait jamais parlé de cette angoisse à ses collègues de l’OSI, suivant le principe communément admis qu’on ne doit jamais laisser paraître ses faiblesses. Mais elle soupçonnait qu’Arliss Dupree était au courant, de même qu’un chien renifle la peur. Durant les six derniers mois, il l’avait obligée à prendre l’avion presque tout le temps, la faisant passer d’une mission sans intérêt à une autre.

La seule manière de conserver son sang-froid consistait à ne pas lever le nez de ses dossiers du début à la fin du vol. Ils l’absorbaient, la fascinaient. Les rapports d’autopsie, de pathologie les plus arides l’attiraient comme s’ils l’incitaient à résoudre leurs mystères.

Quand elle était enfant, elle adorait assembler les puzzles compliqués de cinq cents pièces que sa mère ramenait à la maison. La femme chez laquelle sa mère faisait le ménage les lui donnait car ses enfants n’avaient pas la patience de les terminer. Bien plus que l’image brillante qui naissait peu à peu sous ses doigts, elle aimait le son et le toucher des pièces au moment où elles s’inséraient à la bonne place. Dans certains vieux puzzles, il arrivait souvent qu’il manque des pièces, perdues par la négligence de leurs premiers propriétaires, et cela l’irritait toujours. Malgré son jeune âge, elle était déjà perfectionniste.

Dans un sens, cette affaire était comparable à un puzzle de mille pièces répandu sur le tapis devant elle.

Durant ce vol Washington-Halifax, elle s’était plongée dans un dossier contenant des documents faxés par la RMCP d’Ottawa. La Police Montée Royale canadienne, équivalent canadien du FBI, était, malgré son appellation archaïque, une agence de renseignements à la pointe de la technique. Le DOJ et la RCMP entretenaient d’excellentes relations.

Qui êtes-vous ? se demanda-t-elle en contemplant la photo du vieil homme. Robert Mailhot d’Halifax, Nouvelle-Écosse, gentil retraité, membre actif de l’Église de Notre-Dame de la Miséricorde. Pas le genre de personne qu’on s’attendrait à rencontrer dans les dossiers de la CIA, archivés ou pas.

Comment avait-il pu tremper dans les obscures machinations fomentées par d’anciens chefs des services secrets et des hommes d’affaires, sur lesquelles Bartlett était tombé ? Elle était certaine que Bartlett possédait un dossier sur lui mais qu’il avait décidé de ne pas le lui transmettre. De même, elle était certaine qu’il voulait qu’elle découvre par elle-même les détails afférents.

Un petit juge de Nouvelle-Écosse avait accepté de lui délivrer un mandat de perquisition. Les documents qu’elle souhaitait consulter – les factures de téléphone et les relevés de cartes bancaires – lui avaient été faxés à Washington en l’espace de quelques heures. Elle était de l’OSI ; personne n’avait eu l’idée de mettre en doute la fable qu’elle avait échafaudée à propos d’une enquête portant sur un transfert de fonds frauduleux.

Pourtant, le dossier ne lui parlait pas. La cause de la mort, inscrite sur le certificat médical, probablement par le médecin personnel du vieillard, d’une écriture en pattes de mouche presque illisible, annonçait : « Causes naturelles. » « Thrombose coronarienne » avait été ajouté entre parenthèses. Il ne fallait peut-être pas chercher plus loin.

Le défunt n’avait fait aucun achat extraordinaire ; ses seuls appels longue distance étaient à destination de Terre-Neuve et Toronto. Pour l’instant, aucune piste. Peut-être trouverait-elle la réponse à Halifax.

Ou peut-être pas.

Comme toujours au début d’une nouvelle affaire, son esprit était empoisonné par un étrange sentiment fait d’espoir et de découragement. Elle était certaine de trouver la solution et, l’instant d’après, cela lui paraissait impossible. Elle était pourtant sûre d’une chose : quand elle enquêtait sur une série d’homicides, le premier d’entre eux était toujours le plus important. C’était le point de référence. Si vous vous montriez consciencieux, si vous retourniez tous les cailloux, vous aviez une chance d’établir des connexions. Et pour relier les points, il fallait les connaître tous.

Anna portait sa tenue de voyage, un tailleur bleu marine Donna Karan (mais dans les moins chers) et un chemisier Ralph Lauren (pas la ligne haute couture, bien sûr). Au bureau, elle avait la réputation d’être toujours impeccable. Avec ce qu’elle gagnait, elle pouvait difficilement s’offrir les grandes marques mais elle les achetait quand même, se contentant par ailleurs d’un studio sombre dans un quartier miteux de Washington, ne partant jamais en vacances. Son argent passait dans sa garde-robe.

Tout le monde croyait qu’elle s’habillait ainsi par pure coquetterie. Après tout, le désir de séduire était le propre des jeunes femmes célibataires. On avait tort. Ses vêtements étaient des armures. Plus ils étaient élégants plus elle se sentait en sécurité. Si elle utilisait des cosmétiques de grands couturiers et portait des tenues griffées, c’était pour tourner le dos à son passé. Désormais, elle n’était plus fille d’immigrés mexicains, de ces gens misérables qui entretenaient les intérieurs et les jardins des riches. Elle avait le choix de son identité. Elle était assez lucide pour comprendre que cette attitude avait quelque chose de ridicule. Mais elle n’en démordait pas.

Elle se demanda ce qui offusquait tant Arliss Dupree en elle – était-ce parce qu’il avait été éconduit par une femme séduisante ou parce que cette femme était mexicaine ? Peut-être les deux. Peut-être que dans le monde selon Dupree, une Hispano-Américaine était un être inférieur dont l’infériorité même lui déniait le droit de le repousser.

Elle avait grandi dans une petite ville du sud de la Californie. Ses deux parents avaient fui la misère, la maladie, le désespoir sévissant au sud de la frontière. Sa mère, une femme douce et gracieuse, faisait des ménages ; son père, un homme calme et introverti, du jardinage.

Quand elle était à l’école primaire, elle portait des robes cousues par sa mère. Cette dernière lui nattait aussi les cheveux et les lui relevait en chignon. Elle était consciente d’être habillée différemment des autres, que ses vêtements ne lui convenaient pas vraiment, mais jusqu’à l’âge de dix ou onze ans elle ne s’en était guère souciée. Puis les gamines de son âge commencèrent à former des clans dont elle fut exclue. Jamais elles n’auraient frayé avec la fille de la boniche.

Elle n’était pas dans le coup, rien qu’une étrangère, une gêne. On l’ignorait.

Elle ne faisait pas partie d’une minorité – le lycée comprenait autant de Latinos que de Blancs, pourtant les deux clans se fréquentaient peu. Elle prit l’habitude de s’entendre surnommée « wet back » et « Latino » par certains de ses camarades blancs, filles ou garçons. Parmi les Latinos il y avait aussi des castes ; elle appartenait à la plus basse. Les filles latinos étaient toujours élégantes et se moquaient de ses vêtements avec encore plus de méchanceté que les Blanches.

Quand elle comprit enfin que la solution consistait à s’habiller comme les autres, elle se plaignit auprès de sa mère qui, au début, ne la prit pas au sérieux, puis lui expliqua qu’ils ne pouvaient se permettre d’acheter le genre de vêtements portés par les riches et que, de toute façon, cela n’avait pas grande importance. Les tenues que sa mère lui confectionnait lui déplaisaient-elles tant que cela ? Anna lançait alors : « Oui ! Je les déteste ! » tout en sachant parfaitement combien ces paroles étaient blessantes. Même aujourd’hui, vingt ans plus tard, Anna avait du mal à penser à cette époque sans éprouver une certaine culpabilité.

Sa mère était fort appréciée de ses employeurs. L’un d’entre eux, une femme très riche, lui donnait tous les vieux vêtements de ses enfants. Anna les porta avec plaisir – elle avait du mal à imaginer comment des gens pouvaient se débarrasser de telles merveilles ! – jusqu’à ce que, peu à peu, elle s’aperçoive qu’ils étaient à la mode de l’année précédente. À ce moment-là, son enthousiasme faiblit. Un jour qu’elle traversait le hall de l’école, une des filles du clan qu’elle souhaitait ardemment intégrer l’interpella.

« Hé toi ! dit la fille, c’est ma jupe ! » Anna nia, rougit. Comme preuve de ses dires, la gamine glissa un doigt sous l’ourlet et le rabattit, révélant ses initiales inscrites à l’encre sur l’étiquette.

L’officier de la RMCP qui vint l’accueillir à l’aéroport avait passé un an à l’Académie du FBI pour apprendre les techniques d’enquête sur les homicides. Elle avait entendu dire que ce n’était pas l’as des as mais qu’il ne se défendait pas trop mal.

Il se tenait à l’extérieur de la barrière de sécurité. C’était un grand et bel homme d’une trentaine d’années, vêtu d’un blazer bleu et d’une cravate rouge. Il produisit un sourire immaculé, comme s’il était sincèrement content de la voir.

« Bienvenue en Nouvelle-Ecosse, dit-il. Je suis Ron Arsenault. » Cheveux bruns, yeux marron, joues creuses, front haut. Un parfait Dudley-Do-Right3, pensa-t-elle.

« Anna Navarro », fit-elle en lui tendant une main ferme. Les hommes s’attendent toujours à ce qu’une femme leur offre une main molle comme un poisson mort, aussi mettait-elle un point d’honneur à ce que sa poigne soit la plus virile possible ; cela donnait le ton et les gens comprenaient aussitôt qu’elle était des leurs. « Contente de vous rencontrer. »

Il se précipita sur son bagage mais elle secoua la tête, en souriant.

« Ça va, merci.

– C’est la première fois que vous venez à Halifax ? » Il la détaillait ouvertement.

« Oui. Ça paraît magnifique vu d’en haut. »

Il gloussa par politesse tout en la guidant à travers le terminal.

« Je vous servirai d’intermédiaire avec les flics d’Halifax. Vous avez bien reçu les documents ?

– Oui, merci. Tout sauf les relevés de banque.

– Ils devraient être arrivés. Si je les trouve, je les déposerai à votre hôtel.

– Merci.

– Parfait. » Il avait un regard étrange : des lentilles de contact, songea Anna.

« Dites-moi la vérité, Miss Navarro – Anna ? – il y a des gens à Ottawa qui ne comprennent pas pourquoi vous vous intéressez à ce point à ce vieux schnock. Un type de quatre-vingt-sept ans meurt à son domicile, de mort naturelle. Rien de plus banal, non ? »

Ils étaient arrivés sur le parking.

« Le corps est à la morgue de la police ? demanda-t-elle.

– En fait, il est à la morgue de l’hôpital municipal. Il vous attend au frigo. Vous êtes arrivée avant qu’on enterre le vieux, ça c’est la bonne nouvelle.

– Et la mauvaise ?

– Le corps a déjà été embaumé pour les funérailles. »

Elle fit la grimace.

« Ça risque de bousiller les tests toxicologiques. »

Ils montèrent dans une berline Chevrolet bleu foncé dernier modèle qui sentait le véhicule de police banalisé à dix kilomètres. Il ouvrit le coffre pour y déposer le bagage d’Anna.

Ils roulèrent un temps sans mot dire.

« Qui est la veuve ? » demanda-t-elle. L’information ne se trouvait pas dans le dossier. « Une Canadienne française, elle aussi ?

– Une femme du coin. Haligonienne. Une ancienne institutrice. Sacrée bonne femme. Je veux dire, je suis embêté pour elle. Elle vient de perdre son mari et les funérailles étaient censées se dérouler demain. Il va falloir qu’on lui dise de les repousser. Elle a des parents qui viennent de Terre-Neuve, aussi. Quand nous avons fait allusion à l’autopsie, elle s’est mise en colère. » Il lança un coup d’œil à Anna, puis regarda de nouveau la route. « Étant donné que nous sommes déjà le soir, je pensais que vous pouviez commencer par vous installer à votre hôtel. Nous nous y mettrons demain de bonne heure. »

Elle ressentit une certaine déception. Elle aurait voulu s’atteler tout de suite à la tâche. « Ça me va », dit-elle malgré tout. Il y eut un nouveau silence. C’était bien d’avoir un officier de liaison aussi aimable. Après tout, elle était une envoyée du gouvernement américain, il aurait pu la snober. Or Arsenault se montrait aussi amical qu’on pouvait l’être. Peut-être trop.

« Voilà l’auberge. Votre gouvernement a l’air un peu près de ses sous, hein ? »

C’était une bâtisse victorienne assez laide donnant sur Barrington Street. Un grand bâtiment de bois peint en blanc avec des volets verts. À cause de la crasse accumulée, la couche de peinture blanche était devenue gris sale.

« Permettez-moi de vous emmener dîner, à moins que vous n’ayez d’autres projets. Peut-être Clipper Cay, si vous aimez les fruits de mer. Ou alors si nous allions écouter du jazz au Middle Deck… ? » Il gara la voiture.

« Merci, mais j’ai fait un long voyage », dit-elle. Il haussa les épaules, apparemment déçu.

L’auberge sentait le moisi, comme si les plinthes humides n’avaient jamais séché. On fit une copie carbone à l’ancienne de sa carte de crédit et on lui fournit une clé en cuivre ; elle se préparait à dire au type costaud qui tenait le comptoir d’accueil qu’elle n’avait pas besoin qu’on lui porte ses bagages quand elle s’aperçut que personne n’avait l’intention de le faire. La même odeur douceâtre imprégnait sa chambre tapissée de motifs floraux, située au premier étage. À l’intérieur, tout semblait usé, sans l’être vraiment. Elle suspendit ses vêtements dans le placard, tira les rideaux et passa un jogging gris. Une bonne course à pied lui ferait du bien, décida-t-elle.

Elle longea à petites foulées Grand Parade, la place qui se trouve à l’ouest de Barrington Street, puis monta George Street vers la forteresse en forme d’étoile qu’on appelle La Citadelle. Elle s’arrêta, essoufflée, devant un kiosque à journaux où elle trouva un plan de la ville. Elle repéra l’adresse ; ce n’était pas loin de là où elle était descendue. Elle pouvait s’y rendre à pied.

La maison de Robert Mailhot n’avait rien de remarquable mais elle paraissait confortable. Construite en bardeaux gris sur un bout de terrain arboré, elle possédait un étage et un toit à pignon. On la remarquait à peine derrière la chaîne qui lui servait de clôture.

Dans la pièce donnant sur la rue étroite, l’éclat bleu d’une télévision vacillait derrière des rideaux de dentelle. La veuve était probablement installée devant l’écran. Anna s’arrêta un instant sur le trottoir d’en face, et observa attentivement la bâtisse.

Puis elle décida de traverser pour aller voir de plus près. S’agissait-il bien de la veuve et, si oui, comment se comportait-elle ? Semblait-elle affligée ou non ? De loin, on ne pouvait toujours percevoir ce genre de détails mais elle pourrait quand même apprendre quelque chose. Si Anna restait dans l’ombre, elle ne risquait guère d’être aperçue par des voisins soupçonneux.

La rue était déserte et pourtant de la musique sortait de l’une des maisons, des bruits de télévision d’une autre, et une sirène de brume vibrait au loin. Elle traversa…

Soudain, une paire de phares aveuglants percèrent la pénombre. Au fur et à mesure que le véhicule s’approchait d’elle en vrombissant, ils gagnèrent en grosseur et en intensité. Dans un cri, Anna se précipita vers le trottoir d’en face, tentant désespérément d’éviter la voiture folle. Elle avait dû dévaler la rue, toutes lumières éteintes, le bruit assourdi de son moteur masqué par les bruits ambiants. Parvenue à quelques mètres d’Anna, ses phares s’étaient soudain allumés.

Elle fonçait sur elle ! Aucune erreur possible, la voiture ne ralentissait pas. Au lieu de descendre la rue en ligne droite comme une automobile commettant un simple excès de vitesse, elle virait vers le bas-côté, vers le trottoir, droit vers elle. Anna reconnut la grille verticale chromée d’une Lincoln Town Car. Ses phares rectangulaires et aplatis lui donnaient l’air d’un requin, d’un prédateur.

Dégage !

Les roues crissèrent. Le moteur tournait à plein régime. La voiture fonçait toujours.

Anna se retourna. Elle n’était plus qu’à six ou sept mètres. Les phares l’éblouissaient. Terrifiée, Anna se vit morte et, en hurlant, elle sauta dans la haie qui cernait la maison voisine de celle de la veuve. Des branches raides et piquantes lui écorchèrent les jambes malgré le pantalon de jogging. Puis elle roula sur la petite pelouse.

Elle entendit le craquement produit par la voiture heurtant la haie, puis le crissement strident des pneus et leva les yeux vers le puissant véhicule qui s’écarta d’elle en faisant gicler de la boue, avant de poursuivre son chemin le long de la ruelle sombre. Les phares s’évanouirent dans le noir aussi soudainement qu’ils en avaient surgi.

La voiture n’était plus là.

Que s’était-il passé ?

D’un bond, elle se remit debout. Son cœur battait la chamade, l’adrénaline avait envahi son corps, la terreur l’affaiblissait à tel point que ses jambes pouvaient à peine la porter.

Bon Dieu, mais qu’est-ce que c’était ?

La voiture s’était ruée sur elle, l’avait délibérément prise pour cible, comme si elle la poursuivait.

Et puis… elle avait disparu !

Plusieurs visages s’encadrèrent dans les fenêtres de chaque côté de la rue. Mais dès qu’elle regarda dans leur direction, les rideaux se rabattirent.

Si le conducteur avait eu l’intention de s’en prendre à elle, de la tuer, pourquoi n’était-il pas allé jusqu’au bout ?

C’était totalement illogique, dingue.

Hors d’haleine, couverte de sueur, elle se mit à marcher. Des quintes de toux lui déchiraient la poitrine. Elle tenta de faire le vide dans son esprit mais la peur ne la quittait pas. Elle était incapable de réfléchir calmement à cet étrange incident.

Avait-on tenté de la tuer ou pas ?

Et si oui… pourquoi ?

Le conducteur était-il ivre, était-ce un voleur de voiture ? Les déplacements du véhicule lui avaient semblé trop délibérés, trop précisément calculés pour que ces hypothèses puissent être retenues.

Les seules réponses logiques supposaient un état d’esprit paranoïde et elle refusait de se laisser aller à ce genre de réflexion. Les mensonges de la folie. Elle songea aux paroles sinistres prononcées par Bartlett. À ces plans conçus dans le plus grand secret voilà des dizaines d’années. Ces vieillards et leurs terribles mystères. Ces puissants ne pensant qu’à préserver leur réputation. Mais, Bartlett l’avait avoué lui-même, il n’était qu’un bureaucrate nageant dans la paperasse, loin de toute réalité concrète, confiné dans un environnement cloisonné qui le poussait à échafauder de folles théories sur une soi-disant conspiration.

Pourtant, l’incident qui venait de se produire n’était-il pas destiné à l’effrayer et à lui faire abandonner l’affaire ?

Dans ce cas, ils avaient choisi la mauvaise technique. Elle n’était pas femme à s’enfuir à la moindre alerte. Cela ne faisait que renforcer sa détermination. Elle découvrirait la vérité.

 

Londres

 

Le pub Albion était situé sur Garrick Street, non loin de Covent Garden. Avec ses plafonds bas, ses tables en bois de facture grossière et son sol couvert de sciure, c’était le genre d’endroit où l’on trouvait vingt sortes de bières à la pression, des saucisses-purée, du pudding aux rognons et du pudding aux raisins. À l’heure du déjeuner, on y croisait une foule de gens bien mis : banquiers et directeurs du marketing.

Dès qu’il entra, Jean-Luc Passard, jeune officier de sécurité travaillant pour la Corporation, comprit pourquoi l’Anglais avait choisi ce pub comme lieu de rendez-vous. Il y avait tellement de monde que les deux hommes passeraient inaperçus, c’était certain.

L’Anglais était assis seul dans un petit box. Il était tel qu’on lui avait décrit : un quadragénaire sans signe distinctif, avec des cheveux raides et prématurément gris. Quand on observait son visage de plus près, on remarquait sa peau lisse, presque tendue, comme après une opération esthétique. Il portait un blazer bleu et un pull-over blanc. Ses épaules étaient larges et ses hanches étroites ; il paraissait imposant, même de loin, et pourtant on l’aurait à peine remarqué lors d’une séance d’identification.

Passard s’assit dans le box et lui tendit la main.

« Je suis Jean-Luc.

– Trevor Griffiths », dit l’Anglais. Il lui serra la main sans presque exercer de pression, le geste de bienvenue d’un homme qui ne se soucie pas de ce que vous pensez de lui. Sa main était large, lisse et sèche.

« Très honoré de vous rencontrer, dit Passard. Les services que vous avez rendus à la Corporation vous ont bâti une légende, au fil des ans. »

Les yeux gris de Trevor demeurèrent inexpressifs.

« Nous ne vous aurions pas dérangé dans votre… retraite, si nous n’avions pas eu absolument besoin de vous.

– Vous êtes dans la merde.

– Nous n’avons pas eu de chance.

– Vous avez besoin d’un coup de main.

– Une police d’assurance, pour ainsi dire. Une garantie supplémentaire. Nous ne pouvons pas nous permettre d’échouer.

– J’opère seul. Vous le savez.

– Certainement. Votre dossier est très clair quant à vos méthodes de travail. Vous traiterez cette affaire de la manière que vous estimerez la meilleure.

– Très bien. Dites-moi. Savez-vous où se trouve la cible ?

– Elle était à Zurich la dernière fois que nous l’avons vue. Nous ne savons pas avec certitude où elle s’est rendue ensuite. »

Trevor souleva un sourcil.

Passard rougit.

« C’est un amateur. Il refait surface périodiquement. Nous retrouverons bientôt sa trace.

– J’aurai besoin d’une série de photographies prises sous tous les angles possibles. »

Passard fit glisser une grande enveloppe kraft sur la table.

« C’est fait. J’y ai joint les instructions codées. Bien entendu, nous souhaitons que le contrat soit exécuté rapidement et sans laisser de traces. »

Le regard perçant de Trevor Griffiths évoqua à Passard celui d’un boa constrictor.

« Vous avez déjà fait intervenir plusieurs nullards. Ainsi, non seulement vous avez perdu de l’argent et du temps mais vous avez alerté la cible. À présent, il a peur, il se méfie. Je parierais qu’il a déposé des documents chez des hommes de loi qui les posteront au cas où il disparaîtrait, ce genre de trucs. Il sera dès lors considérablement plus difficile à dénicher. Vous et vos supérieurs feriez mieux de vous abstenir de me conseiller sur la façon d’effectuer mon travail.

– Mais vous avez le sentiment que vous serez à la hauteur de la tâche, n’est-ce pas ?

– Je suppose que c’est la raison pour laquelle vous êtes venu me chercher ?

– Oui.

– Alors ; s’il vous plaît, ne posez pas de questions idiotes. En avons-nous terminé ? Parce que j’ai pas mal de choses à faire cet après-midi. »

Anna regagna sa chambre d’hôtel, prit dans le mini-bar une petite bouteille de vin blanc fermée par un bouchon à vis, dont elle versa le contenu dans un gobelet de plastique, puis se fit couler un bain chaud à la limite du supportable. Pendant quinze minutes, elle fit trempette, en s’efforçant de songer à des choses rassurantes, mais l’image de la grille chromée de la Town Car ne cessait de forcer le barrage de sa conscience. Elle se souvint de la remarque que l’Esprit avait formulée de sa voix posée : « Je ne crois pas aux coïncidences, et vous, Miss Navarro ? »

Peu à peu, elle recouvra ses esprits. Ce genre d’incident n’avait rien d’extraordinaire, après tout ! Une partie de son travail consistait à savoir où se nichait la signification des événements ; et le fait d’attribuer une signification à un événement qui n’en avait aucune faisait partie des risques du métier.

Rassérénée et même affamée, elle enfila un peignoir. Une enveloppe kraft avait été glissée sous la porte de sa chambre. Elle la ramassa et s’enfonça dans un fauteuil recouvert d’un tissu à fleurs. Il s’agissait des copies des relevés bancaires de Mailhot sur les quatre dernières années.

Le téléphone sonna.

C’était le sergent Arsenault.

« Dites-moi, est-ce que dix heures et demie vous semble une heure convenable pour rendre visite à la veuve ? » Autour de lui, elle pouvait entendre le brouhaha qui règne le soir dans tous les commissariats du monde.

« On se retrouve là-bas à 10 h 30, répondit Anna sur un ton cassant. Merci de me l’avoir confirmé. » Elle se demanda si elle devait lui parler de la Town Car, de la mort qu’elle avait frôlée, mais tout compte fait, elle s’abstint. Elle redoutait que cet aveu ne sape son autorité – qu’il ne la considère comme une personne vulnérable, craintive et facilement impressionnable.

« Très bien », dit Arsenault. Il y eut une hésitation dans sa voix. « Eh bien, je crois que je vais rentrer chez moi. Je ne pense pas que… je passerai en voiture près de votre hôtel, donc si vous changez d’avis et si vous avez envie de manger un morceau… » Il parlait sur un ton heurté. « Ou si vous avez besoin d’un bonnet de nuit. » De toute évidence, il essayait de calmer le jeu. « Ou de quoi que ce soit d’autre. »

Anna ne répondit pas immédiatement. En réalité, elle aurait bien aimé qu’on lui tienne un peu compagnie, en cet instant.

« C’est très aimable à vous, finit-elle par répondre. Mais je suis vraiment fatiguée.

– Moi aussi, lança-t-il. La journée a été longue. Bon, très bien. On se voit demain matin. » Sa voix avait légèrement changé : ce n’était plus celle d’un homme s’adressant à une femme mais celle d’un professionnel parlant à un autre professionnel.

Quand elle raccrocha, elle ressentit une vague impression de vide. Puis elle tira les rideaux de la chambre et se mit à feuilleter ses documents. Il restait un tas de boulot à abattre.

Elle n’était pas encore mariée, elle avait toujours fui les relations trop sérieuses, convaincue que la véritable raison de ce choix résidait dans son besoin d’indépendance. Elle voulait pouvoir contrôler sa vie. Quand vous vous mariez, vous devez rendre des comptes à l’autre. Si vous avez envie d’acheter quelque chose, vous devez vous justifier. Vous ne pouvez plus travailler tard sans vous sentir coupable, sans être obligée de vous excuser, de négocier. Vous devez accepter de gérer votre temps autrement.

Au bureau, les collègues qui la connaissaient mal l’appelaient « la fille de glace », sans parler des autres sobriquets sûrement moins indulgents dont on devait l’affubler. Cette réputation, elle la devait au fait qu’on ne lui connaissait pas de petits amis. Et Dupree n’en était pas l’unique source. Les gens n’appréciaient pas de voir une femme séduisante sans attaches. Leur conception de l’ordre naturel des choses s’en trouvait offensée. Ils ne parvenaient pas à comprendre que son métier la passionnait plus que tout. Elle était une authentique droguée du travail, sortait peu et, de toute façon, avait rarement l’occasion de rencontrer des hommes. Le seul vivier où elle aurait pu pêcher était l’OSI, et sortir avec un collègue ne lui aurait rapporté que des ennuis.

Telle était du moins sa version des choses. Elle préférait ne pas s’attarder sur l’incident qui s’était produit durant son adolescence et qui la poursuivait encore. Pourtant le souvenir de Brad Reedy ne cessait de la hanter. Elle lui vouait une haine féroce. Si, dans le métro, elle reniflait une bouffée de l’eau de Cologne citronnée que Brad avait coutume de porter, son cœur se contractait sous l’effet de la peur, puis la colère l’envahissait. Si jamais elle apercevait dans la rue un grand jeune homme blond, vêtu d’un polo de rugby à rayures rouges et blanches, c’était Brad qu’elle voyait.

Elle avait seize ans, à l’époque. Son corps était celui d’une femme et on la disait belle, mais elle n’en avait pas conscience ou ne voulait pas y croire. Elle avait encore peu d’amis, mais ne se sentait plus ostracisée. Elle se disputait avec ses parents presque chaque jour parce qu’elle ne supportait plus de vivre dans leur petite maison ; elle devenait claustrophobe, elle étouffait.

Comme Brad Reedy était en terminale et jouait au hockey, il faisait partie de l’aristocratie du lycée. Anne, elle, était en seconde. Et lorsque Brad Reedy, le fameux Brad Reedy, s’était arrêté devant son casier pour lui demander de sortir avec lui un de ces jours, elle avait cru rêver. C’était une blague. On avait dû l’obliger à l’inviter ou un truc dans le même genre. Elle s’était moquée de lui et l’avait envoyé balader. Ayant déjà commencé à construire sa carapace, elle maniait le sarcasme avec aisance.

Mais il insista. Elle rougit, devint toute raide, et murmura : peut-être, pourquoi pas, un de ces quatre.

Brad lui proposa de venir la chercher chez elle, mais comme elle ne supportait pas l’idée qu’il découvre la pauvreté dans laquelle elle vivait, elle prétendit qu’elle avait des courses à faire en ville et lui donna directement rendez-vous au cinéma. Durant les jours qui précédèrent, elle se plongea dans Mademoiselle et Glamour. Dans une chronique du magazine Seventeen intitulée « Comment attirer son regard », elle trouva la tenue parfaite, de celles que portaient les filles riches et élégantes, le genre de fille que les parents de Brad étaient susceptibles d’apprécier.

Elle avait trouvé à Godwill une robe Laura Ashley à petites fleurs avec un haut col à jabot. Malheureusement, lorsqu’elle s’aperçut qu’elle ne lui allait pas très bien, il était trop tard, elle l’avait déjà achetée. Avec ses espadrilles vert citron, son sac Pappagallo Bermuda et son serre-tête assorti, elle se sentit tout à coup ridicule, comme une petite fille déguisée pour Halloween.

Quand elle retrouva Brad, avec ses jeans déchirés et son polo de rugby rayé, elle comprit qu’elle avait exagéré. Elle avait fait de gros efforts pour paraître élégante, cela crevait les yeux.

Elle eut l’impression que tous les spectateurs du cinéma la regardaient entrer en la toisant. Ils voyaient en elle une fausse BCBG endimanchée, accompagnée d’un gosse de riche.

Ensuite, il voulut aller manger une pizza et boire une bière au Ship’s Pub. Elle prit un Tab et tenta de lui jouer la fille lointaine et mystérieuse. Mais son Adonis adolescent lui plaisait déjà beaucoup, bien qu’elle ne parvînt toujours pas à se faire à l’idée qu’elle sortait avec lui.

Après trois ou quatre bières, il commença à se montrer grossier. Il se rapprocha d’elle et se mit à la tripoter. Invoquant une migraine – c’était la seule excuse qui lui était venue à l’esprit sur l’instant -, elle lui demanda de la raccompagner chez elle. Il l’emmena jusqu’à sa Porsche, conduisit comme un fou, puis lui fit le « coup de la panne » dans le parc.

Il pesait cent kilos, était incroyablement fort et juste assez imbibé d’alcool pour être dangereux. Il l’obligea à ôter ses vêtements, lui colla la main sur la bouche pour étouffer ses cris et se mit à fredonner : « Ah, t’en as envie, salope de Mexicaine. »

C’était la première fois pour elle.

Ensuite, pendant un an, elle se rendit régulièrement à l’église. La culpabilité la consumait de l’intérieur. Si sa mère avait découvert son secret, cela l’aurait anéantie, Anna en était persuadée.

Ce sordide événement la poursuivit durant des années.

Et sa mère faisait toujours le ménage chez les Reedy.

Confortablement installée dans son fauteuil, elle se souvint des relevés bancaires. Elle ne pouvait rêver lecture plus irrésistible pour accompagner le dîner préparé par le service d’étage.

Au bout de quelques minutes, elle remarqua une ligne de chiffres sur laquelle elle s’attarda. Comment pouvait-on expliquer cela ? Quatre mois plus tôt, un million de dollars avait été viré sur le compte d’épargne de Robert Mailhot.

Elle se redressa, examina la page plus précisément et sentit monter l’adrénaline. De plus en plus excitée, elle étudia la colonne de chiffres pendant un bout de temps. La modeste maison en bardeaux de Mailhot lui revint en tête.

Un million de dollars.

Ça commençait à devenir intéressant.

 

Zurich

 

Les lumières de la rue clignotaient, illuminant le siège arrière du taxi comme les éclairs syncopés d’un stroboscope. Ben regardait droit devant lui, dans le vague. Il réfléchissait.

Lorsque les résultats d’analyse avaient établi que Ben ne s’était pas servi de l’arme, l’inspecteur avait semblé déçu, et c’est avec une visible réticence qu’il avait rempli les papiers nécessaires à sa remise en liberté. De toute évidence, Howie avait fait jouer ses relations pour obtenir que le passeport de Ben lui soit restitué.

« Je vous relâche à une condition, Mr. Hartman – que vous quittiez mon canton, lui avait dit Schmid. Quittez Zurich immédiatement. Si jamais j’apprends que vous traînez encore par ici, ça bardera pour votre matricule. L’enquête concernant la fusillade de la Bahnhofplatz reste ouverte et il demeure assez de questions irrésolues pour que j’obtienne un mandat d’arrêt contre vous, si je le souhaite. Et si nos services d’immigration, le Einwanderungsbehôrde, s’en mêlent, sachez qu’ils peuvent vous placer en détention administrative pendant un an avant que votre affaire passe en jugement. Vous avez des amis, des relations, c’est très impressionnant, mais la prochaine fois, ils ne vous seront d’aucune utilité. »

Plus que les menaces, c’était la question que le détective lui avait posée l’air de rien qui obsédait Ben. Le cauchemar de la Bahnhofplatz avait-il un lien avec la mort de Peter ?

En d’autres termes : quelles étaient les probabilités pour que la mort de Peter n’ait rien à voir avec cette affaire ? Ben n’avait pas oublié ce que son mentor, l’historien de Princeton, John Barnes Godwin, avait coutume de dire : Calculez les probabilités et recalculez encore et encore. Ensuite, fiez-vous à votre instinct.

Son instinct lui disait qu’il ne s’agissait pas d’une coïncidence.

Et puis il y avait le mystère entourant Jimmy Cavanaugh. Non seulement son cadavre avait disparu mais aussi son identité, son existence tout entière. Comment pareille chose pouvait-elle se produire ? Et comment le tueur savait-il où était descendu Ben ? Tout cela n’avait aucun sens.

La disparition du corps, la dissimulation de l’arme – deux faits confirmant que le soi-disant Cavanaugh ne travaillait pas seul. Mais qui étaient ses complices ? Quelle était leur mission ? Quel intérêt Ben pouvait-il présenter pour eux, quelle menace constituait-il ?

Cette affaire avait évidemment un lien avec Peter. Impossible d’imaginer autre chose.

À force de voir des films policiers, on finit par savoir que la seule manière de détruire un indice consiste à brûler le cadavre pour le « rendre méconnaissable ». En apprenant l’horrible nouvelle, Ben avait tout de suite songé à une erreur. On s’était trompé, ce n’était pas vraiment Peter Hartman qui était mort dans cet accident d’avion. Les autorités avaient été victimes d’une confusion. Peter était encore en vie, il allait se manifester et ils riraient ensemble au téléphone de ce lamentable cafouillage. Un rire sans gaieté. Il n’avait jamais osé évoquer cette hypothèse devant son père, par crainte d’éveiller en lui de faux espoirs. Enfin, il y eut les résultats de l’expertise médicale. La preuve irréfutable de sa mort.

À présent, Ben commençait à se focaliser sur la vraie question : il ne se demandait plus si Peter était bien dans l’avion, mais comment il était mort. Un accident d’avion était une excellente manière de maquiller un meurtre.

Puis le doute revenait. C’était peut-être vraiment un accident.

Après tout, qui aurait pu désirer la mort de Peter ? Assassiner un homme pour organiser ensuite un accident d’avion – c’était un peu gros comme couverture.

Mais les événements de l’après-midi avaient redéfini les normes du plausible. En effet, si le prétendu Cavanaugh, pour une raison quelconque, avait bien tenté de le tuer, il aurait parfaitement pu – lui ou d’autres personnes liées à lui – assassiner Peter quatre ans auparavant.

Howie avait fait allusion à certaines banques de données. Selon ses propres dires, l’un de ses collègues, spécialisé dans l’espionnage industriel, les avait consultées. Ben songea tout à coup que Frédéric McCallan, le vieux client qu’il était censé retrouver à Saint-Moritz, pourrait lui être utile. McCallan n’était pas seulement l’un des piliers de Wall Street, il avait aussi servi sous plusieurs gouvernements, à Washington ; il devait disposer d’un formidable réseau de relations. Ben sortit son portable Nokia multistandard et appela l’hôtel Carlton à Saint-Moritz. Le Carlton était un endroit paisible, élégant, d’un luxe dénué d’ostentation, équipé d’une remarquable piscine couverte avec vue sur le lac.

Son appel fut aussitôt transféré dans la chambre de Frédéric McCallan. »

« Vous n’êtes pas en train de nous poser un lapin, j’espère, s’écria le vieux Frédéric d’un ton jovial. Louise serait affreusement déçue. » Louise était sa petite-fille, la jeune femme dont on lui avait vanté la beauté.

« Pas du tout. Les choses sont un peu chaotiques ici et j’ai raté le dernier vol pour Chur. » Et c’était vrai, strictement parlant.

« Nous vous avions réservé un couvert pour le dîner, en espérant vous voir apparaître. Quand pensez-vous nous rejoindre ?

– Je vais louer une voiture et me mettre en route dès cette nuit.

– Vous venez par la route ? Mais cela va vous prendre des heures !

Le chemin est agréable », dit-il. Une longue balade en voiture lui ferait le plus grand bien. Il avait besoin de s’éclaircir les idées.

« Vous pourriez facilement affréter un avion.

– C’est impossible », répondit-il sans s’étendre sur les détails. En réalité, il voulait éviter l’aéroport où les autres tueurs – à supposer qu’ils existent – devaient sans doute l’attendre. « Nous nous verrons tout à l’heure, au petit déjeuner, Freddie. »

Le taxi déposa Ben devant une agence Avis sur la Gartenhofstrasse. Il loua une Opel Oméga, s’enquit de l’itinéraire à emprunter et rejoignit sans encombre l’autoroute A3 où il prit la direction du sud-est, après être sorti de Zurich. Il lui fallut un certain temps pour se sentir à l’aise sur la route. Les Suisses conduisaient très vite sur les grandes voies et, quand ils voulaient vous doubler, ils vous le signalaient de manière agressive en se collant presque à votre pare-chocs arrière et en faisant des appels de phares.

Il fut pris de paranoïa à une ou deux reprises – se pensant suivi par une Audi verte qui disparut bientôt. Au bout d’un moment, il commença à souffler. Soudain il eut l’impression d’avoir laissé toute cette folie derrière lui, à Zurich. Bientôt, il serait au Carlton de Saint-Moritz, et là, rien ne pourrait plus l’atteindre.

Il se mit à songer à Peter, comme il l’avait si souvent fait durant ces quatre dernières années, et sentit monter en lui une vieille culpabilité. Son estomac se serra. Il avait laissé son frère mourir seul et, pendant les dernières années de sa vie, lui avait à peine adressé la parole.

Mais il savait que Peter n’avait pas terminé son existence dans la solitude. Il vivait avec une Suissesse, une étudiante en médecine dont il était tombé amoureux. Peter lui en avait parlé au téléphone, deux mois avant sa disparition.

Depuis l’université, Ben avait rencontré Peter deux fois en tout et pour tout.

Quand ils étaient enfants, avant que Max les envoie dans des lycées différents, on ne les voyait jamais l’un sans l’autre. Ils se disputaient à longueur de journée et se battaient jusqu’à ce que l’un des deux prenne le dessus et proclame : Tu es bon mais je suis meilleur. Ils se détestaient, ils s’adoraient et ne se quittaient jamais.

Après ses études, Peter s’était engagé dans le Peace Corps 1 et était parti pour le Kenya. Lui non plus n’éprouvait aucun intérêt pour Hartman Capital Management. Lui non plus n’utilisait pas ses fonds en fidéicommis. Qu’est-ce que j’en aurai à fiche en Afrique ? avait-il lancé.

En fait, Peter avait choisi cette voie non seulement pour donner un sens à sa vie mais aussi pour échapper à son père. Max et lui ne s’étaient jamais entendus.

« Bon Dieu ! lui avait crié Ben un jour, si tu veux éviter Papa, installe-toi à Manhattan et abstiens-toi de lui téléphoner. Déjeune avec maman une fois par semaine ou un truc comme ça. Inutile d’aller vivre dans une foutue hutte en terre, sacré nom d’un chien ! »

Mais rien n’y fit. Peter avait effectué deux courts voyages aux États-Unis : la première fois quand leur mère avait subi sa mastectomie, et la deuxième après que Ben l’eut appelé pour lui annoncer que le cancer avait évolué et que leur mère allait bientôt mourir.

À cette époque-là, Peter vivait en Suisse. Il avait rencontré une jeune femme pendant son séjour au Kenya.

« Elle est belle, elle est intelligente et elle ne m’a pas encore percé à jour, lui avait déclaré Peter au téléphone. Classe, ça dans la rubrique "incroyable mais vrai". » Cette expression qui datait de leur enfance revenait souvent dans la bouche de Peter.

La jeune fille reprenait ses études à la faculté de médecine et il la suivait à Zurich. Tel avait été le début de leur discussion. Tu suis comme un petit chien la première poulette que tu rencontres ? avait lancé Ben d’un ton méprisant. Il était jaloux – jaloux que Peter ait trouvé l’amour, et jaloux, comme seul un frère peut l’être, d’avoir été supplanté dans le cœur de son jumeau.

Non, lui avait répondu Peter, il ne s’agit pas que de cela. Il avait lu un article dans une édition internationale du magazine Time, au sujet d’une vieille femme, une survivante de l’Holocauste qui vivait en France dans une misère noire. Elle avait tenté sans succès d’obtenir des grandes banques suisses qu’elles lui restituent la modeste somme que son père lui avait laissée avant de mourir dans les camps.

La banque lui avait réclamé le certificat de décès de son père.

Elle leur avait répondu que les nazis n’avaient fourni aucun certificat de décès aux six millions de Juifs qu’ils avaient assassinés.

Peter s’était promis d’intervenir pour que la vieille dame récupère son dû. Bon sang, disait-il, si un Hartman n’est pas capable d’arracher cet argent des mains griffues d’un banquier suisse, qui le sera ?

Personne n’était aussi entêté que Peter. Personne hormis le vieux Max, peut-être.

Ben était certain que Peter aurait remporté la victoire.

La fatigue commençait à le gagner. La nationale s’étalait devant lui, monotone, soporifique. Sa conduite s’était adaptée naturellement au rythme de la route et il lui semblait que les autres véhicules avaient cessé de le dépasser aussi souvent qu’auparavant. Ses paupières s’alourdissaient.

Il y eut un coup de klaxon, des phares l’aveuglèrent. Dans un sursaut, il s’aperçut qu’il s’était endormi un instant derrière le volant. Quand il vit qu’il était en train de dévier vers la gauche, il réagit très vite, redressa ses roues et replaça la voiture sur la bonne voie en évitant de justesse la collision.

Il s’arrêta sur le bas-côté. Son cœur battait la chamade. Il poussa un long soupir de soulagement. C’était le décalage horaire, son corps était encore à l’heure de New York. La journée avait été longue et il y avait eu cette histoire de fous sur la Bahnhofplatz. Toute la fatigue accumulée finissait par s’abattre sur lui.

Il était temps de quitter la grand-route. Saint-Moritz devait être à deux heures, mais il ne prendrait pas le risque de conduire plus longtemps. Il fallait trouver un endroit où passer la nuit.

*

Deux voitures le dépassèrent sans qu’il les remarque.

La première était une Audi verte, un modèle vieux de dix ans, toute cabossée et couverte de rouille. Seul à son bord, son conducteur, un quinquagénaire de haute taille avec de longs cheveux gris attachés en queue de cheval, se retourna pour observer la voiture de Ben, garée au bord de la chaussée.

L’Audi continua sa route et, au bout d’une centaine de mètres, se gara elle aussi sur le bas-côté.

Puis un deuxième véhicule dépassa l’Opel de Ben : une berline grise avec deux hommes à l’intérieur.

« Glaubst Du, er hat uns entdeckt ? » demanda en suisse allemand le chauffeur à son passager. Tu crois qu’il nous a repérés ?

« C’est possible, répondit le passager.

– Pourquoi se serait-il arrêté, autrement ?

– Il est peut-être perdu. Il regarde une carte.

– Et si c’était une ruse ? Je vais me garer. »

Le chauffeur remarqua l’Audi verte sur le bord de la route.

« Nous attendons de la compagnie ? » demanda-t-il.

Le protocole Sigma
titlepage.xhtml
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_000.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_001.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_002.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_003.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_004.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_005.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_006.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_007.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_008.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_009.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_010.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_011.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_012.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_013.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_014.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_015.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_016.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_017.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_018.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_019.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_020.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_021.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_022.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_023.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_024.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_025.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_026.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_027.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_028.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_029.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_030.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_031.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_032.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_033.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_034.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_035.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_036.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_037.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_038.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_039.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_040.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_041.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_042.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_043.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_044.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_045.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_046.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_047.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_048.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_049.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_050.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_051.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_052.htm
Le protocole Sigma - Robert Ludlum_split_053.htm